Représentation déformante de la réalité, la caricature (de l’italien caricare, charger) est aussi définie comme « charge, imitation, parodie, pastiche, simulacre ». Art engagé dès l’origine (Moyen Âge), signée ou anonyme, sans tabou et destinée à tous les publics, elle joue un rôle historique comparable à la chanson.
Manière originale de revoir l’Histoire en citations, on trouve au fil de cet édito en 12 semaines les personnages principaux (Napoléon, de Gaulle, Hugo, Voltaire, Henri IV…) et les grands évènements (Réforme et guerres de Religion, Saint Barthélemy, Révolution, Affaire Dreyfus…), l’explosion de la caricature politique correspondant à des périodes de crises.
Encouragée par le développement de l’imprimerie au XVI° siècle, étouffée sous la censure de la monarchie absolue et de l’Empire, la caricature s’impose avec la presse populaire au XIX° et les dessins provocants de journaux spécialisés (La Caricature, Le Charivari…). Des formes naissent sous la Cinquième République : slogans de Mai 68, Guignols de l’Info et autres marionnettes à la télé, sans oublier les BD politiques souvent best-sellers.
Deux auteurs seront cités (= montrés) une dizaine de fois. Le plus célèbre, Gustave Doré, artiste peintre du XIXe, se voue à la caricature avec un art du trait qui fait mouche et mal. Bien différent avec sa série de gouaches, François Lesueur inventa sous la Révolution une caricature bienveillante et bon enfant comme la Carmagnole du Ça ira (première version).
Une invitée surprise, la physiogonomie. Formulée par Cicéron (« Le visage est le miroir de l’âme »), elle entre en scène avec le génie du peintre Le Brun sous Louis XIV, s’érige en science au siècle des Lumières, justifie les pires racismes (colonialisme, antisémitisme) et se banalise avec le « délit de sale gueule ».
Les Contemporains, journal hebdomadaire n° 3, 1880. Louise Michel, dessin d’Alfred Le Petit.
« Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes,
Venez, c’est l’heure d’en finir.
Debout ! La honte est lourde et pesantes les chaînes,
Debout ! Il est beau de mourir. »2326Louise MICHEL (1830-1905), À ceux qui veulent rester esclaves. La Commune (1898), Louise Michel
La Commune de Paris (18 mars-29 mai 1871) inspire bien des poèmes, des chants qui sont autant de cris de guerre, de haine ou d’espoir.
Louise Michel est l’héroïne la plus populaire de cette page d’histoire : ex-institutrice, militante républicaine et anarchiste, surnommée la « Vierge rouge », elle appelle à l’insurrection les quartiers « rouges » de la capitale, ceux qui font toujours peur aux bourgeois à l’aube de la Troisième République.
« Faisons la révolution d’abord, on verra ensuite. »2330
Louise MICHEL (1830-1905). L’Épopée de la révolte : le roman vrai d’un siècle d’anarchie (1963), Gilbert Guilleminault, André Mahé
Elle se retrouve sur les barricades dès les premiers jours du soulèvement de Paris : cause perdue d’avance, révolution sans espoir, utopie d’un « Paris libre dans une France libre » ? Rien de moins prémédité que ce mouvement qui échappe à ceux qui tentent de le diriger, au nom d’idéaux d’ailleurs contradictoires. Toute une imagerie populaire va se développer autour de la Commune et de cette héroïne de la résistance aux forces de l’ordre, aussi emblématique qu’une nouvelle Jeanne d’Arc.
Sur cette caricature bienveillante, les barricades érigées par les communards pour enrayer l’avance des troupes officielles servent de toile de fond à la scène. La barricade représentée est un impressionnant rempart : forteresse de la rue de Rivoli, haute de 6 m, précédée de fossés, dotée d’embrasures de tir, construite en 24 h ! C’est l’exception parmi les quelque 600 barricades installées dans la capitale, avec la participation active des femmes s’opposant le 18 mars aux troupes de Thiers venues s’emparer des canons installés sur la butte Montmartre - voir le canon situé en arrière-plan à droite.
L’héroïne soutient de son bras gauche un soldat blessé de la garde nationale de Paris, reconnaissable aux bandes rouges du pantalon, combattant de la principale force armée de la Commune. Louise a fondé une ambulance à Montmartre, mais elle soigne tous les blessés, communards comme versaillais. Son fusil chassepot tenu dans sa main droite montre qu’elle fait aussi le coup de feu. L’équerre et le niveau portés sur le côté droit font référence à la franc-maçonnerie – elle ne sera pourtant initiée qu’en 1904.
Ainsi affublée d’une large cornette et d’un habit de religieuse rouge, le polémiste d’extrême droite Léon Daudet la qualifiera de « sœur de charité en carmagnole » et Jaurès de « sœur de charité laïque ». C’est conforme à sa réputation : déportée en Nouvelle-Calédonie, elle y acquiert une aura d’altruisme envers les déportés, les enfants et les Kanaks qui franchit les mers et se répand en métropole dès avant 1880. Ce rouge renvoie aussi à la couleur emblématique du socialisme et à son surnom : « la Vierge rouge ».
« On ne peut pas tuer l’idée à coups de canon ni lui mettre les poucettes [menottes]. »2381
Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)
Sa notoriété a grandi lors de son procès : elle revendique son engagement et réclame la mort. Condamnée, déportée, amnistiée, elle reviendra pour se battre du côté des « damnés de la terre ». « Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout » dit Hugo à propos de la Commune. La force des idées est une des leçons de l’Histoire et la Commune en est l’illustrations, malgré la confusion des courants qui l’animent.
Hugo qui entretient depuis 1850 une relation épistolaire avec Louise lui dédie un poème : Virgo Major, « plus grande qu’un homme ». Des pétitions circulent pour la faire libérer. Là encore, elle se fait remarquer en rejetant ces initiatives. Sa figure de martyr et les revendications autour de sa libération deviennent un élément de mobilisation du mouvement ouvrier. Les écrits la concernant se multiplient.
De retour en France en novembre 1880, à la faveur de l’amnistie générale de tous les communards, des milliers de personnes viennent l’accueillir gare Saint-Lazare. Développant sa carrière de femme de lettres, la construction de sa légende de communarde et son action de militante anarchiste, Louise Michel devient l’incarnation de la Commune, cachant dans son ombre bien d’autres acteurs et actrices.
Madame Anastasie aux grands ciseaux. Par Gill. Page de titre du journal satirique L’Éclipse, 19 juillet 1874. BnF, estampes et photographie,
La censure a un visage : Madame Anastasie, créature revêche armée de ciseaux géants. Sur son dos, la chouette, symbole de la nuit, évoque les croyances les plus obscures. C’est dans les années 1870 que le personnage s’installe dans les journaux. Ce dessin d’André Gill (alias Louis-Alexandre Gosset de Guines) est sans doute la première incarnation.
Mais dans l’Histoire, la censure s’est surtout manifestée sous l’Ancien Régime, étant par définition elle-même victime de la censure et donc pas représentée, sous peine de censure… À la veille de la Révolution, Beaumarchais fut le plus célèbre auteur à s’insurger, la bravant sans la nommer dans son chef d’œuvre d’illustre mémoire.
« Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. »1235
BEAUMARCHAIS (1732-1799), Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée (1784)
La censure royale avait remplacé la censure religieuse de la Sorbonne au XVIIe siècle : 79 censeurs ont charge d’autoriser ou d’interdire livres ou pièces, selon leur moralité. La censure inquiétera plus ou moins tous les philosophes des Lumières qui iront se faire éditer en Suisse, Hollande, Angleterre. Abolie par la Révolution, rétablie en 1797 et très stricte sous l’Empire, de nouveau abolie, rétablie, etc., ce sera une longue histoire dans l’histoire jusqu’au début du XXe siècle. Le théâtre, spectacle public, est exposé plus encore que le livre aux foudres ou aux tracasseries d’Anastasie aux grands ciseaux. Il était normal que l’insolent Beaumarchais en traite, pour s’en moquer. En tout cas, sa pièce triomphe.
« Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, c’est son succès ! »1236
BEAUMARCHAIS (1732-1799). Beaumarchais et son temps : études sur la société en France au XVIIIe siècle d’après des documents inédits (1836), Louis de Loménie
Auteur enchanté, après la création à la Comédie-Française. Sous-titrée La Folle Journée, la pièce sera jouée plus de cent fois de suite - un record, à l’époque. Mais Beaumarchais en fait trop, se retrouve à la prison de Saint-Lazare (mars 1785) et sa popularité ne sera plus jamais ce qu’elle fut au soir du Mariage qui prit valeur de symbole.
Selon Antoine Vitez, administrateur de la Comédie-Française qui monta la pièce pour le bicentenaire de la Révolution en 1989, « Le Mariage de Figaro est très légitimement considéré comme une pièce révolutionnaire ».
Caricature de Thiers, président de France, par Adriano Cecioni (1836-1886), Vanity Fair, 6 janvier 1872.
Peintre, caricaturiste, sculpteur, critique d’art, ce Florentin travailla aussi à Londres et Paris. La caricature renvoie à la photographie contemporaine et vice versa… Le physique de Thiers est en lui-même caricatural et reflet de sa nature : « Il est conservateur de la bourgeoisie, destructeur et dominateur du reste. » (Louis Veuillot, journaliste et polémiste).
« Je n’aimais pas ce roi des prud’hommes. N’importe ! comparé aux autres, c’est un géant. »2456
Gustave FLAUBERT (1821-1880), à la mort de Thiers, Correspondance (1893)
« … et puis il avait une vertu rare : le patriotisme. Personne n’a résumé comme lui la France, de là l’immense effet de sa mort. »
Flaubert, dix ans plus tôt, s’exclamait pourtant : « Rugissons contre M. Thiers ! Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! Non, rien ne peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie ! Il me semble éternel comme la médiocrité ! »
Cet hommage posthume et du bout de la plume prendra encore plus de valeur par la suite : le personnel politique de la Troisième République fut d’une grande médiocrité. Sauf exceptions à rappeler…
Salut aux grands citoyens !1
Hugo à la une. A. Bourgevin. Le Carillon, journal illustré. Mars 1877. Maison de Victor Hugo - Hauteville House
Dessin humoristique et kitchissime, paru à la publication de La Légende des siècles (deuxième série). Les quatre candidats à la gloire citoyenne sont ceints de la même couronne de laurier, portent la toge antique à la romaine… et exhibent une musculature virile, malgré leur âge.
Victor Hugo (1802-1885) le grand homme du siècle, Ego Hugo en vedette et en majesté, quoique buste nu, se tient sur le trône, barbu à l’air pensif (ou penseur), quelque peu accablé par les ans ou la fatalité (personnelle ou historique). Auteur romantique entré véritablement en politique au début de la révolution de 1848, il demeura fidèle à un idéal républicain humanitaire et généreux, se battant contre la misère du peuple, l’injustice sociale, la peine de mort, les restrictions à la liberté de la presse, avec une constance et un courage qui le forceront à l’exil sous le Second Empire. Le Panthéon lui ouvrira ses portes au lendemain de sa mort.
Émile de Girardin (1802-1881) à sa droite, grand patron de la presse populaire à succès, homme politique en vue, ami et compagnon de route d’Hugo sur la route chaotique menant à la République, affiche l’air malin et supérieur de celui qui s’en sort toujours, mais par le haut…
Léon Gambetta (1838-1882) à sa gauche, le plus jeune et vigoureux des quatre, bouillant républicain, terrorisant ses confrères dans un gouvernement de guerre débordé par la situation, anima par son ardente nature la Défense nationale en province, incarnant la résistance à l’occupant prussien, avant de faire accepter très habilement la nouvelle République à une France restée majoritairement paysanne et monarchiste.
Adolphe Thiers (1797-1877), petit bonhomme binoclard, malin et républicain (modéré) sous tous les régimes, responsable de la défense du territoire en guerre (1870-71), finit par devenir président quarante ans après son entrée dans la carrière politique… en se faisant quand même voler la place tant attendue et la vedette par le maréchal Mac-Mahon.
Caricature de la crise du 16 mai 1877. Le Maréchal Mac-Mahon. Jean-Robert. Carte postale d’époque.
Les légendes valent citations et vice-versa :
« Le Maréchal Mac-Mahon. Un brave soldat qui n’a pas osé redire « J’y suis j’y reste ! »2
Et face à la majorité surgie comme un diable de la boîte à scrutin en la personne de Gambetta chef de la majorité :
« Se soumette ou se démettre. »
« J’y suis, j’y reste. »2264
MAC-MAHON (1808-1893), au fort de Malakoff, surplombant la citadelle de Sébastopol, 8 septembre 1855. Le Maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta (1960), Jacques Silvestre de Sacy
Second Empire. Mot attribué au général qui a fini par prendre le fort de Malakoff et ne veut pas le rendre, alors que les Russes annoncent qu’ils vont le faire sauter… Le siège de Sébastopol durait depuis 350 jours, quand Mac-Mahon prend la tête des colonnes d’assaut et part à l’attaque, entouré de ses zouaves.
Le commandant de l’armée de Crimée, Pélissier, va y gagner son bâton de maréchal, le titre de duc de Malakoff, sa place au Sénat, une pension annuelle de 100 000 francs et d’autres honneurs. Mac-Mahon, pour ce mot et ce fait de guerre, entre dans l’Histoire – il aura d’autres occasions de se manifester, comme président de la République sous le prochain régime.
« Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, […] il faudra se soumettre ou se démettre. »2453
Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours de Lille, 15 août 1877. Histoire de la France (1947), André Maurois
C’est au président de la République que ce discours s’adresse, après la crise institutionnelle ouverte le 16 mai avec le renvoi du président du Conseil et la dissolution de la Chambre des députés. Le Président toujours droit dans ses bottes a tenté d’imposer au pays un régime présidentiel… et c’est l’orientation de la Troisième République qui se joue alors. La campagne électorale est dure, le peuple étant rendu arbitre de l’opposition entre le législatif et l’exécutif – le Parlement et le président.
La carte postale de Jean Robert résume habilement ces deux faits historiques en une caricature légendée de la crise du 16 mai 1877. Gambetta, représentant la majorité républicaine à la Chambre des députés, jaillit d’une boîte à surprise tel un diable à ressort devant le président de la République Patrice de Mac Mahon, maréchal dont les opinions monarchistes sont symbolisées par la fleur de lys au-dessus de sa tête.
Surmonté d’un bonnet phrygien et du chiffre évoquant le « manifeste des 363 » (déclaration adressée le 18 mai par les députés républicains au président contre sa volonté de mettre le duc de Broglie, un monarchiste, à la présidence du Conseil), un nuage darde des éclairs sur le président, tandis que son adversaire Gambetta, au nom de la majorité républicaine, évoque la péroraison de son fameux discours lillois du 15 août 1877 : « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, il faudra se soumettre ou se démettre. »
Gambetta furieux par Alfred Le Petit, caricature parue dans la presse le 1er juillet 1877.
Un Gambetta au poil grisonnant et à la silhouette bien empâtée, représenté l’air plus fou furieux que nature avec son œil de verre prêt à jaillir de l’orbite. C’est la vigoureuse illustration de sa colère contre les « conspirateurs » du 16 mai (1877) et contre le ministère de Broglie où on ne trouve pas un seul ministre « qui soit républicain ».
« Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi. »2450
Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours sur les menées ultramontaines, Chambre des députés, 4 mai 1877. Le Cléricalisme, voilà l’ennemi ! (1879), Paroles de M. Gambetta, commentées par Émile Verney
La question religieuse prend des proportions démesurées, sous la Troisième République. Pour l’heure, les catholiques français veulent aider le pape contre le gouvernement italien… et les républicains refusent absolument cette intervention : « Nous en sommes arrivés à nous demander si l’État n’est pas maintenant dans l’Église, à l’encontre de la vérité des principes qui veut que l’Église soit dans l’État » proteste Gambetta. Il redonne à l’union des gauches son principe d’anticléricalisme. Sa formule fait mouche, elle va beaucoup resservir !
Le 16 mai, Mac-Mahon, après le renvoi de Jules Simon, rappelle un monarchiste, le duc de Broglie, comme chef de gouvernement. L’ordre moral revient à l’ordre du jour, face à une Assemblée qui ne peut l’accepter.
« Vous êtes le gouvernement des prêtres et le ministre des curés. »2451
Léon GAMBETTA (1838-1882), au ministre de l’Intérieur Fourtou, mi-juin 1877. Discours et plaidoyers politiques de M. Gambetta (1884)
Oscar Bardy de Fourtou, adepte de la manière forte, a pour mission d’empêcher le retour en force des républicains à l’Assemblée. De nouveau la coalition monarchiste et conservatrice « caresse la France à rebrousse-poil ».
Le 18 juin, les 363 députés républicains font adopter un ordre du jour – l’Ordre des 363 – qui refuse la confiance au cabinet de Broglie. Le 25 juin, avec l’accord du Sénat, Mac-Mahon dissout la Chambre des députés. C’est la crise la plus grave depuis la Commune : le sort du régime républicain est en jeu. Tout va dépendre des prochaines élections, fixées au 14 octobre. C’est la victoire des Républicains. De Broglie démissionne et Mac-Mahon se soumet… avant de se démettre, quand les Républicains deviendront majoritaires au Sénat.
Grévy est préféré à Gambetta qui ne se porte d’ailleurs pas candidat, se jugeant trop jeune. Ce septuagénaire, très « bourgeois moyen », rassure l’Assemblée nationale (Sénat et Chambre des députés, réunis pour élire le président). Le lendemain, Gambetta est logiquement élu président de la Chambre des députés.
Après l’échec de la république présidentielle, version Mac-Mahon, le nouveau président opte clairement pour une république parlementaire : c’est la « Constitution Grévy ». L’équilibre des pouvoirs est rompu au bénéfice de la Chambre et les députés, trop sûrs que le président n’osera plus jouer de la dissolution, vont désormais user et abuser de ce pouvoir, faisant tomber les ministères et se succéder les crises. Tel est le vice inhérent au régime.
« Gambetta […] ce n’est pas du français, c’est du cheval ! »2465
Jules GRÉVY (1807-1891). Histoire des institutions et des régimes politiques de la France (1985), Jean Jacques Chevallier, Gérard Conac
Deux avocats, deux républicains, mais trente ans les séparent et la haine éclate au grand jour. Le rigide Grévy se moque de Gambetta qui parle, passionnément, précipitamment, impressionnant à la tribune. Il l’écartera vite du pouvoir, de peur qu’il fasse peur au pays, surtout aux ruraux.
Dans les premiers temps et après l’expérience Mac-Mahon, l’Assemblée nationale prendra des présidents de la République choisis pour leur effacement, lesquels nommeront des présidents du Conseil eux-mêmes assez insignifiants pour ne pas leur porter ombrage.
« Néron, Dioclétien, Attila, préfigurateur de l’antéchrist ! »2466
Les catholiques insultant Jules Ferry. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux
Surnommé hier Ferry-la-Famine – sous la Commune – et demain Ferry-Tonkin – pour sa politique coloniale. Cette fois, il est attaqué en tant que ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts : son projet de réforme de l’enseignement public primaire (laïc, gratuit et obligatoire) réduit l’importance de l’enseignement privé. Débats déjà animés, le 15 mars 1879. Le 16 juin, la loi Ferry enflammera la Chambre…
Gambetta défend son ami Ferry et tape si fort du poing sur la table qu’il perd son œil de verre. Les députés en viennent aux mains. Et volent manchettes et faux cols ! Il faut encore trois ans avant que passe le train des lois Ferry.
Gabriel Roques (1851-1915), caricature non datée. Musée national du château de Compiègne.
La légende vaut citation :
« Un « Boulanger » qui n’est pas dangereux. »3
L’explosion du phénomène boulangiste, aussi violente que brève (1887-1889), met à l’épreuve la République dans son principe de représentation populaire. Plébiscité par les électeurs de la France entière, l’ex-général Boulanger ancien ministre de la Guerre, incarne l’homme providentiel pour des mouvances antiparlementaires extrêmes, de gauche comme de droite. Cette crise révèle les tensions internes d’une France qui s’interroge (déjà) sur son rôle dans le monde et d’une société qui peine à se structurer politiquement. Le succès de Boulanger indique surtout que la dimension personnelle du pouvoir – alimentée par les exemples historiques des monarques et des empereurs – demeure une valeur dominante au début de l’ère démocratique.
Le caricaturiste joue sur le nom « Boulanger », profession à laquelle le chat est souvent associé, vraisemblablement à cause de ses pattes qui pétrissent avec conscience et volupté. La présence du petit animal imitant le pas du cheval de manière drolatique renvoie à ce référent, tout en accentuant le ridicule d’un chef qui ne serait qu’un « pseudo-lion ». Si le cheval de Boulanger obéit aux conventions du genre – fier trot guerrier, encolure cabrée et domptée –, son cavalier est ridiculisé. Manifestement à la « revue » comme l’indique l’orientation de la tête, il apparaît en costume civil et en bottes de cavalier à éperons, sans sabre. Son calot fait penser à un tricorne déformé.
Cette « charge » dessinée s’inscrit dans le contexte iconographique chargé du général Boulanger et dans la représentation traditionnelle des chefs militaires. Mais on le voit en costume civil, seul sur le fond blanc : c’est un militaire sans armée. Son modeste calot sans attribut symbolise la confusion politique régnant dans le camp boulangiste. Le général Boulanger était simplement né du « désir des masses » (Barrès) et de l’obsession de « la Revanche reine de France » (Maurras), après la défaite face à la Prusse.
« Dissolution, Révision, Constituante. »2492
Général BOULANGER (1837-1891), Mot d’ordre de sa campagne électorale, printemps 1888. Histoire politique de l’Europe contemporaine (1897), Charles Seignobos
Le « scandale des décorations » qui éclabousse le président Jules Grévy a transformé la vague de sentimentalité populaire en mouvement politique : le boulangisme, devenu « syndicat des mécontents », hostile aux (républicains) opportunistes au pouvoir, menace le régime parlementaire. Ce populisme rassemble des radicaux qui veulent depuis toujours la révision de la Constitution (Rochefort, Naquet), des patriotes de droite qui ne rêvent que revanche (Déroulède), mais aussi des royalistes et des bonapartistes.
Boulanger se pose en champion d’une République nouvelle et crée son Parti républicain national. Mais Clemenceau se méfie, voyant poindre un nouveau Bonaparte, et Charles Floquet, président du Conseil, dans son discours à la Chambre du 19 avril 1888, qualifie le général Boulanger de « manteau troué de la dictature », avant de le blesser dans un duel à l’épée, le 13 juillet.
« Pourquoi voulez-vous que j’aille conquérir illégalement le pouvoir quand je suis sûr d’y être porté dans six mois par l’unanimité de la France ? »2496
Général BOULANGER (1837-1891), réponse aux manifestants, 27 janvier 1889. Histoire de la Troisième République, volume II (1963), Jacques Chastenet
C’est sa réponse aux manifestants qui lui crient : « À l’Élysée ! » et marchent vers le palais où le président Carnot fait déjà ses malles ! Boulanger choisit la légalité ce 27 janvier 1889, il choisit aussi d’écouter les conseils de Marguerite de Bonnemains, maîtresse passionnément aimée – on sait aujourd’hui qu’elle travaillait pour la police.
Cela laisse le temps au gouvernement de réagir : le ministre de l’Intérieur, Ernest Constans, l’accuse de complot contre l’État. Craignant d’être arrêté, Boulanger fuit en Belgique. Son prestige s’effondre. Le boulangisme a vécu.
Caricature du général Boulanger. Pépin (Édouard Guillaumin), Le Grelot, 20 janvier 1889.
La légende vaut citation :
« Citoyen… Croyez en un homme qui n’a JAMAIS MENTI
Je soutiendrai la République… jusqu’à la mort !!!… »5
Cette caricature du Grelot prouve l’opposition de ce journal illustré républicain au général Boulanger. Lui qui se disait défenseur de la République est montré assassinant Marianne, symbole de cette République.
En costume militaire, gringalet à la mine patibulaire, la carotte de la révision sur le képi, il tient une Marianne pieds et poings liées par un levier, prête à la pendaison. À sa droite, une affiche évoque les positions politiques de Boulanger et de ses soutiens.
« Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant. »2499
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), apprenant le suicide du général Boulanger sur la tombe de sa maîtresse à Ixelles (Belgique), le 30 septembre 1891. Histoire de la France (1947), André Maurois
L’épitaphe est cinglante et la fin du « Brave Général » qui fit trembler la République est un fait divers pitoyable.
Le gouvernement a réagi après ce qui aurait tourné au coup d’État, si Boulanger avait osé marcher sur l’Élysée ! Accusé de complot contre l’État, craignant d’être arrêté, il s’est enfui le 1er avril 1889 à Londres, puis à Bruxelles, avec sa maîtresse (de mèche avec la police). Son prestige s’effondre aussitôt. Le 14 août, le Sénat, réuni en Haute Cour de justice, le condamne par contumace à la déportation.
Mme de Bonnemains meurt du mal du siècle (phtisie) le 16 juillet 1891. Sur sa tombe, fou d’amour, le général Boulanger fait graver ces mots : « Marguerite… à bientôt ». Le 30 septembre, il revient se tirer une balle dans la tête, pour être enterré dans la même tombe où l’on gravera : « Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ? »
« Parlez-nous de lui, grand-mère,
Grand-mère, parlez-nous de lui ! »2500Mac-Nab (1856-1889), Les Souvenirs du populo, chanson. Chansons du chat noir (1890), Camille Baron, Maurice Mac-Nab
Parodie de la célèbre chanson de Béranger, comme si Bonaparte et Boulanger étaient également sensibles au cœur du peuple : « Devant la photographie / D’un militaire à cheval / En habit de général / Songeait une femme attendrie. / Ses quatre petits-enfants / Disaient « Quel est donc cet homme ? » / « Mes fils, ce fut dans le temps / Un brave général comme / On n’en voit plus aujourd’hui / Son image m’est bien chère ! » »
Le phénomène Boulanger aura duré trois ans. Mais le nationalisme revanchard va lui survivre dans les milieux de droite. Menaces sur le régime proches dans le temps, les deux affaires, Boulanger et Dreyfus, sont liée. La seconde aura des conséquences autrement plus graves, dans le climat violemment antisémite de la France !
Antisémitisme. Esnault, « Leur patrie », La Libre parole illustrée, 28/10/1893.
À la fin du XIXe siècle, la caricature est reconnue comme un genre à part entière. C’est aussi à cette période qu’elle révèle sa face sombre, devenant un instrument privilégié de l’antisémitisme, du nationalisme et de la presse d’extrême droite. Édouard Drumont, auteur de La France juive et créateur de La Libre parole se révèle au fil des années l’un des prophètes de l’antisémitisme à la française.
« Les Juifs ont introduit, dans les habitudes de la haute société, les plaisanteries de manants, les farces de fumistes. »7
Édouard DRUMONT (1844-1917), La France juive (1880)
Cet ouvrage de 1 200 pages (deux volumes) publié à compte d’auteur en forme de « chronique scandaleuse » avec son index de plus de 3 000 noms de personnalités juives ou ayant cultivé des relations avec des Juifs, se vend à 62 000 exemplaires la première année. Véritable « best-seller de la fin du XIXe siècle », republié en 1888 dans une version populaire résumée en un volume, il connaît 200 rééditions au total jusqu’en 1914 !
La France Juive est la première unification « dans une perspective historique — sociale, religieuse, politique — [des] trois sources principales des passions antijuives : l’antijudaïsme chrétien, l’anticapitalisme populaire et le racisme moderne » selon Michel Winock (Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, 1990). Il recycle et donne leur autonomie aux thèmes de l’antisémitisme catholique, affirmant que « la question religieuse même ne joue qu’un rôle secondaire à côté de la question de race qui prime toutes les autres. » Drumont développe un antisémitisme racial (opposition entre « aryens » et « sémites »), économique (la finance et le capitalisme sont aux mains des Juifs) et religieux (référence au peuple déicide).
Il multiplie les poncifs et les idées reçues Les juifs sont hypocondriaques, sujets « à toutes les maladies qui indiquent la corruption du sang : les scrofules, le scorbut, la gale… », rongés par la « névrose », maladie moderne par excellence. « Dans son essence même, le Juif est triste. Enrichi, il devient insolent en restant lugubre ; il a l’arrogance morose. »… « À Paris, ils vivent dans des appartements hermétiquement clos où règne toujours une atmosphère surchauffée. » Les Juifs « puent … Chez les plus huppés il y a une odeur… un relent qui indique la race et les aident à se reconnaître entre eux. »… « Les femmes [juives], avec tous les diamants de Golconde, ressembleront toujours à des marchandes à la toilette, non point endimanchées, mais ensabbatées »
Le juif français est systématiquement associé à l’argent, la prévarication, l’avarice, tandis que le juif « exogène » permet d’évoquer le cosmopolitisme, sinon l’antipatriotisme des juifs, dénoncés bien avant l’arrestation d’Alfred Dreyfus comme des espions allemands en puissance, donc des traîtres à la France.
« Pour écrire un livre semblable [La France juive], il faut avoir été d’une génération à cheval, en quelque sorte, sur la fin de l’Empire et le commencement de la République ; il faut avoir vu naître, se développer et grandir le monde judéo-germain qui nous opprime à l’heure actuelle. »
Édouard DRUMONT (1844-1917), Le Testament d’un antisémite (1891)
Antisémite autoproclamé, La Libre parole illustrée l’aide naturellement à préciser le stéréotype facial. Le nez s’est épaté, les lèvres épaissies, tout comme le visage arrondi. Le juif typifié atteint une forme d’unité corporelle qui s’oppose en tout point à celle de l’aryen, dans un système dual que Drumont perçoit comme « une clef majeure de l’histoire universelle » et dans lequel le juif constitue un « autre » incompatible.
On peut clairement repérer deux types de juifs selon Drumont qui pousse très loin la caricature reflétant selon lui la réalité : le juif français, assimilé, en costume trois pièces, plutôt grassouillet, le crâne dégarni, les cheveux frisés, le nez imposant, et le juif exogène, maigre, élancé, doté d’une longue barbichette, cheveux longs et filasses, plus proche de la représentation du juif religieux traditionnel ou du juif « du ghetto ».
Parfois le caricaturiste évoque la frontière (ou recourt à une carte géographique) qu’enjambe le juif pour exporter ses richesses hors de France. La connexion entre les deux types est parfois réalisée, le juif pauvre étranger venant s’installer dans l’Hexagone pour y faire fortune. On passe alors d’un type à l’autre en quelques étapes qui illustrent les deux pôles visuels de la détestation physique : d’un côté maigreur, misère et saleté repoussante, de l’autre, embonpoint, luxe et attitude hautaine du parvenu. Dans les deux cas, l’anormalité prédomine.
Le système iconographique fondé sur cette bipolarisation doit pouvoir susciter chez le lecteur/voyeur identification d’un côté et rejet de l’autre (ce qui revient au même), dans une logique de construction identitaire.
La physiogonomie, pseudo-science qui fait son retour dans les journaux voués à la caricature comme la Libre parole illustrée, a la même vocation de démolition médiatique visant diverses personnalités, juives ou pas.
Physiogonomie. Dessins d’après Chanteclair, La Libre parole illustrée, samedi 4 août 1894, n°56.
La légende vaut citation (contre le président de la République Casimir-Périer) :
— Ceci, tas de malins, a pour but de vous prouver que Casimir était vraiment prédestiné à être le gardien fidèle, ô combien, de notre aimable Constitution.9
La couverture de La Libre parole illustrée montre une métamorphose de Casimir Périer en bouledogue sous le titre « PHYSIOGNOMONIE ». Les deux numéros suivants seront conçus sur ce principe.
Ignorant les préjugés religieux courants en son temps, Casimir-Périer admet dans sa compagnie des protestants, les Hottinguer, les Delessert, et des Juifs - le Baron de Rothschild se flatte d’être « son ami » et de le voir régulièrement. Il oublie volontiers le passé politique de ses amis, cette tolérance doit être portée à son crédit.
Les charges de La Libre parole contre l’éphémère président de la République, opposant le riche parvenu aux pauvres hères, sont d’ailleurs comparables à celles du Chambard socialiste, entre autres. Cette charge en quatre étapes, signée Chanteclair et titrée Physiognomonie, aussi repoussante que fascinante, constitue le sommet d’un courant qui fait momentanément passer l’antisémitisme au second plan (Casimir-Périer n’étant pas juif) : le dessinateur transforme la tête du président (fine et séduisante) en une gueule de molosse monstrueux.
Cette attaque – entre beaucoup d’autres – aura raison de la fragilité du nouveau président, si peu fait pour ce métier de son aveu même.
« Le poids des responsabilités est trop lourd pour que j’ose parler de ma reconnaissance. J’aime trop ardemment mon pays pour être heureux le jour où je deviens son chef. Qu’il me soit donné de trouver dans ma raison et dans mon cœur la force nécessaire pour servir dignement la France. »
Jean CASIMIR-PERIER (1847-1907), Message du nouveau président de la République élu le 27 juin 1894
Étrange message du nouvel élu ! Soutenu par la droite, il hésitait pourtant à poser sa candidature, mais il se laisse convaincre. Facilement élu par le Sénat et la Chambre (contre le radical Henri Brisson et le républicain modéré Charles Dupuy), pâle et défait, il éclate en sanglots ! L’Intransigeant d’Henri Rochefort titre un entrefilet prémonitoire : « Premières larmes ! »
À 46 ans, c’est le troisième plus jeune président (après Louis-Napoléon Bonaparte en 1848 et Emmanuel Macron en 2017). Casimir-Périer détient surtout le record du mandat présidentiel le plus court, toutes républiques confondues : 6 mois et 20 jours.
La presse satirique de gauche (Le Chambard socialiste en tête) le caricature comme il est d’usage à l’époque : le « criblage caricatural » vise ici un président « descendant de » et fortuné. Les radicaux et les socialistes font chorus contre le « président de la réaction ». Il appartient à la haute bourgeoisie. Propriétaire de la majeure partie des actions des mines d’Anzin, « Casimir d’Anzin » est trop riche aux yeux de la France démocratique. Les campagnes de presse hostiles se multiplient, parallèlement aux procès pour offense au chef de l’État.
Casimir-Périer prend aussi conscience du faible rôle réservé au président. Tenu à l’écart des Affaires étrangères (domaine pourtant réservé au chef de l’État), marginalisé par le président du Conseil Charles Dupuy, il sombre dans l’abattement. Surnommé « le Prisonnier de l’Élysée », il ne supporte plus cette prison dorée, « décor menteur où l’on ne fait que recevoir des coups sans pouvoir les rendre ».
Sous ses allures hautaines, l’homme est sensible, fragile et angoissé. Cloitré en son Palais, il n’ose plus sortir dans la rue de peur d’être insulté ou sifflé. Il demande aux cochers de retirer leur cocarde tricolore pour qu’on ne remarque pas la voiture présidentielle dans la capitale. Se croyant espionné, il reçoit ses intimes sur la pelouse de l’Élysée pour pouvoir parler librement. Il va démissionner au premier prétexte, un jour après son président du Conseil avec qui l’entente était décidément impossible.
« Je ne me résigne pas à comparer le poids des responsabilités morales qui pèsent sur moi et l’impuissance à laquelle je suis condamné. »
Jean CASIMIR-PERIER (1847-1907), Dernier message du Président démissionnaire, janvier 1895
Autoritaire et susceptible, il présente sa démission en janvier 1895, résumant ainsi le drame de sa situation. Retiré de la politique, il consacra la fin de sa vie à la gestion de la fortune familiale. Il n’évoqua jamais plus le souvenir de son bref passage à l’Élysée.
Leçons de l’histoire ? La politique est un métier interdit aux faibles. Et la « souveraineté parlementaire » l’emporte une fois de plus au détriment de la présidence toujours rabaissée. À son décès, la famille, fidèle à son vœu, refusa toute cérémonie officielle : obsèques sans fleurs, ni couronnes, ni discours.
À propos de Judas-Dreyfus. Dessin de Chanteclair dans La Libre parole illustrée (10 novembre 1894).
Suite à l’arrestation du capitaine Dreyfus pour trahison (octobre 1894), le sous-titre vaut citation :
— Français, voilà huit années que je vous le répète chaque jour !11
Edouard Drumont, tête fidèle à sa photo, pose ici en colosse à côté de ses œuvres empilées qui font un barrage antisémite depuis sa dénonciation de La France juive (1886). Il tient à bout de pincettes (pour éviter toute contamination) un abominable avorton coiffé d’un casque allemand à pointe (Dreyfus accusé d’espionnage pour l’ennemi), tandis qu’un brave soldat veille en arrière-plan sous le soleil, symbole d’une aube nouvelle pour la nation.
Aux yeux des nationalistes chrétiens, la trahison de la France vaut celle de Jésus par Judas.
Rappelons que La Libre parole (illustrée) fondée en 1886 par Drumont est le premier journal antidreyfusard. En 1889 et dans le même esprit, Drumont a fondé La Ligue Nationale antisémitique de France.
Un diner en famille, dessin de presse de Caran d’Ache (1858-1909) qui fait référence à l’Affaire Dreyfus. Le Figaro, 14 février 1898.
La légende vaut citation et fait littéralement partie de la caricature qui se joue en deux actes :
— Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus !
— Ils en ont parlé.12
L’affaire Dreyfus qui marquera l’histoire de France jusqu’à la Seconde Guerre mondiale constitue un temps fort de l’histoire de la caricature. La presse satirique se lance dans la bataille : côté antidreyfusard La Libre parole de Drumont et L’Intransigeant de Rochefort, auquel s’oppose Le Grelot.
Certains journaux seront même créés pour l’occasion : Psst (antidreyfusard) et Le Sifflet (dreyfusard).
« Un dîner en famille » est un diptyque composé de deux dessins superposés. Le premier représente une grande famille bourgeoise attablée pour le début du dîner, le second montre la même famille, plus tard, se battant autour de la table dévastée. L’originalité, ajoutons même l’élégance, c’est que l’œuvre ne prend absolument pas parti, pour ou contre Dreyfus.
C’est « simplement » une métaphore de la société française profondément divisée entre dreyfusards et anti-dreyfusards, durant l’Affaire. Cette illustration est devenue une référence pour illustrer les débats qui passionnent toutes les tranches de la société, sur lesquels tous se forgent un avis, sans que personne ne convainque personne.
Signalons pourtant que Caran d’Ache (1858-1909), dessinateur humoristique et caricaturiste, est membre de la Ligue de la patrie française, organisation politique d’orientation nationaliste, fondée le 31 décembre 1898 dans le cadre de l’affaire Dreyfus. Elle rassemble les antidreyfusards intellectuels et mondains : académiciens, tels François Coppée, Jules Lemaître et Paul Bourget, membres de l’Institut de France, artistes et écrivains en vue, à commencer par Maurice Barrès, les peintres Edgar Degas et Auguste Renoir, le romancier Jules Verne, les poètes José-Maria de Heredia et Pierre Louÿs, le musicien Vincent d’Indy, le peintre et dessinateur Jean-Louis Forain, le caricaturiste Job, Théodore Botrel, etc.
Annoncée d’abord comme une organisation « centriste et régionaliste » censée rassembler les bonnes volontés pour apaiser les tensions politiques, son jeu se précise bientôt clairement : réaction à la Ligue des droits de l’homme créée pour fédérer et organiser les forces antidreyfusardes les plus hétéroclites. Plusieurs personnalités trompées, comme Heredia ou Mistral, la quittent aussitôt. Son action restera limitée. Elle semble triompher lors des élections municipales en 1900, notamment à Paris. Mais pas plus que la Ligue des patriotes de Paul Déroulède elle ne résiste à la victoire électorale du Bloc des gauches en 1902. Elle est officiellement dissoute en 1904.
Malgré tout, l’Affaire prend une telle importance qu’elle va engendrer un flot de caricatures atteignant des sommets de haine et de vulgarité, avec un antisémitisme qui relèverait aujourd’hui de la censure et de la justice. N’ayant que l’embarras du choix, nous avons sélectionné le meilleur, donc le pire. À vous de juger…
Musée des horreurs, n°4, Le Roi des Porcs. Émile Zola. Par V. Lenepveu. Automne 1898.
Le bien nommé « Musée des horreurs » est une série de 51 affiches satiriques attaquant les hommes politiques, les écrivains et les journalistes ayant pris des positions dreyfusardes, publiée chaque semaine pendant un an, après le second procès en révision de la Cour Martiale de Rennes. Ces dessins échappent aux représentations caricaturales classiques de l’époque : les visages des personnages, absolument pas déformés, sont même d’une précision étonnante. Victor Lenepveu 1819-1898) désire que ses lecteurs identifient au premier regard les personnages.
Publication interrompue un an plus tard, sur ordre du ministère de l’Intérieur. L’auteur invoquera de son côté des soucis de financement et des tracas policiers.
« Un dessinateur de beaucoup d’esprit, au coup de crayon d’un comique intense, M. V. Lenepveu, a eu l’heureuse idée d’inaugurer une série des portraits des vendus les plus célèbres de la tourbe dreyfusarde. »13
Henri ROCHEFORT (1831-1913), L’Intransigeant
La mise en vente du premier numéro, le 1er octobre 1899, est annoncée et saluée par son confrère Henri Rochefort, anticlérical, nationaliste, favorable à la Commune, boulangiste, socialiste et antidreyfusard… et plus que tout extrémiste. Son engagement lui vaut le surnom de « l’homme aux vingt duels et trente procès ».
Ces dessins échappent aux représentations caricaturales classiques de l’époque : le visage, jamais déformé, est même d’une précision étonnante. Victor Lenepveu, désire que ses lecteurs-voyeurs identifient au premier regard les personnages. Mais la tête est greffée sur le corps d’un animal plus monstrueux que nature.
Émile Zola, célèbre romancier populaire qui n’est pas juif, mais ne supporte plus l’antisémitisme ambiant, est gratifié d’un corps de porc. Avant son engagement en faveur de Dreyfus, le chef de file de la littérature naturaliste fut souvent traité de « pornographe » par les conservateurs et déjà caricaturé en porc.
Le dessin en rajoute, évoquant une posture scatologique : assis dans une auge, sur une pile de quelques-uns de ses romans, il badigeonne de « caca international » la carte de la mère patrie. La théorie du complot est sous-jacente et le terme « international » prouve les influences néfastes de l’étranger. La précision du dessin permet de saisir le message : Zola n’écrit pas ses œuvres, il les produit d’une manière beaucoup moins noble… Ses textes peuvent même avoir une autre utilité que celle de la simple lecture… Ajoutons que le choix des ouvrages dans l’auge du porc a un sens : la droite nationaliste et antisémite rejette les romans naturalistes tels L’Assommoir ou Germinal qui témoignent des difficiles conditions de vie de la classe ouvrière dans la société française issue de l’industrialisation.
Le rôle majeur de Zola dans l’Affaire va l’exposer médiatiquement et bouleverser sa vie – sa mort « accidentelle » par intoxication cinq ans plus tard est considérée comme un assassinat par certains historiens, mais ce fait-là ne sera jamais prouvé. Cheminée mal ramonée ou aération bouchée sur ordre d’anti-dreyfusards. Pour le reste… l’Histoire a finalement rendu justice à Dreyfus et aux dreyfusards. L’Histoire en citations résume l’affaire en quelques mots.
« La vérité est en marche ; rien ne peut plus l’arrêter. »2515
Émile ZOLA (1840-1902), Le Figaro, 25 novembre 1897
Zola commente la demande en révision du procès du capitaine Dreyfus.
L’histoire, complexe et longue, commence fin septembre 1894, quand une femme de ménage française de l’ambassade allemande, travaillant pour le Service de renseignements, découvre un bordereau prouvant la trahison d’un officier de l’état-major français. Le 10 octobre, le général Mercier, ministre de la Guerre, met en cause Alfred Dreyfus. On lui fait faire une dictée, il y a similitude entre son écriture et celle du bordereau en cause. Dreyfus est condamné à la déportation en Guyane par le Conseil de guerre de Paris, le 22 décembre 1894. Ni lui ni son avocat n’ont eu accès à des pièces d’un « dossier secret ». Diverses irrégularités sont ensuite mises en évidence. Sa qualité de juif joue contre lui, à une époque où l’antisémitisme a ses hérauts, ses journaux, ses réseaux.
« Il n’y a pas d’affaire Dreyfus. »2516
Jules MÉLINE (1838-1925), président du Conseil, au vice-président du Sénat venu lui demander la révision du procès, séance du 4 décembre 1897. Affaire Dreyfus (1898), Edmond de Haime
Mot malheureux, quand éclate au grand jour l’affaire Dreyfus, qui deviendra l’« Affaire » de la Troisième République, et la plus grave crise pour le régime. Méline refuse la demande en révision du procès. Les dreyfusards (minoritaires) vont mobiliser l’opinion publique par une campagne de presse.
« J’accuse. »2517
Émile ZOLA (1840-1902), titre de son article en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898
L’Aurore est le journal de Clemenceau et le titre est de lui. Mais l’article en forme de lettre ouverte au président de la République Félix Faure est bien l’œuvre de Zola : il accuse deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major et les experts en écriture d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion », et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus, d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ». Le ministre de la Guerre, général Billot, intente alors au célèbre écrivain un procès en diffamation.
« Un jour la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur. »2518
Émile ZOLA (1840-1902), La Vérité en marche, déclaration au jury. L’Aurore, 22 février 1898
Le procès Zola en cour d’assises (7-21 février 1898) fit connaître l’affaire Dreyfus au monde entier. Formidable tribune pour l’intellectuel converti aux doctrines socialistes et aux grandes idées humanitaires ! « Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai. » En attendant, Zola est condamné à un an de prison et 3 000 francs d’amende.
« La révision du procès de Dreyfus serait la fin de la France. »2520
Henri ROCHEFORT (1831-1913), 1er mai 1898. Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement (1998), Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière
Cité souvent et à juste titre pour son humour cinglant, Rochefort s’impose en polémiste antidreyfusard. Son journal l’Intransigeant dénonce le syndicat des dreyfusards et soutient le camp des antidreyfusards, très majoritaires, mais plus ou moins militants.
Musée des horreurs n°6. Dreyfus, le Traitre. Par V. Lenepveu.
Portrait caricature d’Alfred Dreyfus, en hydre (ou dragon ou serpent géant) à tête d’homme parfaitement ressemblante, entouré de serpents, corps transpercé par une épée avec un papier mentionnant « le traître », rôle attribué par définition même au juif apatride. Dans la tradition chrétienne, le serpent est assimilé au pêché : il est donc un agent du malin, sa culpabilité malgré la grâce présidentielle ne fait aucun doute. Cette créature symbolise un danger multiple. Pour le combattre, il ne faut pas hésiter à employer la violence comme le suggère l’épée plantée dans sa queue. Cette arme évoquerait aussi le caractère chevaleresque voire médiéval, de la lutte antisémite.
« Oh ! chère France, toi que j’aime de toute mon âme, de tout mon cœur, toi à qui j’ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence, comment a-t-on pu m’accuser d’un crime aussi épouvantable ? »15
Alfred DREYFUS (1859-1935), Lettre, à sa femme Lucie, 7 décembre 1894
Accusé à tort d’avoir divulgué des informations militaires secrètes à l’armée allemande pendant la guerre de 1870, condamné à 10 ans de prison le 9 septembre 1899, gracié par le président de la République Émile Loubet le 19 septembre, mais pas encore innocenté, il sera remis en liberté le 21 septembre.
Ce conflit politique et social divise la France en deux camps opposés, les « dreyfusards » partisans de l’innocence de Dreyfus et les « antidreyfusards », convaincus de sa culpabilité ou préférant prendre ce juif comme bouc émissaire, plutôt que d’incriminer un haut responsable de l‘armée française, indispensable pour aller au bout de la Revanche reine de France, et récupérer les deux départements d’Alsace-Lorraine perdus en 1870-71.
« Ce déchirement de l’opinion publique en deux blocs hostiles, que l’on qualifie de droite et de gauche, fut brutalement accentué par l’affaire Dreyfus. La vie publique de la France, pendant une grande partie de la première moitié du XXe siècle, allait en porter l’empreinte. L’extension de l’ « Affaire » qui n’était à ses débuts qu’une affaire juridique, n’est explicable que si l’on tient compte de ce qu’il y a dans l’esprit français de violence pour et contre les idées. (…) De l’affaire est sortie ce qui a été exactement nommé la révolution dreyfusienne. »
Edouard BONNEFOUS (1907-2007), Revue des Deux Mondes, février 1950
Cette affaire fut l’un des exemples les plus marquants d’erreur judiciaire difficilement réparée, avec un rôle majeur joué par la presse et l’opinion publique. L’affaire Dreyfus s’inscrit dans un contexte social particulièrement propice à l’antisémitisme et à la haine de l’Empire allemand. Plus qu’une simple erreur, ce fut un véritable complot judiciaire.
Musée des horreurs n°7. Le grand rabbin de France Zadoc Kahn, en loup. Par V. Lenepveu. MAHJ Musée d’art et d’histoire du judaïsme.
L’affiche représente le grand rabbin Zadoc-Kahn dans le corps d’un âne ou d’un loup (selon les références), coupant la queue tirebouchonnée d’un porc, châtreur par allusion à la circoncision alors appelée « baptême des cochons ». À droite, une affichette indique le Tarif des sacrifices, croissant en fonction d’une opération simple – soignée – à domicile. A gauche, sur la nappe de la table, informations publicitaires sur les prochaines parutions du Musée des horreurs : Georgette, La morue blanche - Crassus, Pré-Salé - La casserole, Salière et sa bande, etc. etc.
« [Zadoc Kahn] est lui-même une réponse vivante à ceux qui accusent les juifs d’être en tout excessifs et de manquer d’équilibre… La modération et la mesure qu’il met en toute chose accroissent la force de sa parole. On sent dans ce qu’il dit un feu intérieur et une ardeur toujours contenue, on voit que ce qu’il éprouve et ne dit pas vaut autant et plus que ce qu’il dit. Cette pensée dont on devine les profondeurs sans les voir fait vibrer tout ce qu’il y a chez l’homme de bon, de noble et de poétique, et par une sorte de résonance morale éveille dans les cœurs mille échos mystérieux. »
Isidore LOEBE (1839-1892), Revue des études juives (Année 1886), Sermons et Allocutions par Zadoc Kahn, grand-rabbin de Paris (1886)
Rabbin philologue et historien français du XIXᵉ siècle, spécialiste des études sur l’histoire, la culture et la littérature juives, il rend hommage à son confrère lors de la publication de ses œuvres.
Zadoc Kahn (1839-1905) est né dans une famille ashkénaze à Mommenheim en Alsace. Son père est colporteur, sa mère descend du grand-rabbin de Rhénanie. Il prépare l’examen d’entrée au Séminaire rabbinique, étudie à l’académie talmudique de Strasbourg. Très affecté par la guerre de 1870 et la perte de son Alsace natale, il fonde en 1879 la Société des études juives, creuset du « franco-judaïsme ». En 1889, il est nommé grand-rabbin de France. Luttant inlassablement contre l’antisémitisme, il milite pour la réhabilitation d’Alfred Dreyfus dont il célébra le mariage (21 avril 1890) avec Lucie Hadamard, dans la synagogue de la Victoire à Paris. À la différence de beaucoup d›« Israélites » parisiens, il soutint aussi les projets pour le retour des Juifs en Palestine.
Musée des horreurs n°10, Georges Clemenceau, en hyène, veillant sur des sacs de livres sterling, en écho aux accusations du temps de l’affaire Norton (1893). Par V. Lenepveu.
« Le Tigre » qui terrorise la classe politique par son humour féroce et ses convictions politiques sans concessions politiciennes est réduit au rang d’une hyène. Le titre en haut à droite en fait « l’ex-copain de Cornelius Herz », rappelant ses liens avec Cornelius Herz, impliqué dans le scandale de Panama (1892). Clemenceau veille sur des sacs de livres sterling, en écho aux accusations du temps de l’affaire Norton (1893).
« La plus grande flibusterie du siècle… De l’or, de la boue et du sang. »2505
Édouard DRUMONT (1844-1917), La Libre Parole, septembre 1892. Marinoni : le fondateur de la presse moderne, 1823-1904 (2009), Éric Le Ray
Drumont a déjà attaqué la finance juive dans son essai d’histoire contemporaine en forme de pamphlet, La France juive (1886). Dans son journal nationaliste et antisémite, La Libre Parole (sous-titré « La France aux Français »), il dénonce le scandale de Panama. « De l’or, de la boue et du sang » : résumé de l’affaire et titre du livre qu’il lui consacrera (1896).
De Lesseps (juif d’origine allemande) a créé en 1881 une compagnie pour le percement de l’isthme. Des difficultés techniques et bancaires l’obligent à demander de nouveaux fonds. Pour se lancer sur le marché des obligations, il lui faut une loi – il achète les voix de parlementaires et de ministres. Trop tard. Sa compagnie est liquidée (février 1889), 800 000 souscripteurs sont touchés. On tente d’étouffer le scandale, mais une enquête pour abus de confiance et escroquerie est lancée contre de Lesseps, père et fils.
Dans la nuit du 19 au 20 novembre 1892, le suicide du baron Reinach, intermédiaire entre la Compagnie de Panama et le monde politique, met le feu aux poudres.
À la tribune de la Chambre, le député royaliste Jules Delahaye accuse sans les nommer 150 députés d’avoir été achetés. La presse dénonce les « chéquards » et les « panamistes », dont Clemenceau. Ce vendéen n’a rien de juif, mais le républicain radical est athéiste convaincu. Il se bat pour la séparation des Églises et de l’État… et s’illustre en ardent dreyfusard, ouvrant son journal au « J’accuse » de Zola (le titre de cette lettre ouverte est d’ailleurs de lui). Personnage très en vue à divers titres, redouté pour son caractère et son humour féroce, le Tigre se retrouve impliqué dans le plus gros scandale financier de la Troisième République.
« L’affaire de Panama a montré toutes les forces sociales de ce pays au service et sous les ordres de la haute finance […] La nation doit reprendre sur les barons de cette nouvelle féodalité cosmopolite les forteresses qu’ils lui ont ravies pour la dominer : la Banque de France, les chemins de fer, les mines. »2506
Alexandre MILLERAND (1859-1943), Profession de foi aux électeurs du XIIe arrondissement, 1893. Les Socialistes indépendants (1911), Albert Ory
Idée toujours actuelle du pouvoir de la finance internationale. Sont d’ailleurs citées des entreprises qui seront nationalisées en 1945-1946. Millerand, républicain radical devenu socialiste (avant de finir conservateur et président de la République après la guerre) fait partie de ces hommes nouveaux qui, comme Jean Jaurès, seront députés au terme des élections des 20 août et 3 septembre 1893.
La République reste modérée, mais la nouvelle Chambre amorce un tournant à gauche avec l’apparition du socialisme parlementaire, encore trop désuni pour être fort. Quant à l’affaire de Panama, elle laisse des traces durables : antiparlementarisme et antisémitisme accrus, dans une France divisée par l’Affaire (Dreyfus).
Musée des horreurs n°35. Juin 1900. Dreyfus le Traître, pendu. Par V. Lenepveu.
Retour au personnage principal de l’Affaire, titré en haut à droite « Amnistie populaire ! » (référence à la loi d’amnistie votée par les sénateurs le 2 juin 1900). Dreyfus mérite de finir pendu comme Judas à un gibet, avec la mention « Traître » épinglée à sa chemise. Assimiler Dreyfus à Judas est une évidence et la métaphore religieuse a toute la force d’une vindicte deux fois millénaire. Nul besoin de caricaturer Dreyfus racialement, il a trahi la France chrétienne, celle de Vercingétorix et de Jeanne d’Arc. Avec le « Syndicat Dreyfus » (complot judéo-maçonnique), c’est l’un des codes iconographiques les plus efficaces.
La caricature antidreyfusarde constitue un fond imagier où la presse collaborationniste ira puiser pendant la Seconde Guerre mondiale. Je suis partout (journal de la collaboration) titrera un éditorial de Lucien Rebatet « Les Juifs et la France », reprenant en 1939 un dessin de Caran D’Ache (antidreyfusard), publié en 1898 dans Psst… !
« Aujourd’hui, la vérité ayant vaincu, la justice régnant enfin, je renais, je rentre et reprends ma place sur la terre française. »2524
Émile ZOLA (1840-1902), L’Aurore, 5 juin 1899
Le 3 juin, la Cour de cassation, « toutes Chambres réunies », s’est prononcée pour « l’annulation du jugement de condamnation rendu le 22 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus ». Dreyfus a été sauvé par les « dreyfusards » ou « révisionnistes » : gracié par le président de la République, il sera réintégré dans l’armée en 1906. Mais l’Affaire a littéralement déchiré en deux la France, tous les partis, les milieux, les familles.
« Au moral, la haine de l’esprit militaire, au matériel, un désarmement qui attire la guerre comme l’aimant le fer. »2525
Charles MAURRAS (1868-1952), Au signe de Flore : souvenirs de vie politique, l’affaire Dreyfus, la fondation de l’Action française, 1898-1900 (1931)
Le théoricien du nationalisme intégral sera hanté à vie par le souvenir de l’affaire Dreyfus. Elle a de graves conséquences.
Militaires d’abord. L’armée en sort divisée (on se bat en duel dans les garnisons, dreyfusards contre « anti »), affaiblie, discréditée, épurée, et le Service de renseignements est remplacé par la police civile qui ne sera pas de taille face au Service de Renseignement allemand.
Conséquences psychologiques ensuite. La France va vivre en guerre de religion, deux camps se lançant leurs invectives : haine raciale, violation des droits de l’homme, contre antipatriotisme, antimilitarisme.
Politiquement enfin, les républicains, modérés, gravement divisés sur l’Affaire, vont s’appuyer sur la gauche et finalement perdre le pouvoir au profit des radicaux. Le centrisme n’est plus possible, il faut être à gauche ou à droite, et le gouvernement en fait vite l’expérience.
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