Femmes historiques (Moyen Âge) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

II. Moyen Âge.

ANNE DE KIEV - ALIÉNORMARIE DE FRANCE - BLANCHE DE CASTILLECHRISTINE DE PISANISABEAU DE BAVIÈREYOLANDE D’ARAGON - JEANNE D’ARCAGNÈS SOREL

1. Anne de Kiev (1024-1075) à redécouvrir en l’an de guerre 2022. Princesse russe devenue reine de France, mariée par amour réciproque avec Henri Ier et mère de Philippe Ier, roi diversement jugé.

« Après avoir parcouru d’interminables sentiers poussiéreux et de longues routes sous le soleil ou dans le froid, ils ouïrent que la merveille qu’ils recherchaient était encore plus loin, à Kiev, dans cette Russie fraîchement christianisée. »

Gonzague SAINT-BRIS (1948-2017), Déshabillons l’histoire de France (2017)

Roi des Francs en 1031, Henri Ier se retrouve veuf à 36 ans de sa première femme Mathilde de Frise. Il charge trois hommes de confiance de lui trouver  la perle rare à travers l’Europe, « un idéal de beauté et de sagesse ». Ils découvrent cette princesse russe aussi pieuse que belle, Anna dont le père, Iaroslav le Sage, règne sur la principauté de Kiev. Parlant cinq langues, il a eu neuf enfants destinés à faire de « beaux mariages ». Il est donc heureux de donner son accord à cette union, même si ce départ doit être sans retour – certains pensent qu’elle revint mourir à Kiev.

« Imaginez cette jeune princesse qui chevauche sous la neige. Elle n’a jamais vu l’homme qui va devenir son seigneur, elle ne connaît pas la langue du pays qui l’attend, mais elle va de l’avant avec abnégation et panache », souligne l’historien. Autre biographe, Régine Desforges (Sous le ciel de Novgorod, 1990) a rendu compte de ce voyage de 12 000 lieues et conté son destin. Parvenue en France, elle apparaît enfin au roi.

« Dès qu’il la voit, il s’enflamme, il ne peut se contenir (…) Ainsi a-t-il atteint son idéal féminin. »

Gonzague SAINT-BRIS (1948-2017), Déshabillons l’histoire de France (2017)

Les noces d’Anne et Henri sont célébrées à Reims le 19 mai 1051, la jeune femme étant sacrée reine le jour même. Elle lui donnera quatre enfants. L’aîné est surnommé Philippe – Anne, descendante de Philippe de Macédoine, introduit à la cour ce prénom porté par six rois, dont Philippe II Auguste (1180-1223) et Philippe IV le Bel (1285-1314), sans oublier le « roi des Français » sous la Monarchie de juillet, Louis-Philippe.

Neuf ans après leur mariage, Henri meurt (empoisonné ?). Anne de Kiev assure la régence du fils aîné (8 ans), avec son oncle le comte de Flandre Baudoin V. Pour échapper à son emprise et aux guerres intestines dominées par les mœurs de la chevalerie où se mêlent amours, jalousies et trahisons, elle se retire avec ses enfants dans la demeure royale de Senlis (Oise) et va fonder l’abbaye Saint-Vincent à la mémoire d’Henri. Une statue du XIXe rend hommage à Anne de Kief. Elle se remarie avec Raoul de Crépy, comte de Valois qui a répudié son épouse légitime. D’où colère des évêques, excommunication du pape et brouille passagère avec son fils devenu roi.

Philippe Ier régnera 48 ans (troisième plus long règne de l’histoire de France après Louis XIV et Louis XV). Contemporain de la conquête de l’Angleterre par Guillaume de Normandie et de la première croisade, indolent et voluptueux, fort séduisant, Philippe Ier défraie la chronique. Son union avec Bertrade de Montfort, déjà mariée, provoque son excommunication - ce qui l’isole de son peuple comme des grands et turbulents vassaux du royaume. Mais c’est un très habile politique. Sous son règne, la ville de Bourges, le comté de Vexin et le Gâtinais sont réunis à la couronne. Il sait profiter de toutes les circonstances pour augmenter sa puissance et ses richesses. Guibert de Nogent (moine et chroniqueur de Picardie) l’accuse d’avoir vendu des bénéfices et l’appelle « hominem in rebus Dei venalissimum. » ( l’homme le plus vénal dans les affaires de Dieu)

À la fin d’un règne tumultueux, il abandonne le pouvoir à son fils Louis VI le Gros, dit aussi le Batailleur.

2. Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), reine de France puis d’Angleterre, femme de pouvoir, d’action et de foi, mécène de légende et mère de dix enfants (dont Richard Cœur de Lion).

« Le roi disait que j’étais diable. »,

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204), selon la formule de l’évêque de Tournai. Le Roi disait que j’étais diable (2014), Clara Dupont-Monod

Ainsi parle son premier mari, Louis VII. Elle a épousé à 15 ans le jeune prince de 16 ans, fasciné par sa beauté (grande blonde aux yeux verts), sa culture (parlant le latin et déjà plusieurs langues), sa liberté d’allure et de comportement (initiation précoce aux amours enfantines). C’est aussi l’ héritière du duché d’Aquitaine et du comté de Poitiers – le sud-ouest de la France actuelle, plus grand que la France de l’époque. On pourrait croire au mariage du siècle, célébré en la cathédrale de Bordeaux le 25 juillet 1137.

Deux semaines plus tard, Louis VI meurt, Louis VII devient roi de France et Aliénor impose les mœurs et coutumes de la cour de Poitiers. Elle fait venir troubadours et trouvères, introduit de nouvelles habitudes alimentaires (les confitures) et vestimentaires (couleurs vives et décolletés échancrés). Elle préside les tournois avec des chevaliers venus d’Aquitaine et du Poitou. On lui prête une brève passion avec l’un d’eux, le connétable Saldebreuil, et Louis  devient réellement jaloux.

Ayant convaincu ses vassaux d’Aquitaine de participer à l’expédition, elle accompagne à la deuxième croisade (1147-1149). Beaucoup de nobles les imitent, se faisant accompagner de leur dame et leurs chambrières : au final, l’armée qui débarque en Orient compte plus de femmes que d’hommes ! Aliénor séjourne à la cour de l’empereur byzantin, émerveillée par les fastes de la vie orientale. Elle couche avec son oncle et ancien tuteur, Raimond de Poitiers, devenu prince d’Antioche. Du coup, Louis VII change son plan de croisade et lance une campagne vers Jérusalem. Elle refuse de le suivre, il l’emmène de force. L’expédition est un échec cuisant.

« J’estime la foi et déteste la religion. La première grandit l’homme, la seconde l’affole. »

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204), citée par Clara Dupont-Monod, Le Roi disait que j’étais diable

Au retour de la tragique croisade, ils prennent deux navires séparés. Aliénor est capturée par des navigateurs grecs, sauvée par des Normands et se retrouve en Sicile avec Louis VII : un couple royal au bord de la rupture.

Le pape Eugène III tente de les réconcilier, organisant une seconde cérémonie de mariage suivie d’une nuit de noces. Mais le simulacre de réconciliation fait long feu. Aliénor est ouvertement courtisée par Henri Plantagenêt, duc de Normandie et époux de Mathilde, héritière du trône d’Angleterre. Les conseils de l’abbé Suger qui entrevoit les conséquences désastreuses d’un renvoi d’Aliénor ne suffisent plus à convaincre le roi. Louis VII, toujours épris, semble résolu à une séparation, quelles qu’en soient les conséquences politiques.

Mais c’est Aliénor qui invoque le prétexte de la consanguinité. Pour la première fois, une reine demande elle-même – et obtient – l’annulation de son mariage. En fait, elle est amoureuse d’Henri, mélange de culture et de force virile. L’annonce du divorce d’Aliénor retentit dans toute la chrétienté. D’autant qu’en 1151, Henri devient roi d’Angleterre. Oui, Aliénor a diablement bien joué ! Elle va continuer, défiant les mœurs de ce « mâle Moyen Âge » (Georges Duby).

« Moi, Aliénor, par la grâce de Dieu, après avoir été séparée pour cause de parenté de mon seigneur, Louis le très illustre roi de France, et avoir été unie par le mariage avec mon très noble seigneur, Henri, comte d’Anjou… »

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204), cité par Philippe Delorme, Aliénor d’Aquitaine – Histoire des reines de France (2013)

Aliénor épouse Henri Plantagenêt en 1152. Cérémonie discrète dans la salle des comtes de Poitiers. Après avoir donné deux filles à Louis VII, elle donnera huit enfants (dont cinq fils) à Henri. Tout semble aller pour le mieux, si ce n’est que la nouvelle reine s’intéresse plus à ses propres terres qu’à l’Angleterre de son mari où elle ne fait que de courts séjours, contrainte et forcée. Elle veut avant tout reprendre en main son duché d’Aquitaine, perturbé par l’indiscipline des barons. Fine politique, elle accorde des franchises et des chartes aux villes pour se concilier la bourgeoisie. Elle ordonne la construction de nombreux édifices. Poitiers devient le centre de la vie courtoise et de la poésie. Artistes, poètes et musiciens y convergent de tout le royaume.

« Chantez-moi ce qui n’existe pas ! »

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204), citée dans La Révolte (2018), Clara Dupont-Monod

Son fils Richard Cœur de Lion parle ainsi de cette mère mécène, petite-fille de Guillaume IV le Troubadour (ancêtre du genre) et bientôt baptisée elle-même « la reine des troubadours » à l’origine de l’amour courtois. « Combien de fois l’ai-je entendue, lors des veillées, inviter les troubadours, leur disant : Chantez-moi ce qui n’existe pas. Car seule la littérature peut inverser le sort, le temps d’un poème. » Belle définition du pouvoir de la Culture !

Mais la reine est surtout une femme de tête qui va donner autant de coups qu’elle en recevra, jusqu’à la fin de sa longue vie.

« N’aime jamais. Admire, dévore, enchante, mas n’aime jamais, ou tu seras dépouillé ! »

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204) à son fils préféré, Richard Cœur de Lion. La Révolte ( 2018), Clara Dupont-Monod

Soucieuse de sa descendance, elle a fait de Richard son héritier, le faisant proclamer duc d’Aquitaine avec l’accord du roi Henri d’Angleterre. Le futur Cœur de Lion n’a alors que 12 ans.

Pour une question de succession, elle se dressera contre son mari en soutenant ses fils, Henri et Richard, puis Jean, trois futurs rois. Vêtue en homme, elle tente de se réfugier auprès du roi de France (son ancien époux), mais Aliénor est capturée et Henri II la fait enfermer au château de Chinon en 1173. Elle dira plus tard à Richard : « Tue ou laisse la vie. Mais ne blesse pas. Un homme blessé devient un animal dangereux. »

Le scandale politique provoqué par la rébellion de la reine contre l’autorité de son mari n’explique pas tout. Depuis longtemps, Henri II s’est détourné de sa reine, femme âgée de plus de 50 ans, fatiguée par ses dix grossesses et ce qui s’ensuit. Lui a des maîtresses, la notoriété croissante de la duchesse d’Aquitaine et son indépendance dans la gestion des affaires lui font de l’ombre, la fronde de ses fils l’exaspère. Aliénor va rester seize ans prisonnière, libérée en 1189 à la mort d’Henri, son fils devenant Richard Ier d’Angleterre.

« Relève ce qui est détruit, conserve ce qui est debout. »

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204) à son fils préféré, Richard Cœur de Lion. La Révolte (2018), Clara Dupont-Monod

À près de 70 ans, cette femme hors norme garde toute son énergie et sa passion politique. Durant la troisième croisade (1190) destinée à reprendre Jérusalem aux Sarrasins, elle assure la régence. Elle travaille à affermir le pouvoir de Richard, contesté par son frère Jean sans Terre allié pour l’occasion à Philippe Auguste, roi de France depuis 1179, cherchant à étendre le domaine royal aux dépens des possessions de la Couronne d’Angleterre. Au retour de Terre sainte, il veut s’emparer de la Normandie. Aliénor en personne défend la cité de Gisors ! Quand Richard est prisonnier à Vienne, elle écrit une lettre indignée au pape pour qu’il agisse en sa faveur. En 1194, elle part chercher son très cher fils avec une énorme rançon, organisant son second couronnement à leur retour triomphal en Angleterre. Elle se retire ensuite à Fontevraud (ou Fontevrault, Maine-et-Loire), monastère déjà honoré et financé par la reine, mais elle veille toujours aux affaires politiques.

En 1199, Richard Cœur de Lion est assassiné. L’avènement de Jean sans Terre au trône d’Angleterre pose problème et Aliénor jette toutes ses forces dans le combat pour la succession. Elle dirige personnellement les opérations, conduisant à coups de chevauchées la résistance contre les nobles frondeurs encouragés par Philippe Auguste. Après un voyage en Castille, elle marie sa petite-fille Blanche avec l’héritier du trône de France (futur Louis VIII, père de saint Louis). Aliénor meurt le 31 mars 1204 à Fontevraud et l’Aquitaine sera intégrée au royaume de France par Philippe Auguste.

« Elle reposera à Fontevraud, dans ce calme qui lui ressemble si peu. À mes côtés. On la sculptera couchée, les pieds vers l’Orient. Cette statue se tiendra là, sous des voûtes irradiées de lumière… Entre ses mains, on sculptera un livre ouvert, de pages blanches. »

RICHARD Ier dit Richard cœur de Lion (1157-1199)  La Révolte (2018), Biographie d’Aliénor d’Aquitaine, Clara Dupont-Monod

Telle était la volonté de la mère et du fils à jamais marqué par son exemple : « Dans les yeux de ma mère, je vois des choses qui me terrassent. Je vois d’immenses conquêtes, des maisons vides et des armures. Elle porte en elle une colère qui me condamne et m’oblige à être meilleur. »
Aliénor d’Aquitaine, deux fois reines (de France et d’Angleterre) et mère de trois rois aura marqué l’Histoire de son temps comme peu de femmes. Reste la légende noire et le mythe flatteur.

Du vivant de la reine, rumeurs et ragots visent cette femme trop libre pour être honnête reine. Elle aurait livré son corps à aux Sarrasins durant la croisade, on lui prête une aventure avec Saladin (un enfant à l’époque !) et d’autres plus vraisemblables avec Raymond de Poitiers (son oncle) et le connétable Saldebreuil (chevalier invité au tournoi). Peu après sa mort, elle inspire les conteurs, ménestrels et poètes. Les historiens, presque tous gens d’Église, en font l’archétype de la femme scandaleuse et manipulatrice, sensuelle et adultère, preuve de la méchante nature féminine. Aliénor a bafoué l’ordre établi par deux fois : demandant et obtenant le divorce d’avec le roi de France préalablement ridiculisé, puis s’émancipant de la tutelle d’un second mari, le roi Henri d’Angleterre et prenant parti contre lui aux côtés de ses fils parfois incompétents et félons. Sans compter ses aventures amoureuses qui ne relèvent pas toutes de la légende noire.

Le mythe date de la période romantique, quand la légende d’Aliénor revient à la mode. Mais la caricature de la femme sensuelle et adultère laisse place à un portrait plus nuancé. Aliénor la scandaleuse reste la femme libre et séductrice, mais avant tout la reine cultivée, imposant la richesse de la culture occitane à la brutalité des mœurs de la cour capétienne. Aliénor la « reine des troubadours » est vue comme l’inspiratrice de l’amour courtois, voire le modèle des romans chevaleresques de la geste arthurienne. Sa beauté et son charme inspirent les écrivains et les historiens, à l’image de son gisant représenté un livre ouvert entre les mains à Fontevraud, aux côtés de son fils Richard préféré, Cœur de Lion. On reconnaît en même temps la souveraine influente et opiniâtre et la femme libre, disposant de son cœur et de son corps.

3. Marie de France (1160-1210), première poétesse savante et populaire de l’amour courtois.

« Au terme de cet écrit,
Qu’en roman j’ai tourné et dit,
Je donnerai mon nom pour la postérité :
J’ai pour nom Marie et je suis de France. »;

Marie de FRANCE (milieu du XIIe s.-début du XIIIe s.), Fables (épilogue)

À cette époque, « de France » peut désigner le domaine des Capétiens - l’Île-de-France et l’Orléanais - ou la totalité du Royaume. Dans cette hypothèse, Marie aurait vécu plus ou moins longtemps à la cour d’Aliénor d’Aquitaine où le mécénat est particulièrement à l’honneur.

Est-elle issue d’une famille noble d’Île de France et reçue en tant qu’artiste à la cour du roi Henri II Plantagenêt, ou enfant naturelle se nommant elle-même ainsi en toute simplicité ?

Seule certitude, par son talent d’écrivain et ses connaissances littéraires, Marie de France se distingue parmi tous les poètes anglo-normands de cette « Renaissance du XIIe siècle ». Elle a lu, étudié et parfois traduit les auteurs de l’Antiquité enseignés à l’époque, Ovide et Phèdre, peut-être Horace, Cicéron, Pline, Virgile. Elle connaît les écrivains de la génération précédente, Wace, Thomas de Bretagne et naturellement Chrétien de Troyes le plus célèbre. Sa culture va de pair avec l’audace et l’originalité de ses propos sur l’amour – d’où le qualificatif de « proto-féministe ».

« Mais si l’on veut les séparer,
Le coudrier meurt promptement,
Le chèvrefeuille mêmement.
Belle amie, ainsi est de nous
Ni vous sans moi ni moi sans vous. »

Marie de FRANCE (milieu du XIIe s.-début du XIIIe s.), Le Lai du Chèvrefeuille

La poétesse dit avoir écrit et « assemblé » ses premiers textes à partir de « lais bretons » - légendes chantées sur la harpe ou la vièle par des bardes. Vestige d’une tradition orale, le genre abolit la frontière entre histoire et légende, merveilleux et réalité. Les personnages historiques y sont fils de fées - comme dans l’Antiquité ! L’amour reste son thème principal, totalement revu à l’aune de sa personnalité. En cela, elle fait preuve d’invention – comme au XVIIe siècle La Fontaine s’inspirant librement des Fables d’Ésope… et sans doute de Marie trop rarement citée. Mais elle est très appréciée de ses contemporains.

« C’est qu’elle est très admirée
Et que ses rimes plaisent à tous.
Ils sont en effet nombreux à l’aimer et tenir en grande estime,
Comtes, barons, et chevaliers,
Et une fois qu’ils ont pris beaucoup de plaisir à ses écrits,
Ils les font choisir dès que l’occasion s’en présente,
Si bien qu’ils sont souvent récités. »

Denis de PIRAME (jongleur contemporain)

Même s’il critique la mode de cette littérature « de loisir », ce concurrent professionnel est beau joueur. Dans ses lais, Marie déploie à l’envi ses intrigues et sa morale inspirée de l’« amour courtois » – courtoisie, loyauté, fidélité, autant de valeurs qui marquent l’aristocratie et confèrent un certain pouvoir aux femmes. Le plus souvent, il s’agit d’amour contrarié par la société.

Neuf des douze contes relatent des amours adultères. Le plus court, le plus beau de ces textes, le Chevrefoil (Chèvrefeuille), reprend l’histoire de Tristan et Iseut. Lanval mentionne le roi Arthur et ses Chevaliers de la Table ronde. Marie veut pérenniser les contes qui l’ont charmée et les rendre accessibles à un nouveau public. Elle reprend et renouvelle à sa manière les lieux communs de la poésie courtoise : la « mal mariée », les valeurs chevaleresques ou l’arrivée du printemps.

Chose rare en ce « mâle Moyen Âge » (Georges Duby), ses personnages féminins vivent comme les hommes des aventures aux termes desquelles ils quittent leur vie antérieure, fût-ce au prix de la mort. Ses héroïnes contestent la position de l’Église sur les femmes en tant que sexe faible, subordonné à l’autorité masculine : elles dominent les hommes et suivent leur but personnel, résistantes au patriarcat et quoiqu’il leur en coûte. Impossible de ne pas faire le rapprochement avec la reine rebelle, Aliénor d’Aquitaine !

Une discrète émotion se dégage de ces récits privilégiant la compassion pour ses personnages. Mais à l’inverse des autres poètes de cour s’exprimant par de longs monologues, le style de Marie frappe par une remarquable économie de moyens : sobriété dans la composition du récit, art évident de la mise en scène, efficacité d’une langue simple et limpide. Bref, un talent qui confine à la grâce féminine et parfois au génie.

Le mouvement romantique et l’engouement pour l’ancien français feront redécouvrir au XIXe siècle ses contes tirés de lais bretons et devenus des classiques.

4. Blanche de Castille (1188-1252) la « Dame Louve », forte femme, régente de choc et mère abusive de Louis IX, le futur Saint Louis.

« J’ai de beaux enfants, par la Sainte Mère de Dieu ! Je les mettrai en gage, car je trouverai bien quelqu’un qui me prêtera dessus. »202

BLANCHE DE CASTILLE (1188-1252), au roi Philippe II Auguste, janvier 1217. Chroniques du ménestrel de Reims (contemporain anonyme et souvent cité, éditions posthumes à partir du XIXe siècle)

Digne petite-fille d’Aliénor d’Aquitaine, belle-fille du roi de France et femme du Dauphin (futur Louis VIII), elle s’irrite de ce qu’on lui refuse argent ou hommes pour aider le prince Louis à prendre la couronne d’Angleterre. Il peut y prétendre (par sa femme, petite-fille d’Henri II Plantagenêt) et les grands barons anglais la lui offrent, révoltés contre Jean sans Terre, roi déplorable et malade caractériel.

La situation se complique après la mort de ce roi. Louis, héritier du trône de France, risque de périr en terre étrangère dans cette aventure mal engagée. Il est battu le 20 mai 1217 par les troupes royales commandées par le régent d’Angleterre Guillaume le Maréchal (70 ans), réputé « le meilleur chevalier du monde ». Le roi de France craint des complications diplomatiques avec l’Angleterre, s’il intervient ! Mais le chantage aux héritiers du trône va porter ses fruits. Blanche a vraiment hérité d’Aliénor : force de caractère et sens de la famille.

« Gardez vos enfants et puisez à votre gré dans mon trésor. »203

PHILIPPE II Auguste (1165-1223), cédant à sa belle-fille, Blanche de Castille. Chroniques du ménestrel de Reims (contemporain anonyme et souvent cité, éditions posthumes à partir du XIXe siècle)

Heureux et pacifique épilogue. Par le traité de Kingston, 1er septembre 1217, le futur Louis VIII renonce au trône d’Angleterre et se retire du piège anglais, contre une forte indemnité – 10 000 marcs. La couronne anglaise est aussitôt reprise par Henri III. Blanche de Castille s’affirme désormais en femme de caractère, mais son attachement au futur Saint Louis passera les bornes de l’amour maternel.

« Bien est France abâtardie !
Quand femme l’a en baillie. »209

Hugues de la FERTÉ (première moitié du XIIIe siècle), pamphlet. Étude sur la vie et le règne de Louis VIII (1894), Charles Petit-Dutaillis

« … Rois, ne vous confiez mie / À la gent de femmenie / Mais faites plutôt appeler / Ceux qui savent armes porter. »

Hugues de la Ferté et Hugues de Lusignan sont auteurs de couplets cinglants contre Blanche de Castille. Devenue régente à la mort de Louis VIII (1226), elle remplit une fonction qui n’est définie dans aucun texte et doit faire preuve de pragmatisme. Détestée des grands vassaux qui défendent leurs intérêts contre la couronne de France, cette femme défiant le « mâle Moyen Âge » est assez forte pour les mater. Pressentant leur fronde, elle a fait sacrer à Reims son fils Louis (11 ans), sans attendre que tous les grands barons soient réunis. On imagine leur fureur.

« Blanche de Castille n’avait ni parents ni amis dans le royaume. »

Jean de JOINVILLE (vers 1224-1317), Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis

Selon les chroniqueurs de l’époque, Blanche accomplit ses fonctions avec fermeté, supportant toutes les injures, les calomnies, les attaques inouïes contre sa vie privée et sa conduite du gouvernement.

En 1234, les deux Hugues, soutenus par le roi d’Angleterre, participent avec Raymond VII de Toulouse à une révolte féodale – il y en aura d’autres jusqu’à la fin du Moyen Âge et du règne de Louis XI. Mais la régente fait quand même face à une situation particulièrement critique. L’aventure se terminera par la soumission des vassaux et la trêve signée avec le roi d’Angleterre. La France sort plus grande et plus forte, après les dix ans de régence de cette femme qui a toutes les qualités (et les défauts) des grands hommes politiques.

« J’aime qu’on m’aime comme j’aime quand j’aime. »

BLANCHE DE CASTILLE (1188-1252), Blanche de Castille (1939), biographie de Marcel Brion

Elle a marqué de son empreinte l’histoire tumultueuse du Moyen Âge. Mariée à onze ans par la volonté royale de sa grand-mère Aliénor d’Aquitaine, Blanche fait d’abord figure de simple monnaie d’échange destinée à sceller la paix entre la France et l’Angleterre. Mais à la mort de son mari Louis VIII, elle se retrouve au pouvoir. Le peuple se méfie de cette étrangère et à la faveur de la minorité du roi, les grands seigneurs complotent et multiplient les révoltes contre l’autorité royale. « La Dame Louve » (selon le mot de Marcel Brion) devra affronter de nombreuses difficultés pour maintenir le futur Saint Louis sur le trône de France. Mais l’attachement à ce fils est sans faille et sans mesure…

« Elle ne pouvait souffrir que son fils fût en la compagnie de sa femme, sinon le soir quand il allait coucher avec elle. »210

Jean de JOINVILLE (vers 1224-1317), Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis

Précieux et fidèle chroniqueur du règne de Louis IX, il donne maints exemples de cette fameuse jalousie d’une mère par ailleurs admirable. Blanche de Castille supporte mal Marguerite de Provence, cette épouse qu’elle a pourtant choisie pour son fils adoré et à juste titre : le mariage apporta la Provence à la France en 1234.

« Hélas ! Vous ne me laisserez donc voir mon seigneur ni morte ni vive ! »211

MARGUERITE de PROVENCE (1221-1295), à Blanche de Castille, 1240. Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis (posthume), Jean de Joinville

Cri du cœur de la reine, quand sa belle-mère veut arracher Louis de son chevet. Elle venait d’accoucher et « était en grand péril de mort ». La reine donnera douze enfants au roi, dont sept vivront. Statistique conforme à la moyenne.. La mortalité infantile était si grande qu’elle poussait les parents à avoir beaucoup d’enfants – aussi bien à la cour et à la ville que dans les campagnes.

La régence de Blanche de Castille s’est achevée à la majorité du jeune roi modeste et encore peu sûr de lui, qui la laisse gouverner pendant huit ans. Elle reste ensuite sa conseillère, parmi d’autres sages conseillers. Elle redevient régente quand son fil part à la croisade en 1248. Marguerite accompagnera son seigneur, sûre de pouvoir ainsi le voir et l’avoir bien à elle – une raison très plausible, avancée par certains historiens.

« La femme que vous haïssiez le plus est morte et vous en menez un tel deuil !
— Ce n’est pas sur elle que je pleure, sénéchal, mais sur le roi, mon époux, pour le chagrin que lui cause la mort de sa mère. »215

MARGUERITE de PROVENCE (1221-1295), répondant à Joinville (vers 1224-1317), sénéchal de Champagne. Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis (posthume), Jean de Joinville

Malade et retirée à Melun, Blanche de Castille est morte le 27 novembre 1252, à 64 ans. La reine est délivrée de la monstrueuse jalousie de sa belle-mère, mais Louis IX fut profondément bouleversé quand il apprit la nouvelle en Terre sainte et sa femme en est témoin. Il fera un transfert sur elle, l’appelant volontiers à ses conseils et la présentant aux seigneurs de son entourage : « Elle est ma dame et ma compagne, et elle mérite trop mieux mon estime et ma confiance ».

5. Christine de Pisan (1364-1430), première femme de lettres vivant de sa plume, entre poétesse sentimentale et philosophe féministe.

« L’existence de la plupart des femmes est plus dure que celles d’esclaves entre les Sarrasins. »269

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364-vers 1430)

Citation souvent répétée, mais jamais sourcée, traduction libre du texte original : « Elles usent leur lasse vie ou lien de mariage par dureté de leurs maris, en plus grande pénitence que si elles fussent esclaves entre les Sarrasins. » Les Idées féministes de Christine de Pisan (1973), Rose Rigaud, thèse soutenue à Genève, texte repris dans Visages de la littérature féminine (1987), Évelyne Wilwerth.

En cette sombre période de la Guerre de Cent Ans (1337-1453), le culte de l’amour courtois est en déclin – il avait permis aux femmes de la noblesse de s’élever au-dessus de la condition imposée par la loi, durant deux siècles. La situation est encore plus grave pour les femmes du peuple. Christine de Pisan reste une privilégiée, parvenant à vivre de la littérature, entre inspiration poétique aimablement sentimentale et théorie philosophique originale, voire féministe.

« Je ne sais comment je dure,
Car mon dolent cœur fond d’ire (colère)
Et plaindre n’ose, ni dire
Ma douloureuse aventure,
Ma dolente vie obscure.
Rien fors (excepté) la mort ne désire »

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364-vers1430). Je ne sais comment je dure… Rondeaux (1390-1400)

Née à Venise, elle vient en France à trois ans, élevée à la cour du roi Charles V le Sage où son père adoré, Thomas de Pizan, a charge d’astrologue officiel et conseiller du roi. Elle vit le bonheur familial, le plaisir d’études poussées, la fréquentation d’un roi qu’elle admire, plus intellectuel que guerrier. À 15 ans, mariée à un gentilhomme picard savant et vertueux, Étienne de Castel, notaire royal de 24 ans, elle est comblée par sa vie de femme et de mère.

1380, début de grands malheurs avec la mort de Charles V qui veillait financièrement sur sa famille. Ce décès fragilise le Royaume : la cour se déchire autour du nouveau souverain Charles VI, âgé de 12 ans et bientôt fou, ce dont l’ennemi anglais saura profiter. Le père de Christine meurt à son tour et ses frères retournent en Italie. Deux ans plus tard, elle perd son mari. Accablée sous les deuils, veuve à 25 ans avec trois enfants à sa charge, plus sa mère, sa tante analphabète et une nièce malade, sans héritage et poursuivie pour les dettes de son mari, elle doit se défendre elle-même en cour de justice. Ses aventures judiciaires dureront quatorze ans.

Pour tromper son chagrin, elle écrit d’abord par vocation. Sa veine poétique touche par sa vérité toute simple : « Je ne sais comment je dure. / Et me faut, par couverture,  / Chanter que mon cœur soupire ; / Et faire semblant de rire. Mais Dieu sait ce que j’endure ; / Je ne sais comment je dure. »

« Seulette suis et seulette veux être.
Seulette m’a mon doux ami laissée,
Seulette suis, dolente et affligée,
Seulette suis en langueur malheureuse,
Seulette suis plus que nulle perdue,
Seulette suis sans ami demeurée. »

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364- vers1430). Seulette suis… Livre des Cent Ballades d’amant et de dame (1406)

Dans son état, une femme de sa condition a le choix : se remarier ou entrer au couvent. Elle refuse. Au Moyen Âge, une telle veuve est mal vue, soupçonnée d’avarice et de luxure. Qu’importe, elle décide d’affronter son destin !

Après une dépression de quelques mois, elle se bat « comme un homme » pour réorganiser ses finances personnelles, avec un sens de la gestion étonnant. Le bénéfice de ses livres compte aussi dans le maintien de son niveau de vie. Ayant le goût de la poésie savante à la mode, elle compose le Livre des cent ballades, série de pièces lyriques compilées qui évoquent son défunt mari, son isolement personnel, sa condition de femme au milieu de la cour hostile. Talent, travail et relations lui procurent des commandes et la protection de puissants – dont la reine Isabeau de Bavière.
Plus remarquable, elle complète l’éducation première reçue de son père et son mari. Elle apprend son métier en véritable intellectuelle, acquiert la culture et le bagage livresque utiles à tout auteur sérieux. Elle se convertit aux sciences et se passionne pour l’Histoire, discipline peu prisée dans les formations universitaires, acquérant ainsi un trésor d’anecdotes exemplaires propres à nourrir ses œuvres. Humaniste et moraliste, elle écrit même des traités politiques et pacifistes.

Elle se distingue surtout par sa veine philosophique particulièrement originale, au point de s’exprimer en homme, de devenir homme par « mutation de fortune ». On parlerait aujourd’hui de transsexualité affirmée. Rien ne vaut la citation du texte original pour préciser le propos et éviter tout contresens.

« Vous diray qui je suis, qui parle,
Qui de femelle devins masle (mâle)
Par Fortune, qu’ainsy le voult (veut) ;
Si me mua et corps et voult
En homme naturel parfait ;
Et jadis fus femme, de fait
Homme suis, je ne mens pas. »

Christine de PISAN (vers 1364-vers 1430), Le Livre de la Mutacion de Fortune (1400-1403)

La poétesse se remémore les circonstances tragiques de la disparition de son époux, évoqué sur le mode allégorique : l’épidémie dont il fut victime est assimilée à une tempête maritime qui emporte le conducteur de sa nef. La souffrance de la narratrice est si profonde que Fortune elle-même s’apitoie sur son sort et opère sa métamorphose physique : « Homme suis, je ne mens pas ». Ainsi renaît-elle dans un corps d’homme. Au réveil, la malheureuse se sent « transmuée » ; ses membres sont plus forts, sa voix est devenue plus grave, elle peut enfin se faire entendre. La transformation corporelle s’accompagne d’une nouvelle force de caractère. Ainsi la narratrice peut-elle prendre le contrôle de la nef et la réparer.

« Tout homme qui prend plaisir à dire du mal des femmes a l’âme abjecte, car il agit contre Raison et contre Nature : contre Raison parce qu’il est ingrat et méconnaît les bienfaits que les femmes lui apportent, bienfaits qui sont si grands et nombreux qu’on ne saurait les rendre et dont on éprouve sans cesse le besoin ; contre Nature, puisqu’il n’est bête ni oiseau qui ne recherche naturellement sa moitié, c’est-à-dire la femelle ; c’est donc chose bien dénaturée si un homme doué de raison fait le contraire. »

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364-vers1430), La Cité des Dames (1405)

Sa philosophie évolue encore. Devenue homme par nécessité à une époque particulièrement difficile de sa vie, Christine opère une synthèse personnelle, se découvre une nouvelle féminité et la propose aux autres femmes qu’elle défend en tant que telles, contre les préjugés que nous dirions aujourd’hui « sexistes » et avec une « sororité » évidente.

Sa Cite des Dames présente un Panthéon féminin de140 personnages historiques et mythiques, modèles de force, courage, savoir, idéalisme ou sainteté, capables de jouer tous les rôles et de remplir toutes les fonctions réservées  aux hommes. Citons Hélène de Troie, Pénélope, Sappho, la Vierge Marie, sainte Geneviève, Clotilde, Blanche de Castille, Isabeau de Bavière, Jeanne d’Arc son dernier coup de cœur : autant de femmes traitées dans cet édito… Il y a aussi Junon, Médée, Circé, Minerve, Cassandre, Iseult (simplement citées) et d’autres noms plus ou moins connus.

Refusant la dichotomie hommes-femmes et parlant au nom de la Raison, elle affirme que seule importe la perfection des mœurs et la vertu. Bien que Nature distribue de façon inégale des caractéristiques comme la beauté, l’entendement et la force corporelle, elle sait les compenser pour garder toujours la mesure : Aristote, le grand philosophe, n’était-il pas laid ? Les femmes ne sont-elles pas généralement plus faibles physiquement, mais aussi plus vertueuses ?

« Si la coutume était de mettre les petites filles à l’école, et que communément on leur fit apprendre les sciences comme on fait aux fils, elles apprendraient aussi parfaitement et entendraient les subtilités de tous les arts et sciences comme ils font. »

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364-vers1430), La Cité des Dames (1405)

Sur ce point précis de l’éducation, elle est véritablement féministe au sens actuel et littéralement révolutionnaire au Moyen Âge. La Renaissance lui rendra hommage, bien au-delà des frontières de la France. L’Histoire la traitera ensuite très diversement. Citons le pire et le meilleur.

« Bonne fille, bonne épouse, bonne mère, au reste un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait eu dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs. »

Gustave LANSON (1857-1934), Histoire de la littérature française, 1894

« Historien de la littérature et critique littéraire français qui encouragea une approche objective et historique des œuvres » (définition de Wikipédia), dûment diplômé, primé, pédagogue, c’est incontestablement un homme qui fait autorité dans un siècle indiscutablement misogyne et sexiste. Étant critique de profession, il a aussi droit à l’erreur…

« Pour la première fois, on voit une femme prendre la plume pour défendre son sexe. »

Simone de BEAUVOIR (1908-1986), Le Deuxième sexe (1949)

Cet avis tout aussi formel de la féministe française la plus réputée par sa vie et son œuvre eut le mérite de faire découvrir Christine de Pisan aux USA, sacrée icône féministe symbolisant la parité entre les genres.

Pour finir et pour le plaisir, citons une dernière « ballade du veuvage » de la jeune veuve entrée en Littérature… qui a toujours sa place sur le Net : modernité, simplicité, sincérité du propos qui nous touche encore, plus de cinq siècles après.

« La fille qui n’a point d’ami,
Comment vit-elle ?
Elle ne dort jour ni demi
Mais toujours veille.
Ce fait amour qui la réveille
Et qui la garde de dormir. »

Christine de PISAN (ou PIZAN) (vers 1364-vers1430), La Fille qui n’a point d’ami, Ballades du veuvage, Poésies (1402)

« À qui dira-t-elle sa pensée,  / La fille qui n’a point d’ami ? / J’ai le vouloir très humain,  / Et tel courage / Que plutôt anuit que demain / En mon jeune âge / J’aimerais mieux mourir de rage / Que de vivre en un tel ennui. / À qui dira-t-elle sa pensée, / La fille qui n’a point d’ami ? »

6. Isabeau de Bavière (1371-1435), « la grande gaupe » victime à tort ou à raison d’une mauvaise réputation.

« Quelque guerre qu’il y eût, tempêtes et tribulations, les dames et demoiselles menaient grands et excessifs ébats. »325

Jean JUVÉNAL (ou Jouvenel) des URSINS (1350-1431), Chronique de Charles VI

Au pire moment de la Guerre de Cent Ans, la cour est un lieu de scandale et la reine régente montre le mauvais exemple. Isabeau de Bavière se comporte moins en reine de France qu’en courtisane grecque ou en impératrice romaine. Pour ses débauches, le peuple la surnomme « la grande gaupe » (femme de mauvaise vie ou prostituée), toute la tendresse allant à la maîtresse du roi fou, Odinette de Champdivers. Sur le plan politique, la situation est catastrophique.

« Le royaume de France est une nef qui menace de sombrer. »324

Jean de COURTECUISSE (1350-1422), prêche à Notre-Dame, 22 janvier 1416. Le Redressement de la France au XVe siècle (1941), René Bouvier

Évêque de Paris et chancelier de l’Université, surnommé Docteur Sublime pour son art oratoire, il résume le drame du pays. La guerre de Cent Ans ayant repris, la chevalerie française est anéantie à la bataille d’Azincourt (1415). Le royaume est frappé « au chef », ayant à sa tête Charles VI le Fou (dit aussi le Bien-Aimé, le peuple ayant pitié de lui) et la reine détestée, ambitieuse et débauchée, Isabeau de Bavière.

Le roi d’Angleterre qui vise la couronne de France occupe un quart du territoire et anglicise des villes conquises : habitants tués ou expulsés, remplacés par des Anglais, premier exemple de transfert de population ! La guerre civile continue de plus belle. 29 mai 1418, les Bourguignons reprennent Paris : massacre de 522 Armagnacs dans la nuit. 12 juin, le connétable Bernard d’Armagnac, vrai maître du gouvernement, est massacré. Le dauphin Charles (futur Charles VII avec l’aide Dieu et de Jeanne d’Arc) devient le chef des Armagnacs et se proclame régent, résidant le plus souvent à Bourges. Plusieurs régions se rallient à lui. Une épidémie de choléra décime la capitale toujours tenue par les Bourguignons qui gardent prisonnier le roi Charles VI le Fou. Tandis que la reine est passée au camp des Bourguignons, désavouant son fils Charles VII. Il y a deux gouvernements en France occupée.

« Dès le temps où notre fils sera venu à la couronne de France, les deux couronnes de France et d’Angleterre demeurent à toujours ensemble et réunies sur la même personne […] qui sera roi et seigneur souverain de l’un et de l’autre royaume ; mais gardant toutes les lois de chacun, et ne soumettant en aucune manière un des royaumes à l’autre, ni aux lois, droits, coutumes et usages de l’autre. »328

Isabeau DE BAVIÈRE (1370-1435), Traité de Troyes entre la France et l’Angleterre, 21 mai 1420. Histoire des Ducs de Bourgogne, de la Maison Valois 1364-1477 (1837), M. de Barante

La reine de France et Philippe le Bon, duc de Bourgogne ont fait signer cet ahurissant traité au pauvre roi fou, Charles VI, et les états généraux du royaume vont ratifier.

« Notre fils » en question est Henri V roi d’Angleterre et non pas le dauphin Charles (futur Charles VII) qualifié par sa propre mère de « soi-disant dauphin », autrement dit désavoué. Henri V de Lancastre consent à laisser la couronne de France à Charles VI, mais en attendant de lui succéder, il a « la faculté et exercice de gouverner et ordonner la chose publique ». En fait, ce traité livre la France aux Anglais. Henri V d’Angleterre conforte encore son héritage le 2 juin, épousant la fille de Charles VI, Catherine de France.

« Isabeau fut élevée par les furies pour provoquer la ruine de l’État et le vendre à ses ennemis ; Isabeau de Bavière apparut, et son mariage, célébré à Amiens le 17 juillet 1385, sera considéré comme le moment le plus horrible de notre histoire  (…) La légende noire d’Isabeau atteint sa pleine expression dans une attaque violente contre la royauté française en général et les reines en particulier. »

Tracy ADAMS, féministe anglaise et historienne contemporaine, spécialiste du Moyen Âge, La Vie et l’au-delà d’Isabeau de Bavière (2010)

Elle tente de réhabiliter la mémoire de cette reine accusée de tous les péchés au plan privé autant que politique – les deux interférant souvent dans le cas d’un personnage public, surtout s’il s’agit d’une femme !

Rappelons qu’une autre féministe fit son éloge en son temps, Christine de Pisan dans La Cité des dames (1405). Elle soutient le droit d’Isabeau à « régner en tant que régente en cette période de crise » et loue sa grande piété, attestée par le fait qu’elle lègue dans son testament de nombreux biens et effets personnels à la cathédrale Notre-Dame de Paris et à la basilique Saint-Denis. Certes, Christine bénéficia de son mécénat royal – fait culturel souvent oublié, qui doit être porté au crédit d’Isabeau.

Dans le camp opposé, les témoins à charge, contemporains ou historiens, sont innombrables, dont le marquis de Sade dans son Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France (1813). Il décrit l’amour passionné d’Isabeau avec le duc d’Orléans : « En soumettant la reine à son idéologie de galanterie, il donne à sa rage une violence froide et calculatrice […] Il a admis que les accusations portées contre la reine sont sans fondement. » (Tracy Adams).

On aura quand même tout dit et tout écrit contre cette Isabeau accusée de tous les vives et péchés : sorcellerie, adultère, inceste, corruption, luxure, débauche, intrigues, folles dépenses, avarice, mais aussi trahison, indécision, incapacité à gouverner, mère indigne… La légende noire est assurément bien fournie, sinon documentée.

Seule certitude, cette reine régente, de surcroît étrangère, mariée à 14 ans, se retrouve dans une situation historique tragique : guerre civile (Armagnacs contre Bourguignons) et étrangère (Guerre de Cent Ans avec l’Angleterre), mariée à un roi victime très jeune d’accès de démence et fou à 21 ans, entourée de conseillers ou de vassaux aux intérêts et aux avis contraires. Avant elle, Blanche de Castille et après elle Catherine de Médicis, deux reines régentes également étrangères et confrontées à des situations comparables, ont été critiquées, calomniées, détestées, avant d’éventuelles réhabilitations. L’Histoire est complexe – et c’est une science humaine, sujette aux erreurs, aux rumeurs. Au final, le cas d’Isabeau de Bavière reste un mystère.

7. Yolande d’Aragon (1382-1442), « reine des quatre royaumes », hostile à Isabeau de Bavière et protectrice du dauphin Charles comme de Jeanne d’Arc.

« Nous n’avons pas nourri et chéri celui-ci pour que vous le fassiez mourir comme ses frères ou devenir fou comme son père, ou devenir anglais comme vous. Je le garde pour moi. Venez le chercher, si vous l’osez. ».

Yolande d’’ARAGON (1382-1442) parlant de Charles le Dauphin (futur Charles VII). L’Histoire par les femmes, site dédié

Qui ose s’opposer en ces termes à la reine de France Isabeau de Bavière ?

Surnommée la reine des quatre royaumes (Aragon, Sicile, Jérusalem, Hongrie), farouchement anti-anglaise et faisant de son royaume d’Anjou un rempart contre l’occupant, elle s’attache au dauphin Charles abandonné par sa mère, protégeant l’adolescent de diverses machinations et tentatives d’empoisonnement de la part des Bourguignons maîtres de Paris. Elle l’aime comme son fils et le fiance en 1413 à sa fille Marie d’Anjou - devenant ainsi la belle-mère de Charles (et la grand-mère du futur Louis XI). Pour mieux les protéger, elle emmena les jeunes fiancés âgés de dix ans loin de la cour en 1414, dans ses duchés d’Anjou et de Provence.

Le moment venu, elle financera l’armée du Dauphin - cette armée qui reprendra Orléans avec l’aide de Jeanne d’Arc qu’elle soutiendra aussi de toutes les manières.

« Elle était considérée comme la plus sage et la plus belle princesse de la chrétienté »

Charles de BOURDIGNE (prêtre, poète français du XVIe s. mort en 1555), chroniqueur de la maison d’Anjou

Belle d’après tous les témoignages, intelligente et audacieuse, Yolande agit dans l’ombre pour défendre en priorité les intérêts de cette grande maison féodale qu’est l’Anjou, cherchant à la fortifier et à asseoir son influence, pendant que son époux (Louis II d’Anjou) se ruine et s’épuise à conquérir le lointain royaume de Naples.

« Un cœur d’homme dans un corps de femme. »

LOUIS XI (1423-1483), son petit-fils. Cité par Annie Brethon, conférence proposée par le service Ville d’art et d’histoire de Saumur, 14 décembre 2021

Fille de Jean Ier roi d’Aragon, femme de Louis II d’Anjou, mère de six enfants (dont le « bon roi René »), entourant le Dauphin puis le jeune roi Charles VII de conseillers et domestiques issus de la Maison d’Anjou, usant de son réseau d’influence, elle joue pendant de nombreuses années le rôle de conseillère royale occulte.

Elle facilite aussi l’arrivée de Jeanne d’Arc à la cour du Roi et finance son armée lorsque la Pucelle part au secours de la ville d’Orléans assiégée par les Anglais. À la fin de sa vie, elle se retire en Anjou et meurt à Saumur en novembre 1442. Dans son testament, elle s’excuse de ne rien laisser, « ni or, ni objets précieux, ni vaisselle, ni meubles », ayant tout dépensé pour ses enfants et pour son gendre (Charles VII, roi de France ).

8. Jeanne d’Arc (1412-1431), héroïne nationale dans la Guerre de Cent Ans, vierge combattante vouée à Dieu et à Charles VII, brûlée vive par les Anglais et (tardivement) sainte.

« Une enfant de douze ans, une toute jeune fille, confondant la voix du cœur et la voix du ciel, conçoit l’idée étrange, improbable, absurde si l’on veut, d’exécuter la chose que les hommes ne peuvent plus faire, de sauver son pays. »334

Jules MICHELET (1798-1874), Jeanne d’Arc (1853)

Le personnage inspire ses plus belles pages à l’historien du XIXe siècle : « Née sous les murs mêmes de l’église, bercée du son des cloches et nourrie de légendes, elle fut une légende elle-même, rapide et pure, de la naissance à la mort. » D’autres historiens font de Jeanne une bâtarde de sang royal, peut-être même a fille d’Isabeau de Bavière et de son beau-frère Louis d’Orléans, ce qui ferait d’elle la demi-sœur de Charles VII. Mais princesse ou bergère, c’est un personnage providentiel qui va galvaniser les énergies et rendre l’espoir à tout un peuple – et d’abord à son roi.

« En nom Dieu, je ne crains pas les gens d’armes, car ma voie est ouverte ! Et s’il y en a sur ma route, Dieu Messire me fraiera la voix jusqu’au gentil Dauphin. Car c’est pour cela que je suis née. »335

JEANNE D’ARC (1412-1431), quittant Vaucouleurs, fin février 1429. Études religieuses, historiques et littéraires (1866), Par des Pères de la Compagnie de Jésus

Elle répond à ceux qui s’effraient en pensant qu’elle va devoir traverser la France infestée d’Anglais et de Bourguignons. À 17 ans, elle persuade le sire de Baudricourt, capitaine royal de Vaucouleurs, de lui donner une escorte. Et elle se met en route pour Chinon où se trouve le dauphin. Charles VII, bien que son père fût mort il y a sept ans, n’a pas encore été sacré roi comme le veut la coutume. Ce qui n’empêchera pas Jeanne de faire alterner les deux titres, roi et dauphin.

« Gentil Dauphin, j’ai nom Jeanne la Pucelle […] Mettez-moi en besogne et le pays sera bientôt soulagé. Vous recouvrerez votre royaume avec l’aide de Dieu et par mon labeur. »337

JEANNE D’ARC (1412-1431), château de Chinon, 8 mars 1429. Jeanne d’Arc, la Pucelle (1988), marquis de la Franquerie

Le dauphin, qui croit d’abord à une farce, est caché parmi ses partisans, et le comte de Clermont placé près du trône. Au lieu de se diriger vers le comte, Jeanne va directement vers Charles et lui parle ainsi, à la stupeur des témoins. Leur entretien dure une heure et restera secret, hormis la dernière phrase : « Je vous dis, de la part de Messire, que vous êtes vrai héritier de France et fils du roi. »  Ainsi Jeanne a-t-elle rendu doublement confiance à Charles : il est bien le roi légitime de France et le fils également légitime de son père, lui qu’on traite toujours de bâtard.

« Vous, hommes d’Angleterre, qui n’avez aucun droit en ce royaume, le roi des Cieux vous mande et ordonne par moi, Jehanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en votre pays, ou sinon, je ferai de vous un tel hahu [dommage] qu’il y en aura éternelle mémoire. »341

JEANNE D’ARC (1412-1431), Lettre du 5 mai 1429. Présence de Jeanne d’Arc (1956), Renée Grisell

Le 4 mai, à la tête de l’armée de secours envoyée par le roi et commandée par le Bâtard d’Orléans, Jeanne attaque la bastille Saint-Loup et l’emporte. Le 5 mai, fête de l’Ascension, on ne se bat pas, mais elle envoie par flèche cette lettre. Le 7 mai, elle attaque la bastille des Tournelles. Après une rude journée de combat, Orléans est libérée. Le lendemain, les Anglais lèvent le siège et toute l’armée française, à genoux, assiste à une messe d’action de grâce.

Nouvelle victoire, à Patay : défaite des archers anglais et revanche de la cavalerie française. Ensuite, Auxerre, Troyes, Chalons ouvrent la route de Reims aux Français qui ont repris confiance en leurs armes et se réapproprient leur terre de France.

« Gentil roi, or est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que vous vinssiez à Reims recevoir votre saint sacre, en montrant que vous êtes vrai roi et celui auquel le royaume de France doit appartenir. »343

JEANNE D’ARC (1412-1431). Jeanne d’Arc (1860), Henri Wallon

Jeanne a tenu parole, Charles est sacré à Reims le 17 juillet 1429 par l’évêque Regnault de Chartres. Il peut enfin porter son titre de roi. Plusieurs villes font allégeance : c’est « la moisson du sacre ». En riposte, le duc de Bedford fait couronner à Paris Henri VI de Lancastre « roi de France ».
Les victoires ont permis de reconquérir une part de la « France anglaise », mais Jeanne, blessée, échoue devant Paris en septembre. Après la trêve hivernale (de rigueur à l’époque), elle décide de « bouter définitivement les Anglais hors de France » contre l’avis du roi qui a signé une trêve avec les Bourguignons. Le 23 mai 1430, capturée devant Compiègne, elle est vendue aux Anglais pour 10 000 livres et emprisonnée à Rouen le 14 décembre. Les Anglais veulent sa mort. Les juges français veulent y mettre les formes.

« Jeanne, croyez-vous être en état de grâce ?
— Si je n’y suis, Dieu veuille m’y mettre ; si j’y suis, Dieu veuille m’y tenir. »344

JEANNE D’ARC (1412-1431), Rouen, procès de Jeanne d’Arc, 24 février 1431. Jeanne d’Arc (1888), Jules Michelet, Émile Bourgeois

Jeanne va subir une suite d’interrogatoires minutieux et répétitifs, en deux procès. Son premier procès d’« inquisition en matière de foi » commence le 9 janvier 1431, sous la présidence de Pierre Cauchon, évêque de Beauvais (diocèse où elle a été faite prisonnière). Ce n’est pas sa personne que l’Église veut détruire, c’est le symbole, déjà très populaire.

Le procès se déroule selon les règles – de peur d’une annulation ultérieure. Mais la partialité est évidente dans la conduite des interrogatoires et la manière dont on abuse de l’ignorance de Jeanne. La simplicité de ses réponses est admirable.

« Me racontait l’ange, la pitié qui était au royaume de France. »346

JEANNE D’ARC (1412-1431), Rouen, procès de Jeanne d’Arc, 9e interrogatoire du 15 mars 1431. Dictionnaire de français Larousse, au mot « pitié »

Elle évoque longuement et à plusieurs reprises ses voix et rapporte ce que lui disait saint Michel. L’extrême piété est ce qui frappe le plus, dans les témoignages relatifs aux premières années de Jeanne.

[Question à l’accusée] « Pourquoi votre étendard fut-il porté en l’église de Reims au sacre, plutôt que ceux des autres capitaines ?
— Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur. »347

JEANNE D’ARC (1412-1431), Procès, 9e interrogatoire du 15 mars 1431. Dictionnaire de français Larousse, au mot « peine »

Le calme bon sens de la jeune fille l’emporte sur tous les pièges du frère. Le théâtre et le cinéma ont repris ce dialogue, presque au mot à mot.

« Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte. »348

Secrétaire du roi d’Angleterre, après l’exécution de Jeanne, Rouen, 30 mai 1431. Histoire de France, tome V (1841), Jules Michelet

En fin de procès, le 24 mai, dans un moment de faiblesse, Jeanne abjure publiquement ses erreurs et accepte de faire pénitence : elle est condamnée au cachot. Mais elle se ressaisit et, en signe de fidélité envers ses voix et son Dieu, reprend ses habits d’homme, le 27 mai. D’où le second procès, vite expédié : condamnée au bûcher comme hérétique et relapse (retombée dans l’hérésie), brûlée vive sur la place du Vieux-Marché à Rouen, ses cendres sont jetées dans la Seine. Il fallait éviter tout culte posthume de la Pucelle, autour des reliques.

Charles VII qui n’a rien tenté pour sauver Jeanne fit procéder à une enquête quand il reconquit Rouen sur les Anglais. Le 7 juillet 1456, on fit le procès du procès, d’où annulation, réhabilitation de sa mémoire. Jeanne ne sera béatifiée qu’en 1909 et canonisée en 1920.

« Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie, chez nous, est née du cœur d’une femme, de sa tendresse, de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous. »349

Jules MICHELET (1798-1874), Jeanne d’Arc (1853)

Princesse (bâtarde de sang royal) ou simple bergère de Domrémy, petit village de la Lorraine, le mystère nourrit la légende et la fulgurance de cette épopée rend le sujet toujours fascinant, six siècles plus tard. La récupération politique est une forme d’exploitation du personnage, plus ou moins fidèle au modèle. L’histoire de Jeanne inspire aussi d’innombrables œuvres littéraires, cinématographiques et artistiques. Un des premiers poètes à lui rendre hommage est Villon, né (vraisemblablement) l’année de sa mort.

« Mais où sont les neiges d’antan ? […]
Et Jeanne la bonne Lorraine
Qu’Anglais brûlèrent à Rouen ? »350

François VILLON (vers 1431-1463), Le Grand Testament, Ballade des dames du temps jadis (1462)

9. Agnès Sorel (1422-1450), « Dame de Beauté » très chère à Charles VII, magnifiée par les peintres et tolérée par la reine, inaugure avec tous ses talents la liste officielle des belles favorites.

« Vous êtes deux fois ma Dame de Beauté. »

CHARLES VII (1403-1461)

Fier de sa favorite, il la couvre de somptueux cadeaux - des bijoux, de l’argent, des terres. Elle ne les demande pas, mais les accepte. Mieux traitée que la reine, elle a « les plus beaux parements de lit, meilleure tapisserie, meilleure linge et couverture, meilleure vaisselle, meilleures bagues et joyaux… meilleur tout », selon le chroniqueur Chastelain. Il lui offre notamment le premier diamant taillé connu à ce jour - les diamants étaient à l’époque portés par les hommes. Il lui donne aussi le château de Beauté-sur-Marne, seconde raison de son surnom.

Sûre de ses charmes, la belle met en valeur sa chevelure bond cendré, sa peau claire entretenue par des bains au lait d’ânesse. Suivant la mode, elle épile son front déjà immense, rase ses sourcils (du jamais vu !), souligne ses lèvres fines de rouge carmin. Couverte de bijoux, elle se pare de vêtements plus beaux que la reine n’en possède. Elle crée des modes,  coiffures immenses tenues par des hennins, colliers impressionnants, traînes exagérées, bordures de martre et de zibeline.

« Entre les plus belles, c’était la plus belle et la plus jeune du monde. »

Jean CHARTIER (vers 1485/90-1464), Grandes Chroniques de France

Historiographe de Charles VII et moine de l’abbaye de Saint-Denis, il est véritablement sous le charme de sa jeunesse. Olivier de La Marche confirme : « Une des plus belles femmes que j’ai vu » et Monstrelet conclut : « Comme entre les belles elle était tenue pour être la plus belle du monde, elle fut appelée damoyselle de Beaulté… »

Les tableaux de Jean Fouquet confirment l’évidence. Le plus connu, La Vierge et l’Enfant entourés d’anges, portrait dit officiel réalisé peu avant sa mort. Il fallait quand même oser représenter la vierge sous les traits de la  « putain du roi ». Bref, elle fut la beauté de l’époque – et le grand amour de Charles VII.

« Cent milles murmures s’élevaient contre elle et non moins contre le roi. »

Georges CHASTELAIN (1405 ou 1415-1475), Chronique des ducs de Bourgogne

Elle choque la Cour avec ses robes « aux ouvertures de par-devant par lesquelles on voit les tétons », d’après le chancelier Jouvenel des Ursins (archevêques de Reims et membre du Conseil du roi). Il parle aussi de « puterie et ribaudie » et tout autre péché qui ne plut à Dieu. Et Chastelain de conclure : « Toutes les femmes de France et de Bourgogne ont perdu beaucoup en modestie à vouloir suivre l’exemple de cette femme. »

Le pape Pie II témoigne de cette passion : « Le roi ne peut supporter qu’elle lui manquât un seul instant : à table, au lit, au conseil, il fallait toujours qu’elle fût à ses côtés. » Le diplomate Olivier de La Marche souligne son influence politique : « Agnès fit en sa qualité beaucoup de bien au royaume. Elle prenait plaisir à avancer devers le roy jeunes gens d’armes et gentils compagnons dont le roy fut depuis bien servi ». Soucieuse de son rang et consciente de sa valeur, très pieuse et charitable, cultivée comme peu de femmes à son âge, elle s’entoure d’amis influents - tels le marchand et banquier Jacques Cœur et le sénéchal de Normandie Pierre de Brézé. De bon conseil auprès du roi, elle l’encourage à achever la reconquête du royaume sur les Anglais. Il faut en finir avec la « Guerre de Cent Ans ». D’autres historiens qui doutent de cette action confirment pourtant l’utilité d’Agnès Sorel.

« Agnès Sorel n’a peut-être pas influencé le roi, mais elle a transformé l’homme. »

Georges MINOIS (né en 1946), Charles VII, un roi shakespearien (2005)

C’est la « deuxième femme de sa vie ». Elle a 22 ans et lui 40. Ils vont vivre cinq années de bonheur : le roi les a bien méritées. Elle mourra à 27 ans d’un empoisonnement au mercure (accidentel ou criminel ?).

Sa première chance fut Jeanne d’Arc. En un an d’épopée, la Pucelle d’Orléans redonna courage au « petit roi de Bourges » et lui permit de se faire enfin sacrer roi de France. Pourtant, Charles VII doute toujours de lui, il voit des complots partout et n’a confiance en personne, marqué par son passé. Sa mère indigne, Isabeau de Bavière, l’a déshérité comme dauphin et traité en bâtard. Son père Charles VI est le roi fou. Son premier fils le Dauphin, futur Louis XI, ne cesse de comploter contre lui. Quant à la reine Marie d’Anjou, elle n’a rien de désirable. Selon les  chroniqueurs, « même un Anglais aurait peur d’elle » et à 35 ans, les grossesses multiples l’ont déformée.

Agnès Sorel va donner à Charles la joie de vivre, une fierté masculine, un ascendant sur son entourage, une sociabilité royale et virile qu’il gardera jusqu’à sa mort, le jour de la sainte Madeleine, 22 juillet 1461 : « Je loue mon Dieu et le remercie de ce qu’il lui plaît que le plus grand pécheur du monde meure le jour de la fête de la pécheresse. »

« C’est mon seigneur, il a tout pouvoir sur mes actions, et moi, aucun sur les siennes. »355

Marie d’ANJOU (1404-1463), reine de France. Histoire de France depuis les Gaulois jusqu’à la mort de Louis XVI (1822), Louis-Pierre Anquetil

La reine qui donna 13 enfants en vingt-trois ans à Charles VII lui pardonne en ces termes sa liaison commencée en 1444 avec Agnès Sorel. C’est la première d’une très longue liste de favorites officielles des rois de France. D’autres reines de France exprimeront cette même résignation.
Toujours éprise de son roi qui n’a pour elle que de l’amitié, elle préfère cette « rivale soucieuse du bien de l’État à une femme ambitieuse qui aurait dilapidé les biens du royaume ». Tout le contraire du futur Louis XI, peut-être responsable de sa mort.

« Le dauphin avait déjà fait mourir une damoyselle nommée la belle Agnès, laquelle était la plus belle femme du royaume, et totalement en amour avec le roi son père. »

Jacques Du CLERCQ (1424-1469), chroniqueur. Cité par Jacques Delbauwe, De quoi sont-ils vraiment morts ? (2013)

Monstrelet renchérit dans sa Chronique : « La haine de Charles VII contre Louis venait de ce que ce prince avait plusieurs fois blâmé et murmuré contre son père pour la Belle Agnès qui était en grâce du roi beaucoup plus que ne l’était la  reine dont le dauphin eut grand dépit et par dépit lui fit la mort avancer. »

Du même âge que la favorite, le dauphin Louis figure parmi ses opposants les plus déterminés. Impatient de monter sur le trône, il la jalouse tout autant qu’il appréhende la naissance d’un frère cadet, susceptible de lui voler la place ! Un jour de 1446, n’y tenant plus, il sort son épée du fourreau et poursuit Agnès Sorel jusque dans la chambre royale. Cela lui vaut d’être exilé par Charles VII dans son apanage du Dauphiné. C’est le début d’un affrontement haineux entre le père et le fils, l’un des rares exemples dans l’Histoire où les problèmes viennent plus souvent du frère du roi.

Seule certitude : Agnès Sorel, prête à accoucher d’un quatrième enfant, est morte à 27 ans d’un empoisonnement au mercure. Les dernières analyses pratiquées en 2005 sur sa dépouille ont révélé des traces de substances toxiques sans qu’il soit possible d’affirmer si elles étaient d’origine criminelle ou dues aux remèdes qui lui ont été administrés contre une infection parasitaire. Ce produit, mortel à haute dose, était également utilisé pour soulager les femmes enceintes. Erreur médicale ou crime ? Cela reste un mystère.

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