Citations référentielles : le miroir de l’Histoire (Siècle des Lumières) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Les citations « référentielles » (inspirées du système des coordonnées en physique) renvoient à un personnage, un événement, une théorie ou une opinion, voire une autre citation en effet miroir. Bref, à tout ce qui fait date et sens dans notre histoire où le récit national côtoie parfois le roman.

Elles se présentent sous diverses formes : slogans, appels, discours, chansons, épitaphes, textes de loi, presse (titres ou extraits d’articles), poèmes, chroniques, mémoires, lettres, pamphlets et autres sources. À la limite, toutes les bonnes citations ont vocation à devenir référentielles, si elles trouvent écho au-delà de leur époque pour devenir patrimoniales.

Elles démontrent que l’Histoire de France a vocation pour servir de référence - jamais assez, jamais trop - étant notre lien, notre identité, en même temps que l’indispensable recul pour juger de l’actualité politique.

Elles doivent être contextualisées, commentées – ça tombe bien, telle est la règle de notre Histoire en citations dont elles sont toutes tirées.

La chronologie s’impose au fil de cet édito en 10 épisodes (et 23 époques) qui renvoient aux Chroniques, de la Gaule à nos jours.

Pour chaque époque, la citation la plus emblématique se retrouve en exergue.

SIÈCLE DES LUMIÈRES : LES PHILOSOPHES

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« Notre siècle, j’en conviens encore avec Votre Majesté, ne vaut pas le siècle de Louis XIV pour le génie et pour le goût ; mais il me semble qu’il l’emporte pour les lumières, pour l’horreur de la superstition et du fanatisme. »950

D’ALEMBERT (1717-1783), Lettre au roi de Prusse, 14 février 1774. Correspondance avec Frédéric le Grand (1854)

Jean Le Rond d’Alembert, l’un des encyclopédistes, correspond avec l’un des « despotes éclairés » du siècle, Frédéric le Grand. Taine, historien et philosophe sous la Troisième République, écrit dans Les Origines de la France contemporaine : « Aux approches de 1789, il est admis que l’on vit « dans le siècle des lumières », dans « l’âge de raison », qu’auparavant le genre humain était dans l’enfance, qu’aujourd’hui il est devenu « majeur ». »

Le mérite en revient essentiellement à la « bande des quatre », philosophes incarnant chacun à sa manière les valeurs nouvelles du siècle : par ordre d’apparition sur la scène de l’histoire, MONTESQUIEU, VOLTAIRE, ROUSSEAU, DIDEROT.

« Ah ! Ah ! Monsieur est Persan ! C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »1086

MONTESQUIEU (1689-1755), Lettres Persanes (1721)

Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, se plaît à se dire heureux dans son siècle épris de bonheur. Premier-né des philosophes dits des Lumières, magistrat fortuné, il écrit pour se distraire et commence par un petit ouvrage plaisant publié à Amsterdam, anonyme et « persan » : trois précautions valent mieux qu’une pour déjouer la censure ! Le masque ne trompe personne et le subterfuge rend l’auteur célèbre : sa réputation de bel esprit est faite et sa critique des mœurs contemporaines, badine de forme et hardie dans le fond, séduit le public des salons.

Ainsi la lettre raille la curiosité naïve et indiscrète des Parisiens pour tout ce qui sort de l’ordinaire. Cette curiosité « encyclopédique » sera l’une des qualités du siècle des Lumières.

« On dit que l’homme est un animal sociable. Sur ce pied-là, il me paraît que le Français est plus homme qu’un autre, c’est l’homme par excellence ; car il semble fait uniquement pour la société. »975

MONTESQUIEU (1689-1755), Lettres Persanes (1721)

Autre caractéristique du siècle qui surprend les deux Persans Usbek et Rica, la sociabilité portée à un point extrême et tantôt qualité, tantôt défaut. Le moraliste Chamfort confirme, à la veille de la Révolution : « Les gens du monde ne sont pas plutôt attroupés qu’ils se croient en société. »

« La fureur de la plupart des Français, c’est d’avoir de l’esprit, et la fureur de ceux qui veulent avoir de l’esprit, c’est de faire des livres. »979

MONTESQUIEU (1689-1755), Lettres Persanes (1721)

Encore un trait typique du siècle des Lumières et qui ne fera que se renforcer, lui donnant son unité par-delà d’extrêmes diversités et complexités, contrastes et contradictions.

« Les lois […] sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. »1004

MONTESQUIEU (1689-1755), L’Esprit des Lois (1748)

C’est la grande œuvre de sa vie. Publié en octobre 1748 à Genève, le livre devient sitôt « best-seller » avec 22 éditions en un an et demi ! Il crée une science des lois : il cherche leur « âme », discerne un ordre, une raison et s’efforce de comprendre. Démarche parfois mal comprise : expliquer l’esclavage, le despotisme, les lois qui les instaurent, ce n’est pas les justifier pour autant ! Montesquieu dit ce qui est, avant de dire ce qui devrait être.

« Dans l’état de nature, les hommes naissent bien dans l’égalité ; mais ils n’y sauraient rester. La société la leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les lois. »1005

MONTESQUIEU (1689-1755), L’Esprit des Lois (1748)

Montesquieu a plus souvent parlé de liberté que d’égalité – opposé en cela à Rousseau. Mais il existe un cousinage avec le Contrat social. Tout l’Ancien Régime étant fondé sur les privilèges (fiscaux et autres), donc sur un principe fondamental d’inégalité, seule une réforme littéralement révolutionnaire pouvait amener l’égalité. Des ministres éclairés (Turgot, Necker et autres Calonne) en proposeront des amorces, sans pouvoir les imposer aux privilégiés.

« L’État […] doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit pas contraire à sa santé. »1007

MONTESQUIEU (1689-1755), L’Esprit des Lois (1748)

Dans cette œuvre de science politique, rien de moins abstrait que ces droits du citoyen ! Au nom d’un profond respect de la personne humaine, Montesquieu refuse les lettres de cachet, la torture, l’intolérance, le paupérisme, la guerre. Les révolutionnaires trouveront chez lui bien des sujets de réforme. Marat écrit un Éloge de Montesquieu en 1785 et répétera en 1789 qu’il fut le premier « à exiger les droits de l’homme et à attaquer la tyrannie. »

« Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. »1011

MONTESQUIEU (1689-1755), L’Esprit des Lois (1748)

C’est le fameux principe de la séparation des pouvoirs : « Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire les lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »

La constitution anglaise, monarchique en apparence, républicaine en réalité, présente un bon équilibre des trois pouvoirs : elle séduit le philosophe qui l’a vu fonctionner sur place (avant Voltaire). La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article 16) consacrera cette séparation des pouvoirs, en 1789.

« Le gouvernement est comme toutes les choses du monde ; pour le conserver, il faut l’aimer. »1013

MONTESQUIEU (1689-1755), L’Esprit des Lois (1748)

Théorie mise à part, cette phrase de grand bon sens explique le chaos politique du siècle des Lumières et la mort d’un Ancien Régime mal aimé de tous les Français, qu’ils soient du peuple ou des ordres privilégiés.

« C’est de l’esprit sur les lois » dit Mme du Deffand qui tient le plus célèbre salon du siècle. Ce n’est qu’un mot et il est injuste ! C’est « le plus grand livre du XVIIIe siècle », écrira au XIXe siècle le philosophe Paul Janet. Seule certitude, l’Encyclopédie à venir doit beaucoup à Montesquieu et pendant la Révolution, la vertu (au sens d’amour de la patrie) sera un maître mot.

Aujourd’hui encore, on se réfère à sa classification des trois formes de gouvernement (républicain, monarchique, despotique) et à son principe de la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire).

« Voltaire, quel que soit le nom dont on le nomme
C’est un cycle vivant, c’est un siècle fait homme ! »1016

Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), Première méditation (1820)

Avec des accents hugoliens, le poète rend justice à l’homme et au philosophe. Le « roi Voltaire » a tout vu, tout vécu dans le siècle : la cour et ses plaisirs, mais aussi ses désillusions, la Bastille et ses cachots, l’exil, les salons et les succès mondains et financiers, l’Europe avec le bonheur en Angleterre, le piège en Prusse, la vie de château à Ferney où il joue l’« aubergiste de l’Europe », la lutte incessante pour ses idées (liberté, justice, tolérance) et la défense des victimes de l’arbitraire.

« Ce n’est pas seulement un esprit qu’il a [Voltaire], ce sont tous les esprits ensemble qui reviennent dans son crâne et y tiennent le Sabbat. »1015

Président de BROSSES(1709-1777), Lettre à son cousin Loppin de Gémeaux, 4 janvier 1759. Le Siècle des Lumières (1968), Jean-Marie Goulemot, Michel Launay, Georges Mailhos

Premier président du Parlement de Dijon, ce magistrat indépendant et frondeur, deux fois exilé sur ses terres, est doué d’assez d’esprit pour apprécier celui de Voltaire. Le roi de Prusse, Frédéric II, est lui-même un despote assez éclairé pour écrire cet Éloge de Voltaire : « L’on peut dire, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, que M. de Voltaire valait seul toute une Académie. »

« D’autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice […] Paris le couronna, Sodome l’eût banni. »1018

Joseph de MAISTRE (1753-1821), Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821)

Philosophe, élève des jésuites, adversaire de la Révolution, monarchiste et catholique fervent, il s’oppose aux « idéologues » et au premier d’entre eux, Voltaire : « Il se plonge dans la fange, il s’y roule, il s’en abreuve ; il livre son imagination à l’enthousiasme de l’enfer qui lui prête toutes ses forces pour le traîner jusqu’aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres qui font pâlir. » C’est un peu excessif, mais… Voltaire en aurait souri.

« Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ! »1019

VOLTAIRE (1694-1778), Le Mondain (1736). Satires

Contre Fénelon et bientôt Rousseau, en cousin de l’heureux Montesquieu et du fou de vie qu’est Diderot, Voltaire dit son bonheur de vivre à son époque : « Le paradis terrestre est où je suis. » Mais il le dit ici en épicurien et provocateur, saluant « le superflu, chose très nécessaire […] tant décrié par nos tristes frondeurs : / Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs. »

« Je suis flexible comme une anguille et vif comme un lézard et travaillant toujours comme un écureuil. »1014

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à d’Argental, 22 octobre 1759, Correspondance (posthume). Dictionnaire Littré, au mot « travaillant »

Autoportrait du sexagénaire, de santé précaire, mais sachant se ménager en se refusant tout excès. De son adolescence libertine et frondeuse à sa « retraite frénétique », le personnage déborde d’une activité voyageuse, européenne, batailleuse, mondaine, courtisane, épistolière, théâtrale, politique, économique, scientifique, sociale, agronomique, encyclopédique, et naturellement philosophique.

« Cultivons notre jardin. »1021

VOLTAIRE (1694-1778), Candide (1759)

Conclusion du conte, non sans rapport avec les soucis du jardinier qui vient d’acheter le château de Ferney. Mais la formule est surtout symbolique et souvent mal comprise. C’est tout sauf de l’égoïsme : « notre jardin », c’est le monde et si la Providence se désintéresse des hommes, il leur appartient d’agir et de rendre meilleur leur « jardin », de faire prospérer leur terre, d’y travailler pour le progrès. C’est presque un credo écologique, avant la lettre.

« Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. »1024

VOLTAIRE (1694-1778), Épîtres

Déiste fervent, il s’oppose aux encyclopédistes athées (Diderot, d’Holbach). Il croit à « l’éternel géomètre », l’« architecte du monde » : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger. »

Il trouve par ailleurs une grande utilité à Dieu qui fonde la morale : « Je veux que mon procureur, mon tailleur, mes valets croient en Dieu ; et je m’imagine que j’en serai moins volé. » Mais il s’en prend à la religion qui crée l’intolérance et en France, au catholicisme qui bénéficie de l’appui du pouvoir civil.

« Il faut bien quelquefois se battre contre ses voisins, mais il ne faut pas brûler ses compatriotes pour des arguments. »1030

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à Gallitzin, 19 juin 1773

La grande ennemie de la civilisation est la guerre, « boucherie héroïque » qui détruit le vainqueur comme le vaincu. Elle épargne heureusement le sol de notre pays. Mais il y a pire, c’est l’intolérance, la plus grave erreur politique aux yeux de Voltaire. Sous sa forme religieuse, elle fait trop de victimes en France au siècle dit des Lumières.

« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »1031

VOLTAIRE (1694-1778), citation apocryphe

Citation non « sourcée », phrase sans doute jamais écrite, peut-être dite. L’œuvre immense et protéiforme de cet auteur philosophe est si riche en bons et beaux mots ! Mais elle reflète l’homme, sa pensée, sa vie et même son style. D’où la fortune historique et méritée de cette citation apocryphe.

« Avec Voltaire, c’est un monde qui finit. Avec Rousseau, c’est un monde qui commence. »1032

GOETHE (1749-1832). Encyclopædia Universalis, article « Voltaire »

Le siècle de raison (philosophique) va céder le pas au siècle des passions (romantiques). Voltaire exprime et résume le XVIIIe siècle avec son ardente humanité, sa vocation à l’universel, sa sagesse, sa défense des libertés, des droits formels. Rousseau annonce le XIXe avec l’égalité, la fraternité, la fibre civique, les droits réels.

Brouillés « à mort » dans la vie, Voltaire et Rousseau seront réconciliés pour l’éternité par la panthéonisation d’une Révolution qui rend ainsi hommage à tout le siècle philosophique.

« Personne ne nous a donné une plus juste idée du peuple que Rousseau, parce que personne ne l’a plus aimé. »1033

ROBESPIERRE (1758-1794), Discours aux Jacobins (1792). Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C. Roux

Le personnage se situe aux antipodes du courtisan Voltaire ou de Montesquieu le seigneur. La Bruyère a dit : « Je veux être peuple », Rousseau l’a prouvé : sa vie sociale est en accord avec sa philosophie.

Laquais, vagabond, aventurier, précepteur, secrétaire, se déconsidérant par une liaison avec la servante d’auberge Thérèse Levasseur, il refuse pensions et sinécures, se fait copiste de musique pour vivre et seul de tous les écrivains militants de son siècle signe ses écrits, ce qui lui vaudra plus d’ennuis qu’aux autres. Luttant contre la misère plus que pour la gloire, Rousseau éprouvera toujours une rancœur de roturier contre l’inégalité sociale.

« Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre. »1034

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Les Rêveries d’un promeneur solitaire (posthume, 1782)

Voltaire et Diderot furent injustes et cruels envers lui, comme Hugo le traitant de « faux misanthrope rococo ». Épris de nature et de solitude, il est inapte à la vie sociale, incompris et déplorant de si mal communiquer, rebelle à toute contrainte, dégoûté de ce qui l’entoure et souffrant du contact des hommes jusqu’à la folie de la persécution. Exception à la règle dans ce siècle sociable et volontiers heureux, il conclut dans un dernier paradoxe de ses Rêveries d’un promeneur solitaire : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. »

« La nature a fait l’homme heureux et bon, mais […] la société le déprave et le rend misérable. »1035

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Dialogues : Rousseau juge de Jean-Jacques (1772-1776)

Ce postulat fonde toute son œuvre politique, pédagogique, morale, religieuse, romanesque. On le trouve dès 1750 dans le Discours sur les sciences et les arts : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Il récidive avec sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) qui dit les dangers du théâtre en général et de Molière en particulier, « école de mauvaises mœurs ». Rousseau en fait aussi un roman par lettres, hymne à la nature, la vertu et la passion : Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761). Plus de 70 éditions en quarante ans. Ce « barbare » qui dénonce le faux progrès de la civilisation heurte tous les autres philosophes.

« J’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé. »1036

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

C’est une provocation lancée à ce siècle épris de raison et à tous ses confrères qui font métier de penser. Voltaire va réagir par lettre :  « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain […] On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. » Le Discours sur l’inégalité est aussi un brûlot dangereux à bien des égards, pour la société…

« Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »1037

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

Constat numéro un, l’inégalité naît de la propriété : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus… » » Propos brûlants, mise en cause du principe de la propriété sur lequel reposent les sociétés modernes : c’est la voie ouverte au socialisme. Rousseau se montre ici le plus hardi des philosophes, n’en déplaise à Voltaire.

« L’homme est né libre et partout il est dans les fers. »1039

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Du contrat social, Préambule (1762)

Constat réitéré de l’échec des sociétés modernes. Et d’ajouter aussitôt : « Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question. »

Il méditait depuis longtemps de livrer le message de son idéal politique : selon Edgar Quinet, le Contrat social est le « livre de la loi » de la Révolution et Rousseau « est lui-même à cette Révolution ce que le germe est à l’arbre ».

« Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux. »1047

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Du contrat social (1762)

C’est le droit à l’insurrection, et même le devoir, quand le contrat social est violé. Il sera reconnu dans l’éphémère Constitution de 1793 – inapplicable et inappliquée, la Terreur décrétée faisant désormais loi pendant un an.

« Il n’y a qu’une science à enseigner aux enfants, c’est celle des devoirs de l’homme. »1050

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)

Pas de société saine sans des hommes sains. Idéal pédagogique : préserver la liberté naturelle de l’enfant. Rousseau, qui doit beaucoup à Montaigne, s’inspire aussi de son expérience d’autodidacte : « L’essentiel est d’être ce que nous fit la nature ; on n’est toujours que trop ce que les hommes veulent que l’on soit. » Immense succès de ce traité sur l’éducation qui aura d’heureux effets immédiats : des mères se mettent à allaiter leurs enfants, on cesse d’emmailloter les nouveau-nés comme des momies et d’imposer les baleines aux corps des petites filles. Cette « régénération » morale profite aussi aux esprits. « Il me semble que l’enfant élevé suivant les principes de Rousseau serait Émile, et qu’on serait heureux d’avoir Émile pour son fils », dira Mme de Staël en 1788.

Moins heureux furent les cinq enfants de Rousseau et Thérèse Levasseur, abandonnés aux Enfants trouvés. Il invoqua à sa décharge le manque d’argent.

« Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »1053

DIDEROT (1713-1784), Addition aux pensées philosophiques (1762)

À 57 ans, le quatrième philosophe des Lumières fait son autoportrait. Sensible à l’excès, extrême en tout, dans ses sentiments comme dans ses jugements, sensuel, extraverti, comédien et penseur, jouant du paradoxe, péchant par excès de mots et défaut de rigueur : « J’enrage d’être empêtré d’une diable de philosophie que mon esprit ne peut s’empêcher d’approuver, ni mon cœur de démentir » (Correspondance). Il est plus que tout, tiraillé toute sa vie entre les lumières de la raison et les transports de la passion. Mais il en souffre moins que Rousseau, la contradiction étant le moteur de sa pensée.

« Nous sommes l’univers entier. Vrai ou faux, j’aime ce système qui m’identifie avec tout ce qui m’est cher. »1054

DIDEROT (1713-1784), Lettres, à Falconet. Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot (1831)

Curiosité universelle, culture « encyclopédique », travailleur infatigable, auteur d’une œuvre aussi foisonnante que désordonnée, amoureux de la nature et adorant la société, il est aussi à l’aise avec les petites gens (né de modeste bourgeoisie, début de vie bohème, marié à une lingère) qu’avec les intellectuels des salons et les Grands. En cela, Diderot est bien l’homme de son siècle. Il l’est aussi par son don de bonheur : « Il n’y a qu’un devoir, c’est d’être heureux […] Ma pente naturelle, invincible, inaliénable, est d’être heureux. »

« Il est très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu. »1055

DIDEROT (1713-1784), La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749)

L’élève des jésuites a vite « mal » tourné : du déisme au scepticisme, puis à l’athéisme et au matérialisme. Cette trop libre pensée lui vaut trois mois de prison au donjon de Vincennes… Il s’efforcera d’être un peu plus prudent.

« Le fanatisme est une peste qui reproduit de temps en temps des germes capables d’infester la terre. »1057

DIDEROT (1713-1784), Encyclopédie, article « Christianisme »

L’Encyclopédie est aussi hardie sur le plan religieux que prudente en politique, sauf quand Diderot prend la plume. Frère de Voltaire par la pensée, il écrit dans l’article Intolérance : « L’intolérant est un méchant homme, un mauvais chrétien, un sujet dangereux, un mauvais politique et un mauvais citoyen. »

« Qu’un peuple est heureux, lorsqu’il n’y a rien de fait chez lui ! Les mauvaises et surtout les vieilles institutions sont un obstacle presque invincible aux bonnes. »1065

DIDEROT (1713-1784), Entretiens avec Catherine II

C’est en germe la philosophie de la « table rase. » En France, la lourdeur des institutions et l’enracinement des privilèges sont tels que toutes les réformes entreprises se heurtent à des murs - une révolution devient inévitable.

« Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. »1066

DIDEROT (1713-1784), Pensées sur l’interprétation de la nature (1753)

Diderot qui initie un vaste public (sinon déjà le grand public) aux choses de l’art par ses brillants comptes rendus (Salons) est avant tout le maître d’œuvre infatigable de l’Encyclopédie. Il signe plus de mille articles sur les sujets les plus divers : philosophie et littérature, morale et religion, politique et économie, arts appliqués. Le plus grand agitateur d’idées du XVIIIe siècle aura une influence considérable sur ses contemporains, sur le XIXe et jusqu’à nous.

« Depuis l’Évangile jusqu’au Contrat social, ce sont les livres qui ont fait les révolutions. »1000

Vicomte Louis de BONALD (1754-1840), Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, « Sur les éloges historiques de MM. Séguier et de Malesherbes »

Les philosophes n’étaient pas révolutionnaires, mais leur pensée le devint, diffusée par leurs œuvres. En schématisant : à Voltaire le temps de la pré-Révolution ; Montesquieu triomphe sous la Constituante où Diderot a aussi son heure ; puis Législative et Convention s’inscrivent sous le signe de Rousseau qui inspire l’élan des discours jacobins.

SIECLE DES LUMIERES : LA RÉGENCE

Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.

« Voici le temps de l’aimable Régence,
Temps fortuné marqué par la licence. »1069

VOLTAIRE (1694-1778), La Pucelle, chant XIII (posthume, 1859)

Le jeune libertin néglige ses études de droit et se fait une réputation de bel esprit dans les salons, au grand dam de son père  François Arouet – d’où la prise d’un pseudonyme. Il salue le nouveau régime, en décasyllabes allègres : « Le bon Régent, de son Palais-Royal / Des voluptés donne à tous le signal… »

L’arrivée de Philippe d’Orléans au pouvoir a libéré d’un coup les mœurs d’une société lasse du rigorisme imposé par Mme de Maintenon à la cour, laquelle donnait le ton au pays. Mais la fête concerne les classes privilégiées plus que le peuple et la licence a des limites. Voltaire l’apprendra à ses dépens, mis au cachot pour excès d’insolence.

« Il aura tous les talents, excepté celui d’en faire usage. »1070

Princesse PALATINE (1652-1722), parlant de son fils, le Régent, et « citant » avec humour la mauvaise fée venue lui jeter un sort, lors de ses couches. Histoire de France (1852), Augustin Challamel

Son amour maternel ne l’aveugle pas. Elle admire son intelligence, ses succès militaires. Pierre Gaxotte confirme : « Il avait reçu en partage tous les dons de l’intelligence, toutes les curiosités de l’esprit, une bonté réelle et expansive, une bravoure, une endurance et des talents qui avaient brillé à la guerre » (Le Siècle de Louis XV).

Mais elle déplore ses mœurs indignes d’un Régent : il multiplie les blasphèmes, les beuveries et les bâtards, se plaisant en mauvaise compagnie (avec ses « roués », bons pour le supplice de la roue), soupçonné d’inceste (avec sa fille), de sorcellerie et d’empoisonnement (sur la personne de ses cousins). Son goût de la provocation le pousse à afficher ses pires côtés.

« Et ce prince admirable / Passe ses nuits à table
En se noyant de vin / Auprès de sa putain. »1073

Pamphlet (anonyme). Chansonnier historique du XVIIIe siècle (1879), Émile Raunié

L’impopularité du Régent s’exprime par des vers publiés ou chantés, rarement signés – prudence oblige ! Aucun des princes qui vont gouverner la France n’échappera désormais à ce genre d’écrits. Louis XV le Bien-Aimé mourra haï du peuple. Marie-Antoinette, dauphine adulée, sera devenue reine la cible de pamphlets par milliers.

Comme le dit Eugène Scribe dans son Discours de réception à l’Académie française (1834) : « En France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible ; on définissait le gouvernement d’alors comme une monarchie absolue tempérée par des chansons. » Le Régent a quand même bien manœuvré pour avoir le pouvoir.

« Parbleu ! voilà un foutu royaume bien gouverné, par un ivrogne, par une putain, par un fripon, et par un maquereau ! »1074

Philippe d’ORLÉANS (1674-1723) répondant à un ministre venu lui demander de signer un décret. L’Amour au temps des libertins (2011), Patrick Wald Lasowski

Le Régent (l’ivrogne) soupe et boit avec une de ses maîtresses préférées, Mme de Parabère (la putain), en compagnie de John Law (le fripon), banquier écossais qui fait la politique financière de la France et de l’abbé Dubois (le maquereau), vénal et libertin, mais supérieurement intelligent et responsable de la politique extérieure.

Il est dans un tel état d’ébriété qu’il ne peut même pas signer le décret, il tend la plume à ses trois compères et finalement s’exécute, étant malgré tout le Régent de ce « foutu royaume ». Que la fête commence ! (1975) : le film de Bertrand Tavernier est une chronique historique fidèle à cette époque.

« Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. »1082

MONTESQUIEU (1689-1755), parlant du système de Law en 1719, Lettres Persanes (1721)

Le fameux « Système de Law » fait des miracles et permet de tout espérer : « Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres ! » Des fortunes colossales naissent en quelques heures et l’on cite des cas incroyables, mais vrais : des laquais devenus millionnaires paradent en carrosse, un abbé gagne 18 millions de livres, un garçon de cabaret 30, un ramoneur 40, un mendiant 70 et une mercière 100. Ces nouveaux riches achètent des châteaux, donnent des fêtes, épousent des filles nobles… avant que leur fortune s’écroule.

Trop de spéculateurs l’ignorent encore, mais c’est une loi de la Bourse : la baisse suit la hausse. Chaque siècle va l’apprendre à ses dépens, preuve que l’on ne tire pas suffisamment profit des leçons de l’histoire. La Régence a vécu une « première » historique, presque un cas d’école qui servira trop longtemps de repoussoir.

« Lundi, je pris des actions, / Mardi, je gagnai des millions,
Mercredi, je pris équipage, / Jeudi, j’agrandis mon ménage,
Vendredi, je m’en fus au bal, / Et samedi, à l’hôpital. »1083

Lundi je pris des actions (1720), chanson de rue. Histoire du vaudeville (1899), M.E. Prioleau

L’édifice fragile du Système s’effondre en 1720, au terme d’un emballement affolé : chute des dividendes, perte de confiance des porteurs, spéculation à la baisse de banquiers rivaux (les frères Pâris), trop forte émission de billets que la banque ne peut rembourser à vue, panique boursière. Et les compagnies créées dans les colonies n’ont pas eu le temps de rapporter les richesses espérées.

La Bourse de la rue Quincampoix est fermée en mars, la débâcle financière générale provoque des émeutes en juillet. Le 21, une semi-banqueroute est prononcée, un arrêt du 10 octobre retire tout usage monétaire aux billets de banque de Law (il y en avait pour plus de 10 milliards de livres). John Law, devenu entre-temps contrôleur général des Finances, prend la fuite et mourra ruiné aux Pays-Bas.

« Sire, tout ce peuple est à vous. »1085

Maréchal de VILLEROY (1644-1730), au petit roi âgé de 10 ans, 25 août 1720. Analyse raisonnée de l’histoire de France (1845), François René de Chateaubriand

Ami d’enfance de Louis XIV, militaire fameux pour ses défaites plus que ses victoires, moqué à la cour et chansonné dans la rue, il n’en est pas moins gouverneur de Louis XV enfant. Il lui désigne, d’un balcon des Tuileries, la foule venue le voir et l’acclamer, le jour de la Saint Louis (anniversaire de la mort du roi Louis IX).

Le vieux courtisan se distingue surtout comme professeur de maintien, accablant l’enfant-roi de parades, audiences, revues, défilés, autant de corvées fastueuses qui vont donner au futur roi, et pour la vie, l’horreur de la foule, des ovations et des grands mouvements de peuple.
Autre conséquence de cette éducation, soulignée par Chateaubriand l’opposant à « Henri IV [qui] courait pieds nus et tête nue avec les petits paysans sur les montagnes du Béarn ». Ici, l’enfant du trône est complètement séparé des enfants de la patrie, ce qui le rend étranger à l’esprit du siècle et aux peuples sur lesquels il va régner. Et de conclure : « Cela explique les temps, les hommes et les destinées. »

SIECLE DES LUMIERES : LOUIS XV

Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.

« On se souviendra longtemps qu’il ressemblait à l’Amour. »1090

Marquis d’ARGENSON (1694-1757), lors du sacre, en la cathédrale Notre-Dame de Reims, 25 octobre 1722. Journal et Mémoires du marquis d’Argenson (posthume, 1859)

Il parle, sous le charme du jeune roi. Louis XV restera « le Bien-Aimé » pour l’histoire, même s’il finit détesté par son peuple. Les contemporains de son adolescence, unanimes, évoquent sa séduction et sa prestance, la grâce qu’il met à danser, monter à cheval, passer les troupes en revue.

« Il avait tout ce qu’il fallait pour faire le plus grand roi du monde. Il ne lui aurait fallu que la moitié de la gasconnade d’Henri IV et du grand caractère de Louis XIV. »1112

Duc de CROŸ (1718-1784), Journal inédit : Mémoires (posthume)

Maréchal de France et gouverneur de Picardie, très proche du roi et naturellement courtisan, le duc reconnaît cependant des manques essentiels dans la personnalité de Louis XV. Il manquera surtout au roi un Richelieu, vu ses points communs avec Louis XIII : mêmes doutes, scrupules excessifs, volonté secrète, méfiance et timidité. Autre problème, sans doute corollaire, il a peu de contacts avec ses ministres, et se décide sur dossier, ou sur informations reçues par un réseau d’espions et de diplomates plus ou moins secrets. Il est aussi sous l’influence de ses maîtresses, qui lui sont indispensables pour ne pas tomber dans une mélancolie maladive.

« On se sentait forcé de l’aimer dans l’instant. »1118

CASANOVA (1725-1798), de passage en France, 1750, Histoire de ma vie (posthume)

L’aventurier et mémorialiste italien (d’expression française) confirme cette impression de prestance et de grâce que Louis XV donne à quiconque l’approche : « J’ai vu le roi aller à la messe. La tête de Louis XV était belle à ravir et plantée sur son cou l’on ne pouvait pas mieux. Jamais peintre très habile ne put dessiner le coup de tête de ce monarque lorsqu’il se retournait pour regarder quelqu’un. »

« Puisqu’il a repris sa catin, il ne trouvera plus un Pater sur le pavé de Paris. »1120

Les poissardes parlant de Louis XV, novembre 1744. Dictionnaire contenant les anecdotes historiques de l’amour, depuis le commencement du monde jusqu’à ce jour (1811), Mouchet

Bien-Aimé, certes, quoique déjà contesté. Elles ont tant prié pour la guérison du roi malade. Mais il vient de reprendre sa maîtresse Mme de Châteauroux, troisième des sœurs de Nesle présentées au roi par le duc de Richelieu, petit-neveu du cardinal (embastillé à 15 ans pour débauche et remarié pour la troisième fois à 84 ans). La nouvelle fait scandale. La cour se tait, mais la rue a son franc-parler.

Plus grave, l’état du Royaume choque une opinion publique qui trouve enfin le moyen de s’exprimer.

« Amitié de cour, foi de renards, société de loups. »954

CHAMFORT (1740-1794), Pensées, maximes et anecdotes (posthume, 1803)

Parole de poète, journaliste et moraliste désenchanté. La cour reste un microcosme où les places sont chères et les appelés toujours en plus grand nombre que les élus. Mais elle cesse d’être l’appareil d’État comme sous Louis XIV, pour devenir l’instrument des intérêts particuliers de la haute noblesse, lieu de toutes les intrigues, cabales et corruptions sous Louis XV. Pire encore sous Louis XVI : les coteries se font plus insolentes autour de la reine et des frères du roi, cependant que les scandales éclaboussent le trône.

« Impositions indirectes ; pauvres paysans. Pauvres paysans ; pauvre royaume. Pauvre royaume ; pauvre souverain. »965

Pierre Samuel DUPONT de NEMOURS (1739-1817), De l’origine et des progrès d’une science nouvelle (1768)

Parole d’économiste, et voici tracé le cercle vicieux de l’économie. La fiscalité frappe la masse des paysans pauvres, alors que les privilégiés aux grandes fortunes (fermiers généraux, financiers, courtisans) sont intouchables et que l’essentiel des revenus industriels et commerciaux y échappe. Le trop faible pouvoir d’achat de la paysannerie – 90 % de la population – ne permet pas la consommation accrue de produits manufacturés et ne peut donc stimuler le développement de l’industrie courante, comme en Angleterre. Enfin, le rendement d’impôts perçus sur des contribuables trop pauvres ne peut alimenter suffisamment les caisses de l’État. L’Ancien Régime mourra de cette crise financière sans solution, hormis une réforme fondamentale de l’État : il faudra une révolution pour y arriver.

« Le peuple est taillable et corvéable à merci. »966

Jean-François JOLY de FLEURY (1718-1802). Dictionnaire de français Littré, au mot « taillable »

Cette réalité date du Moyen Âge, mais le mot est prononcé quand Turgot tente l’abolition de la corvée, en 1775-1776. La taille est pratiquement le seul impôt direct de l’Ancien Régime : représentant (en principe) le rachat du service militaire, il n’est payé ni par les nobles qui se battent en personne, ni par le clergé qui ne se bat pas. C’est donc un impôt roturier. Très injustement réparti, il retombe lourdement sur les plus pauvres, ceux qui n’ont pas les moyens (argent, relations) pour s’en faire exempter. Même injustice pour la corvée royale – impôt en nature sous forme de journées de travail.

« On taxe tout, hormis l’air que nous respirons. »967

Mme du DEFFAND (1697-1780). Histoire de France (1924), Jacques Bainville

Et l’historien ajoute : « Ce qui viendra d’ailleurs sous la Révolution, avec l’impôt des portes et fenêtres. » La marquise, amie des encyclopédistes, paie proportionnellement beaucoup moins que le peuple, et peut pourtant se plaindre d’impôts nouveaux, tels les vingtièmes, censés frapper les nobles et les propriétaires. Mais les vices inhérents à la perception les rendent à la fois injustes et inefficaces.

« Laissez faire, laissez passer. »968

Maxime résumant la doctrine et la politique économique libérales, attribuée à François QUESNAY (1696-1774) et reprise par Adam SMITH (1723-1790)

François Quesnay, par ailleurs médecin de Louis XV, fonde la première école de pensée libérale – les physiocrates – et expose sa doctrine dans le Tableau économique (1758). Selon lui, seule l’agriculture est source de la richesse qui se répartit dans le corps social : il encourage donc son développement, tout en prônant le libre-échange et la libre circulation des grains à l’intérieur du royaume. Il développe sa théorie dans deux articles de l’Encyclopédie : Fermier (1756), Grains (1757). La physiocratie aura son homme au pouvoir en la personne de l’intendant Turgot, ministre sous Louis XVI, mais trop peu de temps et trop tard pour mettre en œuvre d’indispensables réformes allant à l’encontre de vieux privilèges.

« Paris est un monde. Tout y est grand : beaucoup de mal et beaucoup de bien. Aller aux spectacles, aux promenades, aux endroits de plaisir, tout est plein. Aller aux églises, il y a foule partout. »980

Carlo GOLDONI (1707-1793), Mémoires (1787)

Italien de Paris, auteur dramatique adopté par la capitale, il profite du goût des Parisiens pour les spectacles. Les salles de théâtre se multiplient, ainsi que les superbes hôtels particuliers voisinant des immeubles de rapport cossus. Le très français Montesquieu confirme : « Je hais Versailles parce que tout le monde y est petit ; j’aime Paris parce que tout le monde y est grand. »

« La société est composée de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dîners que d’appétit et ceux qui ont plus d’appétit que de dîners. »984

CHAMFORT (1740-1794), Pensées, maximes et anecdotes (posthume, 1803)

Cette vérité, valable sans doute en tout temps et tout lieu, s’impose plus cruellement à la fin de l’Ancien Régime où les riches (privilégiés) se sont enrichis, sans que les pauvres (surimposés) aient eu leur juste part de la prospérité économique du pays. De nos jours, on parle de « fracture sociale ».

« Messieurs les Anglais, tirez les premiers. »1122

Comte d’ANTERROCHES (1710-1785), à Lord Charles Hay, Fontenoy, 11 mai 1745. Précis du siècle de Louis XV (1763), Voltaire

Réplique, plus tactique qu’il n’y paraît, c’est moins l’illustration d’une guerre en dentelle que l’expression d’un impératif militaire : quand une armée a tiré, le temps qu’elle recharge ses armes, l’ennemi peut attaquer avec profit. Ainsi le maréchal de Saxe dénonçait-il les « abus de tirerie ».

C’est la suite de la guerre de Succession d’Autriche, lors d’un siège mené par les Français près de Tournai, dans les Pays-Bas autrichiens. Le commandant des gardes anglaises a lancé : « Messieurs des gardes françaises, tirez. » Le commandant des gardes françaises répondit : « Messieurs, nous ne tirons jamais les premiers. Tirez vous-mêmes. »

« Puisqu’il en faut une, mieux vaut que ce soit celle-là. »1126

Marie LECZINSKA (1703-1768), parlant de la Pompadour. Apogée et chute de la royauté : Louis le Bien-Aimé (1973), Pierre Gaxotte

Toujours éprise de son mari, mais digne et résignée, la reine ne se plaint jamais de ses liaisons et trouve même certains avantages à la maîtresse en titre depuis 1745, la marquise de Pompadour : cette jeune et jolie femme de 23 ans la traite avec plus d’égards que les précédentes et durant près de vingt ans, leurs relations seront cordiales.

La vie de favorite royale est un métier ingrat malgré les apparences. Il faut être perpétuellement en représentation, souriante, séduisante, esclave. L’amour avec le roi fait place à l’amitié après 1750 et la marquise lui fournit de très jeunes personnes, logées dans un quartier de Versailles : le Parc-aux-Cerfs. On a beaucoup fantasmé sur ce lieu de débauche, il s’agit surtout de rumeurs.

« Ils finiront par perdre l’État. C’est une assemblée de républicains ! »1134

LOUIS XV (1710-1774), à Mme de Pompadour et au duc de Gontaut (son frère), janvier 1753. Précis du siècle de Louis XV (1763), Voltaire

« Républicains », c’est un grand mot, presque un gros mot, en tout cas un mot qui fait peur au roi. Il parle ici du Parlement de Paris et de son opposition qui s’exerce à toute occasion, avec une violence qui ne cessera de grandir jusqu’à la Révolution. D’où le caractère symbolique de cette citation référentielle.

Rétablis dans leur pouvoir sous la régence, les Parlements usent et abusent de leur droit de remontrance. Les hauts magistrats, soutenus par le mouvement des philosophes et de l’Encyclopédie, font figure de défenseurs des libertés face au despotisme. Ils défendent en fait les privilèges contre les réformes royales (en matière fiscale et autre). Le roi, en raison de sa piété, a plus d’égard pour le clergé qui agit exactement de la même manière.

« C’est le ton de la nation ; si les Français perdent une bataille, une épigramme les console ; si un nouvel impôt les charge, un vaudeville les dédommage. »1149

Carlo GOLDONI (1707-1793), Mémoires (1787)

Cet Italien de Paris connaît bien notre pays et notre littérature. Surnommé le Molière italien, il veut réformer la comédie italienne dans son pays, ôtant les masques aux personnages et supprimant l’improvisation pour écrire ses pièces de bout en bout, d’où son premier chef-d’œuvre, La Locandiera. Il est violemment attaqué par Carlo Gozzi, comte querelleur et batailleur qui défend la tradition de la commedia dell’arte à coups de libelles et de cabales.

Fatigué de cette guerre des deux Carlo, le paisible Goldoni, invité par Louis XV, s’installe définitivement à Paris en 1762. Il écrit en français pour la Comédie-Italienne (rivale de la Comédie-Française), devient professeur d’italien à la cour. Il sera également pensionné sous Louis XVI. Il rédige ses Mémoires à la fin de sa vie, pauvre, malade, presque aveugle, mais exprimant toujours sa gratitude pour la France.

« Il a travaillé, il a travaillé, pour le roi de Prusse. »1150

Refrain, devenu proverbe, et signifiant travailler pour rien. Chanson sur la défaite de Soubise à Rossbach (en Prusse) (1757). Dictionnaire des citations du monde entier, Marabout (1976)

Frédéric II, roi de Prusse, allié à l’Angleterre, a infligé avec ses 20 000 hommes une défaite honteuse à l’armée franco-autrichienne trois fois plus nombreuse : il devient Frédéric le Grand pour l’histoire.

C’est un « despote éclairé », comme Catherine II de Russie, Gustave III de Suède, Maximilien III de Bavière. Il a fastueusement invité Voltaire à sa cour. Mais la Prusse a mauvaise presse après deux trahisons : rupture d’alliance avec la France en 1742 et de nouveau en 1756, Frédéric II signant avec l’Angleterre le traité de Westminster.

Autre explication du proverbe : les rois de Prusse ne paient que de maigres soldes aux soldats et jamais le 31e jour d’un mois. Il y a enfin le mot de Voltaire, après le traité d’Aix-la-Chapelle (1748), la France rendant ses conquêtes en échange de rien. De toute manière, l’expression a une origine historique et son humour est bien daté de ce siècle.

« Après nous, le déluge. »1151

Marquise de POMPADOUR (1721-1764), à Louis XV, fin 1757. Dictionnaire des citations françaises et étrangères, Larousse

La marquise tente de réconforter le roi, de nature toujours mélancolique, de surcroît fort affecté par la défaite de son favori et de son armée à Rossbach, le 5 novembre. « Il ne faut point vous affliger : vous tomberiez malade. Après nous, le déluge. » Le mot fut attribué à la favorite pour illustrer l’indifférence et l’égoïsme qu’on lui prêtait.

Le mot est aussi attribué au roi, pour les mêmes raisons, mais dans un autre contexte. Il parle du Dauphin et signifie un peu légèrement qu’il se moque bien ce qu’il adviendra de la France, quand lui-même sera mort. Voltaire le cite, pour stigmatiser « cet égoïste de droit divin » qui n’aime rien et que tout ennuie. Troisième explication : l’astronome Maupertuis avait annoncé pour 1758 le retour de la comète de Halley, censée provoquer un déluge. Et les plus fatalistes de s’exclamer : « Après nous, le déluge. »

« Pour nous autres Français, nous sommes écrasés sur terre, anéantis sur mer, sans vaisselle, sans espérance ; mais nous dansons fort joliment. »1157

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à M. Bettinelli, 24 mars 1760, Correspondance (posthume)

La guerre ne se joue pas sur le sol de France et ne menace pas ses frontières comme au siècle dernier ou au siècle suivant. Mais elle coûte de plus en plus cher au pays et la fiscalité s’alourdit : la capitation est augmentée, on instaure un troisième vingtième jusqu’à la paix. Le problème n’est pourtant pas que financier. L’armée n’a pas de chefs militaires dignes de ce nom et les hommes de gouvernement sont incapables de gérer la situation.

« La marquise n’aura pas beau temps pour son voyage. »1173

LOUIS XV (1710-1774), voyant le cortège funèbre de sa favorite quitter Versailles sous la pluie battante, 17 avril 1764. Louis XV (1890), Arsène Houssaye

Mot souvent cité, jusque dans les dictionnaires historiques anglo-saxons -  preuve de la notoriété des deux personnages. Mais l’histoire est injuste envers ce roi en citant ces mots « à charge ». Son valet de chambre Champlost évoque la scène et témoigne d’une peine réelle. Louis XV se mit sur le balcon malgré l’orage, nue tête, pleura et murmura ainsi découvert : « Voilà les seuls devoirs que j’ai pu lui rendre. Une amie de vingt ans. »

Mme de Pompadour est morte d’épuisement, à 42 ans (le 15 avril). Elle savait qu’elle ne vivrait pas vieille. Cardiaque, d’une maigreur mal dissimulée sous la toilette, elle continuait sa vie trépidante. Les courants d’air de Versailles ont aussi leur part, dans sa congestion pulmonaire. Dernière faveur du roi, il lui a permis de mourir au château – privilège réservé aux rois et princes du sang. Sitôt après, le cortège devait quitter les lieux.

« Ci-gît qui fut vingt ans pucelle
Sept ans catin et huit ans maquerelle. »1175

Épitaphe satirique de la marquise de Pompadour. Histoire(s) du Paris libertin (2003), Marc Lemonier, Alexandre Dupouy

La mode est aux épitaphes satiriques et après le flot des poissonnades, on ne va pas rater cette ultime occasion de brocarder l’une des favorites les plus détestées dans l’histoire : c’est un méchant résumé de sa vie.

« On dit que cet infortuné jeune homme est mort avec la fermeté de Socrate ; et Socrate a moins de mérite que lui : car ce n’est pas un grand effort, à soixante et dix ans, de boire tranquillement un gobelet de ciguë ; mais mourir dans les supplices horribles, à l’âge de vingt et un ans… »1180

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à M. le Comte d’Argental, 23 juillet 1766, Correspondance (posthume)

Il prend parti pour le chevalier de la Barre : accusé sans preuve de blasphèmes, chansons infâmes et profanations, et de ne pas s’être découvert lors d’une procession de la Fête-Dieu, il fut condamné à avoir la langue coupée, la tête tranchée, le corps réduit en cendres avec un exemplaire du Dictionnaire philosophique trouvé chez lui, le 1er juillet 1766. C’est dire si l’auteur, défenseur des droits de l’homme, se sent doublement concerné ! Comme pour Calas, Voltaire va demander la révision du jugement. Cela fait partie des combats de sa vie.

« Respectons éternellement le vice et ne frappons que la vertu. »1182

Marquis de SADE (1740-1814) L’Histoire de Juliette (1797)

1768 : Sade est emprisonné sept mois, ayant enlevé et torturé une passante. Le « divin marquis » passera au total trente années de sa vie en prison.

« Depuis l’âge de quinze ans, ma tête ne s’est embrasée qu’à l’idée de périr victime des passions cruelles du libertinage. » Né de haute noblesse provençale, élève des jésuites, très jeune combattant de la guerre de Sept Ans, marié en 1763, il sera condamné à mort en 1772 pour violences sexuelles. Incarcéré en Savoie, évadé, emprisonné de nouveau à Vincennes, puis à la Bastille, transféré à Charenton quelques jours avant le 14 juillet 1789, libéré le 2 avril 1790 par le décret sur les lettres de cachet, avant de nouvelles incarcérations. Sa famille veille à ce qu’il ne sorte plus de l’hospice de Charenton, où il meurt en 1814.

Son œuvre, interdite, circule sous le manteau tout au long du XIXe siècle. Elle est réhabilitée au XXe avec les honneurs d’une édition dans la Pléiade. Premier auteur érotique de la littérature moderne, il donne au dictionnaire le mot sadisme : « perversion sexuelle par laquelle une personne ne peut atteindre l’orgasme qu’en faisant souffrir (physiquement ou moralement) l’objet de ses désirs » (Le Robert).

« Les Parisiens sont aujourd’hui des sybarites, et crient qu’ils sont couchés sur des noyaux de pêche, parce que leur lit de roses n’est pas assez bien fait. »1183

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à Mme de Florian, 1er mars 1769, Correspondance (posthume)

L’épicurien libertin qui chantait « le superflu, chose très nécessaire » juge à présent ses contemporains avec la sagesse d’un vieux philosophe. Le règne de Louis XV fut un temps de longue prospérité aux conséquences multiples : raffinement des mœurs, luxe de la bonne société grisée par sa propre civilisation, éclat sans pareil du Paris des salons, des cafés, des clubs et des spectacles, rayonnement culturel de la France en Europe. Pour les quelque 20 millions de paysans, cela s’est traduit par un réel mieux-être : le seuil de subsistance est dépassé.

« Madame, vous avez là deux cent mille amoureux. »1192

Duc de BRISSAC (1734-1792), gouverneur de Paris, à Marie-Antoinette, 8 juin 1773. Mémoires de Mme la comtesse du Barri (posthume, 1829), Jeanne Bécu du Barry

Le vieux courtisan lui montre la foule immense venue l’acclamer pour son entrée solennelle à Paris. La Dauphine de France découvre le peuple se pressant dans les jardins de Versailles pour l’entrevoir. Cet excès de popularité a retardé de trois ans son entrée dans la capitale – elle s’est mariée avec le Dauphin le 16 mai 1770, à Versailles.

Elle écrira à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche : « Je ne puis vous dire, ma chère maman, les transports de joie, d’affection, qu’on nous a témoignés. Avant de nous retirer, nous avons salué avec la main le peuple, ce qui a fait grand plaisir. Qu’on est heureux dans notre état de gagner l’amitié d’un peuple à si bon marché ! Il n’y a pourtant rien de si précieux. Je l’ai senti et je ne l’oublierai jamais. » Plus dure sera la chute – on ne peut lire ces mots sans se rappeler la fin de l’histoire, sous la Révolution.

« Ami des propos libertins, / Buveur fameux, et roi célèbre
Par la chasse et par les catins : / Voilà ton oraison funèbre. »1195

Chanson à la mort de Louis XV (1774). Vie privée de Louis XV, ou principaux événements, particularités et anecdotes de son règne (1781), Mouffle d’Angerville

« On l’enterra promptement et sans escorte ; son corps passa vers minuit par le bois de Boulogne pour aller à Saint-Denis. À son passage, des cris de dérision ont été entendus : on répétait « taïaut ! taïaut ! » comme lorsqu’on voit un cerf et sur le ton ridicule dont il avait coutume de le prononcer » (Lettre de la comtesse de Boufflers).

SIECLE DES LUMIERES : LOUIS XVI

Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.

« Mon Dieu, guidez-nous, protégez-nous, nous régnons trop jeunes ! »1205

LOUIS XVI (1754-1793) et MARIE-ANTOINETTE (1755-1793), Versailles, 10 mai 1774. Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre ; suivis de souvenirs et anecdotes historiques sur les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI (1823), Jeanne-Louis-Henriette Genet Campan

Louis XV est mort, les courtisans se ruent vers le nouveau roi. Le petit-fils du défunt roi, âgé de 20 ans, est tout de suite effrayé par le poids des responsabilités, plus qu’enivré par son nouveau pouvoir. Et Marie-Antoinette est d’un an sa cadette, absolument pas préparée à son rôle de reine.

Premier acte politique : le roi, à regret (déjà !), renvoie le triumvirat ministériel de combat (Maupeou-Terray-d’Aiguillon) qui tentait les indispensables réformes, ce qui l’a rendu terriblement impopulaire.

« Dans les circonstances où se trouve la monarchie française, il faudra au jeune roi de la force et du génie. »1198

FRÉdÉRIC II de Prusse (1712-1786). Œuvres posthumes de Frédéric II, roi de Prusse : Correspondance (1788), Frederick II

Admirateur de Richelieu, de Louis XIV et du Grand Siècle, ce jugement vaut condamnation de Louis XVI après un an de règne. Ce grand politique qui mena la puissance prussienne à son apogée (avec tous les excès de l’autoritarisme et du centralisme) prévoit la course à l’abîme de la monarchie française.

« Il n’aura probablement jamais ni la force ni la volonté de régner par lui-même. »1199

MERCY-ARGENTEAU (1727-1794). Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau (posthume, 1874)

Ambassadeur d’Autriche à Paris, il exerce une grande influence sur Marie-Antoinette. Il note l’inquiétante sujétion du roi vis-à-vis de sa femme, quelques années après le mariage : « Sa complaisance ressemble à de la soumission. » Mirabeau tentant de sauver la royauté en juillet 1790 soupirera : « Le roi n’a qu’un homme : c’est sa femme. »

Choiseul se montre plus sévère, voyant en Louis XVI un « imbécile » au sens de handicapé cérébral ; selon ses frères et ses cousins, cette imbécillité aurait justifié un Conseil de régence (comme jadis pour Charles VI le Fou). En fait, Louis XVI est surtout un timide maladif, myope de surcroît au point de ne pas reconnaître les gens.

« Tout propos soutenu l’accable, toute réflexion le déroute. »1200

MARIE-ANTOINETTE (1755-1793). L’Autrichienne : mémoires inédits de Mlle de Mirecourt sur la reine Marie-Antoinette et les prodromes de la Révolution (1966), Claude Émile-Laurent

La reine parle aussi du roi comme d’un homme aveugle à la nécessité, toujours incertain, peu aimable et pourtant désireux qu’on l’aimât. Il consulte tout le monde, suspecte les avis et ne cède qu’à la lassitude. Honteux de sa faiblesse, il revient en arrière, se renfrogne, boude, se dérobe, vole à la chasse ou se renferme dans son cabinet.

« Il ne faut pas être plus royaliste que le roi. »1204

Phrase en vogue sous Louis XVI, et devenue proverbe. La Monarchie selon la Charte (1816), François René de Chateaubriand

Cette maxime est inventée à la veille de la Révolution pour critiquer les aristocrates qui défendent l’idée de monarchie et les intérêts du roi, avec plus d’ardeur que le roi lui-même. Ce sont les privilégiés, la noblesse et le haut clergé, les notables, tous ces gens attachés à leurs avantages acquis et qui ne comprennent pas qu’en les défendant ainsi, ils jouent à plus ou moins long terme contre leurs intérêts et contre le régime.

Louis XVI n’en est pas moins très « royaliste », imprégné de tous ses droits et devoirs de roi de droit divin jusqu’à dire en 1787 : « C’est légal parce que je le veux. » Sans doute assez intelligent pour comprendre la nécessité des réformes, mais pas assez courageux pour soutenir durablement ceux qui en ont le projet, c’est un faible, capable de coups de tête qui surprennent son entourage et de coups de force qui vont déchaîner le pays.

« Belle, l’œil doit l’admirer, / Reine, l’Europe la révère,
Mais le Français doit l’adorer, / Elle est sa reine, elle est sa mère. »1207

Romance en l’honneur de Marie-Antoinette, chanson (1774). Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier

La jeune et jolie reine jouit d’une immense popularité depuis son arrivée en France il y a quatre ans et Versailles la salue en ce style précieux. C’est l’état de grâce, comme jamais avant et jamais après.

Certes, il y a des jalousies et déjà quelques soupçons contre l’« Autrichienne » à la cour. On aura plus tard la preuve qu’elle est manipulée par sa famille autrichienne, très attachée à sa mère Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche durant trente ans et forte personnalité.

Délaissée par son royal époux, peu soucieuse de l’étiquette à la cour et des finances de l’État, dépensière et futile, Marie-Antoinette va accumuler les erreurs. « Ma fille court à grands pas vers sa ruine » confie sa mère à l’ambassadeur de France à Vienne, en 1775.

« S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche. »1217

Mot attribué (sans doute à tort) à MARIE-ANTOINETTE (1755-1793), et incontestablement emprunté à Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778). La Grande Peur de 1789 (1932), Georges Lefebvre

Le mot se trouve dans les Confessions (autobiographie rédigée de 1765 à 1770, édition posthume). Scène plaisante, par son souci du détail autobiographique… devenu historique par l’attribution référentielle à la reine.

Le mot reflète une réalité sociologique : l’ignorance (ou l’insouciance) des privilégiés face à la misère du peuple. Le temps n’est plus aux famines, mais les disettes sont périodiques en cas de mauvaise récolte, surtout aux périodes de soudure. En mai 1775 à Paris, la hausse du prix du pain, denrée vitale, entraîne une vague d’émeutes. C’est la « guerre des Farines », prémices de la Révolution.

« Les relations républicaines me charmaient. »1224

LA FAYETTE (1757-1834), profession de foi adolescente. Mémoires, correspondance et manuscrits (posthume, 1837)

La Fayette, 19 ans, contre l’avis de sa famille et du roi, s’embarque à ses frais sur une frégate et débarque en Amérique en juin 1777 pour se joindre aux troupes de Virginie. Nommé « major général », le jeune marquis paie de sa personne au combat. De retour en France en 1779, triomphalement accueilli, il pousse le gouvernement à s’engager ouvertement dans la guerre d’Indépendance. Les États-Unis se rappelleront cette dette historique, s’engageant en avril 1917 dans la Guerre mondiale au cri de : « La France est la frontière de la liberté. » Le jour anniversaire de l’Indépendance, 4 juillet 1917, sur la tombe parisienne du marquis, la référence est encore plus précise : « La Fayette, nous voici ! »

« Pour tout homme, le premier pays est sa patrie et le second c’est la France. »1232

Thomas JEFFERSON (1743-1826). Le Peuple (1846), Jules Michelet

Troisième président des Etats-Unis en 1801 (après Georges Washington et John Adams), il fut ambassadeur des États-Unis à Paris (de 1785 à 1789). Francophile et francophone, philosophe imprégné des Lumières, humaniste, c’est aussi un savant. Il exprime ici l’opinion générale : la France est très populaire outre-Atlantique, depuis 1777 et l’arrivée des volontaires, La Fayette en tête.

En 1780, Vergennes (qui a longtemps hésité) va déclarer la guerre à l’Angleterre, entraîner l’Espagne à sa suite et envoyer un corps expéditionnaire commandé par Rochambeau. La France arme aussi une flotte qui remporte quelques victoires mémorables. Notre pays a deux raisons de participer à cette guerre : prendre la revanche tant attendue contre l’Angleterre et répondre à l’attente des colons anglais d’Amérique, dont l’idéologie s’inspire de Montesquieu et Rousseau. Mais comme prévu par Turgot ministre des Finances, les dépenses militaires creuseront un déficit abyssal, estimé à un milliard de livres tournois – trois à quatre fois le budget de l’État en 1783.

« Plus bel esprit que grand génie, / Sans loi, sans mœurs et sans vertu,
Il est mort comme il a vécu, / Couvert de gloire et d’infamie. »1230

Épigramme, juin 1778, attribuée à Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), à la mort de Voltaire. Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages (1826), Sébastien Longchamp

Rousseau mourra deux mois après, à Ermenonville. Fin d’une longue guérilla philosophico-polémique qui ne fit honneur à aucun des deux personnages, si talentueux (ou géniaux) fussent-ils.

« Madame, si c’est possible, c’est fait ; impossible, cela se fera. »1233

CALONNE (1734-1802), ministre des Finances répondant à une demande de Marie-Antoinette, 1784. L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville

Calonne reste connu pour son laxisme. Ex intendant de Flandre et d’Artois, intrigant et intelligent, séducteur et cynique, il cherche non pas à faire des économies pour diminuer la dette, mais à rétablir le crédit de l’État en inspirant confiance. On parlerait aujourd’hui d’une politique de relance quasi keynésienne, avec lancement de grands travaux publics. À coup d’emprunts et d’expédients divers, il semble réussir : on le surnomme l’Enchanteur. Marie-Antoinette, parlant plus tard de l’époque Calonne, dit : « Comment aurais-je pu me douter que les finances étaient en si mauvais état ? Quand je demandais cinquante mille livres, on m’en apportait cent mille ! »

« C’est détestable ! Cela ne sera jamais joué ! […] Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de la pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. »1234

LOUIS XVI (1754-1793), qui vient de lire Le Mariage de Figaro avant sa création sur scène. Encyclopædia Universalis, article « Le Mariage de Figaro »

Depuis quatre ans, Paris parle de cette pièce dont l’auteur, Beaumarchais, est déjà célèbre pour des raisons pas seulement littéraires – procès gagnés, trafics en tous genres, aide à l’Amérique. Soumise à six censeurs, interdite de représentation à Versailles en 1783, jouée en théâtre privé chez M. de Vaudreuil le 23 septembre… Paris se presse pour la première publique à la Comédie-Française, le 27 avril 1784. C’est un triomphe. Selon Antoine Vitez, administrateur de la Comédie-Française qui monta la pièce pour le bicentenaire de la Révolution en 1989, « Le Mariage de Figaro est très légitimement considéré comme une pièce révolutionnaire. » Il est des œuvres de poètes géniaux qui prophétisent ce qui va se passer avec une acuité extrême. La Chinoise de Godard, c’était déjà Mai 68 avant Mai 68 et Les Bains de Maïakowski, en 1929, la description de ce que serait le stalinisme avant l’heure.

« Plus scélérate qu’Agrippine / Dont les crimes sont inouïs,
Plus lubrique que Messaline, / Plus barbare que Médicis. »1242

Pamphlet contre la reine. Vers 1785. Dictionnaire critique de la Révolution française (1992), François Furet, Mona Ozouf

Dauphine jadis adorée, la reine est devenue terriblement impopulaire en dix ans, pour sa légèreté de mœurs, ses intrigues et son ascendant sur un roi faible jusqu’à la soumission. L’affaire du Collier va renforcer ce sentiment., alors qu’elle est innocente dans cette histoire dont Dumas tirera un roman d’escroquerie historique.

La Révolution héritera certes des œuvres philosophiques de Voltaire et de Rousseau, mais aussi des « basses Lumières », masse de libelles et de pamphlets à scandale où le mauvais goût rivalise avec la violence verbale, inondant le marché clandestin du livre et sapant les fondements du régime. Après le Régent, les maîtresses de Louis XV et le clergé, Marie-Antoinette devient la cible privilégiée : quelque 3 000 pamphlets la visant relèvent, selon la plupart des historiens, de l’assassinat politique.

« Ils sont toujours en retard d’une armée, d’une année et d’une idée. »1248

RIVAROL (1753-1801), jugeant la haute noblesse de son temps. Promenades littéraires (1904), Rémy de Gourmont

Les notables convoqués le 22 février 1787 vont mériter la sévérité de Rivarol, écrivain pourtant royaliste et ardent défenseur du régime contre les partisans d’un ordre nouveau.

Calonne présente sa réforme, notamment la création d’une « subvention territoriale » qui remplace le système inefficace des vingtièmes (théoriquement provisoires et assortis de rachats, abonnements, exemptions). Ce nouvel impôt, unique et perpétuel, doit frapper tous les revenus fonciers, la plupart des (gros) propriétaires terriens appartenant à la noblesse et au clergé. Les 144 notables, à la quasi-unanimité, s’opposent au projet. Ils ont manipulé l’opinion, « Monsieur Déficit » est devenu très impopulaire et le roi renvoie son ministre, le 10 avril.

« Parlement à vendre
Ministres à pendre
Couronne à louer. »1255

Mots gravés sur les murs du Palais de justice, mai 1788. Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution (1911), Ernest Lavisse, Paul Vidal de La Blache

Des meneurs crient au coup d’État. Des soulèvements éclatent partout en France, orchestrés par une campagne de cabales et de pamphlets. En Languedoc à Toulouse, en Bretagne à Rennes, on manifeste. En Dauphiné à Grenoble le 7 juin 1788, on se soulèvera pendant la « journée des Tuiles ».
Le roi essaie de faire passer des édits. Les Parlements organisent la résistance, font la grève de la justice et demandent la réunion des États généraux. Les remontrances succèdent aux remontrances, les émeutes aux émeutes. Le roi doit fixer la date de la convocation tant redoutée : 1er mai 1789.

Le 16 août 1788, c’est la banqueroute : l’État suspend ses paiements. Brienne démissionne, Paris illumine et brûle son mannequin.

« Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »1265

Abbé SIEYÈS (1748-1836), Qu’est-ce que le tiers état (1789). Premiers mots de cette célèbre brochure, publiée en janvier 1789. Citation référentielle annonçant la Révolution

Taine écrira dans Les Origines de la France contemporaine : « Un grand changement s’opère au XVIIIe siècle dans la condition du tiers état. Le bourgeois a travaillé, fabriqué, commercé, gagné, épargné, et tous les jours il s’enrichit davantage. La bourgeoisie se démarque à la fois des classes privilégiées qui constituent les deux autres ordres et ne justifient plus leurs privilèges par leurs services rendus au pays, et des classes populaires sans Lumières et sans influence. » Dans l’esprit de Sieyès, le « Tiers », c’est la bourgeoisie sans le peuple. Ce sera l’un des malentendus les plus graves de la Révolution française.

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