« Nul doute que notre patrie ne doive beaucoup à l’influence étrangère. Toutes les races du monde ont contribué pour doter cette Pandore. […] Races sur races, peuples sur peuples. »
Jules MICHELET (1798-1874 ), Histoire de France, tome I (1835)
Le phénomène de l’immigration n’est pas traité en tant que tel. Il mérite pourtant d’être repensé à l’aune de ces noms plus ou moins célèbres.
- Diversité d’apports en toute époque, avec une majorité de reines (mères et régentes) sous l’Ancien Régime, d’auteurs et d’artistes (créateurs ou interprètes) à l’époque contemporaine.
- Parité numérique entre les femmes et les hommes, fait historique exceptionnel.
- Origine latine (italienne, espagnole, roumaine), slave (polonais) et de proximité (belge, suisse), plus rarement anglo-saxonne et orientale.
- Des noms peuvent surprendre : Mazarin, Lully, Rousseau, la comtesse de Ségur, Le Corbusier, Yves Montand, Pierre Cardin… et tant d’autres à (re)découvrir.
Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.
VIII. Époque contemporaine : toute en diversité à dominante artistique.
Françoise Giroud (1916-2003), née en Suisse de deux « Israélites de l’Empire ottoman », journaliste de gauche et patronne de presse, ministre de droite, romancière à succès, personnalité complexe et cachée sous un sourire médiatique.
« Bonheur : faire ce que l’on veut et vouloir ce que l’on fait. »1
Françoise GIROUD (1916-2003), Ce que je crois (1978)
Belle devise pour une vie bien remplie et somme toute réussie, malgré quelques drames : mort d’un fils, rupture avec JJSS (Jean-Jacques Servan-Schreiber), patron et co-créateur de l’Express, d’où tentative de suicide en 1960, grave dépression et longue psychanalyse avec Jacques Lacan à partir de 1963.
Avec la lucidité qui caractérise cette grande professionnelle, elle déclare : « Je ne crois pas à l’importance de ce que je fais, mais je crois important de savoir ce que je fais. » Et d’ajouter avec franchise et pudeur : « Agir, c’est se protéger. » Une nécessité pour cette femme hypersensible.
Fille d’un réfugié politique d’origine turque, tous ses emplois se résumeront en une vocation, ÉCRIRE : articles de presse, scénarios de film (une vingtaine), romans, essais, témoignages et autobiographie sous divers titres et formes.
Personnalité parisienne influente – on parlerait aujourd’hui de « femme puissante » -, elle est connue pour avoir la dent dure (à suivre) et le mot juste – elle invente en 1958 l’expression « nouvelle vague » pour qualifier les cinéastes issus des Cahiers du cinéma. Vice-présidente du Parti radical (de gauche), mais deux fois secrétaire d’État sous la présidence (centriste) de Giscard d’Estaing, c’est la seule femme restée durablement à la tête d’un groupe de presse en France. D’où l’importance de la journaliste politique devenue femme politique, avant de retourner à des écrits personnels nourris par cette expérience.
« Choisir, pour une femme, la morale de gauche, c’est voter pour l’homme réel contre le mythe du Prince Charmant, pour le droit de vivre contre le droit de rêver. »2903
Françoise GIROUD (1916-2003), « Voter pour le Prince Charmant », l’Express, 18 décembre 1955
Elle tente de mobiliser dans son hebdo l’électorat féminin, en lui prouvant à quel point gauche et droite font la différence dans la vie quotidienne. Mais sous la Quatrième République, le régime des partis rend le paysage politique confus et les gouvernements impuissants.
Résultat des élections du 2 janvier 1956 ? Percée de 51 poujadistes (11 députés seront invalidés), effondrement des gaullistes (correspondant à la traversée du désert pour de Gaulle), renforcement des communistes (exclus du gouvernement). Les partis classiques de la Quatrième se retrouvent plus ou moins perdants (SFIO, radicaux, MRP) ou gagnants (indépendants et modérés). Aucune majorité ne se dégage. Le président Coty aurait pu s’adresser à Mendès France pour former le gouvernement, il lui préfère Guy Mollet, secrétaire du Parti socialiste. Encore deux ans avant l’arrivée du Général au pouvoir et le nouveau jeu politique sous la Cinquième.
Mais l’Express, journal d’opinion, est aussi un journal d’opposition à de Gaulle. D’où le jeu consistant à guetter ce que pourrait être l’après-gaullisme, après le retour du général appelé pour mettre fin à la guerre d’Algérie et promoteur de la Cinquième République en 1958.
« Il n’est plus ministre, il n’est plus député et c’est le moment où, en quarante-cinq minutes de télévision, M. Valéry Giscard d’Estaing a pris soudain la physionomie d’un homme politique […] Nous avons assisté mardi soir à la naissance d’un dauphin. »3030
Françoise GIROUD (1916-2003), « Naissance d’un dauphin », L’Express, 21 février 1966
Bien vu ! Séduite à la suite de l’émission télévisée « Face à face » entre Giscard d’Estaing et quatre journalistes, la journaliste en tire une conclusion prophétique. Notons que ces années de Gaulle sont aussi les « années médias » : la télé fait et défait les destins politiques.
« On ne tire pas sur une ambulance. »3149
Françoise GIROUD (1916-2003), L’Express, 24 avril 1974
Le trait d’une charité sans pitié vise Chaban-Delmas dont la cote ne cesse de baisser dans les sondages. Le 4 avril, avant même la fin du discours d’hommage d’Edgar Faure (président de l’Assemblée nationale) à Pompidou le président défunt ayant succédé au Général en 1969, Chaban-Delmas avait annoncé par un communiqué : « Ayant été trois ans Premier ministre sous la haute autorité de Georges Pompidou et dans la ligne tracée par le général de Gaulle, j’ai décidé d’être candidat à la présidence de la République. Je compte sur l’appui des formations politiques de la majorité présidentielle. » Candidature lancée trop tôt ? Pas assez solide face à Mitterrand à gauche ? Concurrencée par d’autres candidats à droite ?
Et Françoise Giroud de commenter : « Alors que MM. Giscard d’Estaing et Mitterrand provoquent des mouvements intenses d’admiration ou d’hostilité, parfois d’admiration et d’hostilité mêlées, on a envie de demander, sans acrimonie, à M. Chaban-Delmas : ‘Et vous, qu’est-ce que vous faites au juste dans cette affaire ?’ Il encombre. Comment le battant a-t-il viré à l’ancien combattant ? »
Résultat ? Au premier tour, Chaban arrive en troisième position avec 15,1 % de suffrages, largement distancé par Giscard d’Estaing (32,6 %) et Mitterrand (43,2 %). En vue du second tour, il apporte au candidat de centre droit son « soutien conditionnel ». Cette défaite entraîne la naissance du néologisme « chabanisation » ou « se faire chabaniser ». Et Giscard l’emportera, le temps d’un septennat réformateur où Giroud va jouer un rôle.
« [La femme sera] vraiment l’égale de l’homme le jour où à un poste important on désignera une femme incompétente. »3155
Françoise GIROUD (1916-2003), citée dans Le Monde, 11 mars 1983
Innovation du nouveau président Giscard d’Estaing : un poste de secrétaire d’État à la Condition féminine, créé en juillet 1974 pour la directrice de L’Express qui avait pourtant appelé à voter Mitterrand. C’est un petit événement politique, sociologique, médiatique. Bien joué ! Les socialistes au pouvoir en 1981 reprendront cette idée, avec un ministère des Droits de la femme.
La nouvelle femme politique lance « cent une mesures » en faveur des femmes : mise en place de droits propres, lutte contre les discriminations, ouverture des métiers dits masculins, etc. 80 mesures sont retenues par le gouvernement Chirac afin de « conduire progressivement la moitié des Français au niveau de formation, de rétribution, d’intégration à la vie sociale et économique et de responsabilités où se trouve l’autre ». Mais la tâche est immense et l’expérience déçoit à plus d’un titre.
« Il n’y a pas de secrétariat d’État aux miracles. »
Françoise GIROUD (1916-2003), citée dans l’Express, 21 juillet 2024
Réponse aux critiques qui lui demandent un an après sa nomination ce qu’elle a fait. Le secrétariat d’État est doté de moyens limités et peine à faire aboutir ses projets, par manque de coordination avec les autres ministères.
« Historiquement, ça a été complètement oublié, parce qu’au même moment, Simone Veil (ministre de la Santé) défend la réforme de la contraception, puis de l’avortement au Parlement » souligne Bibia Pavard, historienne des féminismes. Les cent mesures étaient en retrait par rapport aux revendications féministes radicales de l’époque, notamment le Mouvement de libération des femmes (MLF) réclamant une transformation totale de la société.
D’août 1976 à mars 1977, on retrouve Françoise Giroud secrétaire d’État à la Culture dans le gouvernement de Raymond Barre. Juste le temps d’entériner des décisions prises avant elle, loi sur l’architecture du 31 janvier 1977, création des DRAC (Directions générales des Affaires culturelles). Elle ne sera pas reconduite dans le nouveau gouvernement en raison d’un scandale (concernant sa médaille de la Résistance). Affaire classée sans suite.
Elle se retire de la politique pour revenir à l’écriture et au journalisme. Raymond Aron, éditorialiste à L’Express qui a changé de patron, s’oppose à son retour. Elle ira signer des chroniques dans le JDD. Et méditer sur son expérience de la vie politique.
« Tout chef politique doit avoir l’instinct du tueur ! »3202
Françoise GIROUD (1916-2003), La Comédie du pouvoir (1977)
Pour ce premier roman, elle a bien observé les coulisses politiciennes sous les gouvernements Chirac et Barre. Chirac le dira lui-même : « Le monde politique est une jungle », ajoutant « Il ne faut jamais blesser une bête, on la caresse ou on la tue. » L’homme est de la race des grands fauves et sa rupture avec (ou plutôt contre) le président Giscard d’Estaing le prouve.
Autre roman situé dans les coulisses politique, Le Bon Plaisir (1983), adapté au cinéma : l’histoire d’un président de la République qui cache l’existence d’un enfant adultérin. La romancière a toujours déclaré qu’elle ignorait l’existence de Mazarine, l’enfant cachée de Mitterrand – la rumeur courait pourtant dans les milieux « bien informés ». Ironie ou hasard de l’histoire : le livre est publié aux éditions Mazarine ! En tout cas, Giroud est virée du JDD pour avoir critiqué Paris Match trahissant le « secret d’État »… Elle n’a aucun problème pour se replacer : Jean Daniel l’invite au Nouvel Observateur (devenu le journal d’opinion de gauche à la place de l’Express). Elle écrit durant vingt ans des chroniques (de télévision), produit plusieurs émissions, publie essais, biographies et romans à succès, devenant membre du jury du prix Femina en 1992.
« À travailler, on s’ennuie moins qu’à s’amuser. »
Françoise GIROUD (1916-2003), Journal d’une parisienne (1994)
Elle commence ce Journal presque à la fin d’une vie toujours bien remplie, presque trop… pour oublier le temps qui passe, la vieillesse mal supportée. Vu le succès, il y aura deux suites chez le même éditeur, Le Seuil : Chienne d’année (1995) et Gais-z-et contents (1996). La série continuera ensuite ailleurs et sous un autre titre…
« C’est un drôle de pays, la France, où les négociations ont toujours lieu après le déclenchement des grèves et non avant. »
Françoise GIROUD (1916-2003), La Rumeur du monde, journal (1997 et 1998)
Autre réflexion et même inspiration : « Que cela plaise ou non, les Français n’aiment pas les étrangers. Les pauvres, bien sûr. Les riches, on les appelle des touristes. »
Sa vocation reste intacte : « Le journalisme n’est pas seulement un métier : c’est une disposition de l’esprit, une passion pour la vie sous toutes ses formes, la perpétuelle surprise des événements auxquels se confrontent l’intelligence, les convictions, le cœur. » On retrouve son inépuisable curiosité que tout alimente, un livre, une conversation, un voyage. Et bien sûr l’actualité : du retour de la gauche au pouvoir en France à la crise en Russie, de la mort de Lady Diana au débat sur le PACS… Mille et un sujets dont elle parle avec la netteté et la vigueur d’une femme engagée dans son siècle. Non sans laisser poindre entre les lignes, au détour d’une phrase, un désarroi devant le temps qui passe… La société qui change : « Le foot, c’est la guerre sans morts… Les footballeurs n’ont plus de nationalité. Ils n’ont que des clubs qui ont plus ou moins d’argent pour les acheter. » Ou qui ne change pas vraiment : « Les Bourses ne traduisent pas l’état des économies, mais la psychologie des investisseurs. »
Dans un genre de littérature plus romanesque, mais toujours avec humour, elle écrit un roman d’amour au vitriol inspiré de sa fréquentation des milieux littéraires…
« Connu ou pas, talentueux ou besogneux, un auteur est toujours un sac de nerfs. »
Françoise GIROUD (1916-2003), Mon très cher amour (1994)
On ne peut s’empêcher de citer André Malraux qui a bien connu « le milieu » (des artistes et des auteurs, lui-même étant aussi essayiste et romancier) : « Un artiste n’est pas plus sensible qu’une jeune fille, il l’est autrement. »
Résumé de l’histoire ? Elle : divorcée, de beaux yeux, du charme, du chic, du chien. Avec une belle situation dans l’édition et quelques aventures. Elle est libre. Lui : angoissé, fauché, insolent mais drôle. Avocat, chacun lui prédit un brillant avenir qu’il attend en piaffant. Ils seront heureux ensemble, mais le soupçon se glisse entre eux. Elle passera par tous les échelons de la jalousie contre une rivale insaisissable qui occupe toutes les pensées de son amant. Jusqu’à ce que la vérité éclate. L’amour, ce très cher amour, est lui aussi mortel. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé… n’est pas purement fortuite et involontaire.
À la fin des années 1950, Servan-Schreiber l’amour de sa vie et son compagnon de travail à l’Express se sépara d’elle pour épouser une stagiaire de vingt ans, Sabine Becq de Fouquières… ce qui la pousse à l’envoi de lettres antisémites aux futurs époux et à leurs parents, suivi d’une tentative de suicide aux barbituriques en 1960. Dans son livre Histoire d’une femme libre (posthume, 2013), elle revient sur ces faits et nie avoir envoyé ces lettres.
Mais le drame l’a marquée : après une grave dépression, elle entame en 1963 auprès de Jacques Lacan une nouvelle phase, beaucoup plus sérieuse et intense, de sa psychanalyse évoquée dans Arthur ou Le bonheur de vivre et traitée en huit pages dans Leçons particulières.
« On ne peut pas être heureux tout le temps. »
Françoise GIROUD (1916-2003), titre en forme d’aphorisme (2001)
En fin de vie, elle résume le changement de position personnelle auquel a abouti sa psychanalyse : « Qu’est-ce qui m’empêche d’aimer ma vie ? … La réponse peut vous conduire à faire tout valser, ou changer de métier et décider d’habiter seule avec votre chat, par exemple… Tant bien que mal, avec des succès, avec des échecs, je me suis gouvernée quasiment depuis l’âge tendre ; j’ai connu de grandes douleurs, de grands malheurs - on ne peut pas être heureux tout le temps, de grandes amours, des honneurs aussi…En fait, ce sont les premières quarante années qui ont été les plus dures… C’est absurde de croire que l’on est heureux parce qu’on est jeune. L’élan vital, c’est superbe. Ça ne suffit pas à vous dire ce que l’on fait sur terre…
« La jeunesse est courte. C’est la vie qui est longue… »
Françoise GIROUD (1916-2003), Journal d’une parisienne (1994)
En janvier 2003, à 86 ans, elle travaillait toujours - un livre d’entretiens avec Albina du Boisrouvray, productrice de films à succès jusqu’à la mort de son fils François-Xavier Bagnoud, 14 janvier 1986, dans le Rallye Dakar. Il pilotait l’hélicoptère pris dans une tempête de sable au Mali et s’écrasant sur une dune - avec le chanteur Daniel Balavoine et Thierry Sabine, organisateur du rallye. Ce drame dans la vie d’une mère rapprochait les deux femmes.
Françoise Giroud meurt suite à plusieurs chutes, la dernière en sortant d’une générale à l’Opéra-Comique. Le lendemain 17 janvier, elle travaille encore chez elle jusqu’au soir, tombe dans le coma, transportée à l’Hôpital américain de Neuilly. Six jours après, la presse titrera sur « la grande émotion aux obsèques de Françoise Giroud ».
Lino Ventura (1919-1987), fils d’immigré italien fidèle à cette nationalité, il fait carrière en France, catcheur (blessé), puis acteur (d’instinct), père d’une enfant handicapée et créateur de la fondation Perce-neige.
Touchez pas au grisbi… « Cela s’est passé par accident. »2
Lino VENTURA (1919-1987), « Touchez pas au Grisbi (1954) ou le duel au sommet entre Gabin et Ventura », Le Figaro, 10 juin 2021
Angiolino Giuseppe Pasquale Ventura naît à Parme dans un milieu modeste : enfance marquée par l’absence de son père, parti travailler en France comme beaucoup de « ritals » - la mention « R. ital. » (pour « réfugié italien ») figurait sur les papiers des immigrés. Il arrive à Paris avec sa mère en 1927 pour retrouver le père - sans succès. Il quitte l’école et travaille pour aider sa mère, femme de chambre dans un hôtel.
Coursier à la Compagnie italienne de Tourisme, il découvre la lutte gréco-romaine. Au début de la guerre, il combat au sein de l’armée italienne comme Italien – il ne sera jamais naturalisé français, ne souhaitant pas « renier sur un bout de papier avec une signature la terre où [il était] né ». Déserteur en été 1943, traqué par les soldats allemands, il se cache. Après la guerre, il devient catcheur professionnel, sacré champion d’Europe des poids moyens. Une grave blessure à la jambe lors d’un combat brise sa carrière. Il devient organisateur de combats.
1954. Un réalisateur de film cherche « une gueule » inconnue et jette son dévolu sur l’ex-champion de lutte pour un second rôle. Pas vraiment tenté, il demande un cachet d’un million de francs (anciens), équivalent à celui de la vedette. Proposition acceptée à sa plus grande surprise, d’où le mot de Ventura : « Cela s’est passé par accident. » Touchez pas au Grisbi de Jean Becker (adapté du roman d’Albert Simonin) reste dans l’histoire du cinéma pour avoir relancé la carrière de Jean Gabin, tête d’affiche dans l’entre-deux-guerres et peinant à s’imposer après la guerre à son retour en France. C’est aussi la première apparition au cinéma de Lino Ventura, 34 ans. Il crève l’écran.
Au début du film, Max (Jean Gabin) et Riton (René Dary) viennent de réussir leur plus beau coup : dérober 50 millions de francs en lingots d’or à Orly. De quoi s’offrir une retraite peinarde. Mais la nouvelle s’ébruite et le jeune trafiquant Angelo (Lino Ventura) kidnappe Riton, espérant récupérer le « grisbi » en échange du vieux complice de Gabin. Entre ces deux rivaux, l’affrontement sera sans merci. La jeune garde contre le vieux lion à l’écran… À la ville, une amitié naît entre les deux comédiens.
La « présence » de Ventura à l’écran lance sa carrière. Il enchaîne les rôles au côté de son complice Jean Gabin comme dans Crime et châtiment ou Maigret tend un piège. À la fin des années 50, Le Gorille vous salue bien (1957) et Ascenseur pour l’échafaud (1958)… Il arrête l’organisation des combats de catch pour se consacrer au 7ème art. En 1961, Un taxi pour Tobrouk - presque 5 millions d’entrées - lance définitivement sa carrière.
« Trois morts subites en moins d’une demi-heure, ah ça part sévère les droits de succession… »
Les cons, ça ose tout ! C’est même à ça qu’on les reconnaît. »Lino VENTURA (1919-1987), Monsieur Fernand dans Les Tontons flingueurs (1963), film de Georges Lautner, dialogues de Michel Audiard
Propriétaire d’une petite usine de tracteurs, Fernand Naudin mène une vie tranquille quand un télégramme l’appelle à Paris. Il arrive à temps pour recueillir le dernier soupir d’un ami de jeunesse, Louis dit « le Mexicain », qui lui confie ses affaires louches en même temps que la garde de sa fille Patricia. Et les ennuis commencent… Une série de répliques d’anthologie et de scènes plus comiques que dramatiques.
L’acteur devenu vedette enchaînera les (premiers) rôles dans des films bien écrits (dialogues signés 15 fois par Michel Audiard !), toujours bien entouré (son ami Jean Gabin dans six films) et dirigé dans des genres très différents par une belle brochette de metteurs en scène : Jacques Becker, Yves Boisset, Henri Decoin, Julien Duvivier, Robert Enrico, José Giovanni, Gilles Grangier, Georges Lautner, Louis Malle, Jean-Pierre Melville, Claude Miller, Édouard Molinaro, Denys de La Patellière, Claude Sautet, Henri Verneuil…
Cet homme pudique, ce « grand taiseux » va soudain mettre son immense notoriété et son capital de sympathie au service d’une cause qui lui est chère, en dévoilant le drame de sa vie.
« J’ai pris le parti de le dire publiquement parce que j’espère de tout mon cœur que cela fera pencher la balance en notre faveur. Je suis père d’une enfant pas comme les autres. »
Lino VENTURA (1919-1987), Appel du 6 décembre 1965 à l’ORTF
Linda, née en 1958, troisième des quatre enfants de Lino Ventura et Odette Lucienne Lecomte (sa femme, son amour de jeunesse) fut victime d’un accident vasculaire cérébral à la naissance et garde de lourdes séquelles. La vie du comédien en est bouleversée. Il fonde l’association « Perce-neige » en 1966, entièrement dévolue aujourd’hui encore à ce combat : la cause des enfants.
« On recommence !… Alors marié ? Des enfants ? Non ! Pourquoi, ça fait des saletés ? »
Lino VENTURA (1919-1987), rôle du commissaire de police dans Garde à vue (1981) de Claude Miller, dialogues de Michel Audiard
Le soir de la Saint-Sylvestre, maître Martinaud (Michel Serrault) est convoqué au commissariat pour une sordide affaire : viol et meurtre de deux petites filles. D’abord considéré comme témoin, il devient suspect aux yeux de l’inspecteur Gallien (Lino Ventura). Il n’a aucun alibi pour ces deux crimes. Chantal, sa femme, ne l’ayant jamais aimé, décide de l’accabler un peu plus…
Aux antipodes des films de gangsters, composition bouleversante de Ventura, comme celle de son partenaire, Michel Serrault – ironie du sort, quatre ans plus tôt, l’acteur a perdu sa fille Caroline, 18 ans (accident d’auto). Huit nominations pour le film à la cérémonie des Césars.
« C’est un type qui, à un moment donné, se retrouve seul, abandonné par ses amis, et par ses ennemis si je puis dire, parce que dans un sens, tout le monde s’arrange sur son dos […], ce sont des situations que j’affectionne particulièrement. »
Lino VENTURA (1919-1987), Espion, lève-toi (1982)
Expert financier à Zurich, Sébastien Grenier (Lino Ventura) mène une vie tranquille aux côtés de sa femme. En sommeil depuis une dizaine d’années, c’est un ancien espion, membre du SDECE (service de renseignements français). Le passé remonte à la surface, quand il est contacté par un certain Jean-Paul Chance (Michel Piccoli) pour enquêter sur les attentats des Brigades populaires. Se méfiant de lui, il alerte un ami et confrère pour qu’il vérifie les antécédents de Chance. À sa mort, il comprend qu’il est manipulé par le KGB dont la volonté est d’éliminer tous les espions français. Piqué au vif, il décide de se venger…
Ce film plus noir que nature marque une nouvelle étape dans la carrière de Ventura qui sait se renouveler comme tous les grands interprètes… Au total 75 films et 130 millions d’entrées (en France), mais pas de théâtre.
« Sur un plateau, je suis chez moi. Sur une scène… Je n’ai pas assez de courage pour me torturer (…) D’ailleurs, soyons honnête, je ne suis pas un acteur, je ne suis ni Laurence Olivier, ni Robert Hirsch. Je ne suis qu’un comédien instinctif. »
Lino VENTURA (1919-1987), cité par Gilles Durieux, Lino Ventura (2001)
Lui qui adore le théâtre ne montera jamais sur une scène, conscient de ses limites. Volontairement ou pas, il fait référence au célèbre Paradoxe sur le comédien de Diderot, avec la distinction pas toujours claire entre l’acteur et le comédien - le très médiatique Alain Delon tenant toujours à faire savoir qu’il est lui-même acteur (d’instinct, et star au cinéma), non pas comédien (un métier qu’il n’a jamais appris, d’où une seule incursion ratée au théâtre).
« Il s’était convaincu qu’il était incapable d’en faire [du théâtre]. Le Conservatoire, c’était pour lui un mot magique, la destinée ratée. À la place, il avait fait la guerre dans l’armée italienne. »
Bernard BLIER (1916-1989), parlant de son partenaire dans Cent mille dollars au soleil (1964). Paris Match, 6 novembre 1987
Pour Ventura, le théâtre serait finalement une vocation manquée, mais il met toujours en avant son instinct, son flair… qui l’a rarement trompé dans ses choix.
« Quand on me parle d’un personnage à interpréter, je sais d’une façon immédiate si je peux le faire, si ça me convient ou si ça ne va pas. »
Lino VENTURA (1919-1987), https://mediatheque.sainthilairederiez.fr/
Encore une allusion au Paradoxe sur le comédien de Diderot qui dépasse le clivage entre théâtre et cinéma (inconnu de son temps), mais se réfère au « personnage » à interpréter, jouer ou incarner. « Paradoxe », car on pourrait croire que le meilleur acteur est celui qui met le plus de lui-même dans ce qu’il joue « de sensibilité ». En fait, c’est le contraire : le grand acteur est celui qui joue de sang-froid (au XVIIIe siècle, on écrit « de sens froid », en gardant le sens, la raison, la tête froide). Diderot lui-même s’embrouille à la fin, mais le philosophe n’est pas à une contradiction près… et la confusion perdure jusqu’à nos jours, sans doute parce qu’un comédien (ou acteur) relève toujours plus ou moins des deux catégories, y compris Lino Ventura.
Il a refusé des rôles pour diverses raisons, y compris dans des productions majeures : Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, Rencontres du troisième type de Steven Spielberg, La Chèvre de Francis Veber, Le Vieux Fusil de Robert Enrico. Il a aussi refusé bien des occasions médiatiques de paraître, de parler…
« Passer pour un ours, à un moment, ça arrange très bien les choses, comme ça on vous fout la paix et c’est fini . »
Lino VENTURA (1919-1987), https://mediatheque.sainthilairederiez.fr/
Pudique, l’homme a su préserver sa vie privée (hors l’existence de sa fille et pour la bonne cause, celle de tous les enfants handicapés). Son nom n’apparaît pas dans la presse à scandale : RAS, « rien à signaler ». Vingt ans après sa mort, une attachée de presse dira sa liaison amoureuse avec Lino Ventura de 1972 à 1982. C’est quand même très peu… Ajoutons qu’il a toujours refusé de s’engager publiquement en politique, expliquant la nécessité de cette neutralité par sa qualité d’étranger en France - ayant en effet conservé la nationalité italienne.
C’est surtout un homme simple de goût, bon enfant, bon copain avec ses amis et donc finalement sociable, mais en petit comité : « La perspective de manger avec mes copains, c’est pour moi une fête. Être à table avec eux, c’est une véritable communion. » Il cultive l’amitié avec Georges Brassens, Jacques Brel, Jean Gabin, Claude Sautet ou José Giovanni. Les plaisirs de la table sont très importants pour lui, des plaisirs simples à l’image de sa vie quotidienne. Une exception humaine dans la série de nos grands acteurs.
Yves Montand (1921-1991), né Yvo Livi, il fait une carrière internationale, chanteur de music-hall et bête de scène, acteur inspiré au cinéma, homme à femmes (célèbres) et politiquement engagé.
« C’est la voix d’un homme qui fut acteur privilégié de son temps, et aux premières loges. Le temps de Montand, c’est la traversée d’un demi-siècle. »3
Hervé HAMON (né en 1946) et Patrick ROTMAN (né en 1949), Montand raconte Montand (2001)
Hormis l’origine italienne et la conscience professionnelle, tout oppose ces deux artistes contemporains : Lino Ventura et Yves Montand, le grand taiseux et la bête médiatique. Le couple de journalistes bien connus Hamon et Rotman (Génération, 1987) est entré dans l’intimité de l’artiste vieillissant qui se penche sur son passé.
Son histoire personnelle traverse un demi-siècle d’Histoire, Seconde guerre mondiale, Guerre froide, décolonisation problématique et désillusions de toute une génération. C’est un chemin fait de travail acharné, de rencontres déterminantes (Prévert, Picasso, Costa-Gavras ou Jorge Semprun) et d’amours passionnées (la môme Piaf, Simone Signoret, Marylin Monroe). Sa vie est un vrai film d’aventures : il en dédie le récit à son unique enfant toujours discret, Valentin Livi né trois ans avant sa mort de son dernier amour, Carole Amiel, son assistante née en 1960.
« À L’Alcazar, le patron c’est M. Émile Audiffred. C’est à lui que je dois mes débuts. Il a été très chic pour moi. Il me disait : ‘Tu verras, petit, tu seras mondial à Marseille !’ Et on riait tous les deux. N’empêche que, le premier soir, j’avais un de ces tracs ! »
Yves MONTAND (1921-1991), interview dans L’Express (1969)
Né dans une famille ouvrière et militante en Toscane un an avant l’arrivée au pouvoir de Mussolini, il aura toute sa vie une vénération pour un père qui lui transmet son attachement pour le communisme : contraint de fuir la brutalité des « Chemises noires » et du fascisme, il souhaite émigrer aux États-Unis et se retrouve bloqué à Marseille faute de visa… L’enfant vit dans une famille unie, mais pauvre. Il travaille à l’usine, obtient un CAP de coiffeur pour assister sa sœur. Mais il est fasciné par l’univers de la comédie musicale.
Première apparition sur la scène de l’Alcazar en juin 1939. Le choc ! Il rêve de « monter à Paris »… La guerre éclate en 1939. Il trouve un emploi de docker et commence comme « chauffeur de salle », passe dans des cafés, des cabarets modestes, des cinémas où il chante durant l’entracte… Début 1941, deuxième apparition à l’Alcazar : ce sont les vrais débuts. Il trouve son nom de scène en hommage à sa mère qui, enfant, lui intimait toujours l’ordre de rentrer à la maison par un tonique « Ivo, monta ! » Yves Montand chante Trenet, Chevalier… Mais Audiffred qui va devenir son producteur sait qu’il lui faut un répertoire à lui pour faire carrière. Première chanson originale et premier grand succès à 18 ans : Dans les plaines du Far-West. Il en a donné le thème à Charles Humel, auteur aveugle n’ayant jamais vu de western, mais le jeune Montand sait lui transmettre sa passion pour le genre.
Pour fuir le STO (Service du Travail obligatoire), Audiffred va l’aider à monter enfin à Paris et favorise sa rencontre avec une vedette, Édith Piaf. Elle tombe folle amoureuse de lui et va le lancer en lui apprenant toutes les ficelles du métier. Le public a soif de divertissement. C’est le début de la notoriété en 1946 avec Battling Joe, Sur les grands boulevards.
Montand commence à tourner quelques films, son charisme est aussi évident à l’écran qu’à scène et à la ville : Étoile sans lumière, 1944, premier film en duo avec une Piaf rayonnante. Mais elle craint que cette nouvelle vedette ne lui fasse de l’ombre et rompt brutalement. Un double drame pour le débutant sincèrement amoureux. En 1948, c’est la mort prématurée de son producteur et ami Émile Audiffred. Il fait une pause de trois ans au music-hall.
« Simone Signoret dont le poids, quoi qu’il fasse, où qu’il aille, de quelque manière qu’il vive est là, sera là. »
Hervé HAMON (né en 1946) et Patrick ROTMAN (né en 1949), Montand raconte Montand (2001)
Jacques Prévert, l’un des paroliers les plus doués de Montand (Les Feuilles mortes), lui fait découvrir « La Colombe d’Or », une auberge de Saint-Paul-de-Vence, village provençal fréquenté par les artistes. C’est là qu’il rencontre Simone Signoret, le 19 août 1949. Coup de foudre réciproque, ils ne se quittent plus. L’actrice met sa carrière entre parenthèses et divorce d’avec le réalisateur Yves Allégret (père de Catherine Allégret). Le 22 décembre 1951, Montand et Signoret se marient à la mairie de Saint-Paul-de-Vence et deviennent l’un des couples français les plus en vogue du monde du spectacle. Ils vont vivre place Dauphine, avec la fille de Signoret.
À partir de cette fusion, amoureuse, artistique, intellectuelle et militante (il fréquente Sartre et de Beauvoir), il poursuit une double carrière, le cinéma et l’engagement politique. Sans oublier sa vocation première…
Mars 1951, il triomphe avec un tour de chant de vingt-deux chansons qui marque l’histoire du music-hall et influencera nombre de chanteurs s’essayant au one-man-show. En 1953, ce tour de chant demeure à l’affiche dans la salle de l’Étoile (près de la place parisienne) pendant 8 mois à guichets fermés, un record : ce premier double album 33 T enregistré en public reste une leçon de music-hall exemplaire.
« Je pense qu’un homme peut avoir deux, peut-être trois affaires alors qu’il est marié. Mais trois est le maximum absolu. Ensuite, c’est trichez. »
Yves MONTAND (1921-1991), citation souvent reprise dans la presse (leparisien.fr)
C’est la théorie des trois amours. Mais il n’y a pas de règle en amour et encore moins de quota, surtout pour cet homme à femmes, irrésistiblement séducteur et séduit. Reste quand même le trio de tête, public.
Il y a la femme de sa vie, Simone. Ils forment l’un des couples les plus fameux de l’époque en France et l’un des plus célèbres du cinéma. Malgré les infidélités, Signoret ne quittera jamais Yves Montand. Issue d’un milieu bourgeois, elle l’›introduit dans les cercles intellectuels. C’est son initiatrice à la culture qui lui fait totalement défaut, son « compagnon de route » sur le chemin de la politique qui va mener ce couple de communistes convaincus dans la Russie Khrouchtchev.
Avant, il y a eu Édith Piaf, une passion partagée, une affiche aussi, au music-hall et au cinéma. Après, il y aura Marylin Monroe, le temps d’un tournage hollywoodien signé Georges Cukor, Le Milliardaire (1960) et d’une aventure hyper médiatisée qui fait vaciller le couple légitime et beaucoup souffrir Simone.
Devant affronter une honte internationale, elle livre à la presse des réponses remarquables : « Si Marilyn est amoureuse de mon mari, c’est la preuve qu’elle a bon goût » ou encore « Vous en connaissez beaucoup d’hommes, vous, qui resteraient insensibles en ayant Marilyn Monroe dans leurs bras ? » Montand finit par se lasser des sentiments pourtant sincères de l’actrice américaine et revient vers Signoret. Il raconte dans les années 1980 : « Pas une seconde je n’ai envisagé de rompre avec ma femme, pas une seconde ; mais si [Simone] avait, elle, claqué la porte, j’aurais probablement refait ma vie avec Marilyn. Ou essayé. Ça n’aurait peut-être duré que deux ou trois ans. Je n’avais pas trop d’illusions. N’empêche, ces deux ou trois ans, quelles années ! » On ne saurait être plus sincère.
« Seule la vérité est révolutionnaire. »
Yves MONTAND (1921-1991), autre citation souvent reprise dans la presse (leparisien.fr) et sur divers sites.
En 1956, la vedette s’apprêtait à entamer une tournée de music-hall en URSS. Mais le 23 octobre, les chars de l’Armée rouge envahissent Budapest en Hongrie (insurrection de Budapest)… Cas de conscience : Montand décide malgré tout de chanter devant les Soviétiques à Moscou, où il rencontre le Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev. L’entretien dure quatre heures et Montand demande personnellement des explications au chef du Kremlin sur les raisons de l’invasion de la capitale hongroise.
L’année suivante, accompagné de Simone Signoret, il entreprend une tournée triomphale dans tous les pays du Bloc de l’Est. Cette fois, il en revient profondément désabusé, déçu de ce qu’il a vu de l’application concrète du communisme. Ses convictions étant enracinées en lui par les croyances familiales, surtout paternelles, il aura beaucoup de mal à les réfuter et mettra du temps à reconnaître ses erreurs de jugement. Mais il le fera, contrairement à Jean-Paul Sartre, le maître à penser de toute une génération, arguant du précepte : « Il ne faut pas désespérer Billancourt ! ».
« La pire lâcheté est de savoir ce qui est juste et ne pas le faire. »
Yves MONTAND (1921-1991), paraphrase de L’Aveu (1970), film de Costa-Gavras
Tiré du récit authentique d’Artur London, membre du Parti communiste tchécoslovaque contraint d’avouer de faux crimes et de dénoncer amis et collègues, L’Aveu stigmatise les pratiques staliniennes au début des années 50. Avec une grande rigueur, le film raconte la longue destruction morale de cet homme, incarné par Yves Montand (lui-même proche du Parti communiste), remarquable dans l’incompréhension, le dégoût et le désespoir d’un partisan pris au piège de sa fidélité
Le film vient un an après le phénomène Z (signé aussi de Costa-Gavras) montrant la dictature des colonels grecs, Montand interprétant un député progressiste assassiné par le régime. Costa-Gavras poursuit dans sa volonté de dénoncer tous les totalitarismes et permet à l’acteur d’accéder à l’un des plus beaux rôles de sa carrière.
« Je suis indigné de la façon qui consiste à traiter Sardou de fasciste et à se conduire soi-même comme des petits fachos… »
Yves MONTAND (1921-1991), France-Soir, 1976
C’est le parler-franc de Montand au risque de déplaire ou d’étonner son public. Qu’importe si ce n’est pas le même que celui de Sardou, autre grand professionnel qu’il est de bon ton de critiquer, mais qui touche aussi un très grand public populaire.
« Vive la Crise ! »
Yves MONTAND (1921-1991), 22 février 1984, Antenne 2
Cet OVNI (objet visuel non identifiable) est un cas dans les annales télévisuelles : « une émission française de spéculation économique » (Wikipédia), conçue par le journaliste et producteur Jean-Claude Guillebaud, présentée par l’acteur Yves Montand avec le jeune journaliste économique à Libération Laurent Joffrin et le recours à plusieurs reportages fictifs, dans un but dit « pédagogique ».
Trois ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir avec le président Mitterrand, il faut convaincre les Français du bien-fondé politique d’un changement de cap décrété par le gouvernement socialiste et du fameux « tournant de la rigueur », suite à la crise économique. Montand fait tout pour avoir l’air convaincu, plaidant pour des « scénarios alternatifs commençant par « Et si… » D’autres vrais acteurs politiques sont au générique, de gauche comme de droite. C’est de la télé grand public, devant plus de 20 millions de téléspectateurs ! Pour comparaison, la cérémonie d’ouverture des JO en 2024 battra le record absolu de 24,43 millions, replay compris.
Mais est-ce un rôle fait pour Yves Montand ? On verrait mieux Bernard Tapie dans le genre… A-t-il eu l’envie d’entrer en politique, voire de se présenter à la prochaine présidentielle, hypothèse par ailleurs évoquée - une fausse bonne idée, il le dira lui-même, tout en regrettant que tout ne soit pas possible.
« À ceux qui pensent : Montand devient gâteux, je réponds : Vive le gâtisme ! »
Yves MONTAND (1921-1991), Paris-Match, novembre 1989
L’artiste engagé dérange encore par ses prises de position divergentes et parfois à l’emporte-pièce. On est loin du jeune homme refusant de rejoindre le maquis en janvier 1944, affirmant ne pas comprendre suffisamment la situation politique…
Mais Montand reste avant tout un formidable acteur, à la scène comme à la ville. Il meurt deux ans plus tard d’un infarctus, le 9 novembre 1991, sur le tournage d’IP5, film de Jean-Jacques Beineix qui fera polémique : une rumeur accuse le metteur en scène de ne pas avoir assez ménagé l’acteur… qui préparait en même temps son prochain récital à Bercy ! La polémique pénalise le film, d’où un échec commercial. La jeune femme de Montand, Carole Amiel, tient à rétablir la vérité : « La polémique a été très injuste pour Jean-Jacques qui avait pris toutes les précautions… Les Français ont été tellement choqués, surpris et tristes qu’il a fallu trouver un coupable. »
« Yves Montand aura traversé la vie - nos vies - avec ses coups de gueule, ses colères flamboyantes, ses emballements, ses déceptions lucides et courageuses. Il aimait à dire, vers la fin du parcours, qu’il avait ‘perdu ses certitudes mais gardé ses illusions’ : celles d’une vie plus humaine, tout simplement plus vivable, pour les humiliés et les offensés de la planète. »
Jorge SEMPRUN (1923-2011), préface de la biographie signée Alain-Guy Aknin et Philippe Crocq, Yves Montand : le temps n’efface rien (2006)
On ne saurait mieux dire que cet écrivain espagnol qui fut aussi un homme politique, immigré en France, restant surtout comme le scénariste de Z et de l’Aveu. Il bien connu et parfaitement compris le personnage de Montand, à la ville comme à la scène (ou l’écran).
Andrée Chedid (1920-2011), d’origine égyptienne et libanaise, naturalisée française, sa nouvelle langue lui permet d’exprimer toute ses sensibilités plurielles jusqu’à la fin cruelle et douce.
« Nous ne donnons rien au poème qu’il ne nous rende au centuple. Nous croyons le faire ; c’est lui qui, secrètement nous fait. »
Andrée CHEDID (1920-2011). Au cœur du cœur (2010)
D’origine syro-libanaise, Andrée Saab naît au Caire (Égypte) et fait ses études dans des écoles égyptiennes puis françaises, avant d’intégrer l’Université américaine du Caire. À 22 ans, elle obtient un baccalauréat universitaire en journalisme et se marie avec le biologiste Louis Selim Chedid, lui aussi égyptien d’origine libanaise.
En 1943, elle part vivre au Liban avec son mari et publie son premier recueil de poésie, en anglais, « On the Trails of My Fancy », Elle s’installe définitivement à Paris en 1946, avec son mai professeur à l’Institut Pasteur. Tous deux acquièrent la nationalité française. Elle écrit son premier roman en 1952, Le Sommeil délivré (Stock), En 1960, avec Le Sixième Jour (Julliard), récit de l’épidémie de choléra qui frappa l’Égypte en 1948, un succès populaire se dessine. Elle écrit aussi des nouvelles, des pièces de théâtre, des romans, de la littérature jeunesse. Elle collabore aux chansons de son petit-fils Matthieu Chedid M). Mais la poésie reste son royaume de prédilection (prix Goncourt de la poésie en 2002).
Son œuvre questionne sans fin la condition humaine et les liens entre l’homme et le monde. Elle célèbre la vie tant aimée, avec la vive conscience de sa précarité. Dans un style fluide, mais très travaillé, elle évoque l’Orient avec une grande sensualité pour mettre en avant ses parfums. Elle s’émerveille des beautés de l’univers et de l’amour, s’attache à question de la condition de la femme et décrit aussi la guerre du Liban.
« Marie se souvient :
- Je ne serai pas ta routine.
Et Steph de rétorquer :
- Je ne deviendrai jamais ton habitude. »Andrée CHEDID (1920-2011), Le Message (2007)
Dans un pays en guerre, une jeune femme, Marie, est blessée par une balle. Malgré la douleur, elle ne pense qu’à une chose : rejoindre Steph, qui habite de l’autre côté de la ville. Entre eux, il y a un pont. Ils partagent une passion très vive et viennent de traverser une crise. Malgré cela, Marie est prête à tout pour revoir Steph. C’est le message qu’elle avait pour lui, avant d’être mortellement touchée.
Elle vacille sous la lumière de midi. Le sang coule de sa blessure. A mesure qu’elle avance, des images de son passé surgissent, emportées par une mort au ralenti que rien n’arrêtera. D’autres personnages l’aident, comme aimantés par ce lieu où la vie, le hasard et le destin mélangent leurs cartes.
Dans ce roman, elle convoque tous les massacrés, les fusillés, les suppliciés. Ils convergent vers ce cœur aux abois, vers cette femme à la fois anonyme et singulière. « Comment peut-on se prendre au sérieux quand l’existence est si éphémère et qu’elle ne cesse de courir vers sa fin ? »
« Ne vous méprenez pas
Je ne suis que de passage
Un être fictif sur un trajet
Sans itinéraire
Je pousse des portes
Qui s’ouvrent
Sur la vie
Et d’autres portes
Qui mènent je ne sais où. »Andrée CHEDID (1920-2011), L’Étoffe de l’univers (2010).
Atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle évoque cette épreuve dans son dernier recueil de poèmes. Elle remonte aux origines de sa vie, explore le mystère du passage sur terre, la beauté et la force, mais aussi la fragilité, surtout quand l’aventure est malmenée par la vieillesse, la mort qui rôde.
Son fils le chanteur Louis Chedid (père de Matthieu Chedid, alias M.) évoquera lui aussi cette épreuve.
« Maman, maman, tu es partie si loin
Que tous les boniments ne riment plus à rien
Maman, maman, depuis qu’tu m’as laissé tomber
J’n’ai plus aucun parent à qui parler…
La faute à qui ? à personne
Juste le temps qui passe l’heure qui sonne »Louis CHEDID (né en 1948), « Maman, Maman », chanson (2010)
Laissons-lui le mot de la fin qui est aussi le titre de son deuxième album daté de 2015 : « On ne dit jamais assez aux gens qu’on aime qu’on les aime. »
Serge Reggiani (1922-2004), né italien, acteur de théâtre et de cinéma, peintre et sculpteur à ses heures, carrière tardive dans la chanson, soutenue par ses confrères et ovationnée tous âges confondus.
« Pour nous, les exilés, la terre natale a une saveur particulière : plus on s’éloigne, plus elle est corsée, plus on se sent imprégné de sa patrie, ne serait-ce que dans le regard des autres, qui te font bien comprendre que tu n’es pas d’ici. »4
Serge REGGIANI (1922-2004), Dernier courrier avant la nuit (1995)
Venu d’Italie avec sa famille pour fuir le fascisme (comme Yves Montand et nombre d’immigrés), Reggiani gardera toujours l’amour de la liberté, prêt à se battre pour défendre les droits de l’homme.
Le petit Serge est d’abord tenté par la boxe qu’il pratique assidûment. Un peu par hasard, il entre au Conservatoire d’art dramatique. Repéré par Jean Cocteau, le comédien glane ses premiers lauriers sur les planches avant de se tourner vers le cinéma. Son talent et les bonnes rencontres le font figurer au panthéon du 7ème art, à l’affiche de chef d’œuvres comme Les Portes de la nuit de Marcel Carné, avec Yves Montand, Le Doulos de Jean-Pierre Melville avec Belmondo et surtout Casque d’or avec Simone Signoret au summum de sa beauté.
Serge Reggiani qui chante pour le plaisir n’aborde cette discipline qu’à l’âge de 44 ans, en 1966 : encore une bonne rencontre, Jacques Canetti, célèbre producteur ami du couple Montand-Signoret. Son premier album, signé Boris Vian (référence de qualité), couronné par l’Académie Charles Cros, rencontre immédiatement son public. Mais Reggiani, si à l’aise au théâtre, est dramatiquement maladroit devant un micro ! C’est un autre métier…
Barbara, conquise par le chanteur, initiera ce « néophyte » aux délices de la scène. Passant en première partie de la chanteuse, il gagne en confiance et pourra bientôt remplir seul des salles qu’il fera vibrer avec sa voix grave, au timbre émouvant et sans cesse au bord du gouffre.
Le public vient désormais applaudir l’heureux artiste, qu’il chante, qu’il joue au théâtre - c’est l’époque de Sartre et des Séquestrés d’Altona - ou au cinéma. Reggiani a un goût très sûr de ce qu’il peut et doit interpréter, surtout dans la chanson où il peut décider seul, chanteur « à texte », toujours intelligent, mais pas « intellectuel ».
« Les loups sont entrés dans Paris. »
Serge REGGIANI (1922-2004), chanson de 1967, paroles : Albert Vidalie et Louis Bessières
Ce deuxième album très attendu est un nouveau succès. Il crée à cette occasion ce grand classique de chanteur engagé, considéré comme une allégorie de l’entrée de l’armée allemande dans Paris et une ode à la résistance.
Les hommes avaient perdu le goût / De vivre, et se foutaient de tout
Leurs mères, leurs frangins, leurs nanas / Pour eux c’était qu’du cinéma
Le ciel redevenait sauvage, / Le béton bouffait l’paysage… alors
Les loups, ououh! ououououh! / Les loups étaient loin de Paris
En Croatie, en Germanie / Les loups étaient loin de Paris
J’aimais ton rire, charmante Elvire / Les loups étaient loin de Paris.
Les loups ououh! ououououh! / Les loups ont envahi Paris
Soit par Issy, soit par Ivry / Les loups ont envahi Paris
Cessez de rire, charmante Elvire / Les loups ont envahi Paris (…)
Les loups ououh! ououououh! / Les loups sont sortis de Paris
Soit par Issy, soit par Ivry / Les loups sont sortis de Paris
Tu peux sourire, charmante Elvire / Les loups sont sortis de Paris
J’aime ton rire, charmante Elvire / Les loups sont sortis de Paris…
« Je ne choisis pas les chansons, je parle avec les auteurs de certains sujets qui m’amusent, qui me préoccupent ou qui m’intéressent, et de là naissent des chansons… »
Serge REGGIANI (1922-2004), avril 1970, réponse aux questions de Joëlle Wiltold, émission « Au chat qui pouffe »
Alors qu’il enregistre son quatrième disque, l’acteur désormais reconnu parle de son nouveau métier de chanteur, de lui, de son public, du milieu :
« Je m’amuse à chanter, j’aime la chanson et la musique, et je fais mon métier de soi-disant chanteur de music-hall, parce que je l’aime, parce que j’aime bien être sur une scène, parce que j’aime bien me raconter et raconter des histoires »
« Mon public est très vaste, il va du bourgeois à l’intellectuel ou au travailleur. C’est comme le public de Bobino, un public idéal, un éventail absolu du public français…
« Le milieu de la chanson est un milieu très dur, on est seul sur la scène, on doit se défendre seul, contrairement au théâtre et au cinéma où on a des partenaires … »
« C’est moi, c’est l’Italien… »
Serge REGGIANI (1922-2004), L’Italien, paroles de Jean-Loup Dabadie, musique de Michel Legrand (1971)
Écoutez la chanson sur Youtube.
Une chanson alternant passages en français et en italien que le chanteur ne souhaite pas interpréter : l’intégration des italiens étant difficile au début du siècle, Reggiani ne voulait pas qu’on le ramène à ses origines de « petit macaroni ». Il se laisse pourtant convaincre et ajoute à son répertoire cette chanson qui deviendra son emblème. C’est elle qui sera chantée à son enterrement.
« C’est moi, c’est l’Italien / Est-c’qu’il y a quelqu’un / Est-c’qu’il y a quelqu’une
D’ici j’entends le chien / Et si tu n’es pas mort› / Ouvre-moi sans rancune
Je rentre un peu tard, je sais / Dix-huit ans de retard c’est vrai / Mais j’ai trouvé mes allumettes
Dans un› rue du Massachussetts / Il est fatigant le voyage / Pour un enfant de mon âge
Ouvre-moi / Ouvre-moi la porte / Le non ne posso proprio più… »
Après un nouveau récital à Bobino, Reggiani part en tournée à travers la France. La chanson lui a permis de sortir de son image de mauvais garçon et les metteurs en scène découvrent de nouvelles facettes du personnage. En 1975, le cinéaste Claude Lelouch lui offre deux très beaux rôles qui exploitent le grand humour de Reggiani, dans Le Chat et la souris avec Michèle Morgan et dans Le Bon et les méchants avec Jacques Dutronc.
Son fils Stephan partage avec lui son goût pour la chanson. Serge Reggiani est très admiratif des talents de musiciens de son fils et de la charge de désespoir que l’on lit dans ses compositions. Auteur, compositeur et interprète, il est à l’affiche avec son père à Bobino en 1975. Les avis sont mitigés. Une complicité évidente se dégage des concerts, mais le public accueille tièdement le duo père-fils. Le 24 avril, la célèbre émission de télé de Jacques Chancel, « Le Grand échiquier », est entièrement consacrée à Reggiani père et fils. En juin, sort un album enregistré pendant leur série de récitals. À la rentrée, ils passent en vedette à la fête de l’Huma, rassemblement annuel du parti communiste français, puis s’envolent pour une tournée au Canada.
24 septembre 1977, Maritie et Gilbert Carpentier, producteurs de shows télévisés célébrissimes en France, consacrent un de leurs « Numéro un » à Serge Reggiani. Trois jours plus tard, le chanteur réinvestit la scène de Bobino qu’il partage avec son fils Stéphan et avec sa fille Carine. Mais la presse est cette fois très sévère devant cette affiche familiale et reproche à Serge Reggiani d’étouffer, involontairement, la carrière de ses enfants. Malgré ces critiques, les trois Reggiani partent en tournée durant l’hiver 77-78.
Après un premier divorce, un remariage qui échoue échec, une carrière en suspens, le moral de Stéphan est au plus bas. En vacances dans la maison de son père à Mougins en 1980, Stéphan Reggiani se suicide d’une balle dans le lit de son père. À 33 ans.
« Le vrai chanteur dans la famille, c’était toi. »
Serge REGGIANI (1922-2004) à l’enterrement de son fils.
Tout s’effondre pour Serge Reggiani. Il se laisse gagner par l’alcoolisme. Il trouve quand même dans le travail un moyen de lutter contre la déprime et l’alcool qui commence à le ronger. Du 5 au 17 mai 1981, en pleine campagne électorale qui mènera François Mitterrand au pouvoir, le public de l’Olympia fait un triomphe au chanteur, lui témoignant ainsi son affection et sa solidarité dans l’épreuve.
Après des années 80 difficiles et suite à de très sérieux problèmes de santé, ayant arrêté la boisson, il reprend goût à la vie et sort l’album « Reggiani 91 ». En 1992, une intégrale de 8 CD fait le tour de la carrière du chanteur. Un coffret de 5 CD renferme les plus belles lectures que Serge Reggiani a fait de ses écrivains et poètes favoris : Albert Camus, Victor Hugo, François Villon, Arthur Rimbaud et même Serge Gainsbourg.
« Tes soixante-dix balais / Bats-les
Va-t’en jusqu’à cent ans / Chantant
T’as eu quatre-vingt-dix / Jadis
Mais trois chiffres c’est mieux / Mon vieux ! »Serge REGGIANI (1922-2004), auteur de la chanson 70 balais
Il célèbre ses 70 ans dans un album au titre explicite, « 70 balais ».
« Tes soixante-dix printemps / Tiens-t’en / Jamais à eux, papa / Faut pas
Grimpe encore à l’échelle / Du ciel /Quelques long échelons »
Il s’essaie à la composition. Affrontant son âge avec optimisme et même enthousiasme, il s’installe sur la grande scène du Palais des Congrès du 23 février au 7 mars, devant 3000 spectateurs chaque soir. Le 15 juillet, il donne un concert aux Francofolies de La Rochelle face à un public jeune et chaleureux.
En 1995, il déclare ne pas avoir été aussi en forme depuis longtemps et sort un nouvel album, « Reggiani 95 » essentiellement composé par Claude Lemesle, avec une chanson de sa fille Célia.
« Pour lutter contre l’insomnie, certains comptent les moutons ; moi je pourrais compter les amis que la mort m’a arrachés. »
Serge REGGIANI (1922-2004), Dernier courrier avant la nuit (1995)
Il écrit des lettres à tous ceux qu’il aime et admire, de Jean-Paul Sartre à Romy Schneider, en passant par Édith Piaf ou Lino Ventura. Du 19 au 24 septembre, il entame une série de concerts à l’Olympia. Chaque soir, après un récital de 33 chansons, il est ovationné plusieurs minutes par un public ému devant sa vitalité et sa rage de vivre.
Il ralentit quand même la fréquence : un album tous les deux ans. Très occupé par ses différentes passions (la peinture, la sculpture, l’écriture), la chanson devient finalement une de ses activités parmi les autres. Mais le public lui témoigne, à chacune de ses apparitions, sa sympathie et, mû par un tempérament d’artiste hors pair, il refait surface dans les années 90 où une nouvelle génération le découvre. « Reggiani 89 », « Reggiani 91 » ou « Reggiani 95 » sont des albums très personnels : le chanteur explore des thèmes qui le passionnent et témoignent de sa résurrection. Peintre, sculpteur, écrivain, il continue à défendre une certaine idée de l’art. Reflétant son humeur solitaire, il pratique de plus en plus souvent la peinture : première exposition en 1989.
Malgré une santé fragile, il continue d’enregistrer des chansons. En août 1999 sort un nouvel album : « Les Adieux différés », titre ironique : le comédien chanteur aborde le thème de la vie, de la nostalgie, des femmes et de l’amour bien sûr. Rien à voir avec ce qui pourrait être une façon élégante de tirer sa révérence. Alors qu’il expose ses toiles dans une galerie parisienne, il s’apprête à remonter sur scène. Mais la série de concerts prévue en octobre est finalement annulée : Reggiani est hospitalisé en septembre. Un an plus tard, il sort un album en forme de testament.
« Enfants, soyez meilleurs que nous
On a raté à peu près tout
On a pourtant beaucoup rêvé
Rêvé de construire pour vous
Un monde plus joli, plus doux
Un monde moins dur et moins fou
Enfants, soyez meilleurs que nous. »Serge REGGIANI (1922-2004), décembre 2000, Michel Legrand (musique) et Jean Dréjac (texte)
« On a raté à peu près tout / On a pourtant beaucoup rêvé
Rêvé de construire pour vous / Un monde plus joli, plus doux
Un monde moins dur et moins fou… »
« Combien de temps encore
Des années, des jours, des heures combien ?
Quand j’y pense mon cœur bat si fort…
Mon pays c’est la vie.
Combien de temps… Combien ?
Je l’aime tant, le temps qui reste… »Serge REGGIANI (1922-2004), Le temps qui reste (2002), Goraguer et Dabadie
Reggiani est encore en scène comme il est en vie. L’artiste est bouleversant de force et de faiblesse :
« Je veux rire, courir, parler, pleurer, / Et voir, et croire
Et boire, danser, Crier, manger, nager, bondir, désobéir
J’ai pas fini, j’ai pas fini / Voler, chanter, partir, repartir
Souffrir, aimer / Je l’aime tant le temps qui reste
Je ne sais plus où je suis né, ni quand / Je sais qu’il n’y a pas longtemps…
Et que mon pays c’est la vie. »
L’année suivante, une victoire d’honneur récompense l’ensemble de sa carrière, aux 18éme Victoires de la Musique. Une dernière tournée débute dans la salle parisienne du Palais des Congrès. Acclamé, il se produit encore en Belgique, au Canada et en Suisse.
Artiste engagé et figure de proue du Saint Germain des années 50-60, il décède le 22 juillet 2004 d’un arrêt cardiaque à son domicile parisien, âgé de 82 ans. Il est inhumé aux côtés de son fils Stephan, au cimetière de Montparnasse à Paris.
Symbole du Saint Germain insouciant des années 1950-1960 et de l’engagement artistique exigeant, il reste comme l’une des figures majeures de la chanson française du XXe siècle.
Pierre Cardin (1922-2020), né italien, couturier tout-parisien, homme d’affaires à la tête d’un empire mondial, mécène artistique au théâtre : la success-story d’un créateur passionné… avec un luxe suprême, l’indépendance
« J’ai eu beaucoup de chance, je faisais partie de la période d’après-guerre où tout devait être refait. »5
Pierre CARDIN (1922-2020)
« Beaucoup de chance », mais surtout beaucoup de volonté pour arriver à son but et une capacité de travail proportionnelle à ses dons – sans limite.
Il naît dans une famille d’agriculteurs vénitiens ruinés par la Première Guerre mondiale, émigrés en France avec leurs dix enfants dans les années 1920 – le petit Pietro est le dernier de la fratrie. La famille s’installe à Saint-Étienne. Ils obtiennent la nationalité française en 1936 et Pierre Cardin, 14 ans, commence son apprentissage chez un tailleur pour hommes, comme comptable, puis coupeur. Il rejoint Vichy à bicyclette et travaille chez un autre tailleur. Il « monte » enfin à Paris, capitale des arts.
Vers la fin de la guerre, il débute dans la « maison Paquin » - Jeanne Paquin (1869-1936) est la première grande couturière française à avoir acquis une renommée internationale et bâti un empire à la fin du XIXe siècle. C’est un modèle pour l’ambitieux Cardin et c’est chez elle, dans ce milieu très particulier de la haute-couture, qu’il va faire ses premières rencontres.
À signaler, un passage éclair chez Elsa Schiaparelli, autre créatrice de mode et modèle de réussite, issue de l’aristocratie italienne. Créatrice de l’entreprise Schiaparelli, elle l’a dirigée des années 1930 aux années 1950. Provocatrice et avant-gardiste, on la remarque pour son utilisation du surréalisme. Mais Cardin veut être lui-même et bientôt chez lui !
« Dans ma vie, les rencontres ont été déterminantes. Il y a, bien sûr, Christian Dior, mais aussi le poète Jean Cocteau, le metteur en scène Jean Delannoy et le décorateur Christian Bérart. Ils m’ont apporté l’élégance, la grâce et la confiance. »
Pierre CARDIN (1922-2020), Interview de Pierre Cardin, L’Écho républicain, 15 mars 2015
Premier tailleur de la maison Christian Dior lors de son ouverture en décembre 1946, le jeune Pierre Cardin participe au succès du « tailleur Bar » qui d’après le Harper’s Bazaar, définit le New-Look de Dior. Trois ans après, il part sur un coup de tête.
Entre temps, il a fait la rencontre de Cocteau et de Christian Bérard surnommé « Bébé », peintre, illustrateur, scénographe, décorateur et créateur de costumes avec qui il réalise des costumes et des masques pour La Belle et la Bête en 1946. De quoi lancer un nouveau talent de créateur – c’est la première définition qu’il donne de lui-même.
En 1950, il rachète la maison Pascaud, spécialisée dans les costumes de scène, pour ouvrir sa propre maison de couture. Il gardera cette double activité créatrice : costumes de scène - il adore le théâtre dont il deviendra mécène - et créations de haute couture – « le luxe, c’est la rareté, la créativité, l’élégance ».
Il crée des tenues pour les bals, les fêtes somptueuses d’après-guerre, en même temps que des manteaux et tailleurs, sa spécialité. Progressivement, sa clientèle s’agrandit.
Sa première collection voit le jour trois ans plus tard en 1953. Il y montre, rue du Faubourg-Saint-Honoré, ses manteaux et tailleurs d’une coupe impeccable, associant inventivité et sens du détail. Quatre ans après, il triomphe avec la présentation d’une collection de 120 vêtements et devient membre de la Chambre syndicale de la couture parisienne. Il voit naturellement plus grand, plus loin…
« Une voyante m’avait prédit que mon nom flotterait partout dans le monde. »
Pierre CARDIN (1922-2020), Madame Figaro, Pierre Cardin, soixante ans de créations, 28 décembre 2006
Obsession récurrente du « nom » à suivre… « Mon nom est plus important que moi-même… Je ne crois pas qu’il y ait eu un nom aussi important que Pierre Cardin dans l’histoire générale de la couture » et initiative assumée : « J’ai été le premier à démocratiser la mode, à mettre mes initiales sur mes vêtements. »
Le personnage aura toujours confiance en ses dons et son destin, affirmant qu’« on ne vient pas au monde avec une personnalité, il faut se la faire. » D’où une carrière menée très intelligemment (quoique passionnément) : « J’aurais pu me lancer dans la politique car je suis un meneur. Mais j’ai toujours dit Non. » Il n’a qu’un but : devenir le chef d’une gigantesque entreprise qu’il contrôlera dans les moindres détails, artistiques et économiques. Autrement dit, être à la fois Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé - référence au couple le plus célèbre et talentueux de la mode.
« Moi, je suis d’abord un créateur, et mes créations génèrent de l’argent. »
Pierre CARDIN (1922-2020), Interview de Pierre Cardin, L’Écho républicain, 15 mars 2015
Il se distingue d’abord de ses concurrents par sa clientèle de prêt-à-porter : « Ils ont dit, le prêt-à-porter tuera votre nom, et cela m’a sauvé. »
Dès 1954, il déploie une énergie farouche, s’engageant dans la politique de diffusion avec l’ouverture de sa première boutique Eve, suivie d’Adam en 1957. Considéré comme un précurseur, il souhaite poser les bases d’une production de prêt-à-porter en parallèle à la haute couture. En réalité, il ne croit pas au modèle économique d’une haute couture produisant de façon élitiste.
Pour les grands couturiers traditionnels, attachés à séparer la mode haut de gamme de la mode populaire, c’est un scandale ! Il persiste et signe en 1959 une collection de prêt-à-porter luxueux au Printemps : premier couturier à présenter un défilé de prêt-à-porter inspiré de la haute couture, qui plus est dans un grand magasin. Cet acte de « rébellion » va engendrer la légende d’un Pierre Cardin exclu de la Chambre syndicale de la couture parisienne, ou renvoyé puis réintégré. Fait clairement démenti, d’autant plus que la présidence lui sera bientôt proposée – et qu’il la refuse.
Dans les années 60, inspiré par la conquête de l’espace, il participe à la création du style futuriste avec sa collection « Space age », avec des robes aux motifs géométriques en plastique et en métal. On le surnomme alors « le métallurgiste » - Courrèges et Paco Rabanne occupent le même créneau artistique. Dans une de ses collections pour hommes, Cardin crée une veste sans col nommée « cylindre ». Le couturier des Beatles s’en inspire pour créer les vestes à col Mao portées par les « Quatre garçons dans le vent ».
En revanche, il déteste la mode du jean qui s’impose partout et a ses défenseurs chez quelques grands couturiers (dont Saint-Laurent) : « Le jean ! Le jean est le destructeur. C’est un dictateur ! C’est détruire la créativité ! Le jean doit être arrêté ! » Personnellement, il affiche la sobriété la plus classique : « Je peux aller partout dans le monde avec seulement trois tenues : un blazer bleu et un pantalon de flanelle gris, un costume de flanelle gris et une cravate noire. »
« Si je vois une très belle boîte de sardines, j’ai envie de lui donner mon nom ! »
Pierre CARDIN (1922-2020), cité par Stéphane Marchand, Les Guerres du luxe (2001), « Pierre Cardin dans l’enfer des licences »
Autre idée révolutionnaire… et définition la plus originale de la licence. Son modèle, poussé à l’extrême, est devenu un cas d’école, étudié dans le marketing sous le néologisme de « cardinisation ».
Dès les années 1960, Cardin est l’un des premiers dans le secteur très élitiste de mode à se lancer sur le créneau des licences - le droit donné par une marque, à un fabricant ou un distributeur, d’apposer son nom sur un produit, en échange de « royalties ».
Le couturier-homme d’affaires commence par les cravates et va bâtir au fil des ans un empire qui décline son nom à l’infini : chemises, draps, eau minérale, nécessaire à couture, lieux culturels, design, en passant par les dérivés du restaurant Maxim’s dont il était propriétaire. Cardin s’en vante : « Je me lave avec mon propre savon qui porte mon propre parfum… je me suis couché sur mes propres draps… j’ai mes propres produits alimentaires. Je vis sur moi. »
« C’est très difficile d’avoir un nom dans la mode. Alors quand on en a un, il faut en profiter. »
Pierre CARDIN (1922-2020), résumait en mai 2019 le célèbre couturier dans un entretien à l’AFP
Citation souvent simplifiée : « J’ai un nom, je dois en profiter. » Il en a donc profité à l’infini et s’est enrichi grâce à ce système économique.
Poussé au maximum, il lui permet d’adapter son concept au marché, le plaçant premier au monde en nombre de licences et en volume de ventes. Selon lui, il existera plus de 700 licences à son nom, du textile aux arts de la table, en passant par l’eau minérale, les poêles à frire, les vélos, les sacs en plastique, les briquets ou les tringles à rideaux.
Devant cette diversification tous azimuts de produits dérivés sans notion de qualité, nombre de ses pairs lui tournent le dos, jugeant cela inconciliable avec l’idée de la couture ou du luxe. Nombre de marques issues de la mode ont sensiblement réduit leurs licences ces dernières décennies, avec la reprise en main de Saint Laurent, Gucci ou Dior, pour maintenir un niveau de gamme élevé.
« L’ubiquité a tué la désirabilité de la marque. Avec cette démultiplication à l’infini des licences, c’est la valeur qualité qui en a souffert. On trouvait du Cardin dans n’importe quel produit, n’importe où dans le monde. »
Eric BRIONES, cofondateur de l’école de mode « Paris School of Luxury », déclaration à l’AFP, 30 décembre 2020, à la mort de Pierre Cardin, âgé de 98 ans
Il dénonce une « dimension schizophrénique : autant Pierre Cardin le créateur était avant-gardiste et moderniste, autant dans le monde des licences le style était bourgeois, rassurant, bien loin de ses expérimentations couture. » Mais c’est un choix personnel et Cardin était plus que jamais « cardiniste » et fier de l’être.
« Je me suis étendu sur tous les domaines et mon nom a inondé le monde entier, grâce à mes licences qui assurent une vraie solidité à l’entreprise ». »
Pierre CARDIN (1922-2020), cité dans Ouest-France le 29 décembre 2020, au lendemain de la mort du couturier
Précurseur de la mondialisation, il a misé très tôt sur l’Asie pour y développer ses licences : il a mis le pied en Chine dès 1978, devenant un des premiers investisseurs étrangers à s’implanter sur ce marché et aussi le premier couturier occidental à défiler à Pékin en 1979.
À son apogée, ce système commercial représente du travail pour 200 000 personnes et un chiffre d’affaires de dix milliards de francs (environ 1,5 milliard d’euros), permettant à Pierre Cardin de multiplier ses acquisitions variées. Cela ne l’empêche pas de devenir académicien… et d’en être également fier.
« Mon entrée parmi les Immortels a été un moment très important car il n’y avait jamais eu d’académicien couturier. »
Pierre CARDIN (1922-2020), La Montagne, 15 mars 2015
En 1992, c’est le premier couturier à être élu membre de l’Académie des beaux-arts - l’une des cinq académies qui forment l’Institut de France par ailleurs constitué de l’Académie française, l’Académie des Sciences, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et l’Académie des Sciences morales et politiques. Il dessine lui-même son épée d’académicien. On n’est jamais mieux décoré que par soi-même, quand on s’appelle Pierre Cardin.
Autre sujet de fierté souvent revendiquée… avec la même obsession du nom.
« Je suis le seul nom libre de la mode. Depuis les années 1950, je suis resté Pierre Cardin de A à Z. Tous les autres sont morts ou alors passés dans d’autres mains. »
Pierre CARDIN (1922-2020), « Pierre Cardin, soixante ans de créations », Fabienne Reybaud, 28 décembre 2006, Madame Figaro
« L’exposition de mes créations dans les musées est la reconnaissance de mon travail, et aussi cela a montré le comment et le pourquoi derrière le fait de « devenir Pierre Cardin. Ce n’est pas un hasard, vous savez. C’est un travail sans fin, des responsabilités stressantes et une forte personnalité. Il faut se créer une identité personnelle. »
Cette obsession du travail est récurrente, cela fait aussi partie de sa fierté d’être lui, Pierre Cardin.
« Je fais des croquis chaque matin. Non seulement je dessine, mais je vais aussi aux ateliers de couture. C’est une règle, comme celle d’un danseur qui fait des exercices de barre pour bien danser. Pour moi, c’est un besoin. »
Pierre CARDIN (1922-2020), Interview de Pierre Cardin, L’Écho républicain, 15 mars 2015
Dans le même entretien, le nonagénaire explique : « J’ai trouvé mon bonheur dans le travail. J’ai la haute couture, des théâtres, des restaurants, des salles de spectacles, des maisons, des hôtels, des palais, des bateaux, etc. J’ai tout fait et je suis allé partout. » Mention particulière pour le théâtre… ses théâtres. Autrement dit, son mécénat.
À Paris, il a créé en 1971 « L’Espace Cardin », ex-théâtre des Ambassadeurs, situé dans les jardins des Champs-Élysées, produisant des pièces avant-gardistes avec des distributions parfois prestigieuses, dans une salle « designée » selon ses goûts, mais dont les fauteuils originaux se révélaient fort inconfortables.
Projet pharaonique, il s’attelle à la réhabilitation du château du marquis de Sade, à Lacoste, au cœur du Luberon (Vaucluse). Il organise un festival annuel et veut faire du village un « Saint-Tropez local de la culture ». Il achète une quarantaine de maisons, une dizaine de boutiques et quarante hectares de terre qu’il laisse inexploitées. Il transforme ce village en un village-musée qui reprend vie chaque été.
« Pour moi, mes salariés sont ma vraie famille. Rassurez-vous, j’ai réglé ma succession. »
Pierre CARDIN (1922-2020), Interview de Pierre Cardin, L’Écho républicain, 15 mars 2015
Il a tout réglé, avec un regret souvent avoué, paradoxal chez cet homosexuel déclaré, entouré d’homosexuels à sa dévotion : ne pas avoir eu d’enfant(s) avec la comédienne Jeanne Moreau qui fut quatre ans sa compagne. Et comme il l’a souvent dit : « Tant que j’aurai la santé, je créerai. »
Trois ans après sa mort, la succession de Pierre Cardin – autant dire l’empire à son nom - provoque une bataille judiciaire entre ses descendants.
Maria Callas (1923-1977), grecque née à New York et morte à Paris, la « Voix du siècle », la Diva assoluta a révolutionné l’opéra par son jeu dramatique et déchaîné les passions dans le monde.
« Je voudrais être Maria, mais il y a La Callas qui exige que je me porte avec sa dignité. »6
Maria CALLAS (1923-1977), citation non sourcée, sans doute apocryphe
Ce mot résume le drame de toutes les stars, mais avec ce personnage hors norme au destin exceptionnel, cela prendra des allures de tragédie grecque.
Cantatrice d’origine grecque, Sophia Cecelia Kaloyeropoulos, dite Maria Callas, surnommée « la Bible de l’opéra » par Leonard Bernstein (compositeur de West Side Story et chef d’orchestre éclectique) a bouleversé en vingt ans de carrière l’art lyrique du XXe siècle : par sa voix unique en son genre, véritable signature vocale, et par son jeu, sa présence scénique dont il reste malheureusement peu d’enregistrements visibles.
Elle garde un souvenir douloureux de son enfance modeste à New York, dans une cité durablement affectée par la grande crise de 1929. Sa mère a vite compris son don inné pour le chant et s’improvise impresario – c’est l’époque des enfants stars, Shirley Temple, Judy Garland… Elle lui fait répéter inlassablement ses chansons et la pousse à se produire, gamine pomponnée, vêtue de robes à volants et supposée être une enfant prodige… Maria restera marquée à vie par cette enfance.
« Ma sœur était mince, belle et attirante si bien que ma mère l’a toujours préférée à moi. J’étais un vilain petit canard, grosse, maladroite et mal-aimée. Il est cruel pour un enfant de ressentir qu’il est laid et non désiré… Pendant toutes les années où j’aurais dû jouer et grandir, je chantais ou gagnais de l’argent. »
Maria CALLAS (1923-1977), « The Prima Donna » in Time Magazine, 29 octobre 1956
Petite fille ronde et très myope, elle se persuade que sa mère préfère sa grande sœur, Jackie. À tort et/ou à raison, elle éprouve une haine qui ne fera que croître, publiquement dénoncée : « Je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir volé mon enfance. J’avais toutes les bontés pour elle et tout ce qu’elle me rendait était du mal… » Mais le chant va faire miracle, quand ses parents divorcent. D’où le retour en Grèce de sa mère avec ses deux filles et l’entrée au Conservatoire.
« Quand je chantais, je sentais que j’étais vraiment aimée. Alors chanter est progressivement devenu le remède à mon complexe d’infériorité. »
Maria CALLAS (1923-1977), « The Prima Donna » in Time Magazine, 29 octobre 1956
Âgée de 13 ans, trop jeune pour aborder le répertoire lyrique, elle travaille quand même en cours privés pendant deux ans avec Maria Trivella, son premier professeur qui dirige le nouveau Conservatoire national à Athènes et découvre cette chanteuse déjà unique en son genre : « Fanatique, exigeante avec elle-même, dévouée à ses études corps et âme. Ses progrès étaient phénoménaux. Elle travaillait cinq à six heures par jour… En six mois, elle était capable de chanter les arias les plus difficiles du répertoire. »
Maria intègre enfin le Conservatoire dans la classe de la maestria Elvira de Hidalgo, séduite à son tour par ce phénomène vocal et sa capacité à apprendre. Elle peut désormais chanter à l’Opéra d’Athènes : des seconds rôles qui lui permettent de subvenir aux besoins de sa famille pendant la guerre, la Grèce étant occupée à la fois par les Italiens et les Allemands.
Après la libération, elle donne des récitals dans tout le pays, mais sa mère est soupçonnée de collaboration avec l’occupant, elle-même étant accusée d’avoir trop chanté pour l’ennemi et plus encore… Elle rompt avec sa mère, repart à New-York pour retrouver son père, tente sa chance auprès de la direction du MET (Metropolitan Opera, la plus grande salle au monde), rencontre des producteurs de spectacles à fuir… Elle fuit et part en Italie, pays du bel canto.
« Elle était si étonnante, si imposante physiquement et moralement, si certaine de son avenir. Je savais que cette fille, dans un théâtre en plein air comme Vérone, avec sa voix puissante et son courage, ferait un effet démentiel. »
Tullio SERAFIN (1878-1968), Callas : The Art and the Life (1974), John Ardoin, Gerald Fitzgerald
C’est en Italie, à Vérone en 1947, que la jeune chanteuse va décrocher son premier rôle-titre, La Gioconda, opéra de Ponchielli. À peine l’a-t-il vue et entendue, le grand chef d’orchestre italien l’engage aussitôt.
Interviewée en 1968, Callas reconnaitra que son travail sous la direction de Serafin fut la chance de sa vie : « Il m’a enseigné qu’il doit y avoir une formulation ; qu’il doit y avoir une justification. Il m’a enseigné le sens profond de la musique, la justification de la musique. J’ai réellement, véritablement absorbé tout ce que je pouvais de cet homme. »
Autre chance, sa rencontre à Vérone avec le premier homme de sa vie, son « Tita » dont elle dira toujours l’extrême générosité. Giovanni Battista Meneghini, de vingt-huit ans son aîné, riche industriel et amateur d’opéra, prend sa carrière en main. Elle l’épouse le 21 avril 1949 à Vérone et s’appellera désormais Maria Meneghini Callas, jusqu’à leur divorce en 1959 – elle vit alors avec le second homme de sa vie, le grec Onassis.
Meneghini, son mentor, son père de substitution et son impresario, gère sa carrière lyrique en homme d’affaires et son apparence physique en homme de goût. La Diva n’a plus qu’à chanter…
« N’importe quelle cantatrice aurait créé la surprise en interprétant un rôle aussi différent vocalement que la Brunehilde de Wagner et l’Elvira de Bellini dans une même carrière mais essayer (et réussir) de faire les deux dans la même saison ressemble fort à la ‘folie des grandeurs’. »
Michel GLOTZ (1931-2010), cité par Alain Lompech, « Michel Glotz, agent artistique », Le Monde, 19 février 2010
Janvier 1949. Nouvelle chance offerte par Serafin à Maria Callas. Elle chante La Walkyrie de Wagner à la Fenice de Venise, quand Margherita Carosio, interprète d’Elvira, rôle principal des Puritains de Bellini, tombe malade.
Incapable de trouver une remplaçante, Serafin convoque Maria et lui donne six jours pour apprendre le rôle. Elle alterne ainsi dans le même mois l’un des rôles les plus lourds du répertoire wagnérien et l’un des plus brillants du bel canto italien, soumettant sa voix à d’énormes tensions, apparemment sans efforts.
Critiques dithyrambiques : « Même le plus sceptique doit reconnaître que Maria Callas a accompli un miracle […] Souplesse de sa magnifique voix parfaitement équilibrée et ses splendides notes haut perchées […] Interprétation d’une humanité, d’une chaleur et d’expression qu’on chercherait vainement dans la froide expression d’autres Elvira. » Michel Glotz confirme : « De tous les nombreux rôles que Callas a chantés, il est indubitable qu’aucun n’est plus brillant. »
Cette incursion dans le « bel canto romantique » infléchit la carrière de Callas qui va bientôt enchaîner tous les grands rôles du répertoire : Lucia di Lammermoor, La Traviata, La Sonnambula. Elle fait une tournée triomphale en Amérique du Sud, Buenos Aires en 1949, Mexico en 1950/51/52 - où elle fait venir sa mère qui tente de s’approprier sa gloire. Maria rompt définitivement avec elle, mais l’histoire de cette haine n’en finira jamais.
La cantatrice éveille un regain d’intérêt pour des opéras longtemps négligés de Bellini (Norma), Rossini (Semiramide, la Cenerentola), Donizetti : en 1957, elle chante à la Scala le rôle-titre d’Anna Bolena. Triomphe sans précédent et véritable renaissance pour ce compositeur.
Ainsi peut-elle « tout chanter, tout jouer ». Comme un coureur s’alignant sur le 100m, le 400m et le marathon. C’est le même exploit physique inimaginable. La Callas donne une explication toute simple de son jeu – la voix suivant ensuite la musique.
« Lorsqu’un chanteur a besoin de trouver l’expression gestuelle qui convient, lorsqu’il cherche comment il doit se comporter sur scène, tout ce qu’il doit faire est d’écouter la musique. Le compositeur y a déjà pourvu. Lorsque vous avez pris la peine d’écouter avec votre âme et vos oreilles — je dis ‘‘âme’’ et ‘‘oreilles’’, le cérébral aussi doit fonctionner, mais pas trop — vous y trouverez la gestuelle. »
Maria CALLAS (1923-1977), Entretien avec James Fleetwood, les 13 et 27 mars 1958 à New York, The Callas Édition, 1998
Sa voix lyrique et son jeu dramatique - en cela, elle est unique. D’où cette carrière unique en son genre. En une décennie magnifique, Maria Callas conquiert le monde de l’opéra et s’impose dans les plus grandes salles, à commencer par la Scala de Milan, temple du bel canto.
Elle y chante pour remplacer au pied levé (une fois encore) la soprano Renata Tebaldi dans le rôle-titre d’Aida de Verdi, en 1950. Le public manque d’enthousiasme, les critiques sont mauvaises, sa voix est jugée inégale, forcée. L’année suivante, elle fait ses débuts officiels en ouvrant la saison, le 5 décembre 1951. C’est un triomphe. Jusqu’à la fin des années 1950, la Diva règne sur la Scala. L’illustre maison monte de nouvelles productions spécialement pour la cantatrice avec des réalisateurs ou des personnalités prestigieuses du monde de la musique : Herbert von Karajan, Carlo Maria Giulini, Luchino Visconti, Franco Zeffirelli entre autres. Remarquons au passage la pseudo-rivalité entre Callas et Tebaldi. Elles étaient amies et la Tebaldi a reconnu sa supériorité. Mais chacune avait ses fans et la musicalité parfaite de la diva italienne reste sans égale.
En 1952, Callas chante Norma au Royal Opera House de Londres (Covent Garden). C’est le début d’« une longue histoire d’amour ». Elle revient régulièrement devant « son parterre » et elle y fera ses adieux à la scène le 5 juillet 1965 dans la Tosca, mise en scène par Zeffirelli, avec son vieil ami Tito Gobbi dans le rôle du terrible Scarpia.
Elle fait naturellement la conquête des Amériques, mais plus tardivement du MET de New York pour des raisons extra-artistiques. Même remarque pour l’Opéra Garnier de Paris - où elle vit à partir de 1961. Elle y chante pour la première fois en 1964, le 22 mai, dans Norma.
« Je ne suis pas un ange et ne prétends pas l’être. Ce n’est pas l’un de mes rôles. Mais je ne suis pas non plus un démon. Je suis une femme et une artiste sérieuse et j’aimerais tellement être jugée pour ça. »
Maria CALLAS (1923-1977), Lettres & Mémoires, Textes établis et traduits par Tom Wolf (2019)
Son caractère, ses caprices et ses scandales sont presque aussi célèbres que ses prouesses vocales – cela fait vendre « du papier » et des places. Dans cette histoire aux multiples rebondissements, impossible de démêler le vrai du faux, et surtout de faire la part chez Callas d’une exigence professionnelle à la démesure de son génie propre : « Un opéra commence bien avant que le rideau ne se lève et se termine longtemps après sa chute. Ça commence dans mon imagination, ça devient ma vie et ça reste une partie de ma vie bien après mon départ de l’opéra. » L’investissement humain est total. « Je me prépare pour les répétitions comme je le ferais pour le mariage. » Elle dit aussi : « Lorsque le rideau se lève, la seule chose qui parle est le courage. »
Autre débat qui ne cessera d’agiter le monde de l’opéra et dont elle est naturellement consciente : sa voix.
« Certains disent que j’ai une voix magnifique, d’autres disent le contraire. C’est une question d’opinion. Tout ce que je peux dire est que ceux qui ne l’aiment pas n’ont qu’à ne pas m’écouter. »
Maria CALLAS (1923-1977), Interview télévisée accordée à Norman Ross, Chicago, 1957
On ne saurait être plus franche. Mais il faut citer là encore les avis des professionnels qui ont travaillé avec la Callas pour mieux comprendre le phénomène.
Elle se considérait avant tout comme « le premier instrument de l’orchestre ». Le chef Victor de Sabata confie au critique Walter Legge : « Si le public pouvait comprendre comme nous le faisons nous-mêmes, combien le chant de Callas est absolu et profond, il serait stupéfait. Callas possède un sens inné de l’architecture et des contours de la musique ainsi qu’un mystérieux sens du rythme qu’un de ses collègues décrit comme « un sens du rythme dans le rythme. »
« Sa voix est un instrument extrêmement spécial. Il arrive que la première fois où vous écoutez le son d’un instrument à cordes - violon, viole, violoncelle - votre première sensation soit quelque peu étrange. Au bout de quelques minutes, lorsque vous vous y êtes habitué, le son acquiert des qualités magiques. J’ai défini Callas. ».
Carlo Maria GIULINI (1914-2005), Callas : A Documentary (documentaire TV de 1978), John Ardoin, Franco Zeffirelli
Chef d’orchestre attitré de la Scala (entre autres scènes lyriques et festivals illustres), il dirigea en 1955 la série de représentations de La Traviata de Verdi, mise en scène de Luchino Visconti, production devenue mythique avec une Callas longiligne, éblouissante de beauté, au summum de son art – il est impensable qu’un tournage n’en garde pas la trace, outre l’enregistrement… et les photos.
Au plan strictement vocal, la Diva est la réincarnation de la « soprano sfogato » (soprano « sans limites ») du XIXe siècle, telles que l’étaient Maria Malibran et Giuditta Pasta. En fait, une mezzo-soprano dont le registre a été étendu par le travail et la volonté. Au final, une voix à laquelle il manque homogénéité et régularité si précieuses dans le chant. Maria Callas en était consciente, mais elle avait un autre atout magique pour pallier ses imperfections.
« En échange du manque de beauté « classique », Callas était capable de moduler le timbre et la couleur de sa voix pour la rendre plus proche du personnage qu’elle interprétait. Elle donnait à chacun sa propre individualité. »
John ARDOIN (1935-2001), The Callas Legacy (1991)
Parole d’un critique musical américain en relation avec le MET qui n’a jamais « fait de cadeau » à la Diva, mais le public l’a ovationnée le temps venu dans ses grands rôles comme Tosca et Norma.
Au final, ce qui fait d’elle un phénomène, une Diva de l’opéra, c’est sa capacité à tout chanter. Elle sait user de la puissance dramatique de ses sons graves comme de l’éclat de ses notes aiguës. Un registre étendu de près de trois octaves (de Lakmé à Carmen), allié à sa grande virtuosité, avec un phrasé unique et son talent de tragédienne lui permettant d’incarner ses personnages avec la plus grande intensité dramatique (Lucia, Médée, Norma, Tosca, Violetta).
« J’ai d’abord perdu du poids, puis j’ai perdu ma voix et maintenant j’ai perdu Onassis. »
Maria CALLAS (1923-1977), Maria Callas, l’ultime tournée (2017), Robert Sutherland
Sa voix ? Après 1965, la Callas ne se produit plus à l’opéra. Il y aura une dernière tournée en 1973 avec son partenaire de longue date (et nouvel amant) Giuseppe di Stefano. Sa présence scénique fascine toujours le public, mais sa voix n’est plus au rendez-vous. Elle en est douloureusement consciente. Diverses raisons possibles, à commencer par les efforts incessants demandés à ses cordes vocales. On a aussi parlé de sa perte de poids - c’est faux, elle a parfaitement chanté pendant deux saisons avec sa nouvelle silhouette.
Son poids ? Plus de 92 kg en 1952 et à la fin de l’année 1954, trente kilos en moins grâce à un régime dont on a tout dit (jusqu’à l’ingestion volontaire d’un ténia !) En tout cas, sa volonté était quasiment sans limite. Elle est passée du statut de « paysanne endimanchée » (selon sa couturière) au titre de « femme la plus élégante du monde » en 1957, désormais habillée par les grands couturiers, passant à la rubrique « people » après sa rencontre avec l’armateur grec milliardaire et séducteur.
Aristote Onassis ? Première rencontre le 3 septembre 1957 à Venise, au bar de l’hôtel Danieli. Il a 53 ans, un empire d’armateur grec et une très jeune épouse, Tina. Maria a 33 ans, le monde à ses pieds et un vieux manager de mari, Meneghini. Elle est subjuguée par cette force de vie. Elle devient sa maîtresse dans la nuit du 6 au 7 août 1959, à bord de son yacht le Christina. Elle est prête à tout abandonner pour cette nouvelle passion. Mais lui était surtout attiré par la Diva… En 1961, elle quitte Monte-Carlo pour s’installer à Paris, dans l’appartement du 44 avenue Foch acheté par Onassis. Elle passe son temps à l’attendre… C’est une autre célébrité, Jackie Kennedy, la jolie veuve du président Kennedy, qu’il va épouser en 1968 après avoir humilié Maria de toutes les manières. Mais elle est presque seule au chevet du mourant, le 15 mars 1975 à l’Hôpital américain de Neuilly.
La fin de sa vie parisienne (au 36 avenue Georges Mandel dans le 16e arrondissement) est solitaire et triste à mourir. Elle écoute sa voix perdue sur ses vieux enregistrements, elle promène ses caniches, elle reçoit de très rares amis, elle fait une tentative de suicide aux somnifères, elle use et abuse de médicaments et meurt (sans doute) d’une embolie pulmonaire le 16 septembre 1977, à l’âge de 53 ans.
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