« Nul doute que notre patrie ne doive beaucoup à l’influence étrangère. Toutes les races du monde ont contribué pour doter cette Pandore. […] Races sur races, peuples sur peuples. »
Jules MICHELET (1798-1874 ), Histoire de France, tome I (1835)
Le phénomène de l’immigration n’est pas traité en tant que tel. Il mérite pourtant d’être repensé à l’aune de ces noms plus ou moins célèbres.
- Diversité d’apports en toute époque, avec une majorité de reines (mères et régentes) sous l’Ancien Régime, d’auteurs et d’artistes (créateurs ou interprètes) à l’époque contemporaine.
- Parité numérique entre les femmes et les hommes, fait historique exceptionnel.
- Origine latine (italienne, espagnole, roumaine), slave (polonais) et de proximité (belge, suisse), plus rarement anglo-saxonne et orientale.
- Des noms peuvent surprendre : Mazarin, Lully, Rousseau, la comtesse de Ségur, Le Corbusier, Yves Montand, Pierre Cardin… et tant d’autres à (re)découvrir.
Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.
VII. Époque contemporaine : toute en diversité à dominante artistique.
Victor VASARELY (1906-1997), artiste austro-hongrois venu à Paris pour travailler le graphisme publicitaire, mondialement reconnu comme le créateur de l’op-art ou art optique.
« Je ne propose pas de modèles idéologiques ou sentimentaux à mes contemporains.
Relier le degré d’art à la quantité de souffrance endurée est une idée récente et romantique : Verlaine, que les enfants poursuivaient à coups de cailloux ; Baudelaire, dandy funèbre, distillant son mépris à travers des vapeurs d’opium. »1Victor VASARELY (1906-1997), savoir.fr/biographie-victor-vasarely
En vertu de quoi Vasarely est à l’origine d’une véritable révolution artistique, à la fois totale dans ses intentions et limitée dans ses applications.
Né à Pécs en Hongrie, il commence des études de médecine (1925-1927). Il abandonne, pour s’inscrire aux Beaux-arts (1927-1929) et au Bauhaus de Budapest. Première exposition personnelle en 1930. La même année, il ne résiste pas à l’attrait de Paris, capitale de l’avant-garde artistique. Il s’installe à Arcueil (Val de Marne) avec son épouse Claire (Klára) Spinner.
Il débute comme artiste graphiste dans des agences publicitaires (notamment Havas). Il effectue son premier travail majeur d’op-art, Zebra (1937-1938) : peinture entièrement constituée de bandes noires et blanches, courbes parallèles et rapprochées de manière à donner l’impression tridimensionnelle d’un zèbre, Il reproduit ce procédé en 1939 dans des gouaches de deux zèbres aux cous enlacés et une lithographie d’un zèbre au galop.
Dans les années 40, il abandonne les arts appliqués et opte pour une création picturale abstraite. En 1955, il définit l’Art cinétique dans le « Manifeste jaune » à la galerie Denise René, en bonne compagnie avec Marcel Duchamp, Alexander Calder, Jesús Rafael Soto, Jean Tinguely, Pol Bury et Robert Jacobsen. En 1965, il participe à l’exposition du MoMA restée culte, « Responsive Eyes » à New York, cependant que le jeune Brian de Palma filme le vernissage. C’est la consécration de l’Art optique (Op Art). L’artiste cinétique qui rêve de l’avènement d’une « civilisation-culture planétaire » se retrouve exposé dans les grands musées du monde.
Dans les années 70, ils sont trois : Picasso, Dalí et Vasarely. Les formes géométriques du chef de file de l’art optique saturent l’espace public et l’imaginaire collectif, font vibrer les intérieurs des Français et les fleurons de l’industrie hexagonale dont il conçoit les logos, L’Oréal en tête. Vasarely s’invite sur la pochette Space Oddity de David Bowie, dans les décors télé de Jean-Christophe Averty, les séries de mode, toutes les couvertures de la collection « Tel » chez Gallimard. Ami du président Pompidou très amateur d’art moderne, il signe le portrait officiel qui flotte toujours dans le forum de Beaubourg.
« Le moment crucial de chaque artiste est sa transmutation « d’être récepteur » en « être émetteur » : là, il devient créateur, être rarissime découvrant son rôle qui consiste à donner. »
Victor VASARELY (1906-1997), Plasti-cité (1983)
Il développe désormais son propre modèle d’art abstrait géométrique, travaillant dans divers matériaux, employant un nombre minimal de formes et de couleurs. En 1972, il réalise la façade des premiers studios parisiens de RTL (22, rue Bayard, 8e arrondissement), habillée de lames métalliques. Classée aux Monuments historiques, cette œuvre est démontée lors du déménagement de la radio en 2017. On la retrouvera à la Fondation Vasarely d’Aix-en-Provence.
Il travaille encore pour de nombreuses entreprises et métamorphose le logotype de Renault. De cette collaboration naitra une série d’œuvres installées au bord d’autoroutes françaises, l’artiste bénéficiant du savoir-faire technologique des laboratoires de peinture de Renault.
« L’autoroute réalise le mariage heureux des paysages naturels et artificiels. »
Victor VASARELY (1906-1997), cité dans « Vasarely, le père de l’art optique », 27 octobre 2016, Histoire du design graphique
En 1976, il crée la Fondation Vasarely à Aix-en-Provence, dans un bâtiment de seize volumes hexagonaux qu’il conçoit entièrement, pour concrétiser sa conception de l’intégration de l’art dans la cité.
Pour lui, comme le résume Michel Gauhtier (Conservateur au Centre Pompidou, critique d’art, inspecteur de la création artistique au Ministère de la Culture) « l’art peut changer la vie, mais à condition de se changer lui-même, de modifier radicalement son processus de conception et de production ». Ainsi Vasarely va-t-il créer le langage en open-source d’un art que chacun peut s’approprier à l’image de son alphabet de couleur. La cybernétique comme une révolution démocratique qui ne serait pas confisquée, comme un logiciel libre qui ferait de nous tous des créateurs-programmeurs. Voilà ce qu’anticipe Vasarely.
Il met en place un Centre d’Art contemporain et un laboratoire de rencontre et de recherche réunissant les architectes, les artistes, les ingénieurs, les urbanistes…
Mais ces œuvres sont aisément reproductibles. Cinquante ans après, des centaines de « tableaux » volatilisés ou disséminés à travers le monde, une avalanche de procédures civiles et pénales, plus de quinze ans d’enquête durant lesquels pas moins de six juges d’instruction se sont relayés jusqu’à une saisie surréaliste du FBI à Porto Rico : la succession Vasarely n’en finit pas de faire des vagues et ses œuvres personnelles sont trop facilement reproductibles – ce qu’il souhaitait le premier.
Samuel Beckett (1906-1989), poète et romancier irlandais, créateur à Paris du « théâtre de l’absurde », prix Nobel de Littérature (1969), passé de l’humour du désespoir au silence du néant.
« Samuel Beckett fut l’auteur, en anglais puis en français, de romans et de pièces de théâtre qui expriment l’angoisse devant l’absurdité de la condition humaine. Le temps qui passe réduit les personnages à l’immobilité ; on ne peut que meubler le temps de paroles dont l’écho ne sert à rien. »2
Larousse
Signe particulier dans sa bibliographie : ses romans (Murphy, Molloy, Malone meurt, L’Innommable) eurent peu de lecteurs, mais restent sources de citations où l’auteur secret se dévoile, alors que son théâtre connut un succès mondial, pour une pièce emblématique du « nouveau théâtre » des années 1950-1960 : En attendant Godot.
« À force d’appeler ça ma vie, je vais finir par y croire. C’est le principe de la publicité. »
Samuel BECKETT (1906-1989), Molloy (1951)
Enfance classique de petit protestant irlandais, dans une famille issue de huguenots français émigrés après la Révocation de l’Édit de Nantes sous Louis XIV. Entre hymnes et psaumes, c’est aussi un sportif pratiquant (cricket, rugby) et studieux par nature qui se lance dans l’apprentissage du français. Profitant de ses vacances, il parcourt les châteaux de la Loire et voyage en Toscane à la quête de Dante. En 1926, il obtient son Bachelor of Arts (licence de lettres), commence à enseigner au Campbell College de Belfast. Et il part pour Paris (octobre 1928).
Lecteur à l’École normale supérieure et chargé de cours à la Sorbonne, il découvre la ville des lettres et des arts. De nature solitaire et asocial, il rencontre son compatriote James Joyce (1882-1941) auquel il consacrera un essai. Leurs œuvres les opposent : Joyce joue à pulvériser sa culture dans des milliers de jeux sur les mots, se fabriquant une langue propre. Beckett se dépouillera de sa propre langue, ses personnages dramatiques évoluant sur un sol incertain, quand ils ne sont pas prisonniers ou immobiles. Mais l’amitié les rapproche : Joyce encouragera Beckett à faire publier son premier roman Murphy (1938, en anglais) et quand il perdra peu à peu la vue, Beckett l’aidera dans l’écriture de Finnegans Wake (1939).
De retour dans son pays en 1930, Beckett enseigne le français à Dublin. Il gagne un concours de poésie avec Whoroscope composé à la hâte, réflexions égrenées par un Descartes perplexe devant un œuf qu’on vient de lui servir… Son mal être existentiel devenant pathologique, il recourt à l’analyse. D’après son psychanalyste Wilfred Bion, tous ses maux viennent des relations avec sa mère et de son éducation rigide. En le mettant sur un piédestal, elle aurait contribué à son isolement social par un sentiment de supériorité intellectuelle… La rupture avec sa mère n’arrangera rien. Mais en 1932, Beckett abandonne le métier qui la rassurait, l’enseignement, « ne pouvant [se] prêter davantage à ce qui était pour [lui] une chose infaisable ». Il se consacrera désormais à l’écriture… et l’angoisse n’en finira plus de marquer son œuvre.
L’Entre-deux-guerres est un contexte naturellement anxiogène. Après l’assassinat du président Paul Doumer (1932), une vague de xénophobie parcourt la France et les papiers de Beckett ne sont pas en règle. Reparti en Angleterre, la mort de son père (1933) lui permet de vivre (chichement) sur sa part d’héritage, de voyager en Allemagne, de retourner en Irlande. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, il choisit de revenir en France, préférant « la France en guerre à l’Irlande en paix ». Il participe à la Résistance avec Suzanne, sa future femme, avant de se réfugier dans un village du Vaucluse : ouvrier agricole pour vivre, il écrit la nuit - et désormais en français. Son premier roman, Murphy, sort chez Bordas (1947). Toutes ses œuvres seront ensuite publiées aux Éditions de Minuit, à commencer par sa première pièce, En attendant Godot (1953).
« Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. »
Samuel BECKETT (1906-1989), Lettre à Michel Polac, janvier 1952. theatre-contemporain.net
Qui est Godot ? Son nom évoque Dieu en anglais, God, un Dieu qu’on attend et qui ne vient jamais. La lettre de Beckett au journaliste curieux d’en savoir plus sur l’œuvre pas encore créée (au sens théâtral) reflète surtout son refus d’épiloguer, commenter, interpréter…
« Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible. Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus. C’est malheureusement mon cas. Il n’est pas donné à tous de pouvoir passer du monde qui s’ouvre sous la page à celui des profits et pertes, et retour, imperturbable, comme entre le turbin et le Café du Commerce. Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je l’ai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect, j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple. Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible. »
« Blin n’a pas encore trouvé un théâtre. Vaguement question parait-il du Monceau, spécialisé dans la caleçonnade. Il est vrai qu’Estragon perd son pantalon à la fin du deux. »
Samuel BECKETT (1906-1989), Lettre à Mania Péron, 15 avril 1952
Mania (ou Maya) Peron une amie connue dans la Résistance, assiste Beckett dans son difficile parcours d’auteur. Seule certitude dans cette affaire théâtrale : le nom du metteur en scène. Roger Blin (1907-1984) joue un rôle important dans l’émergence de cette nouvelle vague dramatique. Il a déjà mis en scène Arthur Adamov au théâtre des Noctambules, La Grande et la petite manœuvre. Il mettra en scène Beckett au théâtre de Babylone (et non pas au Monceau) et fera découvrir Jean Genet, Les Nègres (au Lutèce). Ces petites salles surnommées « les pissottières du Quartier latin » ont permis l’émergence de ce répertoire déjanté des années 1950-60, devenu aujourd’hui « classique ». La plupart ont disparu, le théâtre de la Huchette (où nous allons retrouver Ionesco et sa Cantatrice chauve) fait exception à la règle.
« L’esprit de la pièce (…), c’est que rien n’est plus grotesque que le tragique. »
Samuel BECKETT (1906-1989), Lettre à Roger Blin, 9 janvier 1953
Idée fondamentale chez Beckett, qui s’impose dès sa première pièce, En attendant Godot (1953).
En résumé… Deux curieux personnages à l’allure de clochards, Vladimir et Estragon, se rencontrent dans un lieu imprécis, au pied d’un arbre squelettique. Leur but : attendre Godot, énigmatique personnage dont on ne saura jamais rien. Ils ne savent pas quand il viendra, ni même s’il viendra vraiment. Ni qui il est… Un autre couple passe, Pozzo le maître, tenant en laisse son esclave Lucky, symbole de notre civilisation.
Le public est comme la critique, très partagé. Des spectateurs protestent, s’en prennent aux comédiens, partent avant la fin. Cela attire un nouveau public de curieux et le bouche-à-oreille finit par fonctionner. Beckett peut désormais vivre de sa plume et, autre « miracle », l’auteur va devenir mondialement célèbre – sans rien changer à son mode de vie.
Quelques citations d’En attendant Godot reflètent le fond et la forme de son œuvre la plus « facile », en tout cas la plus explicite.
« Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent. »
Quant à définir la folie… il n’en est pas question. Mais Beckett qui a fréquenté la psychanalyse ne s’est jamais senti « normal » et en souffrira jusqu’à sa mort.
« Essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire. »
Ce dialogue entre deux clochards nous les montre très bavards, à propos de tout et de rien, comme tant de gens à fuir, pour Beckett. Dans ses pièces à venir, le silence prendra de plus en plus de place…
« Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable. »
Les deux héros parlent chaussure et pied douloureux. Cette préoccupation banale devient source de comique irrésistible. Il y en a d’autres. Le RIRE est sans conteste l’une des raisons du succès de ce répertoire absurde et Ionesco (à suivre) saura l’exploiter plus systématiquement que Beckett, d’où ses succès grandissants au théâtre.
« Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s’arrête. Il en va de même du rire. »
Et larmes ou rires, on n’y peut rien. Alors, à quoi bon écrire… Sauf à pousser plus loin encore le défi beckettien !
« J’écris quelque chose qui est encore pire… plutôt difficile et elliptique, comptant surtout sur la force du texte pour griffer, plus inhumain que Godot. »
Samuel BECKETT (1906-1989), à propos de Fin de partie (1957). Cité par Ludovic Janvier, Beckett (1989)
Cette fois, l’auteur annonce la couleur, persiste… et signe sa deuxième pièce.
« Rien n’est plus drôle que le malheur. C’est la chose la plus comique du monde. »
Samuel BECKETT (1906-1989), Fin de partie (1957)
Le comique joue toujours un rôle central pour éviter le piège de l’abstraction philosophique et l’esthétique de la sensibilité ! Il préserve en même temps le tragique de toute sentimentalité. Quant au langage, il est plus déstructuré que jamais et le rire n’est plus si évident, même pour les deux personnages en scène : « Veux-tu que nous pouffions un bon coup ensemble ? — Je ne pourrais plus pouffer aujourd’hui. » On ne saurait mieux dire. Et Hamm le paralytique semble douter de sa propre existence : « Je n’ai jamais été là. »
« Oh ! les beaux jours ! »
Samuel BECKETT (1906-1989), titre et réplique de la pièce (1961), mise en scène de Roger Blin au théâtre de l’Odéon
Simple à résumer. Au milieu d’un paysage de désert brûlé, une sonnerie stridente retentit. Winnie se réveille et vaque à ses occupations. Signe particulier : son corps enterré dans le sable jusqu’au-dessus de la taille… et bientôt jusqu’au cou. Absorbée par la terre, elle se sent légère et feint d’ignorer son ensablement. Elle prie, se prépare, discourt, fredonne, se plaint, évoque des bribes de souvenirs, fait l’inventaire de son sac et de ses objets familiers. Elle s’adresse à son tendre ami Willie, second personnage à peine visible, poussant de temps en temps quelques grognements. Winnie s’accommode de son malheur avec grâce et joue à s’imaginer qu’elle vit toujours de beaux jours, cependant qu’elle perd peu à peu la mémoire.
Madeleine Renaud incarne à ravir le rôle qu’elle reprendra jusqu’à la fin de sa vie. À ses côtés, son mari Jean-Louis Barrault, directeur de l’Odéon (jusqu’en mai 1968), exceptionnellement figurant, revient au mime de ses débuts (voir, revoir Les Enfants du paradis de Marcel Carné). Quant à Beckett, il va bientôt pousser le minimalisme jusqu’aux limites théâtrales.
La pauvreté des décors et l’absence de tout contenu idéologique, voire de toute psychologie, laissent désormais à nu d’étranges figures. Des dialogues décousus et sans suite de vagabonds et d’infirmes vont confirmer la fatalité qui les domine et les fige dans une permanence définitive, sans passé et sans avenir. Ces hommes sont-ils encore des êtres ? Les trois protagonistes de Comédie (1963) sont réduits à des voix sortant de grandes jarres où ils sont prisonniers. Dans Pas moi (1970), une simple bouche émerge de l’obscurité.
Même la critique la plus avant-gardiste se lasse… Son écriture évolue vers des œuvres toujours plus minimales et des formes variées : mimes, pièces radiophoniques ou télévisuelles, cinéma. Beckett est partout sollicité. Ce rythme de travail intense s’accompagne de nombreux problèmes de santé.
« Quelle humiliation pour un homme si orgueilleux ! La tristesse d’être compris ! »
Émil CIORAN (1911-1995), Cahiers 1957-1972
Le prix Nobel de littérature lui est attribué en 1969 : il considère cela comme une « catastrophe ». En fait, il rejette la Beckett-mania et cette récompense accroît considérablement l’intérêt de la recherche universitaire pour son œuvre. D’autres écrivains s’intéressent à lui, un flot de romanciers et de dramaturges, de critiques littéraires et de professeurs passent par Paris pour le rencontrer. Son désarroi de nouveau Nobel s’explique aussi par son désintérêt absolu pour les mondanités et les devoirs afférents. Mais il ne le refuse pas. Son éditeur et ami Jérôme Lindon va chercher le prix - il distribuera le montant de la dotation à ses amis.
« D’abord j’étais prisonnier des autres. Alors je les ai quittés. Puis j’étais prisonnier de moi. C’était pire. Alors je me suis quitté. »
Samuel BECKETT (1906-1989), Eleutheria, pièce de théâtre de 17 personnages, édition posthume (contre la volonté de l’auteur)
Le plus étonnant, c’est qu’il écrit ces mots prémonitoires vers 1937-38. La psychanalyse a expliqué son mal être, mais sans le guérir. La création était-elle à ce prix ? On a vu ce phénomène désespéré chez certains peintres, mais Beckett reste un « cas clinique » extrême, en littérature.
« Oh tout finir ! »
Samuel BECKETT (1906-1989), derniers mots de Soubresauts (1989), son dernier livre
« Le vacarme dans son esprit soi-disant jusqu’à plus rien depuis ses tréfonds qu’à peine à peine de loin en loin oh finir. N’importe comment n’importe où. Temps et peine et soi soi-disant. Oh tout finir ! »
Souffrant d’emphysème et de la maladie de Parkinson, Beckett se retrouve comme le personnage de Moran dans Molloy (1951) : « Être vraiment enfin dans l’impossibilité de bouger, ça doit être quelque chose ! J’ai l’esprit qui fond quand j’y pense. »
« À la toute fin de sa vie (83 ans), dans sa maison de retraite sinistre, Beckett, avec sa bouteille de whisky Jameson (‘en direction de l’Irlande’) et ne refusant pas un cigare, reçoit encore ses amis. Il est élégant, comme toujours, et, aussitôt, récitation de poèmes. Quelques mois après, il s’effondre, et récite encore de la poésie jusque dans son délire. Il meurt enfin le 12 décembre 1989. Dehors, les journalistes sont à l’affût ‘comme des vautours’, et les nécrologies d’un Prix Nobel de littérature sont déjà prêtes. » Philippe Sollers.
Eugène Ionesco (1909-1994), roumain, créateur avec Beckett du théâtre de l’absurde à Paris : consacrée plus tardivement, sa Cantatrice chauve bat le record mondial de 20 000 représentations à la Huchette.
« En disant que Beckett est le promoteur du théâtre de l’absurde, en cachant que c’était moi, les journalistes et les historiens littéraires amateurs commettent une désinformation dont je suis victime et qui est calculée. »12
Eugène IONESCO (1909-1994), André Degaine, La Grande Histoire du Théâtre dessinée (1992)
Notons qu’il récusera toujours le qualificatif d’absurde, lui préférant le terme d’insolite.
C’est le chef de file du « théâtre de l’absurde » aux côtés de Samuel Beckett et Arthur Adamov – paradoxe de ces trois étrangers, russe, irlandais, roumain, à l’origine du nouveau théâtre à Paris ! Mais la capitale des arts attire les meilleurs. Arthur Adamov (1908-1970), russo-arménien très politisé, le gêne moins, bien considéré par la critique, mais à l’audience plus confidentielle.
Vis-à-vis de Beckett, Ionesco est partagé entre l’admiration et l’agacement d’être mis en concurrence avec l’auteur irlandais. Il insiste sur le fait qu’En attendant Godot (1953) est arrivé trois ans après La Cantatrice chauve, deux ans après La Leçon et un an après Les Chaises.
Comparaison inévitable entre les deux dramaturges : contemporain, confrère et concurrent sur le terrain de l’avant-garde théâtrale, Ionesco est carriériste comme la plupart des auteurs, Becket faisant exception à la règle ! Mais Beckett débute avec Godot, sa pièce qui passe le mieux la rampe - son seul succès international -, Ionesco faisant le chemin inverse, commençant à l’extrême avant-garde pour parvenir à un répertoire presque « classique », forme et fond. Quant à l’angoisse existentielle qui transparaît dans leurs œuvres, elle est à l’image des deux personnages : introvertie et confidentielle chez Beckett, beaucoup plus extravertie chez Ionesco qui l’expose à l’envi dans ses Notes et Contre notes et son Journal en miettes : « En dehors de l’enfance et de l’oubli, il n’y a que la grâce qui puisse vous consoler d’exister. »
« Il faut écrire pour soi, c’est ainsi que l’on peut arriver aux autres. »
Eugène IONESCO (1909-1994) Notes et contre-notes (1962)
Il naît à Slatina en Roumanie, d’un père roumain (juriste) et d’une mère française (fille d’un ingénieur des chemins de fer). Sa famille émigre en France en 1913, à la veille de la Grande Guerre. Précoce, il écrit ses premiers textes à onze ans. Quand ses parents divorcent en 1925, il retourne avec son père en Roumanie. Il fait des études de lettres françaises à l’université de Bucarest – la bonne société roumaine est francophone à cette époque. Mais il s’entend mal avec ce père incapable de comprendre son besoin d’écrire et son intérêt pour les lettres. Il va vivre avec sa mère de retour en Roumanie, repart en France en 1938 pour préparer sa thèse. Le déclenchement de la Seconde guerre mondiale l’oblige à rentrer dans son pays natal où il restera jusqu’en 1942.
Retour définitif en France, avec sa naturalisation en 1950, l’année où il présente sa première pièce, dans l’une de ces « pissottières du Quartier latin » accueillantes au nouveau théâtre.
« M. Martin : Nous sommes tous enrhumés. Silence
M. Smith : Pourtant il ne fait pas froid. Silence
Mme Smith : Il n’y a pas de courant d’air. Silence
M. Martin : Oh non, heureusement. Silence »Eugène IONESCO (1909-1994), La Cantatrice chauve (1950), créée au Théâtre des Noctambules et reprise à la Huchette
Ionesco avait esquissé une première version de la pièce en roumain, titrée « L’Anglais sans professeur ». Il va transposer ce texte en français, modifié avec des phrases empruntées à la fameuse méthode Assimil : « L’anglais sans peine » a marqué Ionesco, d’où l’idée d’une pièce absurde, enchaînant des dialogues minimalistes ayant perdu tout sens, toute faculté de communication. Le titre même, venu d’une contrepèterie aux répétitions, ne signifie rien : pas de cantatrice chauve dans cette non-histoire.
Il fait lire le texte à des amis pour les amuser : Raymond Queneau le pousse à la faire jouer, Bernard Grasset trouve la pièce injouable. Ionesco espère la faire passer au cabaret, « en partie ou intégralement », pour arrondir ses revenus d’employé typographe. Coup de chance, Nicolas Bataille, jeune metteur en scène, veut la jouer avec sa troupe au prix de quelques modifications. Les comédiens ayant trouvé ce texte très drôle à la lecture, il la traite en comédie ou en vaudeville. Après cinq mois de répétitions, la pièce est jouée dans un salon : échec complet. Nicolas Bataille décide de la monter comme un drame, pour faire ressortir le burlesque. Ionesco écrira plus tard : il faut « sur un texte burlesque un jeu dramatique ; sur un texte dramatique un jeu burlesque. » Ce premier texte reste malgré tout déroutant.
Le théâtre des Noctambules prend la pièce en début de soirée : échec public et critique. Malgré la présence de personnalités - Arthur Adamov, Albert Camus, André Breton -, les acteurs sont sifflés, hués. Des amis de Ionesco et de Queneau soutiennent la création, mais la pièce s’arrête faute de public, après le mois syndical (dû aux acteurs et techniciens). En 1952, la salle de la Huchette est libre, suite à un four noir (bide). La troupe de La Cantatrice peut jouer trois mois, associant ce spectacle à La Leçon d’Ionesco, créée en 1951 par Marcel Cuvelier au Poche-Montparnasse. Enfin un succès public et critique… mais la troupe est dissoute, les relations s’étant dégradées avec les décideurs… Le théâtre est un art vivant et ultrasensible, pour le pire et le meilleur.
En 1957, la troupe souhaite rejouer la pièce dont elle garde un bon souvenir avec un goût d’inachevé. Pour payer la salle et les affiches, le cinéaste Louis Malle prête un million (d’anciens francs). C’est un succès, le bouche à oreille joue son rôle et le directeur accepte de prolonger les représentations… jusqu’à aujourd’hui !!! 20 000e représentation en 2024 ! Record mondial.
Les répliques fonctionnent toujours, sans Cantatrice chauve, mais avec des mots d’auteur en non-situation, d’où leur charme : « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ! … L’expérience nous apprend que lorsqu’on entend sonner à la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne… Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir ensembles. » Ce succès est malgré tout un petit miracle. Ionesco va changer de genre, devenir plus ambitieux tout en gardant ce sens du « mot d’auteur » toujours en situation.
« On ne peut prévoir les choses qu’après qu’elles sont arrivées. »
Eugène IONESCO (1909-1994), Le Rhinocéros, créé à l’Odéon Théâtre de France (1960)
Représentée pour la première fois en novembre 1959 dans une traduction allemande au Schauspielhaus de Düsseldorf, le public acclama cette critique du nazisme. La France va suivre.
C’est la consécration pour l’auteur, avec cette pièce à grand spectacle, montée et jouée par Jean-Louis Barrault dans le rôle de Bérenger. La pièce est montée la même année à Londres, au Royal Court Theatre dans une mise en scène d’Orson Welles avec Laurence Olivier dans le rôle principal. Ionesco ne pouvait rêver mieux.
Le sujet est aussi simple qu’original. Une épidémie imaginaire de « rhinocérite » effraie tous les habitants d’une ville et les métamorphose bientôt en rhinocéros : métaphore tragi-comique de la montée des totalitarismes à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, elle montre les dangers du conformisme qui favorise la mise en place de régimes totalitaires. L’action se déroule en trois actes.
I. Jean et Bérenger boivent un verre à la terrasse d’un café. Les rhinocéros en liberté étonnent et choquent. Jean est formel : « Cela ne devrait pas exister ». Le patron de l’épicerie jette un cri de fureur, voyant la ménagère partir avec son chat écrasé : « Nous ne pouvons pas nous permettre que nos chats soient écrasés par des rhinocéros ou par n’importe quoi ! »
II. Jean, soucieux de l’ordre et choqué par la présence de rhinocéros en ville, se transforme en rhinocéros sous les yeux de son ami Bérenger désespéré. Le malade refuse d’appeler un médecin : « Il y a des maladies qui sont saines »… Il parcourt sa chambre comme une bête en cage, sa voix devient de plus en plus rauque, il va émettre des barrissements et relativise : « Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont le droit à la vie au même titre que nous ! »
III. Bérenger est chez lui, révolté contre la « rhinocérite » devenue pandémie. Un certain Dudard minimise la chose, devenant rhinocéros. Son devoir est clair : « Suivre ses chefs et ses camarades, pour le meilleur et pour le pire ». Une certaine Daisy refuse de sauver le monde… pour finalement suivre les rhinocéros qu’elle trouve beaux, admirable d’ardeur et d’énergie. Bérenger hésite et décide : « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! »
Deux ans après, Ionesco enchaîne avec son second chef d’œuvre - inspiration renouvelée, plus désespérée aussi.
« Tant qu’on est vivant, tout est prétexte à littérature. »
Eugène IONESCO (1909-1994), Le Roi se meurt (1962), pièce en un acte créée à l’Alliance français, mise en scène et interprétée par Jacques Mauclair, reprise ensuite dans de grands théâtres par Michel Bouquet jusqu’à ses 80 ans
Dans cette pièce de forme classique, tragi-comédie aux personnages archétypés, l’angoisse face à la mort est celle de l’auteur et du Roi Bérenger Ier. L’intrigue est simple.
Au lever du rideau, le garde annonce solennellement la cour : le Roi entre dans la salle du trône suivi des deux reines, Marguerite (première épouse, la raisonnable) et Marie (seconde épouse, l’adorable), de Juliette (femme de ménage, femme du peuple) et du Médecin (homme de science). Il fait froid, le chauffage ne fonctionne pas, les murs du palais se lézardent. La reine Marie pleure devant cette dégradation, réprimandée par la reine Marguerite. Le roi doit être informé de la situation, la fin de son règne est proche, mais la reine Marie refuse de croire à l’irréversibilité des choses. Le Médecin confirme, les astres sont formels, c’est la fin.
Le Roi se plaint de sa santé, de l’état de l’Univers et du royaume. Il refuse d’admettre la réalité, tout n’est pas pour le mieux, mais il n’a pas encore décidé de mourir. Toute la cour s’emploie à lui décrire la réalité, sa décrépitude et celle du monde – sauf la reine Marie. Le roi conteste toujours l’évidence. Mais il laisse choir plusieurs fois son sceptre, se laissant tomber à son tour, tentant de se relever. Il ne peut même plus donner d’ordre à ses gardes, le soleil ne se lève plus… Le roi se meurt… À la fin, les éléments du décor disparaissent, symbolisant l’agonie du roi, jusqu’à la disparition complète du décor : le Roi est mort.
Quelques répliques donnent le ton.
« Le Roi : Dis-moi ta vie. Comment vis-tu ?
Juliette (la femme de ménage) : Je vis mal, Seigneur.
Le Roi : On ne peut vivre mal. C’est une contradiction. »
« Marie : Mon chéri, mon Roi, il n’y a pas de passé, il n’y a pas de futur. Dis-le-toi, il y a un présent jusqu’au bout, tout est présent ; sois présent. Sois présent.
Le Roi : Pourquoi suis-je né, si ce n’était pas pour toujours ? »
« Marguerite : Il (le Roi) s’imagine qu’il est le premier à mourir.
Marie : Tout le monde est le premier à mourir. »
« Le Roi : Les rois devraient être immortels.
Marguerite : Ils ont une immortalité provisoire. »
« Le Roi : Des milliards de morts. Ils multiplient mon angoisse. Je suis leurs agonies. Ma mort est innombrable. Tant d’univers s’éteignent en moi. »
Et cette prière bouleversante de l’agonisant : « Vous tous, innombrables, qui êtes morts avant moi, aidez-moi. Dites-moi comment vous avez fait pour mourir, pour accepter. Apprenez-le-moi. Que votre exemple me console, que je m’appuie sur vous comme sur des béquilles, comme sur des bras fraternels. Aidez-moi à franchir la porte que vous avez franchie. Revenez de ce côté-ci un instant pour me secourir. Aidez-moi, vous, qui avez eu peur et n’avez pas voulu. Comment cela s’est-il passé ? Qui vous a soutenus ? Qui vous a entraînés, qui vous a poussés ? Avez-vous eu peur jusqu’à la fin ? Et vous, qui étiez forts et courageux, qui avez consenti à mourir avec indifférence et sérénité, apprenez-moi l’indifférence, apprenez-moi la sérénité, apprenez-moi la résignation. »
« Je ne fais pas de la littérature. Je fais une chose tout à fait différente ; je fais du théâtre. »
Eugène IONESCO (1909-1994) Notes et contre-notes (1962)
Mission accomplie. Ce succès public et son entrée dans la littérature mondiale sont confirmés par une reconnaissance institutionnelle, élu à l’Académie française en 1970 au fauteuil de Jean Paulhan, l’un de ses plus précieux soutiens dans les années 1950.
Ionesco assume plus ou moins bien le personnage de l’écrivain établi, invité à des conférences, comblé de prix et d’honneurs. L’« anti-auteur » de ses débuts, l’ « enfant terrible de la littérature et de la vie parisienne » cher à Jacques Mauclair est devenu « un classique de son vivant », chose rare qui vous expose à l’excès (dans une époque où le Théâtre est encore roi et déjà très médiatisé), un « grand écrivain » qui refuse de se dire « engagé » comme il se doit : « Je n’aime pas Brecht, justement parce qu’il est didactique, idéologique. » Son Rhinocéros vise moins une idéologie précise, le nazisme, que le dogmatisme. On va même soupçonner Ionesco de compromission avec l’extrême-droite : « Les révolutionnaires pensent abolir les classes : ils rétablissent une hiérarchie encore plus dure. » (Notes et contre-notes). C’est vrai, mais c’est contraire à la bien-pensance d’une gauche dominante où le maoïsme fait aussi fureur. Ionesco le Roumain ne peut être engagé de ce côté, vu les malheurs de son pays natal sous l’influence soviétique, derrière le « rideau de fer ».
« Dieu est mort, Marx est mort et moi-même je ne me sens pas très bien. »
Eugène IONESCO (1909-1994), Un homme en question (1979)
L’homme en question n’est pas Woody Allen à qui la phrase est parfois attribuée… La santé du dramaturge se dégrade. Ayant abusé de l’alcool et des tranquillisants, il sombre dans la dépression et prend la peinture comme thérapie. Il se réfugie dans le mysticisme, épris de philosophie orientale, passionné par la Kabbale, Les essais de cette époque sont autant de monologues nostalgiques et métaphysiques où il se cherche, s’autoanalyse et se révèle. Il meurt à 84 ans, enterré au cimetière du Montparnasse
« Lorsque je n’existerai plus, Dieu dira : « Je fais un tas de choses, tout le monde les comprend. Il n’y a plus personne pour ne pas les comprendre ». »
Eugène IONESCO (1909-1994), Journal en miettes (1967)
Reste l’imprévisible, l’insolite qu’il revendiquait pour définir son théâtre, cet incroyable succès post mortem que nul ne pouvait imaginer, ni lui, ni tous ceux qui ont défendu ce répertoire, symbolisé par cette présence au théâtre de la Huchette, « le plus petit des grands théâtres » de Paris.
« La plus jeune est arrivée il y a peu, et le plus ancien est là depuis 1957, donc depuis le départ. Mais ce qui est amusant, c’est que les plus anciens venaient pour jouer des textes d’avant-garde, et les jeunes qui arrivent maintenant viennent jouer un classique. »
Franck DESMEDT (né en 1973), comédien, metteur en scène et directeur de théâtre, « Les 60 ans de La Cantatrice chauve à la Huchette, » Journal de la Culture, 16-02-2017. France Culture, Radio France
« Il y a un raccord tous les mardis, à 17h, avec des comédiens qui l’ont jouée [la pièce] depuis très longtemps. Roger Défossez, qui a repris la mise en scène de Nicolas Bataille, s’attache à être très précis dans sa direction d’acteurs pour continuer à faire vivre la mise en scène de Nicolas », confie Franck Desmedt au micro de Zoé Sfez. Une troupe de 45 comédiens se relaie, à raison de 5 par rôle.
En 2024, on a fêté la 20 000e. Record mondial. Les étrangers viennent voir La Cantatrice chauve, comme l’on visite un monument historique. Ionesco en aurait fait une pièce insolite et non pas absurde.
Gisèle FREUND (1908-2000), sociologue et photographe, née à Berlin, juive et communiste, émigrée à Paris, française par un mariage blanc, parcourant le monde en visionnaire et célèbre pour ses (premiers) portraits en couleur.
« La tâche du photographe, c’est de chercher, de sélectionner ce qui est significatif dans un visage ou dans un paysage… C’est tout un art de détourner les gens de la caméra. »3
Gisèle FREUND (1908-2000), « Le Monde et ma caméra » Le Fond et la forme, 1970. Document INA
Gisela naît dans une famille juive berlinoise très aisée et cultivée. Son père (collectionneur), lui fait découvrir les œuvres de Karl Blossfeldt (1865-1932), photographe allemand de la « Nouvelle objectivité ». À 12 ans, il lui offre son premier Leica – la Rolls des appareils, 14 millions d’euros aux enchères en 2022 pour un modèle de 1923 ! Elle étudie la sociologie avec Norbert Elias qui lui propose comme sujet de thèse « La Photographie en France au XIXe siècle », première sociologie de l’image. Elle adhère aux idées marxistes et s’intègre à un groupe communiste, posant très vite un regard socio-politique sur l’Allemagne des années 1930 et son évolution mortifère.
Au moment de fuir le régime nazi d’Hitler arrivé au pouvoir en 1933, elle photographie les rassemblements antifascistes et les corps tuméfiés, victimes des brutes du nouveau pouvoir. Craignant un contrôle policier des négatifs, elle en jette une partie dans les toilettes du train pour Paris.
Devenue Gisèle, la jeune femme qui vit de peu se prend de passion pour le huitième art, photographiant la capitale « au gré de ses balades ». Les premiers portraits sont anonymes - commerçants, gens fréquentés au quotidien. Toujours sensible et sans brusquerie, elle décrypte les aspects cachés d’une personnalité, débusque derrière le masque du visage et les affèteries sociales les vraies marques de la vie.
1935. Rencontre décisive, Adrienne Monnier, légendaire libraire de la rue de l’Odéon, avec sa consœur et compagne Sylvia Beach. Gisèle Freund côtoie désormais le Tout-Paris intellectuel qui fréquente les deux librairies. Fascinée par les visages d’écrivains, elle les photographie souvent dans leur intérieur, assis à leur table de travail, entourés de livres et écrits, « dans l’atmosphère qui est la leur ». Une révolution pour la fin de ces années trente, où l’on en est encore aux portraits complaisamment retouchés des studios Harcourt.
Par l’entremise d’Adrienne, elle fait un mariage « blanc » qui lui donne la nationalité française (elle divorcera après la guerre). Elle s’installe chez la libraire jusqu’à la guerre. En l’absence de Sylvia partie en voyage aux États-Unis, les deux femmes entament une relation en 1936. Elles nieront toujours la chose (même attitude à propos de l’artiste peintre Frida Kahlo en 1950-52 au Mexique). « La vérité de leur lien, dont la dimension amoureuse ou sexuelle demeure en soi somme toute sans intérêt fondamental, est moins en cause que leurs efforts pour le banaliser ou le minimiser ». Laure Murat, Passage de l’Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres (2003).
À travers divers témoignages, le portrait de Gisèle Freund se dessine, femme discrète sinon secrète, prudente et pudique, pratiquant une forme de distanciation, mais toujours passionnée par son métier, sachant prendre des risques sur le terrain politique, en portraitiste ou en reporter. Voir Gisèle Freund, portrait intime d’une photographe visionnaire, documentaire sur Arte, cité dans Le Monde, 7 avril 2021.
« J’ai toujours considéré le portrait comme un reportage. »
Gisèle FREUND (1908-2000), Terre de femme, La Galaxie de Gisèle Freund, octobre 2024
Elle photographie d’abord sur commande, pour financer ses études à la Sorbonne où elle achève sa thèse sur « La Photographie en France au XIXe siècle » (publiée en 1936 par Adrienne Monnier qui l’a aidée à mettre sa thèse en « bon français ») : sujet tenu pour excentrique par l’Université qui ne considère pas encore cette discipline comme l’un des beaux-arts.
Portrait et reportage, elle alternera ensuite ces deux disciplines avec le même professionnalisme et le même bonheur. Elle reste surtout connue pour sa galerie de portraits…
« Ma première photo était la vitrine d’un coiffeur, la deuxième un pissoir, la troisième des feux de signalisation et la quatrième le visage de Paul Valéry. »
Gisèle FREUND (1908-2000), « Gisèle Freund, portrait intime d’une photographe visionnaire » sur Arte : une vie et une œuvre sous le signe des écrivains. Le Monde, 24 juillet 2021
A l’instar de Nadar, pionnier du XIXe siècle qu’elle admirait, elle constituera un panthéon photographique d’écrivains, entre autres célébrités, caractérisés par un cadrage serré et l’usage de la couleur dès 1938, l’année où est inventée la pellicule Kodachrome.
« Je n’ai encore jamais vu un écrivain qui aimait sa photo. »
Gisèle FREUND (1908-2000), « Le Monde et ma caméra », Le Fond et la forme, 16 juillet 1970, vidéo, archives INA
Elle se livre avec ce mélange de retenue et de sincérité qui fait tout son charme et son intérêt. L’écrivain : sujet qui lui est particulièrement cher et plus encore quand cette femme qui aimait les femmes est face à une femme. Elle explique l’importance de la photo, un moyen de toucher son public plus directement qu’avec ses livres. Mais elle note avec humour que l’auteur trouve toujours les autres mieux photographiés que lui-même.
Cas très particulier de George-Bernard Shaw, critique musical, dramaturge, essayiste, auteur de pièces de théâtre et scénariste irlandais, acerbe et provocateur, pacifiste et anticonformiste, prix Nobel de littérature en 1925… et très fier de sa longue barbe grise. Il n’a pas supporté de la voir amputée de quelques centimètres, mais la photographie était déjà publiée…
En revanche, Simone de Beauvoir se déclare satisfaite de la manière dont elle fut prise, sans que son âge ne soit trop apparent. Rappelons qu’elle aussi aimait les femmes, comme Virginia Woolf côtoyée par Gisèle Freund les derniers jours avant son suicide, de sorte qu’elle n’aura jamais vu son portrait : plus et mieux qu’aucun autre, il traduit la complicité intellectuelle et émotionnelle liant l’artiste à son sujet, résumant l’esprit même de son travail : révéler le sujet photographique à lui-même.
Citons encore Colette, Marguerite Yourcenar, Elsa Triolet, trois homos ou bisexuelles notoires. Mais aussi Jean Cocteau, James Joyce, Henri Michaux, Michel Leiris, Sartre, Samuel Beckett… Elle prend sur le vif André Gide, Aldous Huxley et Boris Pasternak lors du premier congrès international des écrivains pour la défense de la culture en 1935. À la même date, le plus original est son ami André Malraux dont elle a fixé, à sa demande, le portrait devenu mythique, cheveux dans le vent sur un toit, quoique strictement costumé… avec la cigarette qui risque aujourd’hui d’être censurée.
Le grand public connaîtra Gisèle Freund pour le portrait officiel de François Mitterrand, président de la République en 1981 et remettant la gauche au pouvoir. Très posé, assis à son bureau devant un livre ouvert, derrière lui sa bibliothèque élyséenne - il fut le dernier de nos présidents très cultivés.
« Que le monde sache ce que je possède. »
Eva PERON (1919-1952), femme du président Juan Peron. Centre Pompidou, Gisèle Freund, 1950
A partir de 1937, Gisèle Freund se revendique comme journaliste-reporter. Forcée de quitter la France sous le régime de Vichy (aidée en cela par son ami Malraux), elle photographiera le nord industriel et pauvre de l’Angleterre, les populations autochtones d’Argentine (son principal refuge pendant l’Occupation), les paysans mexicains… mais aussi Eva Peron, première dame d’Argentine.
Le reportage publié dans le Time Magazine du 14 juillet 1947 pour le compte de l’agence Magnum (première femme y travaillant) déclenche un incident diplomatique entre l’Argentine et les États-Unis. Raison du scandale : deux cents robes, quatre cents paires de chaussures, des coffrets de bijoux, un affront à tous les pauvres dont cette femme politique, ex-actrice d’origine modeste, devenue « madone du peuple argentin », était la protectrice affichée.
En 1950, elle retourne en Amérique latine pour un travail sur la Patagonie et une nouvelle série consacrée à Eva Perón (d’où la confusion avec le scandale de 1947, selon les sources pourtant les plus sérieuses). Le musée de l’Homme l’envoie au Mexique photographier l’art précolombien. Elle part pour deux semaines… et reste deux ans. Dans ce pays « où rien n’est médiocre ni insignifiant », tout la séduit. Elle y rencontre le couple mythique Frida Kahlo et Diego Rivera. Plongée dans le fantastique latino-américain et dans leur intimité, elle prend des centaines de photos des deux artistes.
Les États-Unis en plein maccarthysme la déclarent indésirable : c’est la Peur rouge, la « chasse aux sorcières ». Qu’importe ! Ses nombreux voyages, elle les entreprend, écrit-elle, pour « rendre visible ce qui [lui] tenait le plus à cœur : l’être humain, ses joies et ses peines, ses espoirs et ses angoisses ».
Photographe visionnaire, allemande naturalisée française, elle luttera durant toute sa longue carrière pour la dignité des femmes et des êtres humains, utilisant ses photographies comme arme. Elle donne pourtant une leçon de modestie en forme d’avertissement au public, dans le contexte politique devenu historique de la « guerre froide ».
« L’objectivité de l’image n’est qu’une illusion. Les légendes qui la commentent peuvent en changer la signification du tout au tout. »
Gisèle FREUND (1908-2000) Photographie et société (1974)
« Sous une photo représentant un tank russe dans une rue.
Première légende : ‘Au mépris du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le gouvernement soviétique a envoyé des divisions blindées à Budapest pour réprimer le soulèvement.’
Deuxième légende : ‘Le peuple hongrois a demandé l’aide du peuple soviétique. Des chars russes ont été envoyés pour protéger les travailleurs et rétablir l’ordre.’
Plus besoin de regarder. ‘L’appareil voit pour vous.’ »
Louise Bourgeois (1911-2010), sculptrice, dessinatrice, graveuse et plasticienne française, naturalisée américaine, inclassable à divers titres et néanmoins classée dans les postmodernistes.
« Être artiste est un privilège ; ce n’est pas un métier. On naît artiste. On ne peut pas s’en empêcher. On n’a pas le choix. »4
Louise BOURGEOIS (1911-2010), Conversation entre Paulo Herkenhoff et Louise Bourgeois. Louise Bourgeois, Robert Storr, Paulo Herkenhoff, Allan Schwartzman (2004)
Née dans une famille de restaurateurs de tapisseries anciennes, elle se familiarise avec les arts manuels en aidant ses parents dans leur atelier. Élève douée en sciences, elle s’oriente après son baccalauréat vers des études de mathématiques à la Sorbonne, mais finit par s’inscrire à l’École des Beaux-Arts de Paris en 1933. Elle fréquente les salons et ateliers parisiens, rencontre Fernand Léger, suit des cours à l’École du Louvre en 1936 et tente d’entrer dans le cercle des surréalistes parisiens – mais André Breton le « pape » du mouvement s’y oppose.
Elle épouse l’historien d’art américain Robert Goldwater (1907-1973) et s’installe dans la foulée aux États-Unis en 1938. Elle noue des liens d’amitié avec le plasticien Marcel Duchamp (autre Français naturalisé américain), l’architecte Le Corbusier, entre enfin en relation avec les surréalistes réfugiés aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien que née en France, elle fera l’essentiel de sa carrière artistique à New York.
En 1951, à la mort de son père, elle entame une psychanalyse qui dure près de 30 ans, à raison de quatre séances par semaine !! À la mort de son analyste, elle conclut que Freud n’a rien fait pour les artistes et leur tourment : être artiste implique fatalement une certaine souffrance. Rappelons les tourments de Van Gogh, Modigliani, Soutine, mais aussi Beckett et Ionesco… Et citons au passage le mot de Malraux qui a fréquenté tous les créateurs de son temps et médité sur les autres : « Un artiste n’est pas plus sensible qu’une jeune fille. Il l’est autrement. » Et chacun à sa manière. Louise Bourgeois s’en explique clairement.
« On ne peut pas arrêter le présent. Il faut simplement abandonner chaque jour son passé. Et l’accepter. Si on ne peut pas l’accepter, alors il faut faire de la sculpture ! »
Louise BOURGEOIS (1911-2010), Destruction du père, reconstruction du père : écrits et entretiens, 1923-2000 (2000)
Le mal du pays natal s’exprimera dans son œuvre, mais plus encore les blessures d’une enfance dont elle ne guérira jamais : « J’ai besoin de mes souvenirs. C’est ma documentation. » D’où une œuvre multiforme particulièrement torturée, agressive. Elle travaillera obstinément et jusqu’à sa mort, quasi-centenaire.
« Le dessin ouvre les yeux et les yeux mènent à l’âme. Ce qui surgit n’a rien à voir avec ce qu’on a prévu. Le seul remède au désordre, c’est le travail. Le travail met de l’ordre dans le désordre et maîtrise le chaos. Je fais, je défais, je refais. Je suis ce que je fais. L’art m’épuise. Pourtant je travaille chaque jour de ma vie. »
Louise BOURGEOIS (1911-2010), Conversation entre Paulo Herkenhoff et Louise Bourgeois. Louise Bourgeois, Robert Storr, Paulo Herkenhoff, Allan Schwartzman (2004)
La reconnaissance de l’artiste sera tardive – peu de femmes sont reconnues comme sculptrices et c’est peu dire qu’elle ne fait aucune concession pour plaire ! Tout au plus obéit-elle (inconsciemment) au mot de Diaghilev adressé à Cocteau : « Étonne-moi ! » Quoiqu’il en soit, elle est considérée aujourd’hui comme la sculptrice la plus importante d’Amérique et cotée comme telle.
« Mon enfance n’a jamais perdu de sa magie, elle n’a jamais perdu de son mystère, elle n’a rien perdu de sa dimension dramatique. »
Louise BOURGEOIS (1911-2010), Gérard Wajcman, « Louise Bourgeois, l’issue comique de la psychanalyse », La Cause freudienne, 2008/2 n° 69
Trois de ses œuvres les plus importantes (par leur taille et leur signification), trois réalisations littéralement étonnantes et détonantes (deux sculptures et une installation) résument l’art et l’originalité de la créatrice. Impossible de définir la part de provocation, consciente ou pas. En tout cas, elle s’explique simplement, précisant dans ses interviews : « Je n’éprouve pas le désir de m’exprimer en français. Je suis une artiste américaine. »
New-York devenant dans les années 1950 la capitale de l’art contemporain lui a permis de s’exprimer plus librement, dans ses œuvres de plus en plus provocantes et sexualisées. En 1982, le Museum of Modern Art lui offre sa première rétrospective. Les expositions, notamment au pavillon des États-Unis de la Biennale de Venise, se poursuivront jusqu’à sa mort à 98 ans, toujours vaillante : « L’art est une garantie de santé mentale. » Mais elle ajoute : « Dans mon art, je suis la meurtrière. Dans mon monde, la violence est partout. »
Fillette (1968). « C’est la petite fille qui voit pour la première fois de sa vie le pénis d’un homme. »
Louise BOURGEOIS (1911-2010), Art et Design, « 6 œuvres de Louise Bourgeois qui révèlent ses secrets les plus enfouis », Xavier Girard, critique d’art spécialiste de l’artiste, nº 22, 22 avril 2020
« Fillette » prend la forme d’un pénis – celui du père qui l’a profondément choquée, irrémédiablement détruite non par ses attouchements et moins encore par un viol, mais en trompant sa mère avec une femme qui fait partie de son quotidien, en tant que gouvernante… Elle se venge à sa manière, en artiste que la psychanalyse n’a pu guérir. Un crochet au niveau du gland montre que l’œuvre était destinée à être suspendue - et comment l’artiste souhaitait que le public l’observe.
Jouant sur l’ambiguïté du titre, l’artiste laisse à penser que cette sculpture – faite de plâtre et de latex – pourrait également représenter un torse de femme dont les deux formes sphériques seraient le haut des cuisses. Les genres masculin et féminin s’y confondent : « Fillette » exprime à la fois une force créatrice, sexuelle, mais aussi une fragilité propre aux attributs sexuels mâles, que la sculptrice considère comme « très délicats ».
Destruction du père (1974). « Je ne suis à la recherche ni d’une image, ni d’une idée, je veux créer du désir et de l’émotion. »
Louise BOURGEOIS (1911-2010), Art et Design, « 6 œuvres de Louise Bourgeois qui révèlent ses secrets les plus enfouis », Margaux Coratte, Numéro, nº 22, 22 avril 2020
Exploration biographique et psychologique de la domination du père, c’est une « installation » (définie par le Larousse comme une « œuvre d’art contemporain dont les éléments, de caractère plastique ou conceptuel, sont organisés dans un espace donné à la manière d’un environnement »).
Dans une pièce évoquant un utérus, faite de latex bois tissus avec une lumière rouge, « Destruction of the Father » est la première œuvre où l’artiste utilise ces matières malléables à grande échelle. Son père moqueur et humiliant, dont l’enfant découvrit la liaison adultérine avec sa gouvernante, est transformé en sphinx géant doté de deux seins à qui l’on coupe la tête dans une cave remplie de phallus et de mamelles. Le public qui pénètre dans l’installation se tient devant une scène de crime, dans une salle à manger stylisée (avec une chambre à coucher) : les enfants figurés de manière abstraite se sont enfin rebellés contre le père omnipotent, l’ont assassiné, puis mangé. L’artiste exorcise et recrée son passé pour pouvoir, en quelque sorte, régler ses comptes avec les humiliations subies, destructrices de l’enfant qu’elle était, cause des dépressions récurrentes de l’adulte.
« L’art nous permet de rester sains d’esprit… En tant qu’artiste, je suis quelqu’un de puissant. Dans la vie réelle, j’ai l’impression d’être une souris derrière un radiateur. » Interview au New York Times où elle déclare l’essentiel à ses yeux.
Maman (1999) « Parce que ma meilleure amie était ma mère, et qu’elle était aussi intelligente, patiente, propre et utile, raisonnable, indispensable qu’une araignée. »
Louise BOURGEOIS (1911-2010), Louise Bourgeois, Maman. https://notrehistoire.ch/entries/kOPYgb7DWyz
Haute de presque 9 mètres, c’est l’une de ses sculptures les plus ambitieuses, dans une série qui s’inspire de l’araignée, motif apparu dans plusieurs dessins de l’artiste dans les années 1940 et qui prend une place centrale de l’œuvre dans les années 1990.
Elle présente les araignées comme un hommage à sa mère, tisseuse de métier, mettant en évidence la duplicité de la mère à la fois protectrice et déprédatrice. L’araignée utilise la soie pour fabriquer le cocon, mais aussi pour capturer sa proie ; la maternité incarne ainsi force et fragilité. Ces ambigüités se reflètent avec intensité dans cette Maman gigantesque, abominablement soutenue par des pattes évoquant des arcs gothiques et fonctionnant en même temps comme une cage, un terrier protégeant un sac rempli d’œufs adhérant dangereusement à son abdomen. L’araignée provoque la panique, mais sa hauteur imposante, en équilibre sur des pattes légères, transmet en même temps une vulnérabilité presque émouvante.
« Artiste inclassable et touche-à-tout, son œuvre composée d’araignées monumentales, de femmes-maisons et d’éléments phalliques interroge la place des femmes dans l’espace domestique, ainsi que la porosité entre le masculin et le féminin. »
Maryse VAZZOLER, « Louise Bourgeois en 3 minutes », Beaux-arts, 30 octobre 2017
Précisons que cette femme, bonne épouse et mère de trois enfants, d’allure peu féminine, qui apporte son aide à des jeunes femmes artistes et participe à des expos militantes, refusera toujours d’être classée comme « féministe » : « Je suis une femme, je n’ai donc pas besoin d’être féministe… Je ne me considère pas comme féministe. Mon mari, Robert Goldwater, était féministe, il organisait des manifestations féministes. Si je considère que le rôle de la femme est plutôt passif, j’ai l’air d’être antiféministe, c’est un dilemme qui ne se résout pas. J’accepte le dilemme, je ne le discute pas. » Reste l’essentiel, l’œuvre toujours présente.
« Louise Bourgeois est l’une des pionnières du postmodernisme et son œuvre protéiforme échappe résolument à toutes les tentatives de classification. »
Laure ADLER (née en 1950) et Camille VIÉVILLE (née en 1980), Les Femmes artistes sont dangereuses (2018)
En 2008, le Centre Pompidou présentait une exposition rétrospective de sa carrière, avec plus de deux cents œuvres Réussite américaine encore plus incontestable d’une artiste française : en 2022 à Art Basel (manifestation annuelle d’art contemporain), l’une de ses fameuses araignées est vendue 40 millions de dollars. La même année, une version plus petite, ‹Spider IV›, a changé de propriétaire pour 22,5 millions de dollars.
Emil Cioran (1911-1995), roumain, installé à Berlin puis à Paris en 1937, antisémite (repenti), philosophe sceptique et nihiliste, profondément pessimiste, il vit pauvrement et meurt méconnu du (grand) public.
« Je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance. »5
Emil CIORAN (1911-1995), Histoire et utopie (1960)
Né dans un petit village de Roumanie, fils d’un prêtre orthodoxe, il étudie dès 17 ans la philosophie à Bucarest. Ses auteurs de référence sont Nietzsche, Schopenhauer, mais il consacre sa thèse à Bergson. Il poursuit ses études à Berlin. Engagé comme professeur de philosophie en Roumanie, il obtient presque 100 % d’échec pour ses étudiants ce dont il est, paraît-il, assez fier… À 22 ans, son premier ouvrage, Sur les cimes du désespoir, le propulse parmi les références de la littérature roumaine. Quatre ans plus tard, il fait scandale avec Des larmes et des saints : période trouble pour Cioran qui côtoie un temps les jeunesses fascistes. Il s’installe à Paris pendant l’Occupation, avec une bourse, pour terminer sa thèse sur Bergson - plus tard renié pour n’avoir pas compris la tragédie de la vie.
Il abandonne désormais toute idéologie politique pour se consacrer à l’écriture en philosophe. Les communistes qui ont pris le pouvoir en Roumanie après la Seconde Guerre mondiale ayant interdit ses livres, il reste à Paris jusqu’à la fin de son existence, vivant pauvrement, rédigeant dorénavant ses ouvrages en français.
« La langue française m’a apaisé comme une camisole de force calme un fou. »
Emil CIORAN (1911-1995), cité par Laurent Dandrieu, La Confrérie des intranquilles (2020)
Il adopte une écriture classique dans la tradition rhétorique des moralistes français, en même temps que viscérale, entre raison et passion, clarté et paradoxe. Il refusera tous les prix littéraires – sauf le prix Rivarol en 1949, par besoin financier.
Son scepticisme est fortement influencé par le nihilisme. Reconnu au sein des milieux intellectuels, il fréquente Ionesco, Beckett, Gabriel Marcel et Mircea Eliade. « J’ai connu toutes les formes de déchéance, y compris le succès. » Il est toutefois inconnu du grand public, ce qui, faute de « second métier », le condamne à vivre chichement dans un hôtel, puis une chambre de bonne. Symbole de cette précarité, il mange au restaurant universitaire jusqu’à ses 40 ans, âge limite légal. Sa compagne Simone Boué (1919-1997) l’aide à vivre et tape ses manuscrits à la machine. Sa « vie parisienne » est faite de longues marches en solitaire et de balades à vélo. Rien que de très banal. Toujours obsédé par l’idée du suicide, cette tentation le maintient en vie : « Sans l’idée de suicide, je me serais tué depuis toujours. » (Syllogismes de l’amertume)
Tout Cioran est finalement dans ses œuvres. Dix titres (par ordre de publication), nous révèlent l’essentiel de ce personnage atypique et de son évolution.
« Une constatation que je peux vérifier, à mon grand regret, à chaque instant : seuls sont heureux ceux qui ne pensent jamais, autrement dit ceux qui ne pensent que le strict minimum nécessaire pour vivre. »
Emil CIORAN (1911-1995) Sur les cimes du désespoir (1934)
À 22 ans, il publie ce premier ouvrage et inscrit son nom au panthéon des grands écrivains roumains. Il est « lancé », mais à quel prix et vers quoi ? Un tel philosophe ne peut être que très malheureux.
« Au comble du désespoir, seule la passion de l’absurde pare encore le chaos d’un éclat démoniaque. »
« Rien ne saurait justifier le fait de vivre. Peut-on encore, étant allé au bout de soi-même, invoquer des arguments, des causes, des effets ou des considérations morales ? Certes, non : il ne reste alors pour vivre que des raisons dénuées de fondement. »
« Le travail : une malédiction que l’homme a transformée en volupté. »
« Le Juif n’est pas notre semblable, notre prochain, et, quelle que soit l’intimité entretenue avec lui, un gouffre nous sépare. »
Emil CIORAN (1911-1995) Des larmes et des saints (1937)
L’antisémitisme est une forme de xénophobie fréquente en Roumanie… L’ouvrage fait pourtant scandale dans son pays. Refusé par son éditeur, il publie à compte d’auteur. Les critiques sont mauvaises. Cioran supprimera plus tard ces passages pour l’édition française qui développe d’autres thématiques chères à l’auteur, notamment religieuses.
« Les Hongrois nous haïssent de loin tandis que les Juifs nous haïssent au cœur même de notre société. »
« Dieu a exploité tous nos complexes d’infériorité, en commençant par notre incapacité de croire à notre propre divinité. »
« Penser à tout moment, se poser des problèmes capitaux à tout bout de champ et éprouver un doute permanent quant à son destin; être fatigué de vivre, épuisé par ses pensées et par sa propre existence au-delà de toute limite; laisser derrière soi une traînée de sang et de fumée comme symbole du drame et de la mort de son être - c’est être malheureux au point que le problème de la pensée vous donne envie de vomir et que la réflexion vous apparaît comme une damnation. »
« La vie et moi : deux lignes parallèles qui se rencontrent dans la mort. »
Emil CIORAN (1911-1995), Le Crépuscule des pensées (1940)
« Complaisance narcissique ? Mélancolie morbide ? Il se pourrait que la détresse de Cioran révèle quelque chose de la dure tâche d’exister. » (Émilio Balturi). Mais qu’y a-t-il au bout du nihilisme ? La mort ? La régénération ? Le raffinement de la volonté de néant ? La culture du désespoir est omniprésente chez l’auteur et le suicide devient un art quotidien. Poète du malheur, le penseur roumain ne revendique rien. Il témoigne et fait éclater le dérisoire de la vie, à travers une pluie d’aphorismes acides et d’images cinglantes, avec le « besoin de consigner toutes les réflexions amères, par l’étrange peur qu’on arriverait un jour à ne plus être triste… »
« L’homme qui pratique la lucidité pendant toute sa vie devient un classique du désespoir. »
« La solitude est l’aphrodisiaque de l’esprit, comme la conversation celui de l’intelligence. »
« Nous sommes accrochés à la femme par terreur de l’ennui. »
« Tout désespoir est un ultimatum à Dieu. »
« Donnez un but précis à la vie : elle perd instantanément son attrait. »
Emil CIORAN (1911-1995), Précis de décomposition (1949)
Avec son premier livre écrit en français dans un style somptueux, à la fois pessimiste et tonique, l’auteur se débat dans une sorte de sagesse faite de ricanement, de résignation et de rage.
« L’espoir est une vertu d’esclaves. »
« Les opportunistes ont sauvé les peuples ; les héros les ont ruinés. »
« Tous les penseurs sont des ratés de l’action et qui se vengent de leur échec par l’entremise des concepts. »
« Paris, point le plus éloigné du Paradis, n’en demeure pas moins le seul endroit où il fasse bon désespérer. »
Emil CIORAN (1911-1995), Syllogismes de l’amertume (1952)
Recueil de pensées tour à tour graves ou cocasses, avec une obsession : conserver au doute permanent le double privilège de l’anxiété et du sourire. Le philosophe promène sur notre époque, sur l’histoire et sur l’homme, un regard plus détaché : la révolte cède le pas à l’humour, avec une sorte de sérénité dans l’ahurissement.
« À vingt ans, je n’avais en tête que l’extermination des vieux ; je persiste à la croire urgente mais j’y ajouterais maintenant celle des jeunes ; avec l’âge on a une vision plus complète des choses. »
« Ne se suicident que les optimistes qui ne peuvent plus l’être. Les autres, n’ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ? »
« Les romantiques furent les derniers spécialistes du suicide. Depuis, on le bâcle… »
« En vieillissant, on apprend à troquer ses terreurs contre ses ricanements. »
« Le secret de mon adaptation à la vie ? - J’ai changé de désespoir comme de chemise. »
« Il n’est pas élégant d’abuser de la malchance : certains individus, comme certains peuples s’y complaisent tant qu’ils déshonorent la tragédie. »
« Les sources d’un écrivain, ce sont ses hontes ; celui qui n’en découvre pas en soi, ou s’y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique. »
« La malhonnêteté d’un penseur se reconnaît à la somme d’idées précises qu’il avance. »
« La vérité ? Une marotte d’adolescent, ou un symptôme de sénilité. »
Emil CIORAN (1911-1995), La Tentation d’exister (1956)
Protestation contre la lucidité, apologie pathétique du mensonge, retour à quelques fictions salutaires… et quelques évidences.
« Que l’homme n’aime rien, et il sera invulnérable. » Citation de Tchouang-Tseu, penseur chinois du IVe siècle av. J.-C. à qui l’on attribue la paternité d’un texte essentiel du taoïsme.
« La barbarie est accessible à quiconque : il suffit d’y prendre goût. »
« Les rides d’une nation sont aussi visibles que celles d’un individu. »
« On ne peut être normal et vivant à la fois. »
« À la longue, la vie sans utopie devient irrespirable, pour la multitude du moins : sous peine de se pétrifier, il faut au monde un délire neuf. »
Emil CIORAN (1911-1995), Histoire et utopie (1960)
C’est l’analyse des vices et des vertus de l’utopie. Pour faire société, il faut se créer des fictions, des symboles d’avenir, un roman national, l’imagination permettant de structurer le réel pour tendre vers un idéal. Mais l’utopie déchaîne les énergies d’une collectivité, tout essor met la liberté en péril, tout nouveau délire s’achève en servitude.
« Dans son dessein général, l’utopie est un rêve cosmogonique au niveau de l’histoire. »
« Le savoir, ayant irrité et stimulé notre appétit de puissance, il nous conduira inexorablement à notre perte. »
« Par rapport à l’Occident, tout en Russie se hausse d’un degré : le scepticisme y devient nihilisme, l’hypothèse dogme, l’idée icône. »
« Tout démocrate est un tyran d’opérette. »
« J’aimerais être libre, éperdument libre. Libre comme un mort-né… Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance »
Emil CIORAN (1911-1995), De l’inconvénient d’être né (1973)
C’est son ouvrage le plus diffusé en France : aphorismes fragmentés sur l’absurdité de la condition humaine et prises de position personnelles, paradoxe et autodérision. Cioran est passé maître dans cet exercice d’école philosophique et lucide… dont il est la première cible.
« Avoir commis tous les crimes, hormis celui d’être père. »
« Ce que je sais à soixante, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d’un long, d’un superflu travail de vérification… »
« Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout. »
« Ce n’est pas la peine de se tuer puisqu’on se tue toujours trop tard. »
« J’exècre cette vie que j’idolâtre… L’homme accepte la mort, mais non l’heure de sa mort. Mourir n’importe quand, sauf quand il faut que l’on meure. »
« On voudrait parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour celui de le vomir. »
« Si l’on pouvait se voir avec les yeux des autres, on disparaîtrait sur-le-champ. »
« Des opinions, oui ; des convictions, non. Tel est le point de départ de la fierté intellectuelle. »
Emil CIORAN (1911-1995), Aveux et Anathèmes (1987)
Sa dernière œuvre, avant que la maladie d’Alzheimer ait raison de lui : une suite de perplexités, entre convictions et caprices, des interrogations, mais aucune réponse. S’il y en avait une, on la connaîtrait.
« Ces enfants dont je n’ai pas voulu, s’ils savaient le bonheur qu’ils me doivent ! »
« Puisqu’on ne se souvient que des humiliations et des défaites, à quoi donc aura servi le reste ? »
« Tant la solitude me comble que le moindre rendez-vous m’est une crucifixion. »
« On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. »
« Le français : idiome idéal pour traduire délicatement des sentiments équivoques. »
« C’est à coup d’excitants (café, tabac) que j’ai écrit tous mes livres. À quoi tient l’activité de l’esprit ! »
Emil CIORAN (1911-1995), Cahiers, 1957-1972
Des notes écrites en toute liberté, autant de pris sur le vif. Ce « fanatique du pire » offre le paradoxe, savoureux pour ses lecteurs, d’un pessimiste radical s’exprimant dans un style vif, allègre et, pour tout dire, requinquant.
« Expliquer quoi que ce soit par Dieu, c’est céder à une solution de facilité. Dieu n’explique rien, c’est là sa force. »
« Il est évident que Dieu était une solution, et qu’on n’en trouvera jamais une autre qui soit aussi satisfaisante. »
« Il n’y a qu’un remède au désespoir : c’est la prière - la prière qui peut tout, qui peut même créer Dieu… »
« Qu’est-ce qu’un sage ? Un lucifer gâteux. »
« Un croyant qui a perdu la foi, la grâce, pourrait à juste titre accuser Dieu de trahison. »
« Par peur d’être quelconque, j’ai fini par n’être rien. »
« Les critiques sont les maquereaux de la littérature. »
Romain Gary (1914-1980), né Roman Kacew, russe et juif, aviateur et résistant français, diplomate, romancier et réalisateur, très lié à sa mère, deux fois prix Goncourt, divorcé de Jean Seberg et suicidé comme elle.
« Avec l’amour maternel, la vie nous a fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. »6
Romain GARY (1914-1980 ), La Promesse de l’aube (1960)
Ce mot donne la clé du personnage, avec ses forces et ses failles. Le contexte est clair : « Chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’amour et vous avez sur vous de la documentation. Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. »
Cette autobiographie datée de sa quarantaine évoque avec humour et tendresse l’enfance et la jeunesse sous le signe d’une mère hors du commun, présentée comme une ancienne actrice russe, portée par un amour et une foi inconditionnelle en son fils. L’histoire raconte la lutte sans trêve qu’elle mène contre l’adversité, l’énergie extravagante qu’elle déploie pour qu’il connaisse un destin grandiose et les efforts de Romain, prêt à tout pour faire coïncider sa vie « avec le rêve naïf de celle qu’il aime ».
En février 1941, elle meurt à Nice loin de lui qui joue déjà avec la mort en héros. Il dira n’avoir appris la nouvelle qu’à son retour à Nice en 1944 – fait incroyable : « Au cours des derniers jours qui avaient précédé sa mort, elle avait écrit près de deux cent cinquante lettres, qu’elle avait fait parvenir à son amie en Suisse (…) Je continuai donc à recevoir de ma mère la force et le courage qu’il me fallait pour persévérer alors qu’elle était morte depuis plus de trois ans. Le cordon ombilical avait continué à fonctionner. » Fait démenti par certaines sources. Mais sa mère restera à jamais présente pour lui.
Autre constante, né de père inconnu, la quête de l’identité sera le moteur d’une œuvre qui brouille les pistes de sa biographie et multiplie les pseudos au point d’en faire un roman à la fin de sa vie (Pseudos, 1976, signé Émile Ajar). Comme André Malraux quoique dans un autre genre, « il devient un mythomane de génie. Il commence à inventer sa vie avant d’inventer la vie de ses romans. Il va même à l’âge de 15 ans, au bord de la promenade des Anglais à Nice s’inventer un père » (Laurent Seksik, né à Nice en 1962, écrivain et médecin).
« Le patriotisme c’est l’amour des siens. Le nationalisme c’est la haine des autres. »
Romain GARY (1914-1980), Éducation européenne (1945)
Une définition qui vaut vérité historique, dans ce roman de guerre. Janek, 14 ans, apprend à survivre, mais à quel prix - avec des partisans au cœur de la forêt polonaise, alors que se déroule plus à l’est la bataille de Stalingrad.
Né à Vilnius en Lituanie dans une famille juive déportée en Russie après une mesure générale d’expulsion des juifs de la zone du front, Gary donnera dans ses livres et ses interviews de nombreuses versions sur l’origine de ses parents, son enfance et son adolescence. Seule certitude, il s’installe en France à Nice avec sa mère en 1928. Bachelier, il poursuit des études de droit à Aix-en-Provence. En 1935, il s’engage dans l’armée de l’air et devient aviateur – rien de plus prestigieux. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint les Forces françaises libres et combat aux côtés des Alliés en tant que navigateur bombardier. Ses actions héroïques lui vaudront plusieurs distinctions, dont la Croix de guerre et la Légion d’honneur.
Après la guerre, il entame une carrière diplomatique pour faire honneur à sa mère (morte), en parallèle à sa véritable vocation, l’écriture. Consul général de France à Los Angeles, il sera également en poste à Sofia, Berne et New York. Son premier roman évoque les souffrances et les résistances sous l’occupation nazie.
« Il n’y a pas d’art désespéré - le désespoir, c’est seulement un manque de talent. »
Romain GARY (1914-1980), Éducation européenne (1945)
Craignant de mourir en mission, il veut (déjà) laisser une trace dans la littérature française. Sous le nom de Romain Gary de Kacew, il écrit dans l’urgence un récit sur la résistance en Pologne (pays de ses origines) et le front de l’Est. Il le termine en 1943, avec l’obsession de la mort proche quand son escadrille retourne en Angleterre et mène des missions excessivement dangereuses au-dessus de l’Europe continentale. Ce roman de guerre est bien accueilli par le public et la critique – hormis Jean-Paul Sartre dans Les Temps modernes.
Le livre reçoit le prix des Critiques, le public le plébiscite, avec une traduction en vingt-sept langues ! Lors de sa réédition chez Gallimard, Gary en donne une seconde version, ajoutant le partisan Nadejda, figure fictive devenue mythique au sein de la résistance polonaise et changeant le sens de son action contre l’ennemi allemand.
Les romans qui suivent n’ont pas le même succès, mais Gary ne doute pas de son talent et ne peut pas décevoir sa mère toujours vivante en lui. Dix ans après, il reçoit la distinction suprême d’une vie d’auteur français, le Goncourt.
« L’Afrique perdra lorsqu’elle perdra les éléphants. Comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? »
Romain GARY (1914-1980), Les Racines du ciel (prix Goncourt 1956)
Citons quelques lignes de ce grand roman qui fait écho à l’actualité géopolitique et à l’obsession écologique :
« L’Afrique ne s’éveillera à son destin que lorsqu’elle aura cessé d’être le jardin zoologique du monde. »
« Est-ce que nous ne sommes vraiment plus capables de respecter la nature, la liberté vivante, sans aucun rendement, sans utilité, sans autre objet que de se laisser entrevoir de temps en temps ? La liberté elle-même est anachronique. »
« Il est possible que ce qu’on appelle la civilisation consiste en un long effort pour tromper les hommes sur eux-mêmes. »
« Ils ne pouvaient donc imaginer à quel point la défense d’une marge humaine assez grande et généreuse pour contenir même les géants pachydermes pouvait être la seule cause digne d’une civilisation. »
Comment faire mieux que d’avoir le Goncourt ? Se lancer dans le cinéma. Dès 1958, il scénarise l’adaptation des Racines du Ciel réalisée par John Huston. En 1962, il contribue au scénario du plus grand film de guerre français, Le Jour le plus long (1962). Il participe au jury du festivals de Cannes. Entre temps, en 1959, Gary est tombé fou amoureux d’une actrice qui va changer sa vie et peut-être sa mort, avec son œuvre cinématographique devenue un nouveau défi.
« Je vois la vie comme une grande course de relais où chacun de nous avant de tomber doit porter plus loin le défi d’être un homme. »
Romain GARY (1914-1980), La Promesse de l’aube (1960)
Cette autobiographie n’intègre pas l’aventure avec le second grand amour de sa vie, mais elle illustre ce chapitre, le plus médiatisé pour le meilleur et pour le pire. L’actrice américaine Jean Seberg, star dans son pays, est révélée en France par le premier long métrage du pape de la Nouvelle vague, Jean-Luc Godard : À bout de souffle (1960), duo mythique avec Jean-Paul Belmondo. En 1963, Gary divorce pour l’épouser. En 1968, il tourne Les Oiseaux vont mourir au Pérou (Jean Seberg, Pierre Brasseur et Maurice Ronet). Apprenant que sa femme entretient une liaison avec Clint Eastwood pendant un tournage (La Kermesse de l’Ouest), il prend l’avion et provoque l’acteur en duel au revolver : le « cow-boy américain » se défile.
Romain Gary et Jean Seberg se séparent et divorcent en 1970. Remarié une troisième fois, il continue de l’aimer, de la faire tourner (Police Magnum en 1972, avec James Mason, Stephen Boyd) et surtout de la protéger en héros d’une actualité peut-être trop brûlante à son goût… jusqu’au suicide de la star en 1979. Navrant « fait divers » où l’héroïne est dépassée par son rôle politique en faveur des Black Panthers et sa liaison malheureuses avec l’un de ses membres, traquée par le FBI inventant un scénario aujourd’hui encore discuté… qui dépasse l’imagination créatrice de Romain Gary et les forces de la victime !
Il va quand même se surpasser une dernière fois dans le genre « incroyable, mais vrai » ou « impossible n’est pas Gary. »
« Les gens tiennent à la vie plus qu’à n’importe quoi, c’est même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu’il y a dans le monde. »
Romain GARY (1914-1980), La Vie devant soi (1975), second prix Goncourt publié sous le pseudo d’Emil Ajar
Au-delà du scandale très tout-parisien à la ville, c’est son dernier grand roman, sujet surprenant dans la bibliographie de Gary que certains critiques trouvaient ennuyeux et qui n’a plus « la cote » (ou « la carte » comme l’on dit aussi). Il veut prouver qu’il peut encore et toujours se renouveler. D’où cette histoire d’une vieille femme juive et d’un jeune orphelin arabe, adaptée au cinéma deux ans après sous le titre Madame Rosa, avec Simone Signoret plus géniale que nature.
Quartier Belleville, années 70. Momo, 10 ans, vit chez Madame Rosa, ancienne prostituée, hantée par ses souvenirs d’Auschwitz et se laissant gagner peu à peu par la maladie. Son médecin veut la faire hospitaliser, elle refuse, soutenue par Momo. De même qu’elle n’a aucune identité légale, car
« dès qu’on sait qui vous êtes, on est sûr de vous le reprocher ». Elle vit donc avec des faux papiers. Femme au grand cœur, elle a créé « une pension sans famille pour les gosses qui sont nés de travers ». Autrement dit, elle accueille des enfants de prostituées pour les protéger de l’assistance publique ou des « proxinètes », comme dit Momo. Il raconte son quotidien à hauteur d’enfant, émaillant son récit de réflexions sur la vie qu’il a devant lui.
« La vie, c’est pas un truc pour tout le monde. »
« La vie fait vivre les gens sans faire tellement attention à ce qui leur arrive. »
« J’étais tellement heureux que je voulais mourir… »
« Je tiens pas tellement à être heureux, je préfère encore la vie. Le bonheur, c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre. »
« Madame Rosa dit que la vie peut être très belle mais qu’on ne l’a pas encore vraiment trouvée et qu’en attendant il faut bien vivre. »
« Le plus triste avec les personnes qui s’en vont de la tête est qu’on ne sait pas combien ça va durer. »
« Il ne faut pas pleurer, mon petit, c’est naturel que les vieux meurent. Tu as toute la vie devant toi » dit Rosa.
« Le Goncourt ne peut ni s’accepter ni se refuser… Mais M. Ajar est libre de reverser les bénéfices à une bonne œuvre. »7
Hervé BAZIN (1911-1996), président de l’académie Goncourt, 20 novembre 1975. Le Monde, 22 novembre 1975
Le 17 novembre, depuis le restaurant Drouant à Paris, Armand Lanoux, membre de l’Académie Goncourt, annonçait à la foule de journalistes impatients le nom de l’heureux lauréat : Émile Ajar. Nul ne l’a vu, Nul ne le connaît. Il s’est fait remarquer un an plus tôt avec son premier livre Gros Câlin : à défaut de trouver l’amour, un employé de bureau s’éprend d’un python, fasciné par sa capacité de muer. Selon son directeur littéraire au Mercure de France, Ajar est un Français né à Oran, réfugié au Brésil, car poursuivi pour des avortements clandestins en France… Au comité du Goncourt, peu importe qui se trouve derrière le livre, c’est la plume qui compte !
Trois jours plus tard, stupeur générale : le lauréat refuse le prix. L’Académie ne peut accepter une telle décision. D’où la réaction d’Hervé Bazin : « Nous votons pour un livre, non pour un candidat. Le prix Goncourt ne peut ni s’accepter, ni se refuser, pas plus que la naissance ou la mort. Monsieur Ajar reste couronné… » Ce que tout le monde ignore, c’est qu’Émile Ajar n’existe pas.
Il fallait un visage à Ajar, pour faire taire les soupçons. Gary - coup de génie - propose le rôle à son neveu Paul Pavlowitch (cousin par alliance). Il signera encore Pseudos, naturellement écrit par Gary. Face à la presse, il lui fournit ses répliques, ses gestes, son jeu de scène : il construit le personnage. Paul s’avère excellent acteur… Après la mort de Gary, il décrira les coulisses de la supercherie, avec des scènes dignes d’un film d’espionnage : rendez-vous secrets la nuit, faux papiers. Il donne surtout à comprendre le plus important : le trouble identitaire de Gary. Au-delà de la blague ou du pied de nez, cette double signature disait la grande névrose d’un grand écrivain, identité torturée par l’Histoire et fruit de l’ambition maternelle décrite dans La Promesse de l’aube. Gary a passé sa vie à accomplir les rêves de sa mère. Et un jour, à 60 ans, l’âge auquel sa mère est morte, il crée Émile Ajar. C’est désormais lui qui dispose d’une marionnette. Il se libère en reproduisant ce qu’il a vécu.
À la fin de sa vie, Gary était quand même tétanisé à l’idée de salir la légion d’honneur qu’il avait reçue, lui le Compagnon de la Libération. Il craignait que son imposture n’entache l’honneur de la Résistance. Il n’en fut rien. Mais son canular était devenu un carcan, un piège mortel.
« Il ne faut pas avoir peur du bonheur. C’est seulement un bon moment à passer. »
Romain GARY (1914-1980), Au-delà de cette limite (1978)
Dernier roman signé Gary. Jacques Rainier, 59 ans (l’âge de l’auteur à un an près), industriel, connaît des difficultés dans ses affaires, alors que sa liaison avec Laura, une jeune Brésilienne, lui fait vivre ses jours les plus heureux. Un matin, à Venise, les confidences cyniques et angoissées d’un homme obsédé par le mythe de la virilité et le déclin sexuel éveillent le soupçon en lui-même, sur lui-même. La peur de l’impuissance, d’abord insidieuse, ensuite envahissante, destructrice, ne le quitte plus.
« Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur goût que d’habitude. »
Romain GARY (1914-1980), La Vie devant soi (1975)
En 1978, à la sortie de son dernier livre (Au-delà de cette limite), la journaliste Caroline Monney pose la question à Gary : « Vieillir ? — Catastrophe. Mais ça ne m’arrivera pas. Jamais. J’imagine que ce doit être une chose atroce, mais comme moi, je suis incapable de vieillir, j’ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J’ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais. »
Parole tenue. Gary, 66 ans et portant toujours beau, a fini de brouiller les pistes et de se réinventer à plaisir. Il se suicide le 2 décembre 1980 avec son Browning GP, se tirant une balle dans la bouche. Il laisse une lettre datée « Jour J » avec ces mots : « Aucun rapport avec Jean Seberg » - son dernier grand amour, suicidée le 30 août 1979. Faut-il croire ce mot de la fin posthume ?
Compagnon de la Libération, il a droit aux honneurs militaires français, suivis d’une mélopée russe lors de ses obsèques à l’église Saint-Louis des Invalides le 9 décembre 1980. Le 15 mars 1981, sa dernière compagne disperse ses cendres, selon son vœu, en mer Méditerranée au large de Menton.
Artiste aux multiples facettes, il marque le monde de la littérature pour le mystère et la liberté de ton qu’il incarne.
Luis MARIANO (1914-1970), né à Irun (pays basque espagnol), « prince de l’opérette », ténor léger au timbre exceptionnel, idolâtré dans les années 60 par un large public auquel il se donne avec passion.
« Il reste avant tout une voix admirable, veloutée et puissante à la fois ; une voix éclatante et magique ; une voix aux aigus impressionnants, qui fut suffisamment ample et souple pour convenir aussi bien à l’Opéra, à l’Opérette qu’à la chanson de variété. Une voix de Soleil qui rayonnait dans tous les genres musicaux. »7
Christian CADOPPI (né en 1956), Regards sur Luis Mariano - à l’occasion du 100e anniversaire de sa naissance
« Il a commencé comme simple choriste, venant d’une chorale composée de Basques espagnols exilés de leur patrie en pleine tourmente d’une guerre civile, puis il a fait fortune en devenant le prince de l’Opérette, l’icône de la chanson, la « star » incontestée du show-biz… Le simple choriste qu’il fut a entretenu les rêves de millions de personnes de son vivant et de milliers de nostalgiques après sa mort. »
Mariano Eusebio González y García naît le 13 août 1914 à Irun au Pays basque espagnol, près de la frontière avec la France. Fils d’un garagiste et d’une brodeuse, il se découvre une passion pour le dessin et le chant… La famille fuit l’Espagne au déclenchement de la guerre civile et s’installe à Hendaye. Mariano rejoint la troupe vocale Eresoinka, un ensemble chargé de promouvoir la culture basque à travers l’Europe.
Reçu au conservatoire de Bordeaux en 1939, il donne ses premiers récitals de cabaret. Les airs de tango séduisent le public et il « monte à Paris » en septembre 1942. Fin 1944, son cœur d’artiste balance entre la chanson populaire et l’art lyrique, son agente et amie ayant pris contact avec Jacques Rouché, directeur de l’Opéra, pour lui faire passer les auditions. Saint-Granier, créateur de revues, lui déconseille l’opéra. En 1945, rencontre décisive avec le compositeur Francis Lopez (1916-1995) : il lui propose le premier rôle d’une opérette inachevée, devenue La Belle de Cadix.
Prévue pour six semaines, elle reste à l’affiche plus de cinq ans. Luis Mariano est promu star nationale. Ses opérettes font salle comble : Andalousie, Chevalier du ciel, Le Chanteur de Mexico. Ses récitals s’exportent dans le monde entier, particulièrement en Amérique, accueilli comme une rock star, au Mexique ou en Uruguay. Surnomme « le prince de l’opérette », son homosexualité ne nuit en rien à la « marianomania ».
Fin des années 1950 et début des années 1960 : bouleversement culturel majeur dans la chanson française, avec le déferlement de la vague yéyé, ces chanteurs rock et pop adaptant et important les plus grands succès venus de Grande-Bretagne ou des États-Unis. La concurrence des Johnny Hallyday, Sylvie Vartan et autres Richard Anthony est rude, mais Luis Mariano enchaîne les succès sur les planches dans les opérettes : Le Secret de Marco Polo, Visa pour l’amour ou Le Prince de Madrid, avec une série de tournées triomphales en Europe de l’Est et une diversification de ses enregistrements en espagnol et en italien.
Le chanteur se surmène et sa santé commence à décliner. En décembre 1969, il doit abandonner sa nouvelle opérette La Caravelle d’Or à la suite d’un malaise sur scène - une hépatite mal diagnostiquée et non traitée. Très affaibli, il ne s’en remettra jamais : le 14 juillet 1970, il meurt des suites d’une hémorragie cérébrale, à 55 ans.
Pendant trente ans, il aura tout donné à son public qui le lui a bien rendu. Il avait besoin de cette passion pour exister, mais le culte de Mariano survécut à sa fin brutale. Seul peut-être dans l’histoire du spectacle, Rudolf Valentino aux États-Unis a connu ce culte posthume. Conformément à ses dernières volontés, Mariano est enterré dans le cimetière de la commune basque d’Arcangues où il séjournait régulièrement. Sa tombe est régulièrement visitée et fleurie par ses fans, venus de tout le pays.
Quelques airs résument sa carrière. La qualité technique du son ne rend pas toujours justice à sa voix exceptionnelle.
La Belle de Cadix (1945). https://www.youtube.com/watch?v=I6RmdnWkMFA
Luis Mariano doit son premier succès à cette « belle aux yeux de velours ». Elle marque la rencontre du chanteur avec le compositeur Francis Lopez qui mettra en musique presque toutes ses opérettes et tous ses succès. Adaptée d’une opérette inachevée de Raymond Vincy nommée Mariage à l’essai, la pièce s’appelait à l’origine La Belle de Budapest, avant que Lopez et Mariano, tous deux basques d’origine, la renomment La Belle de Cadix.
Mexico (1951). https://www.youtube.com/watch?v=cKeQcmlvKEE
Créée au théâtre du Châtelet à Paris le 15 décembre 1951, le spectacle sera adapté à l’écran en 1956 par Richard Pottier, sous le même titre. À la tête d’un casting prestigieux - Bourvil, Annie Cordy, Pauline Carton et Fernando Rey - Mariano connaîtra son plus grand succès au cinéma : près de 5 millions de spectateurs en salles. La chanson titre « Mexico », avec son célèbre contre-ut final, morceau de bravoure pour tout ténor en voix – répété cinq saisons de suite au Châtelet. On imagine le tour de force vocal – aucun ténor d’opéra ne s’y risquerait, mais Mariano se donne toujours à fond.
L’amour est un bouquet de violettes, chanson tirée de l’opérette filmée par Richard Pottier, Violettes impériales (1952). https://www.youtube.com/watch?v=VoZeUTkzu4c
L’opérette est créée au théâtre Mogador par le couple vedette, Marcel Merkès et Paulette Merval. Quand Violettes impériales devient un film en 1952, le rôle revient à la star de l’époque, Luis Mariano, aux côtés de Carmen Sevilla, actrice, danseuse et chanteuse espagnole en renom. La chanson interprétée par Mariano devient aussitôt « un tube » avant la lettre.
Maman la plus belle du monde, adaptation d’une chanson italienne de Marino Marini, La più bella del mondo (1958) https://www.youtube.com/watch?v=ANj6StScGYU
Version française signée Luis Mariano et Henri Salvador, interprétée (entre autres) par Mariano et Tino Rossi, autre voix iconique. Mariano gagne le match contre le ténor corse à la voix de velours : « Maman c’est toi la plus belle du monde / Et lorsque tout s’effondre / Autour de moi / Maman, toi tu es là. » À la fin des années 1950, Luis Mariano est l’une des plus grandes stars de la chanson française (tous genres confondus) dans le monde, avec sa voix de ténor roucoulante et ses mélodies ensoleillées, mariage du bel canto espagnol et de l’opérette à la française.
Georges Guétary (1915-1997), grec né en Égypte, naturalisé français, chanteur de charme incontesté, bon comédien sur scène et à l’écran, carrière internationale et vie de famille heureuse.
« La vie de mon père semble sortie d’un roman. »8
Hélène GUÉTARY (née en 1957), préface d’une biographie de Georges Guétary, écrite par Martin Pénet, illustrée par Fabien Lacaf, accompagnée de 2 CD. Librairie « la Promesse de l’aube »
Auteure, plasticienne et réalisatrice française, fille du célèbre chanteur, formée à l’École des Beaux-arts de Paris, elle fait ses débuts de plasticienne à New York où elle passe douze ans de vie. Elle rend un juste hommage à son père – comme rarement enfant d’artiste a pu le faire !
« La réalité dépasse la fiction. Il est né en Égypte, dans une famille grecque de douze enfants. Un destin extraordinaire l’a fait traverser la mer, échapper aux allemands pendant la guerre, faire rêver la zone libre, puis la France, cartonner à Londres, être choisi par Gene Kelly pour jouer et chanter dans « Un Américain à Paris » et parcourir sa vie en chantant. C’était un monstre de gentillesse, une force de la nature, un type formidablement joyeux et simple, qui donnait tout ce qu’il possédait, et qui avait un vrai sens de la vie… Il signait tous ses autographes : « Avec Joie ».
« Lorsqu’il chante, Georges, on entend les baisers voler… »
Frédéric DARD (1921-2000), cité par Hélène Guétary dans sa préface à la biographie de son père, de Martin Pénet
Avant de chanter aussi bien, le futur Guétary (nom emprunté à la bourgade côtière de Guéthary, au Pays basque, dans laquelle il séjourna au début de la guerre) fait ses classes à Paris, auprès de la cantatrice lyrique Ninon Vallin, séduite par les qualités vocales du jeune homme. Studieux, concentré, méthodique, il progresse et gardera toujours ses qualités. Il débute comme soliste dans l’orchestre de Jo Bouillon, remarqué en 1937 par Henri Varna, directeur du Casino de Paris qui lui confie un rôle de « boy » dans la revue de Mistinguett. Pendant la Seconde Guerre mondiale, sans emploi dans le spectacle, il devient maître d’hôtel dans un restaurant toulousain, avec sa belle allure. Il y rencontre un accordéoniste connu qui l’engage comme chanteur et lui permet d’enregistrer son premier disque. Autre rencontre décisive, le compositeur basque Francis Lopez, chirurgien-dentiste qui se lance lui aussi dans la chanson. Guétary crée Robin des Bois (1943), chansonnette bonne à redonner le moral aux Français pendant la guerre. Après la Libération, À Honolulu (1945), signé Lopez, connaît le même succès. Guétary tourne son premier film, Le Cavalier noir (1945) : les chansons (signées Francis Lopez) rallient à nouveau tous les suffrages, surtout Chic à Chiquito.
Guétary se lance alors à la conquête du public américain. Consacré meilleur chanteur d’opérette à Broadway en 1950, il devient une grosse vedette au Québec. De retour en France en 1950, il tient le premier rôle dans deux opérettes de Lopez, Pour Don Carlos (théâtre du Châtelet) et deux ans plus tard, La Route fleurie (à l’ABC), avec pour partenaires Bourvil et Annie Cordy. Promu le « bon copain chantant », c’est un vrai comédien sur scène, face aux deux comiques, vedettes des planches.
Gene Kelly, de passage à Paris pour les besoins du film en préparation Un Américain à Paris, le voit sur scène et décide de l’engager. Nouvelle consécration pour l’heureux artiste ! Il enchaine ensuite les opérettes de divers auteurs : Pacifico (1958), La Polka des lampions (1962), Monsieur Carnaval (1965, sur une musique de Charles Aznavour, avec le fameux air de La Bohème : « Je vous parle d’un temps… »), Monsieur Pompadour (1971). Mais Les Aventures de Tom Jones (1974) n’ont aucun succès.
Il paraît à la télévision le 16 octobre 1961, dans l’émission « Si ça vous chante », se mettant à la mode du rock en compagnie de Dick Rivers, interprétant Georges, viens danser le rock (chanson créée en 1956), accompagné en direct par « Les Chats Sauvages ». Le disque se vend très bien, malgré une interprétation jugée « hors normes » et « pas dans le coup ».
En 1981, Francis Lopez souhaite relancer la mode de l’opérette et rappelle son ami Guétary pour Aventure à Monte-Carlo : succès honorable. Il enchaîne ensuite les dernières créations de Lopez, mais la mode est passée de l’opérette. Restent les disques, les vidéos, le souvenir d’un artiste unique en son genre, à la scène comme à la ville.
« Lui, l’éternel jeune premier, archétype de tous les héros romantiques, à la fois Bayard et Robin des Bois, Prince Charmant et Gentleman Cambrioleur, D’Artagnan et Siegfried, beau, noble et pur… Georges Guétary était un homme à part, un personnage « bigger than life » comme l’on dit à Broadway. Quand il riait, les murs tremblaient, s’il haussait le ton, les foudres de Zeus vous tombaient sur la tête. Il parlait si musicalement, avec son drôle d’accent, qu’on aurait pu penser qu’il faisait des vers. Et lorsqu’il chantait, comme disait son ami Fréderic Dard, on entendait les baisers voler. »
Guétary fait exception à la règle de tous les artistes torturés ou/et critiqués. Il s’offre même le bonheur d’une famille normale, marié à Janine Guyon (actrice et réalisatrice de télévision) et père de deux enfants, Hélène et François. Il meurt tout simplement d’une crise cardiaque à 82 ans.
Voici quelques titres témoignant de son talent. La voix passe mieux que celle de son confrère Mariano, son physique et son jeu classique n’ont pas vieilli… À vous de juger – quitte à revenir ensuite au rap et aux rappeurs, si le cœur vous en dit !
Un Américain à Paris, film de Vincente Minnelli, 1951 https://www.youtube.com/watch?v=3ELhufqKM1M
La Vie de bohême, duo avec Bourvil, concert live de 1966. https://www.youtube.com/watch?v=yIAjC9asY4o
La Bohême, extrait de Monsieur Carnaval, concert live de 1966. https://www.youtube.com/watch?v=Er422pmxSas
La Valse des regrets, chanson sur la valse de Brahms opus 39 https://www.youtube.com/watch?v=HlhigGhVId0 6
Vous avez aimé ces citations commentées ?
Vous allez adorer notre Histoire en citations, de la Gaule à nos jours, en numérique ou en papier.