Clemenceau face à l'éphémère Président Deschanel | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

L’affrontement de Clemenceau et de Deschanel sert de thème au film franco-belge de Jean-Marc Peyrefitte qui sort cette semaine sur nos écrans : « Le Tigre et le Président ».

On retrouve le Tigre, « Père la Victoire » à la fin de Grande Guerre de 1914-1918 et devenu malheureusement le « Perd la Victoire », mais toujours aussi Tigre à 79 ans ! Il survivra d’ailleurs à son adversaire, Paul Deschanel.

C’est l’occasion de découvrir ce quasi inconnu, ridiculisé après quatre mois de présidence par un fait divers malencontreux : sa chute d’un train en pleine nuit.

Nous retrouverons ensuite Clemenceau : la fin de sa vie complète le portrait du Tigre et un dernier florilège de citations confirme le caractère du personnage.

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1. Paul Deschanel, 11éme président de la Troisième République.

L’homme tranche à plus d’un titre dans cette galerie présidentielle de personnages réputés insignifiants. Ses relations avec Clemenceau ne pouvaient être que détestables et son destin se révèlera au final plus pitoyable que mérité.

« Paul Deschanel n’est pas de ceux dont on dit « il sera ministre » mais plutôt « il sera académicien. »

Raymond POINCARÉ (1860-1934). Paul Deschanel (1991), Thierry Billard

C’est dire que l’homme fait bande à part dans la galerie présidentielle et n’a rien du profil politique de la Troisième République. Pourtant, le jeune intellectuel diplômé en lettres et en droit, sous-préfet à 22 ans et député à 30 ans, a toujours rêvé de ce mandat honorifique.

Mince, doté d’un visage fin et ovale, cheveux et sourcils clairs, nez fin et aquilin, moustache soigneusement peignée, il cultive son « look » et sa tenue de dandy (veste longue, chemise blanche à faux col, cravate en soie à épingle de nacre). Diplomate, écrivain et académicien, Paul Morand voit en lui « le dernier républicain bien mis ».

Dans les réceptions mondaines et les salons littéraires, il charme les femmes par sa culture, son allure et ses manières. Son biographe Thierry Billard précise : « Son apparence est son principal fonds de commerce. Elle attire, envoûte, tape dans l’œil. La presse d’extrême droite l’appelle « le pommadé » ou la « gravure de mode » ; la presse d’extrême gauche « le gommeux de sous-préfecture guindé », « le gérant de cafés chic ». Il joua de sa jeunesse en politique, mais âgé de 55 ans, ses adversaires le comparent aux « jolies femmes qui se fardent, se teignent, s’amincissent pour avoir l’air toujours jeunes, toujours désirables ». En 1909, Adolphe Tabarant, journaliste socialiste, le qualifiera de « mannequin fané » et d›« homosexuel de la République ».

C’est le type de personnage qui exaspère Clemenceau : le Tigre lui a déjà dit le fond de sa pensée, sans y mettre les formes.

« Un jeune drôle, du nom de Paul Deschanel, s’est permis de baver sur moi hier à la Chambre. Je n’ai pas sous les yeux le compte rendu officiel de la séance, mais je ne puis attendre plus longtemps pour lui dire qu’il s’est conduit comme un lâche et qu’il a effrontément menti. ».

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), dans son quotidien La Justice, 27 juillet 1894. Paul Deschanel (1991), Thierry Billard

« Ce polisson, qui procède par basses insinuations, profère à l’égard de la Justice des allégations qu’il sait mensongères. Ce n’est pas tout. Il a mis en cause la politique extérieure que j’ai suivie pendant vingt ans, avec l’approbation de tout son parti, et il a honteusement insinué que je servais un intérêt étranger… »

Insulté, « le polisson » décide de répondre par un duel à l’épée. Preuve de courage ou d’inconscience : le Tigre, fort chatouilleux sur les règles de l’honneur, est une fine lame et l’a prouvé une douzaine de fois. Comme dit André Billy dans L’Époque 1900 : « Les duels faisaient partie des mœurs littéraires comme l’absinthe, les banquets et les récitations poétiques. » Deschanel est blessé à la tête, l’honneur est sauf… et ce « baptême du fer » fait du mondain quelque peu suspect un politique courageux dans le milieu politicien.

« L’homme appelé au rôle d’arbitre doit faire taire ses préférences et s’élever au-dessus de sa foi même […]. À présent que la lutte électorale est terminée, élevons nos esprits et nos âmes au-dessus de l’étroit horizon de nos circonscriptions respectives pour ne plus voir que la France. »

Paul DESCHANEL (1855-1922), président de la Chambre des députés à son entrée en fonction, 13 juin 1898,  « La première bataille à la Chambre : discours de M. Paul Deschanel », Le Gaulois, n° 6046,‎ 14 juin 1898

Figure des Républicains modérés, partisan d’une troisième voie entre libéralisme économique et socialisme, Deschanel est élu à la surprise générale président de la Chambre en 1898.

Lors de sa montée au « perchoir », il fait l’objet de vives protestations des radicaux et socialistes qui lui reprochent d’avoir été élu avec l’appui de la droite, l’empêchant de prononcer son discours de victoire pendant une dizaine de minutes. C’est le jeu traditionnel des partis sous la Troisième.
Mais Deschanel ne joue pas sur ce terrain, ou du moins, il se distingue par d’autres armes qui lui sont naturelles : courtoisie envers ses adversaires, volonté de séduire et de ne pas déplaire le poussent plusieurs fois à refuser d’entrer au gouvernement et à ne pas adopter un ton clivant, lors de ses présidences à la Chambre des députés.

Doit-on accuser un manque de personnalité ? En tout cas, sa capacité de travail et la connaissance des dossiers sont unanimement saluées. 

Une fois élu président de la Chambre, il respectera la traditionnelle impartialité incombant à la fonction : cherchant à échanger avec tous les groupes politiques, il innove en organisant des repas réguliers avec des élus de différents bords. Sa neutralité affichée fait qu’il ne prend part à aucun vote parlementaire. Cela passe à tort ou à raison comme une volonté d’apparaître en homme de consensus en vue de se faire élire à la présidence de la République – son but depuis toujours. Dans la même optique, il refuse tout poste ministériel (cumuls fréquents sous la Troisième).

« L’esprit français, c’est la raison en étincelles. »

Paul DESCHANEL (1855-1922), Discours prononcé en 1908 pour le 25e anniversaire de l’Alliance française fondée en 1883. La Langue française, revue pédagogique, année 1809

Président de la Chambre des députés après un long et beau parcours, de sous-préfet à député d’Eure-et-Loir - élu à 30 ans, réélu 8 fois de suite de 1885 à 1920 avec plus de 70% des suffrages, il est considéré comme l’un des meilleurs orateurs de sa génération. Il fait l’éloge de la langue française qu’il pratique en écrivain, élu à l’Académie française en 1899 (et à l’Académie des sciences morales et politiques en 1914).

« Le savez-vous assez, vous tous, jeunes gens, et vous, Françaises qui m’écoutez, que nous avons des devoirs envers notre langue comme envers la patrie même, et qu’il faut défendre l’intégrité de l’esprit français comme l’intégrité du territoire ? … Le français est la langue de la diplomatie. Elle est aussi celle des élites (en divers pays) et chaque jour ses clients deviennent plus nombreux. Elle est par excellence la langue de la conversation, elle a le sourire, la grâce. Il y a des races tristes, même sous le soleil ; la nôtre est gaie. Le ciel de France est sur nos lèvres. L’esprit français, c’est la raison en étincelles… Et grâces vous soient rendues à vous, apôtres de l’Alliance Française, artisans de raison et de beauté, qui sur toute la terre répandez la langue immortelle de la France et son âme divine ! »

C’est un joli rêve et le réveil sera brutal, pour la France comme pour l’orateur.

« Il suffit qu’au cours des siècles un seul homme ait été injustement condamné à la peine capitale pour que la peine capitale doive disparaître. »

Paul DESCHANEL (1855-1922)

En bonne compagnie avec Aristide Briand et Georges Clemenceau, Deschanel vote en faveur de l’abolition de la peine de mort en juillet 1908. Rappelons que cette cause ne sera gagnée qu’en 1981, sous la présidence du socialiste Mitterrand.

« Nous voulons bien essayer de solutionner votre problème mais il faudrait d’abord nous l’explicationner. »

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), à Paul Deschanel qui lui avait demandé de « solutionner » un problème. Clemenceau, édition du centenaire (2017), Michel Winock

Le Tigre qui s’est battu en duel avec lui et sans plus de façon après échange d’insultes se moque aussi de ses manières trop distinguées et de son parler alambiqué. Notons que de nos jours, cela passerait inaperçu, « solutionner » étant synonyme de résoudre, « problème » étant abusivement remplacé par problématique, pouvoir par « être en situation de », aveugle par « mal voyant », etc., etc., etc.

« Il est plus facile de faire la guerre que la paix. »2633

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours de Verdun, 14 juillet 1919. Discours de paix (posthume), Georges Clemenceau

Après la Grande Guerre, le « Père la Victoire » est resté à la tête du gouvernement d’une France épuisée par l’épreuve des quatre ans de guerre, même si une minorité artiste et privilégiée fête la décennie des « Années folles » d’après-guerre.

Mais il faut rappeler que le vieil homme est bientôt devenu le « Perd la Victoire » : piètre négociateur au traité de Versailles signé le 28 juin, il a laissé l’Anglais Lloyd George et l’Américain Wilson l’emporter sur presque tous les points… Reste la présidence de la République logiquement méritée. Et pourtant…

« Nous voterons pour Deschanel en criant « vive Clemenceau ! » »2636

Exclamation d’un député. La Vie politique sous la IIIe République : 1870-1940 (1984), Jean-Marie Mayeur

Qui va remplacer Poincaré en fin de septennat à la présidence de la République ?

Clemenceau, président du Conseil, souhaite être élu, mais le vieux routier de la politique ne pose pas officiellement sa candidature, laissant ses amis la proposer. Par son intransigeance, il s’est fait des ennemis aussi bien à gauche qu’à droite et le Bloc national (coalition au pouvoir des partis classés au centre et à droite) lui préfère Paul Deschanel, élu le 18 février 1920.

Deux raisons à ce paradoxe apparent : la France en paix pense pouvoir se passer d’un homme fort et la règle du jeu politique éloigne de la présidence tout personnage risquant de contrecarrer le pouvoir parlementaire. Le vieux Tigre de 79 ans va donc se retirer de la scène politique pour vivre encore dix années ailleurs et autrement.

« Ce peuple m’acclame mais je ne suis pas digne de lui. »

Paul DESCHANEL (1855-1922), à la suite de l’élection présidentielle du 17 janvier 1920, dans la voiture qui le ramène au palais de l’Élysée

Figure des Républicains modérés, toujours partisan d’une troisième voie entre libéralisme économique et socialisme, il avait déjà été élu à la surprise générale président de la Chambre des députés en 1898. En 1912, il retrouva ce poste qu’il conserve pendant la Grande Guerre, refusant de devenir président du Conseil.

Deschanel est finalement élu au poste suprême avec le plus grand nombre de voix jamais obtenu pour ce type d’élection sous la Troisième République !

Mais l’homme est malade et il le sait. À peine élu et selon un processus pathologique connu, il passe de l’excitation à un état de dépression caractérisé par une mélancolie anxieuse, dite neurasthénie. Les signes en sont immédiats. Au sortir même du scrutin, il s’écrie, tragique : « Ce peuple m’acclame et je ne suis pas digne de lui. »

« Ces murs m’écrasent… »

Paul DESCHANEL (1855-1922), peu après l’élection présidentielle du 17 janvier 1920, L’histoire en questions – Ces malades qui font l’histoire (site numérique)

Il reçoit les parlementaires dans son nouveau bureau de l’Élysée. Il lance ces mots d’une voix emphatique, en ouvrant les bras. Loin du cri de victoire, c’est déjà l’aveu d’un échec personnel, insupportable.

Le mal bientôt connu de tout son entourage s’aggrave et les bizarreries présidentielles se succèdent, pitoyables ou ridicules, à chaque sortie publique qui font partie de son rôle de représentation. Certains journaux s’en font l’écho, mais ce n’est pas une affaire d’État… Jusqu’au drame.

« Je suis blessé. Je suis monsieur Deschanel, le président de la République. »

Paul DESCHANEL (1855-1922), nuit du dimanche 24 mai 1920

Fait divers historique, relaté avec force détails dans toute la presse.

23 mai, quatre mois après son élection, le président prend le train, gare de Lyon à Paris, destination Montbrison (Loire) où il doit inaugurer un monument aux morts. Fatigué, il se retire à 22h dans la chambre du wagon présidentiel. Il ne veut pas être dérangé avant son réveil à 7 heures. Comme d’habitude, il peine à dormir et la chaleur n’arrange rien. Il va ouvrir la très large fenêtre pour prendre l’air. Peut-être sous l’effet des calmants, il bascule et tombe sur la voie. Le train évolue à faible vitesse, il s’en sort avec quelques contusions et marche le long de la voie.

Il rencontre un cheminot effectuant une ronde de nuit et se présente, pitoyable…  L’autre prend cet homme en pyjama pour un ivrogne ou un fou. Après une courte marche, ils arrivent chez Gustave Radeau, garde-barrière de Mignerette (à 10 km de Montargis). Une femme témoin de l’événement déclara : « J’avais bien vu que c’était un Monsieur, il avait les pieds propres ». Le garde-barrière donne les premiers soins avant qu’un médecin n’identifie le Président et le conduise à la sous-préfecture de Montargis. La presse et les humoristes vont se déchaîner sur « Fou-fou-train-train ».

Cet épisode rocambolesque confirme les soupçons sur la santé mentale du président – on parlerait aujourd’hui d’état anxiodépressif ou de burn-out. Mis au repos quelques semaines à Rambouillet, il revient en juillet, mais craque à nouveau. Les rumeurs vont bon train, comme l’on dit. Le contexte est propice aux fakes news… On l’aurait vu plonger à l’aube dans le bassin du château de Rambouillet pour pêcher des carpes à mains nues, grimper en haut d’un arbre du parc de l’Élysée en coassant, recevoir un ambassadeur complètement nu ! Certains documents officiels seraient revenus signés « Vercingétorix » ou « Napoléon ». Deschanel poussé à la démission va céder.

« Mon état de santé ne me permet plus d’assumer les hautes fonctions dont votre confiance m’avait investi lors de la réunion de l’Assemblée nationale le 17 janvier dernier. L’obligation absolue qui m’est imposée de prendre un repos complet me fait un devoir de ne pas tarder plus longtemps à vous annoncer la décision à laquelle j’ai dû me résoudre. Elle m’est infiniment douloureuse et c’est avec un déchirement profond que je renonce à la noble tâche dont vous m’avez jugé digne. »

Paul DESCHANEL (1855-1922), message du président lu aux Chambres le 21 septembre 1920

Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’était pas fait pour le métier… Son adversaire ne va pas rater l’occasion d’un bon mot.

« Il a un bel avenir derrière lui. »

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), pas fâché de saluer la démission de Deschanel. Le Parisien, 28 décembre 2014, Le Bouquin des méchancetés

Paul Deschanel tentera quand même un retour en politique : élu au Sénat le 10 janvier 1921, il meurt d’une pleurésie à 67 ans, le 28 avril 1922.

2. Clemenceau : sa fin de vie.

« Ton ex-belle-sœur a fini de souffrir. Aucun de ses enfants n’était là. Un rideau à tirer. »,

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Lettre du 27 septembre 1922 à son frère Albert Clemenceau, Correspondance, 1858-1929

Son attitude vis-à-vis de son épouse et de leurs enfants est notoirement indigne, à la mesure d’une misogynie qui caractérise le XIXe siècle et choquera davantage, dans les années d’après-guerre.

Le jeune médecin vendéen qui s’engage en politique rencontre Mary Plummer en Angleterre – jeune Américaine élève au collège de Stamford où il donne des cours de français et d’équitation. D’abord éconduit, il l’épouse civilement en 1869. Le couple s’installe en France l’année suivante. Ils ont trois enfants en trois ans. Ils se séparent en 1876. Clemenceau peu fait pour la vie conjugale multiplie les maîtresses, mais apprenant que sa femme a une liaison avec le jeune précepteur des enfants, il fait constater l’adultère, l’envoie quinze jours en prison à Saint-Lazare, divorce sans délai et la renvoie aux États-Unis sur un bateau à vapeur, en 3eme classe. Sans plus de pitié ni d’égards, il obtient la déchéance de sa nationalité française et la garde de leurs enfants.

De retour en France, moralement perturbée, Mary meurt seule en 1922 et Clemenceau informe son frère en ces termes brefs qui en disent long sur les états d’âme du veuf : « Ton ex-belle-sœur a fini de souffrir. Aucun de ses enfants n’était là. Un rideau à tirer. »

De récentes études ont dénoncé sa misogynie. Mais l’homme qui n’avait que trop d’ennemis politiques veillait au secret sur sa vie privée, demandant à ses nombreuses conquêtes féminines, le plus souvent mariées, de brûler leur correspondance éventuellement compromettante. La dernière aventure de sa vie est d’autant plus étonnante.

« Je vous aiderai à vivre, vous m’aiderez à mourir. »

Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Titre de la biographie de Nathalie Saint-Cricq consacrée à Clemenceau (2021)

2 mai 1923. Clemenceau est à sa table de travail comme chaque jour. L’homme de 82 ans n’a rien perdu de son caractère et de son orgueil. Il a rendez-vous avec Marguerite Baldensperger, Lorraine de Saint-Dié-des-Vosges de 42 ans, éditrice venue lui proposer d’écrire un livre pour la maison Plon.

Tout les oppose. Elle est aussi réservée et discrète que le Tigre est colérique et tempétueux. Elle est mariée et fidèle, lui demeure célibataire dans l’âme après une erreur de jeunesse. Mais dès leur première rencontre, il propose : « Mettez votre main dans la mienne. Je vous aiderai à vivre, vous m’aiderez à mourir, c’est notre pacte. » Et il sera tenu.

Marguerite surmontera ainsi le drame de sa vie – mère de quatre enfants, sa fille s’est noyée (acte suicidaire). Elle va reprendre goût à l’existence. Clemenceau se montrera plein d’attentions touchantes pour ses autres enfants qui se lieront d’amitié avec les siens. Il puisera dans sa présence une vigueur nouvelle et se lancera dans de nouvelles batailles. On peut parler d’une véritable passion amoureuse, l’un des derniers cadeaux de la vie et sans doute le plus étonnant pour cet homme. Une correspondance de six années en fait foi.

« Non ! non ! pas de noir sur Monet. Le noir n’est pas une couleur. »-

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), devant la dépouille mortelle de Claude Monet, 1926. Fondation Monet

Une forte et belle amitié unit l’homme politique à l’artiste.

C’est sa seconde rencontre impressionniste après Édouard Manet, auteur de deux portraits saisissants. Président du Conseil, il n’était jamais content de son image, mais il trouvait plaisir à converser avec l’artiste – lui aussi homme de fort caractère ! En revanche, il n’apprécia guère le résultat : « Mon portrait par Manet ? Très mauvais, je ne l’ai pas, et cela ne me peine pas. Il est au Louvre, je me demande pourquoi on l’y a mis. »

Sa relation avec Claude Monet est d’un tout autre ordre. Une lettre de Clemenceau datée de décembre 1899 témoigne de son admiration devant un nouveau tableau du maître de l’impressionnisme : « J’ai vu que l’homme était chez vous à la hauteur de l’artiste, et ce n’est pas peu dire… Et voilà maintenant que, sans ma permission, vous me bombardez de ce monstrueux caillou de lumière. Je demeure stupide et ne sais plus que dire. Vous taillez des morceaux de l’azur pour les jeter à la tête des gens.  Il n’y aurait rien de plus bête que de vous dire merci. On ne remercie pas le rayon du soleil. » Hugo n’aurait pas dit mieux !

Le retraité politique entretient désormais une amitié fidèle et fraternelle avec Monet et se rend souvent dans sa propriété de Giverny. Clemenceau le soutient autant qu’il peut et admire plus que jamais le peintre des Nymphéas qui jette les dernières forces de son génie dans cette série de toiles hyper impressionnistes, hymne à la Nature et à la Couleur. Devenu quasi-aveugle, mais refusant l’opération de la cataracte qu’il redoute, Monet parle d’abandonner. Furieux, Clemenceau réagit avec une violence de jeune homme en colère et l’injurie, parle d’un « délire d’enfant raté » pour l’obliger à surmonter son infirmité si douloureuse, avec le cancer du poumon qui l’épuisa et dont il mourra : « Un vieux couple qui s’aima, se compléta, s’estima, se chamailla mais ne divorça jamais, et qu’unissait une certaine idée de la France, celle de la République et celle de l’impressionnisme. Liberté de créer, liberté de vivre. » Alexandre Duval-Stella (Claude Monet - Georges Clemenceau : une histoire, deux caractères, 2010).

Apprenant la mort de son ami âgé de 86 ans, le 5 décembre 1926, Clemenceau accourt… et s’indigne devant le drap mortuaire jeté sur le cercueil, le faisant remplacer in extremis par une toile de coton aux couleurs de violettes et d’hortensias. C’est naturellement Clemenceau qui organise et inaugure le 17 mai 1927 l’exposition au « musée Claude Monet », aujourd’hui musée de l’Orangerie à Paris, digne écrin pour le dernier chef d’œuvre de Monet enfin exposé au public.

« Pour mes obsèques, je ne veux que le strict nécessaire, c’est-à-dire moi. »

Georges CLEMENCEAU (1841-1929)

Il meurt le 24 novembre 1929 à Paris. Son testament du 28 mai stipulait « Ni manifestation ni invitations, ni cérémonie. » Il voulait être enterré à Mouchamps, en Vendée, aux côtés de son père médecin – son premier métier, avant de se vouer tout entier à la Politique.

Son corps, transporté dans sa voiture, parvint le lendemain à 12 h 30 au « bois sacré », devant 200 gendarmes et de nombreux paysans accourus malgré les barrages routiers et la fermeture du chemin menant au manoir-ferme du Colombier, où ses ancêtres vivaient au début du XVIIIe siècle. Il fut porté en terre par son chauffeur Brabant, son valet de chambre Albert Boulin, deux fossoyeurs et deux paysans, sur le bord d’un ravin boisé dominant une boucle du Petit Lay (terrain donné à la commune en avril 1922 par Clemenceau et ses cinq frères et sœurs) : cérémonie dans la simplicité des funérailles protestantes traditionnelles.

Un de ses familiers, le commandant de Lattre de Tassigny, futur maréchal de France — dont la pieuse mère disait chaque jour son chapelet depuis 1918 pour la conversion du Père la Victoire — fut avec son épouse au nombre de ses rares amis vendéens à assister à ses obsèques.
La mort ? « Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, qui ont tous été remplacés. » Nombre de mots signés Clemenceau valent proverbes.

Nous allons finir par une dernière gerbe de citations glanées dans divers dictionnaires, encyclopédies, biographies, sites numériques, journaux humoristiques et autres sources. Le classement thématique est approximatif, l’auteur nous pardonnera.

3. Florilège de citations signées Clemenceau.

1/ Le Tigre n’épargne personne, c’est à cela qu’on le reconnaît.

Les femmes

« Il y a des femmes tellement infidèles qu’elles éprouvent de la joie à tromper leurs amants avec leur mari. »;

« Même quand elles nous regardent tendrement dans les yeux, les femmes voient parfaitement les hommes qui passent derrière elles. »

« Si vous pénétrez dans la chambre d’une femme dont le mari est absent, elle vous traitera peut-être de mufle, mais, si vous ne le faites pas, elle vous traitera d’imbécile. »

« Quand on est deux, il y en a toujours un qui pourrit l’autre. »

« Il n’y a pas de vieux messieurs, il n’y a que des femmes maladroites. »

Les militaires

« La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires. »

« La plus petite unité de mesure de poids, c’est le milligramme, la plus petite unité de mesure de volume, c’est le millilitre, la plus petite unité de mesure de l’intelligence, c’est… le militaire ! »

« Il suffit d’ajouter militaire à un mot pour lui faire perdre sa signification. Ainsi si la justice militaire n’est pas la justice, la musique militaire n’est pas la musique. »

« Les dictatures militaires sont comme le supplice du pal : elles commencent bien, mais elles finissent mal. »

« Voilà un homme admirable, courageux, qui a toujours eu des couilles au cul… même quand ce n’étaient pas les siennes. »

À propos du Maréchal Lyautey, homosexuel trouvant quand même grâce à ses yeux.

Ses confrères en politique

« En politique, on succède à des imbéciles et on est remplacé par des incapables. »

« Un traître est un homme politique qui quitte votre parti pour s’inscrire à un autre. Par contre, un converti est un homme politique qui quitte son parti pour s’inscrire au vôtre. »

« On reconnaît un discours de Jaurès au fait que tous les verbes sont au futur. » / « Savez-vous à quoi on reconnaît un article de Jaurès ? Tous les verbes sont au futur. »:

Les fonctionnaires

« Les fonctionnaires sont un peu comme les livres d’une bibliothèque : ce sont les plus haut placés qui servent le moins. »

« Messieurs les employés sont priés de ne pas partir avant d’être arrivés. »

« Les fonctionnaires sont les meilleurs maris : quand ils rentrent le soir à la maison, ils ne sont pas fatigués et ont déjà lu le journal. »

« La France est un pays extrêmement fertile : on y plante des fonctionnaires et il y pousse des impôts. »

Les juges

« L’inconvénient, c’est que les juges n’ont de choix qu’entre deux carrières : l’héroïsme ou la domesticité. Chacun choisit pour son compte, et c’est le bon justiciable qui fait les frais de ce choix. »

Les académiciens

« Donnez-moi quarante trous du cul et je vous fais une Académie française. »

Les polytechniciens

« Les polytechniciens savent tout, mais rien d’autre. »

 

2/ Son autoportrait, sa force de caractère et son pessimisme

« Quand on a du caractère, il est toujours mauvais. »

« Quand on est jeune, c’est pour la vie. »

« Il faut savoir ce que l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire ; quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire. »

« Pour prendre une décision, il faut être un nombre impair de personnes, et trois c’est déjà trop. »

« Ne craignez jamais de vous faire des ennemis ; si vous n’en avez pas, c’est que vous n’avez rien fait. »

« La vraie amitié sait être lucide quand il faut, aveugle quand elle doit. »

« Un homme qui doit être convaincu avant d’agir n’est pas un homme d’action. »

« Ce qui m’intéresse, c’est la vie des hommes qui ont échoué, car c’est le signe qu’ils ont essayé de se surpasser. »

« Il y a beaucoup à dire contre la charité. Le reproche le plus grave qu’on puisse lui faire, c’est de n’être pas pratiquée. »

« L’honneur, c’est comme la virginité, ça ne sert qu’une fois. »

« La France, pays où il est souvent utile de montrer ses vices, et toujours dangereux de montrer ses vertus. »

 

3/ Ses convictions politiques

« Il n’y a pas de repos pour les peuples libres ; le repos, c’est une idée monarchique. »

« Une dictature est un pays dans lequel on n’a pas besoin de passer toute une nuit devant son poste pour apprendre le résultat des élections. »

« Lorsqu’on aura bien mis dans la tête de tout ce monde que la justice est une duperie, et que c’est la force seule qui décide, le nombre s’apercevra que la force est en lui, et la tentation d’en user sera grande. »

« La démocratie, c’est le pouvoir pour les poux de manger les lions. »

« La Justice et la Vérité, même méconnues de tout un peuple, resteront la Justice et la Vérité, c’est-à-dire des choses supérieures aux aberrations d’un jour. »

« Un arrangement médiocre, ou une paix boiteuse, vaut mieux que la guerre. »


Et pour finir autrement que sur des petites phrases si percutantes soient-elles, voici un extrait de discours (prononcé le 30 juillet 1885 à la Chambre des députés) dans le cadre de la politique coloniale de Jules Ferry auquel il s’oppose, sur un thème universel et toujours ultrasensible :

« Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure !
Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! »

Georges CLEMENCEAU (1841-1929)

Conclusion ? Un siècle après Napoléon et un siècle avant de Gaulle, Clemenceau fut lui aussi un génie du Verbe et de l’Action. Faut-il préciser qu’à leur époque, les conseillers en communication n’existaient pas.

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