« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. »
Carl von CLAUSEWITZ (1780-1831), général prussien, stratège et théoricien, De la Guerre (1832)
« Il y a des guerres justes. Il n’y a pas d’armée juste. »
André MALRAUX (1901-1976), L’Espoir (1937)
Les hommes se font la guerre depuis la préhistoire et les guerres antiques sont aussi historiques que légendaires.
L’histoire de la France à venir commence avec la guerre des Gaules et l’occupation du territoire par les Romains. Après les guerres féodales du Moyen Âge et la guerre de Cent Ans, la Renaissance lance les guerres de conquête en Italie, suivies des guerres (civiles) de Religion : le XVIe siècle totalise 85 années de guerre ! La Fronde est une vraie guerre civile de cinq ans. La monarchie absolue de Louis XIV multiplie les guerres de conquête. Le siècle des Lumières est le moins guerrier, mais la Révolution déclare la guerre à toutes les monarchies européennes et Napoléon enchaîne, multipliant les guerres de conquête jusqu’en Russie. Au XIXe, la guerre franco-prussienne met fin au Second Empire. La IIIe République sort victorieuse de la Première guerre mondiale, définit les lois de la guerre… et s’écroule sous la Seconde, finalement gagnée par de Gaulle et les Alliés. La IVe République gère l’après-guerre, survit à la guerre d’Indochine, mais tombe avec la guerre d’Algérie. La Ve République du général de Gaulle donne l’indépendance à l’Algérie, met fin à la guerre civile et dote la France de l’arme atomique. La Guerre froide et les tensions géopolitiques entre blocs cessent après la chute du mur de Berlin, l’Union européenne reçoit le prix Nobel de la paix… Mais la guerre redevient sujet d’actualité !
24 février 2022 : guerre d’Ukraine, conflit post-soviétique avec la Russie de Poutine.
7 octobre 2023, guerre Israël-Gaza après l’attaque du Hamas, dans le cadre du conflit israélo-palestinien. C’est aussi le retour des guerres à l’ancienne : après la guerre moderne des combats à distance, « guerre propre » avec SCUDS et ripostes ciblées (guerre du Golfe en 1990-1991), on retrouve le siège destiné à affamer les populations à Gaza, les tranchées occupées par l’envahisseur en Ukraine, les combats au corps à corps et l’infanterie, essentielle à la progression des forces sur le terrain.
Révolution (1789-1795)
« Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. »1281
CHAMFORT (1740-1794), qui s’enthousiasme pour la Révolution, dès 1789. Encyclopédie Larousse, article « Sébastien-Roch Nicolas, dit Nicolas de Chamfort »
Parfois précédé de « Mort aux tyrans », souvent repris, ce slogan exprime le manichéisme de ces temps de trouble, dans un contexte de guerre étrangère (et de levée en masse), qui s’ajoute à la guerre civile.
La formule fera l’objet d’un décret à la Convention nationale, daté du 15 décembre 1792. Le 5 septembre 1793, autre décret dans la même logique : La Terreur est à l’ordre du jour.
« Nos ennemis font une guerre d’armée, vous faites une guerre de peuple. »1285
ROBESPIERRE (1758-1794), Directive aux armées, Convention, 16 avril 1793. Collection générale des décrets rendus par la Convention nationale (1793)
Les guerres révolutionnaires sont un phénomène radicalement nouveau dans l’histoire.
La République ne peut plus compter sur l’armée de l’Ancien Régime – troupes sujettes aux paniques qu’on appelle les « vaincre ou courir ». Il faut donc mobiliser en masse pour faire face à la première coalition, celle de l’Europe (des rois) contre la Révolution. On passe de 80 000 hommes en 1792 à un million, fin 1793 ! Il faut ensuite politiser ces nouveaux soldats frais émoulus, pour une plus grande efficacité des bataillons. On distribue Le Père Duchesne, feuille révolutionnaire fondée par Hébert. Ainsi mobilisée et politisée corps et âme, d’abord volontaire puis soumise au service obligatoire, cette armée entrera dans la légende des « soldats de l’an II ».
« La République nous appelle.
Sachons vaincre, ou sachons périr ;
Un Français doit vivre pour elle ;
Pour elle un Français doit mourir. »1286Marie-Joseph CHÉNIER (1764-1811), paroles, et Étienne-Nicolas MÉHUL (1763-1817), musique, Le Chant du départ (1794)
Composé pour fêter le quatrième anniversaire de la Fête de la Fédération le 14 juillet 1794, ce chant est l’œuvre de deux auteurs engagés, qui écrivent également pour le théâtre. Cette « seconde Marseillaise » reflète parfaitement l’état d’esprit des soldats au combat : « La liberté guide nos pas […] Tremblez ennemis de la France / Rois ivres de sang et d’orgueil / Le peuple souverain s’avance / Tyrans, descendez au cercueil. »
Tout sera occasion de chants ou de chansons sous la Révolution, jusqu’à la Terreur et la guillotine !
« S’il est bon de faire des lois avec maturité, on ne fait bien la guerre qu’avec enthousiasme. »1287
DANTON (1759-1794). Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C. Roux
Orateur des heures tragiques, préoccupé de la Défense nationale du pays, Georges Jacques Danton sera aussi ministre de la Justice. Il incarne cette époque qui doit parer au plus pressé, mais sait aussi légiférer pour les générations à venir. Même aptitude remarquable, chez Napoléon Bonaparte.
« La Nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et elle n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple. »1364
Déclaration de paix au monde, votée par la Constituante, 22 mai 1790. Histoire de France, 1750-1995 : Monarchies et Républiques (1996), René Souriac, Patrick Cabanel
Ce décret appartient à la catégorie des vœux pieux. La Révolution, par la force des choses plus que la volonté des hommes, se révélera expansionniste, prosélyte, conquérante : engagée dans un conflit ininterrompu de 1792 à 1802, l’Empire continuant dans la même logique, de 1803 à 1815.
« La paix perpétuelle est un rêve et un rêve dangereux s’il entraîne la France à désarmer devant une Europe en armes. »1365
MIRABEAU (1749-1791), Constituante, 22 mai 1790. Histoire de France contemporaine, depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac
Le même jour, à l’Assemblée, l’orateur est lucide. L’idéologie n’a jamais aveuglé l’intelligence de ce personnage qui a plus d’opportunisme que de conviction.
« Ô roi, montrez-vous digne d’une plus glorieuse destinée […] Vous pouvez encore vous placer au rang des bienfaiteurs de l’humanité […] Éteignez le flambeau de la guerre civile et étrangère qu’on allume en votre nom ! »1390
PÉTION de VILLENEUVE (1756-1794) et ROBESPIERRE (1758-1794), Suite et fin des observations à Louis XVI. Le Mercure universel, volume XIII (1792)
Observations rédigées après le retour de Varennes. Nombre de députés (notamment au club des Jacobins) souhaitent le maintien de Louis XVI pour une raison évidente : la déchéance du roi entraînerait la coalition de toutes les monarchies européennes contre la France, et par ailleurs, le pays est encore majoritairement monarchiste.
Mais la division en deux clans est profonde. Le mouvement démocratique et républicain s’exaspère, notamment le club des Cordeliers, fondé par Danton qui demande à l’Assemblée de proclamer purement et simplement la République : « Nous voilà enfin libres et sans roi. » Cette pétition recueille 6 000 signatures. Ceux qui n’ont pas encore signé sont appelés à le faire, le 17 juillet au Champ de Mars…
« Aux armes, citoyens !
Formez vos bataillons !
Marchez, marchez,
Qu’un sang impur
Abreuve nos sillons ! »1417ROUGET de l’ISLE (1760-1836), Le Chant de guerre pour l’armée du Rhin, refrain (1792)
« Trouvé à Strasbourg […] il ne lui fallut pas deux mois pour pénétrer toute la France. Il alla frapper au fond du Midi, comme par un violent écho, et Marseille répondit au Rhin. Sublime destinée de ce chant ! » écrit Michelet, lyrique et romantique, dans son Histoire de la Révolution française.
Mystérieusement arrivé à Marseille, le chant plaît au bataillon des Marseillais, qui l’adopte comme hymne de ralliement et le chante le 29 juin 1792, en plantant dans la ville un arbre de la Liberté. Son histoire ne fait que commencer.
À propos du « sang impur » de La Marseillaise, comitesouvenir@resistance-44.fr
« À l’époque, ce qu’on appelait le sang pur, c’était le sang des nobles qui, seuls, pouvaient prétendre au Pouvoir et à des fonctions d’officiers dans l’Armée. Lors de la Révolution – et notamment de l’attaque des Autrichiens – les nobles se sont enfuis et il ne restait donc que des « Sang impur » (Républicains), par opposition aux « Sang pur » (Royalistes). Au cri de « La nation est en danger », c’étaient des gens du peuple qui prenaient les armes pour combattre l’envahisseur et qui étaient disposés à verser leur propre sang pour la liberté. C’est dans le même esprit qu’a été composé le « Chant du départ » …
Et les sillons sont des tranchées creusées un peu partout dans la campagne et les champs, lors des sanglantes batailles. Ainsi, « Qu’un sang impur abreuve nos sillons » signifie donc que c’est notre « Sang impur » à NOUS, le peuple, qui nourrira nos terres. En aucun cas il ne s’agit du sang de l’ennemi.
Cela dit… l’interprétation exacte est toujours sujet de débats.
« La patrie est en danger. »1418
Législative, Proclamation par décret du 11 juillet 1792. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac
Depuis la déclaration de guerre à l’Autriche en avril, les défaites se succèdent aux frontières de l’Est.
L’armée de 80 000 hommes est insuffisante et mal dirigée par des officiers surnommés les « vaincre ou courir », face aux Prussiens commandés par Brunswick et aux émigrés français emmenés par Condé, cependant que la menace d’un complot aristocratique plane sur la France. Chacun se prépare à l’invasion étrangère et l’on soupçonne le roi d’être de connivence avec l’empereur d’Allemagne François II, neveu de Marie-Antoinette.
Votée le 12 juillet, une loi appelle aux armes 50 000 soldats et 46 bataillons de volontaires, soit 33 600 hommes.
« Nul, quand la patrie est en danger, nul ne peut refuser son service sans être déclaré infâme et traître à la patrie. »1426
DANTON (1759-1794), Législative, 2 septembre 1792. Discours de Danton, édition critique (1910), André Fribourg
L’armée des Princes (germaniques), soutenue par les aristocrates émigrés (français) et commandée par le duc de Brunswick (chef de l’armée prussienne), a pris Longwy. L’Assemblée prend peur et veut se replier sur la Loire, mais Danton appelle à la levée en masse : « Une partie du peuple va se porter aux frontières ; une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l’intérieur de nos villes. » L’orateur se fait acclamer.
Fait remarquable, il n’écrit pas ses discours : c’est le plus grand improvisateur de l’époque (tout le contraire de Robespierre).
« Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre, tout se lève en France d’un bout de l’empire à l’autre. »1427
DANTON (1759-1794), Législative, 2 septembre 1792. Discours de Danton, édition critique (1910), André Fribourg
Danton est le grand homme de cette période : substitut de la Commune de Paris érigée en assemblée souveraine et ministre de la Justice depuis le 11 août, il a en fait tous les pouvoirs… et l’éloquence en plus. On l’appelle « le Mirabeau de la populace ». Comme Mirabeau, c’est une « gueule », un personnage théâtral. Mais contrairement à Mirabeau, « Danton, comme Robespierre et Marat, est une création de la Révolution. Il jaillit de l’immense événement sans aucun préavis » (Mona Ozouf).
« Le tocsin qui sonne n’est point un signal d’alarme, c’est la charge contre les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, Messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée. »428
DANTON (1759-1794), Législative, 2 septembre 1792. Discours de Danton, édition critique (1910), André Fribourg
« De l’audace… » La fin du discours est célébrissime, et propre à galvaniser le peuple et ses élus : « Danton fut l’action dont Mirabeau avait été la parole », écrit Hugo (Quatre-vingt-treize).
Ce 2 septembre, la patrie est plus que jamais en danger. La Fayette, accusé de trahison, est passé à l’ennemi. Dumouriez, qui a démissionné de son poste de ministre, l’a remplacé à la tête de l’armée du Nord, mais le général ne parvient pas à établir la jonction avec Kellermann à Metz. Et Verdun vient de capituler après seulement deux jours de siège : les Prussiens sont accueillis avec des fleurs par la population royaliste. C’est dire l’émotion chez les révolutionnaires à Paris !
La rumeur court d’un complot des prisonniers, prêts à massacrer les patriotes à l’arrivée des Austro-Prussiens, qui serait imminente. On arrête 600 suspects, qui rejoignent 2 000 détenus en prison. Les massacres de septembre (du 2 au 7) feront quelque 1 300 morts à Paris et 150 dans le reste de la France. Mais c’est la victoire de Valmy que l’Histoire se plaît à retenir.
« Je dois à la justice de dire que jamais troupes n’ont déployé plus de courage et de fermeté que cette brave armée qui, à juste titre, fut surnommée l’armée infernale. »1434
KELLERMANN (1735-1820), Relation de la bataille de Valmy et mémoire sur la campagne de 1792
Kellermann, maréchal de France, fait partie de ces officiers de l’Ancien Régime ralliés à la Révolution. Nommé lieutenant général en 1792, il remporte la victoire de Valmy sous les ordres du général Dumouriez. La bataille se borne en fait à une violente canonnade : 150 morts et 260 blessés chez les Français, guère plus chez les Prussiens et Autrichiens coalisés – mais la dysenterie durant la retraite fera 3 000 morts dans leurs rangs.
Ce 20 septembre 1792 fait pourtant date dans l’histoire de France : c’est la première victoire de la République.
« De ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle de l’histoire du monde et vous pourrez dire : j’y étais. »1435
GOETHE (1749-1832), Aus meinem Lebe : Dichtung und Warheit - De ma vie : Poésie et Vérité (1811-1833), autobiographie
« Von hier und heute geht eine neue Epoche der Weltgeschischte aus, und ihr koennt sagen ihr seid dabei gewesen. » Le plus grand écrivain allemand est présent à la bataille de Valmy (commune de la Marne), côté Prussiens. Et conscient de vivre un événement majeur.
La retraite des troupes du duc de Brunswick, supérieures en nombre, reste à jamais une énigme. Il aurait dit : « Nous ne combattrons pas ici. »
« Vive la Nation ! »1436
Cri des troupes de Kellermann et Dumouriez à Valmy, 20 septembre 1792. Histoire de la Révolution française (1823-1827), Adolphe Thiers, Félix Bodin
Contre l’armée prussienne, ce cri nouveau est chargé d’un triple symbole : triomphe de l’idée de Nation, déchéance du roi, victoire de la République. Et Valmy arrête l’invasion de la France révolutionnaire. Et le lendemain, la Convention se réunit, troisième assemblée révolutionnaire.
Autre première historique, les femmes se sont engagées pour défendre la patrie proclamée en danger.
« J’ai pris part à tous vos exploits
En vous versant à boire.
Songez combien j’ai fait de fois
Rafraîchir la victoire. »1437BÉRANGER (1780-1857), La Vivandière (1817), chanson
Présent à Paris au début de la Révolution, très tôt républicain de cœur, Pierre Jean de Béranger trouve son expression dans la chanson patriotique. Il n’imaginait absolument pas que son nom reste dans l’histoire et c’est pourtant l’un de nos chansonniers les plus populaires !
Il rend hommage à l’entrée sur la scène de l’histoire de ces femmes qui s’engagèrent aux armées, quand la patrie fut proclamée en danger : « Vivandière du régiment / C’est Catin qu’on me nomme / Je vends, je donne et bois gaîment / Mon vin et mon rogome [alcool]. / J’ai le pied leste et l’œil mutin, / Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin ; / J’ai le pied leste et l’œil mutin : / Soldats, voilà Catin ! »
Appelées aussi cantinières, elles suivront toutes les guerres de la Révolution et de l’Empire. La plus célèbre d’entre toutes, Madame Sans-Gêne, alias Catherine Hubscher (1753-1835), cantinière puis blanchisseuse, devenue l’épouse du maréchal d’empire Lefebvre, duc de Dantzig. Restée célèbre pour son franc-parler et ses manières populaires qui déplaisaient fortement à l’entourage de l’empereur, Napoléon Ier appréciait beaucoup « la femme à Lefebvre » et la défendait toujours. Le vaudevilliste Victorien Sardou en fera un personnage de théâtre au XIXe siècle.
« Cette journée à jamais mémorable couvre la nation française d’une gloire immortelle. Il n’est pas un bataillon, ni un escadron, il n’est pas un individu dans l’armée qui ne se soit battu et de très près. »1450
DUMOURIEZ (1739-1823), Lettre à Pache, ministre de la Guerre, 7 novembre 1792. Révolutions de Paris, dédiées à la Nation (1792), Prudhomme éd
Dumouriez avait renoncé au poste de ministre girondin (Affaires étrangères, puis Guerre) à la Législative pour aller se battre, général victorieux à Valmy (20 septembre) et six semaines plus tard à Jemappes (6 novembre).
Aux environs de Mons, après quelques heures de canonnades, les troupes se sont lancées contre les Autrichiens au chant de La Marseillaise. Les Français ont l’avantage du nombre et l’enthousiasme des patriotes. Les Impériaux ont fui et au prix de quelque 2 000 morts (au total), la route de la Belgique est ouverte.
« La Convention nationale déclare au nom de la nation française qu’elle accordera fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté. »1451
Convention, Décret du 19 novembre 1792. Archives parlementaires de 1787 à 1860 (1899), Assemblée nationale
C’est dans la logique du discours de Danton, en date du 28 septembre.
Cette promesse solennelle va pousser la France à se lancer dans une suite de guerres que les historiens se demandent encore comment justifier : annexion au nom de la théorie des frontières naturelles, création d’un glacis de républiques sœurs, ou véritable croisade pour la liberté ?
Il faut se replacer en cette fin d’année 1792 : les révolutionnaires vivent dans la peur de l’agression, car ils ont lancé un formidable défi à l’ordre ancien de l’Europe. Quant aux peuples désireux de recouvrer leur liberté, nos révolutionnaires français s’illusionnent : sociétés de paysans au degré d’alphabétisation très bas, elles ne sont pas touchées par des idéaux que les rois et les empereurs n’ont nul intérêt à diffuser. Reste la minorité de lettrés et la force des idées révolutionnaires.
« La Révolution leur criait : « Volontaires,
Mourez pour délivrer tous les peuples vos frères ! »
Contents, ils disaient oui.
« Allez, mes vieux soldats, mes généraux imberbes ! »
Et l’on voyait marcher ces va-nu-pieds superbes
Sur le monde ébloui. »1452Victor HUGO (1802-1885), Les Châtiments (1853)
Le poète oppose l’armée nationale et sa gloire immortelle à l’armée de métier (réduite à de basses besognes politiques, notamment lors du coup d’État du 2 décembre 1851).
L’historien Michelet, plus précis, n’est pas moins lyrique dans son Histoire de la Révolution : « Six cent mille volontaires inscrits veulent marcher à la frontière […] Ils restent tous marqués d’un signe qui les met à part dans l’histoire ; ce signe, cette formule, ce mot n’est autre que leur simple nom : Volontaires de 92. »
Mal équipés, pas formés, ces jeunes viennent de toute la France pour répondre aux appels passionnés de la République. 400 000 pour l’été et l’automne 1792, 300 000 de plus en février 1793. Mais le volontariat ne sera pas éternellement suffisant.
« La République française ne doit avoir pour bornes que le Rhin. »1453
Jacques-Pierre BRISSOT (1754-1793), Lettre à Dumouriez, 27 novembre 1792. J.-P. Brissot, correspondance et papiers (posthume, 1912), Jacques-Pierre Brissot de Warville
Selon l’historien Albert Mathiez, « Brissot affublait du bonnet rouge la vieille politique monarchique des frontières naturelles ». Dès 1791, il affirmait que la Révolution doit être « expansionniste, sous peine d’être détruite ».
« Allons, avec la cocarde,
Aux tyrans, foutre malheur ;
Puis, allons à l’accolade,
Foutons-nous là de bon cœur.
Au diable toutes les frontières
Qui nous tenaient désunis,
Foutre, il n’est point de barrières
Sur la terre des amis. »1454Jacques HÉBERT (1757-1794), Le Réveil du Père Duchesne, chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
C’est un couplet bien dans le ton du Père Duchesne, l’un des journaux les plus populaires de l’époque, distribué aux armées pour éveiller la conscience politique des soldats.
« Le terrain qui sépare Paris de Pétersbourg et de Moscou sera bientôt francisé, municipalisé, jacobinisé. »1455
Pierre-Gaspard CHAUMETTE (1763-1794), Hôtel de Ville, 16 novembre 1792. La Révolution française (1965), François Furet, Denis Richet
Avis d’un Montagnard de gauche, membre du club des Cordeliers, actif lors des massacres de septembre et qui finira guillotiné, dans la même charrette que les extrémistes hébertistes.
La Convention décidera bientôt (16 décembre 1792) d’appliquer aux territoires occupés (Savoie, Belgique, Rhénanie) la même législation qu’en France : suppression des dîmes, des droits féodaux et des privilèges du clergé. Elle exige aussi d’importantes contributions de guerre, en plus du paiement des frais d’occupation. D’où de graves difficultés, notamment en Belgique. Le général Dumouriez viendra en faire part à la Convention.
« Nous ne pourrons être tranquilles que lorsque l’Europe, et toute l’Europe, sera en feu. »1456
Jacques-Pierre BRISSOT (1754-1793), Lettre à Servant, 26 novembre 1792. Robespierre : la vérité de la Révolution (1992), Jean Huguet
Brissot se révèle au fil des lettres, des discours et des jours, l’un des plus constants partisans de la guerre, parmi les chefs girondins traditionnellement bellicistes. Mais les mêmes convictions se retrouvent dans toutes les tendances de l’assemblée, en cet automne combattant. Ce contexte guerrier permet de mieux comprendre l’esprit et la réalité de la Révolution française.
« J’ai, au Champ de Mars, déclaré la guerre à la royauté, je l’ai abattue le 10 août, je l’ai tuée au 21 janvier, et j’ai lancé aux rois une tête de roi en signe de défi. »1482
DANTON (1759-1794), La Mort de Danton (1835), drame historique de Goerg Büchner (1813-1837)
Cette réplique lui est prêtée par le poète allemand âgé de 21 ans (et mort du typhus à 23). Elle illustre le grand premier rôle révolutionnaire que se donne Danton et qu’il joue effectivement jusqu’à sa chute, même s’il est souvent absent au cœur de l’action – une des ambiguïtés du personnage, notée par certains historiens.
« Pays, Patrie, ces deux mots résument toute la guerre de Vendée, querelle de l’idée locale contre l’idée universelle, paysans contre patriotes. »1489
Victor HUGO (1802-1885), Quatre-vingt-treize (1874)
Dernier roman historique de l’auteur passionnément patriote, situé en 1793, année charnière et riche en événements, il met en scène trois personnages : un prêtre révolutionnaire, un aristocrate royaliste et vendéen, et son petit-neveu rallié à la Révolution. Ce choc des extrêmes rappelle la Commune (1871) et ses drames, vécus par Hugo. Les guerres civiles se suivent et se ressemblent tragiquement.
Les insurgés vendéens (les Blancs) vont réunir jusqu’à 40 000 hommes et remporter plusieurs victoires contre les patriotes (les Bleus), en ce printemps 1793 : prise de Cholet, Parthenay, Saumur, Angers, avant d’échouer devant Nantes (29 juin).
La Convention envoie des troupes républicaines dès juillet, mais les grands combats suivis de massacres seront organisés sous la Terreur, à partir d’octobre. Au total, la guerre de Vendée et la guerre des Chouans (mêmes causes, mêmes effets, en Bretagne et Normandie) feront quelque 600 000 morts, dont 210 000 civils exécutés, 300 000 morts de faim et de froid (100 000 enfants).
Ce génocide (mot employé par certains historiens) est, sans conteste, le plus lourd bilan à porter au passif de la Révolution.
« Hommes de la Gironde, levez-vous ! […] Si vous développez une grande énergie, vous forcerez à la paix des hommes qui provoquent la guerre civile. »1501
Pierre Victurnien VERGNIAUD (1753-1793), appel au secours du 4 mai 1793. Histoire de Bordeaux (1839), Pierre Bernadau
Marat est revenu plus fort qu’avant à l’Assemblée. Dans cette atmosphère sanglante, Vergniaud pressent le pire et demande soutien à son département, écrivant au club des Amis de la Constitution de Bordeaux et usant de l’anaphore (répétition) : « Paris, le 4 mai 1793, sous le couteau. Frères et Amis, vous avez été instruits de l’horrible persécution exercée contre nous et vous nous avez abandonnés ! Hommes de la Gironde, levez-vous ! La Convention n’a été faible que parce qu’elle a été abandonnée, soutenez-la contre tous les furieux qui la menacent […] Hommes de la Gironde, il n’y a pas un moment à perdre ! Si vous développez une grande énergie, vous forcerez à la paix des hommes qui provoquent à la guerre civile […] La proscription et l’assassinat circulent autour de nous et l’on s’apprête pour aller à la barre nationale demander nos têtes. Quel est donc notre crime, citoyens ? C’est d’avoir fait entendre la voix de l’humanité au milieu des horreurs […] c’est d’avoir voulu vous garantir de la tyrannie de Marat […] Nous ne craignons pas la mort, mais il est cruel, alors qu’on se sacrifie, de ne pas emporter au tombeau la certitude qu’on laisse au moins quelques regrets à ceux pour lesquels on s’immole. »
Ses Frères et Amis de Bordeaux vont envoyer des pétitionnaires à Paris, pour faire comprendre à l’Assemblée que la région ne supportera pas longtemps que ses députés soient persécutés, que si la Convention ne condamne pas les démagogues, elle lèvera une armée pour la combattre.
Ces menaces vagues ne servent à rien : le temps de voir arriver ces secours, les députés Girondins seront déjà à la merci des émeutiers parisiens.
« Détruisez la Vendée ; Valenciennes et Condé ne seront plus au pouvoir de l’Autrichien. Détruisez la Vendée ; l’Anglais ne s’occupera plus de Dunkerque. Détruisez la Vendée ; le Rhin sera délivré des Prussiens… »1524
Bertrand BARÈRE de VIEUZAC (1755-1841), Discours, Convention, 1er août 1793. Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C. Roux
Les troupes républicaines ont été battues en juillet. Le programme d’extermination contre ce « chancre qui dévore le cœur de la République » sera mis en œuvre à la fin de l’année. Mais le génocide semble inscrit dans le décret voté le 1er août, après ce discours incendiaire qui use de l’anaphore chère aux révolutionnaires (répétition efficace, en bonne rhétorique). Il faut des « mesures qui tendent à exterminer cette race rebelle, à faire disparaître leurs repaires, à incendier leurs forêts, à couper leurs récoltes. L’humanité ne se plaindra pas ; c’est faire son bien que d’extirper le mal ; c’est être bienfaisant pour la patrie que de punir les rebelles. L’autorité nationale portera l’effroi dans les repaires de brigands et dans les demeures des royalistes. »
L’armée de l’Ouest, sous les ordres de Léchelle secondé par Kléber, reprendra Cholet, Angers, Le Mans : les Bleus (les patriotes) massacreront les Blancs. L’armée vendéenne est anéantie à Savenay (23 décembre 1793), les colonnes infernales font la « terre brûlée » et exécutent 160 000 civils, au début de 1794. Chouans, Bretons et Normands, soulevés pour les mêmes raisons, subiront le même sort.
« Dès ce moment jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en état de réquisition permanente pour le service des armées. »1528
Décret sur la levée en masse, Convention, 23 août 1793. Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, de 1788 à 1830 (1834), Jean-Baptiste Duvergier
Suite au rapport de Barère de Vieuzac et au nom du salut public, l’Assemblée vote le décret de levée en masse et de guerre totale. Au volontariat de 1792 succède le service obligatoire, rendu inévitable par les guerres de la première coalition, et le recul de nos armées.
Le texte du décret est aussi éloquent qu’un discours : « Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la République. »
Les « soldats de l’an II » atteindront presque le million.
« C’est ici la guerre ouverte des riches contre les pauvres ; ils veulent nous écraser ; eh bien ! il faut les prévenir et les écraser nous-mêmes ; nous avons la force en main. »1530
Pierre-Gaspard CHAUMETTE (1763-1794), 4 septembre 1793 à la Commune de Paris (Hôtel de Ville). Journal de la Montagne n° 96 du mercredi 4 septembre 1793
Extrémiste hébertiste, il revendique la pauvreté qu’il a vécue. La crise des subsistances aussi bien que la reddition de Toulon aux Anglais provoquent l’émeute : deux journées révolutionnaires. D’abord les rassemblements ouvriers du 4 septembre, puis, le lendemain, une manifestation organisée. Les historiens débattent sur les causes. En fait, les sans-culottes veulent une répression plus expéditive des « méchants » : comploteurs, affameurs, traîtres à la patrie, contre-révolutionnaires et autres suspects.
Le 4 septembre, 2000 manœuvres et ouvriers du bâtiment vont à la Commune réclamer du pain. La séance du Conseil général est mouvementée. Chaumette monte sur une table et lance sa déclaration de guerre aux riches. Hébert invite le peuple à se rendre en masse le lendemain à la Convention : « Qu’il l’entoure comme il a fait au 10 août, au 2 septembre, et au 31 mai et qu’il n’abandonne pas ce poste, jusqu’à ce que la représentation nationale ait adopté les moyens qui sont propres pour nous sauver. Que l’armée révolutionnaire parte à l’instant même où le décret aura été rendu, mais surtout, que la guillotine suive chaque rayon, chaque colonne de cette armée ! »
« Guerre aux tyrans ! Guerre aux aristocrates ! Guerre aux accapareurs ! »1531
Mots d’ordre des sections populaires des sans-culottes, 5 septembre 1793. Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C. Roux
Un long cortège d’émeutiers, précédé de Pache et de Chaumette, encadré par les Hébertistes et les Enragés, s’ébranle de l’Hôtel de Ville à la Convention. Les sans-culottes n’ont pas besoin, comme au 2 juin, de violence pour faire plier l’Assemblée qui cédera à la plupart de leurs revendications économiques, mais pas à la destitution des nobles.
« Eh ! qui suis-je pour me plaindre, quand des milliers de Français meurent aux frontières pour la défense de la patrie ? On tuera mon corps, on ne tuera pas ma mémoire. »1549
Pierre Victurnien VERGNIAUD (1753-1793), guillotiné le 31 octobre 1793. Son mot de la fin. Histoire socialiste, 1789-1900, volume IV, La Convention (1908), Jean Jaurès
L’homme si élégant, séducteur au physique romantique, avocat brillant sous l’Ancien Régime, devenu l’un des orateurs les plus doués de la Législative et de la Convention, a perdu toute flamme, usé par cinq mois de prison et résigné au pire.
Il aurait sans doute pu fuir comme quelques autres, mais il renonce : « Fuir, c’est s’avouer coupable. » Il fait donc partie du groupe des 21 Girondins exécutés.
« Dix mille hommes sont nu-pieds dans l’armée. Il faut que vous déchaussiez tous les aristocrates de Strasbourg dans le jour et que demain à dix heures du matin, les dix mille paires de souliers soient en marche pour le quartier général. »1559
Proclamation signée Louis Antoine SAINT-JUST (1767-1794) et Philippe François Joseph LEBAS (1764-1794), 15 novembre 1793. La Montagne (1834), Jean-Barthélemy Hauréau
Ces deux conventionnels s’expriment ici en tant que « représentants du peuple, envoyés extraordinairement à l’armée du Rhin, à la municipalité de Strasbourg ». Bel exemple de la façon expéditive dont la République règle les problèmes d’intendance aux armées !
« Pour la première fois depuis l’Antiquité, une armée vraiment nationale marche au combat, pour la première fois aussi une nation parvient à armer et à nourrir pareil nombre de soldats, tels sont les caractères originaux de l’armée de l’an II. »1560
Georges LEFEBVRE (1874-1959), La Révolution française (1951)
La patrie est en danger, la France est en guerre. Une Lettre du Comité de salut public (8 octobre) dicte la politique militaire : « Il est temps de frapper des coups décisifs et pour cela, il faut agir en masse. » Or, l’adoption de la tactique de masse va de pair avec la levée en masse. Les soldats de l’an II sont à présent 750 000.
« Soyez attaquants, sans cesse attaquants. »1590
Comité du 8 prairial an II (27 mai 1794), Aux « soldats de l’an II ». Formule attribuée à Lazare CARNOT (1753-1823). La Révolution française (1984), Albert Soboul
Parfois daté de février 1794, c’est le genre de mot « passe-partout », toujours en situation dans un pays en guerre. La levée en masse a mis 750 000 hommes sous les drapeaux pour sauver la patrie en danger. Malgré d’énormes problèmes d’approvisionnement et de discipline, l’attaque ordonnée réussit, les armées de la République repoussent l’ennemi. En mai 1794, le département du Nord est reconquis. Et la Belgique, le mois suivant.
« Ô soldats de l’an deux ! ô guerres ! épopées !
Contre les rois tirant ensemble leurs épées […]
Contre toute l’Europe avec ses capitaines,
Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,
Avec ses cavaliers,
Tout entière debout comme une hydre vivante,
Ils chantaient, ils allaient, l’âme sans épouvante
Et les pieds sans souliers ! »1591Victor HUGO (1802-1885), Les Châtiments (1853)
Le poète a raison : de l’an II date la réputation des Français comme redoutables soldats. L’armée nationale fait face victorieusement à la première coalition qui réunit Angleterre, Russie, Sardaigne, Espagne, royaume des Deux-Siciles et qui sera bientôt disloquée par les traités de Paris, Bâle, La Haye, en 1795.
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