Question parfois posée : faut-il commémorer Napoléon ou la Commune ?
Il n’y a pas à choisir : pour l’Histoire en citations, les deux s’imposent à un mois d’intervalle.
Proclamée « officiellement » le 28 mars 1871, la Commune de Paris se termine par la « Semaine sanglante » du 22 au 28 mai. Exécutions et répression, au total peut-être 100 000 morts : c’est l’un des plus terribles massacres de l’Histoire.
La Commune a beaucoup de points communs avec la Révolution.
Contexte guerrier omniprésent – installation simultanée d’une nouvelle République - rôle majeur du Paris populaire et prompt aux barricades - mélange du pire et du meilleur, la violence jusqu’à la Terreur et une fécondité législative remarquable – jugements portés très différents sur le moment et postérieurement aux événements – retombées historiques importantes.
Autre point commun : au fil de l’Histoire, la France a multiplié les « Communes » et les « Révolutions ». Mais la Commune et la Révolution (sans autre précision) restent chacune unique en son genre.
Seule différence : tout se passe en deux mois au lieu de six ans.
En un édito d’une semaine, nous allons rendre compte de la Commune avec une chronique des faits au jour le jour, précédée d’un prologue évoquant le contexte national tragique des six mois précédents, l’épilogue résumant en quelques citations le regard de l’Histoire.
Prologue
« Vive la Commune ! »2321
Cri des gardes nationaux, 4 septembre 1870
Ce n’est pas encore « la Commune », mais c’est déjà une « révolution » parisienne, la troisième en quarante ans.
Paris a appris la capitulation de Napoléon III à Sedan le 1er septembre. Le Corps législatif veut assurer le pouvoir, mais les députés républicains qui ont applaudi à la défaite veulent la déchéance de l’empereur et de sa dynastie. Ce 4 septembre, la manifestation est organisée par Blanqui l’homme de tous les coups d’État et Delescluze, déjà célèbre pour son opposition à l’Empire.
Le palais Bourbon est envahi. Léon Gambetta, sous la pression des forces populaires révolutionnaires, proclame la déchéance de Napoléon III, puis le même jour, à l’Hôtel de Ville, la République.
Il faut parer au plus pressé, protéger le pays de l’invasion allemande : un gouvernement de la « Défense nationale » va être formé, présidé par le général Trochu. En fait, le régime a moins été renversé qu’il n’a disparu dans la tourmente de Sedan et sans la moindre effusion de sang, à Paris.
« Citoyens, j’avais dit : le jour où la République rentrera, je rentrerai. Me voici ! »2335
Victor HUGO (1802-1885), de retour à Paris, gare du Nord, 5 septembre 1870. Actes et Paroles. Depuis l’exil (1876), Victor Hugo
Après dix-neuf ans d’exil, il rentre donc, sitôt proclamée la République. Il a pris le train de nuit de Bruxelles, pour passer inaperçu. Peine perdue ! La foule l’attend. La renommée du poète proscrit a encore grandi. Il doit parler. C’est un orateur né pour le peuple, la tribune, les temps héroïques, la résistance : « Les paroles me manquent pour dire à quel point m’émeut l’inexprimable accueil que me fait le généreux peuple de Paris. […] Deux grandes choses m’appellent. La première, la république. La seconde, le danger. Je viens ici faire mon devoir. Quel est mon devoir ? C’est le vôtre, c’est celui de tous. Défendre Paris, garder Paris. Sauver Paris, c’est plus que sauver la France, c’est sauver le monde. Paris est le centre même de l’humanité. Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain. »
« Paris va terrifier le monde. On va voir comment Paris sait mourir. Le Panthéon se demande comment il fera pour recevoir sous sa voûte tout ce peuple qui va avoir droit à son dôme. »2336
Victor HUGO (1802-1885), le 5 septembre 1870. Actes et Paroles. Depuis l’exil (1876), Victor Hugo
Entre la gare du Nord et son domicile, la foule qui se presse l’oblige à prononcer quatre discours. Auteur immensément populaire, c’est aussi la conscience et la grande voix de la France. Il aura naturellement droit au Panthéon, après des obsèques nationales. C’est même en son honneur que l’église Sainte-Geneviève, au cœur du 5e arrondissement, retrouve cette vocation et cette inscription : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante. »
« Il me convient d’être avec les peuples qui meurent, je vous plains d’être avec les rois qui tuent. »2339
Victor HUGO (1802-1885), 9 septembre 1870. Actes et Paroles. Depuis l’exil (1876), Victor Hugo
Il en appelle aux Allemands pour que cesse cette « guerre civile » entre peuples d’Europe. Mais la guerre continue, l’ennemi approche, Paris est saisi d’une fièvre patriotique. Chaque quartier a son club où l’on parle d’abondance et dans chaque arrondissement se créent des comités de vigilance, sous l’impulsion des militants de la première Internationale, rejoints par des radicaux et des Jacobins.
Le mot de « Commune » est de nouveau acclamé, dans ce Paris révolutionnaire.
« Les Prussiens sont huit cent mille, vous êtes quarante millions d’hommes. Dressez-vous et soufflez sur eux ! »2340
Victor HUGO (1802-1885), 14 septembre 1870. Actes et Paroles. Depuis l’exil (1876), Victor Hugo
Il encourage toujours la France à la résistance : « Lille, Nantes, Tours, Bourges, Orléans, Dijon, Toulouse, Bayonne, ceignez vos reins. En marche ! Lyon, prends ton fusil… »
Le gouvernement a décidé de rester dans la capitale – pour l’honneur, et parce que la province n’est pas très favorable à tous ces révolutionnaires parisiens qui recommencent à (se) manifester. Paris possède d’énormes réserves de nourriture (30 000 bœufs, 180 000 moutons), une véritable artillerie (700 pièces) et même une marine de guerre, « beaucoup d’hommes, mais peu de soldats », aux dires de Trochu, gouverneur militaire. De quoi tenir un siège.
Les Prussiens assiègent Paris (et Versailles) à partir du 19 septembre 1870 : deux armées de 180 000 hommes. Les « 300 000 fusils » français ne se pressent pas aux « fortifs », les soldats de la garde nationale préfèrent aller boire leur solde et jouer au bouchon. À la première attaque allemande, la débandade est immédiate : véritable sauve-qui-peut.
Les onze du gouvernement de la Défense nationale sont déjà dépassés par les événements. Gambetta seul se bat – il faut affermir cette République qui n’a pour l’heure la caution que de Paris ! Le système D est bon pour ce jeune et vaillant ministre : les pigeons voyageurs, baptisés par lui « premier service de l’État », permettent les communications entre Paris assiégé et la province. Lui-même s’envole en ballon de la capitale le 7 octobre (au soulagement de ses vieux collègues), pour aller animer une résistance provinciale, organiser la levée en masse de 600 000 hommes – entre-temps, il est devenu ministre de la Guerre, en s’adjoignant Freycinet qui n’est malheureusement pas le meilleur des généraux.
« La municipalité du XVIIIe arrondissement proteste avec indignation contre un armistice que le gouvernement ne saurait accepter sans trahison. »2343
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Affiche placardée le 31 octobre 1870. Clemenceau (1968), Gaston Monnerville
C’est l’entrée sur la scène de l’histoire d’un grand premier rôle : Clemenceau, le « Tigre » sous la Troisième République, puis le « Père la Victoire » de la prochaine guerre. Pour l’heure, il n’est que le maire du XVIIIe, arrondissement populaire.
Ce médecin vendéen de 30 ans a déjà participé à la journée révolutionnaire du 4 septembre. Avec les patriotes parisiens, il tente à présent de renverser le Provisoire, gouvernement de capitulards aux projets de paix honteux - seul Gambetta croit encore à la victoire.
On apprend la capitulation de Bazaine à Metz, la prise du Bourget par les Allemands et les démarches de Thiers en vue d’un armistice. D’où cette nouvelle journée révolutionnaire.
Belleville descend et fait peur aux bourgeois des beaux quartiers : ses gardes nationaux marchent sur l’Hôtel de Ville où siège le gouvernement, quelques membres sont faits prisonniers. Mais le peuple ne suit pas, les gardes des autres quartiers s’interposent. Le gouvernement de la Défense nationale en appelle à la population de Paris le 1er novembre et sera plébiscité le 3 novembre. Les élections municipales qui suivent n’amènent les « rouges » que dans quatre arrondissements.
Paris semble s’assagir, après l’effervescence de septembre. Trochu, gouverneur militaire, répète : « J’ai un plan, j’ai un plan. » La situation devient quand même dramatique, dans Paris toujours assiégé.
« Le gouverneur de Paris ne capitulera pas. »2345
Général TROCHU (1815-1896), Affiche du 5 janvier 1871. L’Empire et la défense de Paris devant le jury de la Seine (1872), Louis Jules Trochu
Serment du gouverneur militaire de Paris qui préside en même temps le gouvernement de la Défense nationale. Le moins qu’on puisse dire est qu’il fait preuve de passivité dans ce double rôle.
Alors que Gambetta, jeune tribun de choc, tente toujours mais en vain de galvaniser la France profonde, aussi pacifiste qu’elle est peu républicaine, le vieux Thiers, envoyé en mission diplomatique par Jules Favre, fait la tournée des capitales européennes pour plaider la cause de la France contre la Prusse. Sans plus de succès.
« Le grand Peuple de 89, qui détruit les bastilles et renverse les trônes, attendra-t-il dans un désespoir inerte que le froid et la famine aient glacé dans son cœur, dont l’ennemi compte les battements, sa dernière goutte de sang ! Non ! Réquisitionnement général. Rationnement gratuit… Place au peuple ! Place à la Commune ! »2346
Affiche rouge signée de 140 noms, 6 janvier 1871. Histoire de la révolution de 1870-71 (1877), Jules Claretie
L’Affiche rouge (oui, déjà…) annonce résolument la couleur, alors que le bombardement de Paris par les Allemands commence. La fièvre patriotique se double de la « folie du siège » (Georges Duby), un Comité central s’érige en délégation révolutionnaire, en appelle au peuple, reparle « Commune » après diverses déclarations depuis la défaite de Sedan, la chute du Second Empire, la proclamation d’une République bégayante.
Paris ne bouge pas : le temps n’est pas venu de l’explosion. C’est encore celui de la souffrance et d’une certaine apathie.
« Nous mangeons du cheval, du rat, de l’ours, de l’âne. »2347
Victor HUGO (1802-1885), L’Année terrible (Lettre à une femme, janvier 1871)
Hugo, revenu d’un exil de dix-neuf années, reste volontairement enfermé dans Paris bombardé pendant un mois (10 000 projectiles et 60 morts ou blessés chaque jour) et assiégé pendant cinq mois (au total).
Le grand homme du siècle, ardent républicain et sans nul doute le plus populaire, souffre des souffrances de la ville en cet hiver 1871 – où la consommation d’absinthe est multipliée par cinq ! Il fait don de ses droits d’auteur sur Les Châtiments pour la fabrication de deux canons (le Victor Hugo, le Châtiment) et pour le secours aux victimes de guerre.
Jules Ferry, chargé du ravitaillement de la population (et du maintien de l’ordre), est surnommé Ferry la Famine et Trochu est complètement discrédité.
« D’vant l’boucher, d’vant l’boulanger,
On grelotte dans la rue :
Ni pain ni viand’ pour changer,
Mais quelqu’fois y’a d’la morue.
C’est dans l’plan de Trochu.
Refrain
Savez-vous l’plan de Trochu ?
Grâce à lui rien n’est fichu. 2348Le Plan de Trochu, chanson (1871) - « œuvre collective des journalistes du Grelot ». Les Communards (1964), Michel Winock, Jean-Pierre Azéma
Paris trouve encore la force de rire et de chanter. Trochu, gouverneur de la capitale, est sa tête de Turc favorite, lui qui répète encore et toujours : « J’ai un plan, j’ai un plan. »
Rien moins que 30 couplets détaillent avec un humour parfois noir les misères quotidiennes des Parisiens. On voit aussi venir la défaite. « Le jour où Paris n’aura / Plus d’quoi nourrir une puce / S’disait chacun, l’on fera / Semblant d’se rendre à la Prusse / Ça doit être l’plan de Trochu. »
« Trochu : participe passé du verbe trop choir. »2349
Victor HUGO (1802-1885). L’Année terrible (2009), Pierre Milza
Hugo ne va pas rater le mot, quand le général Trochu démissionne, après une résistance bien passive.
Le gouverneur de Paris disposait sans doute des forces suffisantes pour résister, mais plus que la peur des Prussiens, il a la hantise des émeutes populaires – comme bien des bourgeois et des paysans de l’époque. Les cris de « Vive la Commune » poussés à chaque émeute terrorisent Trochu, conservateur timoré qui se définit comme « Breton, catholique et soldat ».
Le 20 janvier, les Parisiens, affamés, désespérés, ont tenté une « sortie torrentielle » à l’Ouest - ils sont arrêtés à Buzenval. L’opération s’achève par une piteuse retraite et 4 000 morts. Trochu se refuse à de nouveaux combats qui « ne seraient qu’une suite de tueries sans but. »
Il démissionne donc de son poste de gouverneur militaire de Paris en faveur du général Vinoy, le 22 janvier 1871 – nouveau jour d’émeute, 50 morts – avant de renoncer aussi à la présidence du gouvernement de la Défense nationale.
« On ne peut faire deux choses à la fois : tenir un fusil d’une main et un bulletin de vote de l’autre. »2350
Général TROCHU (1815-1896), janvier 1871. Histoire de la Troisième République, volume I (1973), Jacques Chastenet
On lui doit ce mot sur l’impopularité de certains rôles et l’inconfort de certaines situations historiques : gouverneur militaire de Paris et chef du gouvernement de la Défense nationale, dans la capitale assiégée et révoltée d’une France engagée dans une guerre déjà perdue avec la Prusse. Dans une telle situation, il fallait un homme d’une autre trempe que Trochu.
« Spectacle écœurant de la République vendue et livrée par des mains républicaines. »2351
Jules GUESDE (1845-1922), indigné par l’armistice signé le 26 janvier 1871. Encyclopædia Universalis, article « guerre »
Révolutionnaire marxiste (l’un des premiers en France), hostile à la guerre contre la Prusse, il n’en est pas moins révolté par les conditions de cette trêve signée à Versailles avec Bismarck.
Sans consulter le brave Gambetta dont les armées ont accumulé les défaites, Jules Favre négocie avec l’ennemi dès le 22 janvier - nouveau jour d’émeute parisienne. Le 24, Bismarck accepte la capitulation. L’armée de Paris (130 000 hommes) est déclarée prisonnière de guerre à Paris et désarmée, mais la garde nationale conserve ses armes. Fait capital pour la suite de l’histoire. Même si les fusils ne sont pas excellents, une ville en armes est une poudrière.
« Tous les esprits tournés vers la guerre, et cette lutte de cinq mois aboutissant à une immense déception, une population entière qui tombe du sommet des illusions les plus immenses que jamais population ait conçues. »2352
Jules FERRY (1832-1893). Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars (1872), Commission d’enquête sur l’insurrection du 18 mars, comte Napoléon Daru
Membre du gouvernement de la Défense nationale, c’est un témoin lucide de la situation.
La guerre prolongée sans espoir faisait craindre une prise de pouvoir révolutionnaire dans la capitale, mais la capitulation ôte toute crédibilité à ce gouvernement de la « défection nationale », cette « République des Jules » (Favre, Ferry, Simon et Trochu portent ce prénom en vogue).
« La ville de Paris est une personne trop puissante et trop riche pour que sa rançon ne soit pas digne d’elle. »2353
Otto von BISMARCK (1815-1898), le chancelier allemand qui fixe donc la « rançon » à au moins un milliard de francs, le 23 janvier 1871. Bismarck et son temps (1905), Paul Matter
L’humour prussien est mal venu. Jules Favre propose 100 millions, ses collègues ont fixé la limite à 500, l’indemnité de guerre sera finalement de 200 millions pour Paris et cinq milliards de francs or pour l’ensemble de la France au lieu de six, Thiers ayant négocié en bon bourgeois. Le pays s’acquittera de cette dette considérable dès 1873 grâce à l’emprunt et à l’empressement des souscripteurs, les troupes allemandes évacuant alors le territoire.
Mais ce n’est pas la clause la plus humiliante d’un armistice que la capitale va refuser de toutes ses forces bientôt combattantes et de nouveau révolutionnaires.
« Bismarck qui n’est pas en peine
D’affamer les Parisiens
Nous demande la Lorraine,
L’Alsace et les Alsaciens.
La honte pour nos soldats,
Des milliards à son service.
Refrain
Ah ! zut à ton armistice,
Bismarck, nous n’en voulons pas. »2354Alphonse LECLERCQ (1820-1881), L’Armistice (1870), chanson. La Chanson de la Commune : chansons et poèmes inspirés par la Commune de 1871 (1991), Robert Brécy. Et SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique)
Thiers et Favre ont cédé sur ce point capital au chancelier allemand. Mais le peuple résiste si bien que les Prussiens n’entreront dans Paris qu’un mois après la capitulation de la capitale, signée avec l’armistice, le 28 janvier 1871.
« Pacifier, réorganiser, relever le crédit, ranimer le travail, voilà la seule politique possible et même concevable en ce moment. »2355
Adolphe THIERS (1797-1877), présentant son ministère et son programme à l’Assemblée, Bordeaux, 19 février 1871. Questions ouvrières et industrielles en France sous la Troisième République (1907), Pierre Émile Levasseur
Thiers, 73 ans, a été élu député (par 26 départements) aux élections du 8 février. Il fallait un nouveau gouvernement issu d’une assemblée régulièrement élue, pour ratifier les préliminaires de paix avec le chancelier allemand (suite à l’armistice).
Après la défaite, voilà le second choc pour Paris : le pays est monarchiste – et veut la paix. Paris seul a voté républicain en masse, étant représenté par Louis Blanc, Hugo, Gambetta.
L’Assemblée se réunit à Bordeaux le 12 février – Paris étant toujours assiégé. Elle accepte la démission du gouvernement de la Défense nationale et désigne à la quasi-unanimité Thiers chef du pouvoir exécutif de la République. C’est encore du provisoire, car les républicains sont minoritaires. La France ayant d’autres priorités, Thiers en vieux routier de la politique s’engage à respecter la trêve des partis et à différer toute discussion sur la forme du régime et la Constitution. Son programme prend le nom de Pacte de Bordeaux.
« Gouverner, c’est prévoir. »2331
Adolphe THIERS (1797-1877). Maxime attribuée aussi au journaliste Émile de Girardin (1806-1881). Le Spectacle du monde, nos 358 à 363 (1992)
Entré en politique lors des « Trois Glorieuses » dans le camp des révolutionnaires qui renversent Charles X en juillet 1830, Thiers fut plusieurs fois ministre sous la Monarchie de Juillet. Dans l’opposition républicaine sous le Second Empire, il se fait remarquer pour sa défense des libertés, puis son hostilité à la guerre franco-allemande. Mais son nom reste surtout attaché à la répression de la Commune.
1871 : l’année de tous les pouvoirs pour cet homme de 74 ans, député devenu « chef du pouvoir exécutif de la République ». Lourde tâche, dans une France vaincue et déchirée. La guerre civile va de nouveau bouleverser le pays et déjouer tous les plans politiques.
« Le peuple de Paris veut conserver ses armes, choisir lui-même ses chefs et les révoquer quand il n’a plus confiance en eux. Plus d’armée permanente, mais la nation tout entière armée ! »2358
Comité central de la Commune, Manifeste à l’armée, 8 mars 1871. Cent ans de République (1970), Jacques Chastenet
Cette « Commune », qui n’est pas encore « la » Commune insurrectionnelle, commence ainsi son appel : « Soldats, enfants du peuple ! Les hommes qui ont organisé la défaite, démembré la France, livré tout notre or, veulent échapper à la responsabilité qu’ils ont assumée en suscitant la guerre civile. » Thiers vient de supprimer la paye des gardes nationaux qui, toujours armés, se sont donné le nom de Fédérés – cette solde était la seule ressource des ouvriers mobilisés.
Une énorme pression révolutionnaire, avec une propagande encouragée par la liberté de la presse et des clubs, agite à nouveau la capitale : des rumeurs de Restauration courent - Chambord ou d’Orléans pourrait revenir au pouvoir ! Les rumeurs les plus folles accompagnent les temps de trouble, de panique ou d’agitation extrême. La Révolution en a donné plusieurs fois l’exemple.
« Plus de rois, plus de maîtres, plus de chefs imposés, mais des agents constamment responsables et révocables à tous les degrés du pouvoir. »2359
Fédération des bataillons de la garde nationale, Serment du 10 mars 1871. Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars (1872), Commission d’enquête sur l’insurrection du 18 mars, comte Napoléon Daru
Cette Fédération, nouveau pouvoir surgi lors des élections de février, jaillit spontanément du peuple, ouvriers, artisans, petits bourgeois confondus, unis dans le même amour de la patrie et de la République. Ils rejettent le suffrage universel qui a fait l’Assemblée telle qu’elle est, ils revendiquent la démocratie directe.
Voilà tout ce que redoutent la France profonde et l’Assemblée nationale qui se rappellent la Terreur de 1793 et les émeutes populaires également sanglantes de la Deuxième République en 1848.
« Nous ne voulons pas recevoir tous les quinze jours des révolutions par le chemin de fer et le télégraphe. »2360
Gabriel Lacoste de BELCASTEL (1820-1890), début mars 1871. Histoire de quinze ans, 1870-1885 (1886), Edmond Benoît-Lévy
L’Assemblée nationale, le 10 mars, décide son transfert non à Paris (occupé), mais à Versailles, ville au passé royal. Cette décision vaut provocation face aux républicains. Belcastel, député légitimiste, résume l’idée que ses collègues se font de Paris : « le chef-lieu de la révolution organisée, la capitale de l’idée révolutionnaire ». Ce n’est d’ailleurs pas faux, si l’on se rappelle le rôle des sans-culottes et autres Montagnards parisiens, au tournant de la Révolution.
« Il n’y a qu’une solution radicale qui puisse sauver le pays : il faut évacuer Paris. Je n’abandonne pas la patrie, je la sauve ! »2361
Adolphe THIERS (1797-1877), aux ministres de son gouvernement, 18 mars 1871. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux
Thiers a décidé d’en finir : ordre est donné de désarmer les quelque 200 000 gardes nationaux organisés en Fédération, et de récupérer les 227 canons qui ont servi à la défense de Paris contre les Prussiens, à présent regroupés à Montmartre et Belleville, quartiers populaires.
Les 4 000 soldats font leur devoir sans enthousiasme. La foule, les femmes surtout s’interposent. Deux généraux, l’un chargé de l’opération, l’autre à la retraite, mais reconnu, sont arrêtés, traînés au Château rouge (ancien bal de la rue Clignancourt, devenu quartier général des Fédérés), blessés, puis fusillés : Lecomte et Thomas. Clemenceau, maire du XVIIIe arrondissement et témoin, est atterré. « On ne connaîtra jamais les responsables de cette exécution sommaire : leur nom est la foule » (Georges Duby). C’est l’étincelle qui met le feu à Paris, insurgé en quelques heures.
Thiers renonce à réprimer l’émeute – il dispose de 30 000 soldats face aux 150 000 hommes de la garde nationale et il n’est même pas sûr de leur fidélité. Il abandonne Paris au pouvoir de la rue et regagne Versailles, ordonnant à l’armée et aux corps constitués d’évacuer la place.
« Montmartre s’insurge contre le gouvernement du suffrage universel. Le gouvernement cesse d’être patient juste au moment où il fallait encore vingt-quatre heures de patience. Que se prépare-t-il pour l’histoire de France ? »
Le Siècle, 19 mars
Le quotidien commente les événements de la veille : les responsabilités sont partagées, dans cette insurrection du 18 mars qui consacre la rupture entre le Paris révolutionnaire et le gouvernement légal du pays.
C’est la première journée de la Commune (au sens d’insurrection) : la tragédie va durer 72 jours.
« Le seul gouvernement qui fermera pour toujours l’ère des invasions et des guerres civiles. »2362
Comité central de la garde nationale, Proclamation du 19 mars 1871. Histoire de la révolution de 1870-71 (1877), Jules Claretie
Le tout jeune comité (créé le 15 mars) est plutôt embarrassé, le lendemain de l’insurrection du 18 mars qui lui donne un pouvoir dont il ne sait trop que faire.
Il parlemente avec Versailles par l’intermédiaire des maires et députés de Paris. Il veut la République garantie et des élections municipales. De ces élections va sortir la Commune – en tant qu’institution.
La Commune.
« Au nom du peuple, la Commune est proclamée ! »2363
Gabriel RANVIER (1828-1879), place de l’Hôtel-de-Ville, Déclaration du 28 mars 1871. Histoire socialiste, 1789-1900, volume XI, La Commune, Louis Dubreuilh, sous la direction de Jean Jaurès (1908)
28 mars, date de naissance officielle de la Commune de Paris qui finira par la Semaine sanglante du 22 au 28 mai. Ces deux mois vont marquer l’Histoire de France.
Ranvier est maire de Belleville, ouvrier peintre décorateur et disciple de Blanqui, l’éternel insurgé. Les élections municipales du 26 mars n’ont mobilisé que la moitié des Parisiens (230 000 votants), très majoritairement de gauche, beaucoup de gens des beaux quartiers ayant fui la capitale : 18 élus « bourgeois » refuseront de siéger à côté des 72 révolutionnaires, jacobins, proudhoniens, blanquistes, socialistes, internationaux.
Comment définir cette Commune ? Un conseil municipal de gauche - un contre-gouvernement élu, provisoire et rival de celui de Versailles - un exemple devant servir de modèle à la France ? La Commune n’aura pas le temps de choisir et moins encore de prouver qu’elle peut être tout cela à la fois.
« Paris ouvrait à une page blanche le livre de l’histoire et y inscrivait son nom puissant ! »2364
Comité central de la garde nationale, Proclamation du 28 mars 1871. Histoire du socialisme (1879), Benoît Malon
En présence de 200 000 Parisiens, le comité central de la garde nationale s’efface devant la Commune, le jour même de sa proclamation officielle. Le lyrisme s’affiche aussitôt : « Aujourd’hui il nous a été donné d’assister au spectacle populaire le plus grandiose qui ait jamais frappé nos yeux, qui ait jamais ému notre âme. » Le mouvement s’étend à quelques villes : Lyon, Marseille, Narbonne, Toulouse, Saint-Étienne.
« La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur. »2365
Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)
Ex-institutrice, militante républicaine et anarchiste (prête à un attentat contre Thiers), auteur de poèmes et de théâtre, c’est d’abord une idéaliste comme tant de communards. Un quart de siècle après, elle fait revivre ces souvenirs vibrants, et tragiques.
La Vierge rouge, pasionaria des barricades, appelle les quartiers populaires à l’insurrection, et jusqu’au sacrifice.
« Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes,
Venez, c’est l’heure d’en finir.
Debout ! La honte est lourde et pesantes les chaînes,
Debout ! Il est beau de mourir. »2326Louise MICHEL (1830-1905), À ceux qui veulent rester esclaves. La Commune (1898), Louise Michel
La Commune de Paris inspire bien des poèmes, des chants qui sont autant de cris de guerre, de haine ou d’espoir. Louise Michel est l’héroïne la plus populaire de cette page d’histoire. Elle appelle à l’insurrection les quartiers « rouges » de la capitale, ceux qui font toujours peur aux bourgeois.
Face aux Communards (ou Fédérés), les Versaillais se préparent, troupes commandées par les généraux Mac-Mahon et Vinoy. En plus des 63 500 hommes dont l’État dispose, il y a les 130 000 prisonniers libérés par Bismarck – hostile à tout mouvement populaire à tendance révolutionnaire.
Le 30 mars, Paris est pour la seconde fois ville assiégée, bombardée, et à présent par des Français !
Premiers affrontements, le 2 avril : bataille de Courbevoie. Les Communards tentent une sortie de Paris pour marcher sur Versailles, mais sont arrêtés par le canon du Mont Valérien, fort stratégique investi par les Versaillais depuis le 21 mars. Les rêveurs de la Commune qualifient les obus qui les écrasent de « choses printanières ». 17 tués (dont les 5 premiers fusillés de la Commune) et 25 prisonniers chez les communards. Dans l’armée versaillaise, 5 morts et 21 blessés.
« C’est une guerre sans trêve ni pitié que je déclare à ces assassins. »2366
Général Gaston de GALLIFFET (1830-1909), 3 avril 1871. Histoire socialiste, 1789-1900, volume XI, La Commune, Louis Dubreuilh, sous la direction de Jean Jaurès (1908)
Il a fait fusiller sans jugement 5 Fédérés prisonniers. « J’ai dû faire un exemple ce matin ; je désire ne pas être réduit de nouveau à une pareille extrémité. N’oubliez pas que le pays, que la loi, que le droit par conséquent sont à Versailles et à l’Assemblée nationale, et non pas avec la grotesque assemblée de Paris, qui s’intitule Commune. » Sa férocité lui vaudra le surnom de « Marquis aux talons rouges » ou encore « massacreur de la Commune ».
Cependant qu’à Paris les clubs réclament la Terreur, veulent « faire tomber cent mille têtes », rétablir la loi des Suspects. On joue la mort de la peine de mort en brûlant une guillotine.
« J’ai vu des prisonniers sanglants, les oreilles arrachées, le visage et le cou déchirés, comme par des griffes de bêtes féroces. »2367
Camille BARRÈRE (1851-1940), témoignage en date du 3 avril 1871. Les Convulsions de Paris : Épisodes de la commune (1883), Maxime Du Camp
Futur ambassadeur à Rome, ce Communard est témoin des combats aux premiers jours d’avril, entre Versaillais et Communards. Ce qui le choque plus que tout ici, c’est la foule déchaînée contre les convois de prisonniers ramenés à Versailles.
Le 4 avril, les Versaillais réattaquent du côté de Neuilly, s’emparent de Courbevoie et Châtillon. Le 5, les Communards prennent 74 otages, dont l’archevêque de Paris – Mgr Darboy sera exécuté pendant la Semaine sanglante, le 24 mai, en application du « décret des otages » promulgué par la Commune et faute d’avoir pu être échangé contre Auguste Blanqui. George Sand, bien que le cœur à gauche, est déjà horrifiée par les vols, les pillages. Hugo, de Bruxelles où il dût se rendre en ce mois d’avril, condamne la guerre civile, la pratique des otages, avant de se déclarer « pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l’application », prônant en vain « conciliation et réconciliation » dans une lettre publiée dans Le Rappel du 28 avril.
« Monsieur Thiers, tous les matins, annonce que dès le soir, entre les neuf heures, neuf heures un quart, il fera son entrée dans la capitale sauvage du monde civilisé. »2368
Henri ROCHEFORT (1831-1913), Le Mot d’ordre, 16 avril 1871. Les Damnés de la terre (1969), Maurice Choury
Thiers amasse des troupes aux portes de Paris pour écraser la révolution, mais il attend encore son heure. Rochefort, journaliste déjà républicain sous l’Empire, a pris parti pour la Commune.
« Faisons la révolution d’abord, on verra ensuite. »2330
Louise MICHEL (1830-1905). L’Épopée de la révolte : le roman vrai d’un siècle d’anarchie (1963), Gilbert Guilleminault, André Mahé
La révolutionnaire anarchiste s’est retrouvée sur les barricades dès les premiers jours du soulèvement de Paris. Mais c’était une cause perdue d’avance : révolution sans espoir, utopie d’un « Paris libre dans une France libre. »
En tout cas, rien de moins prémédité que ce mouvement qui échappe à ceux qui tentent de le diriger, au nom d’idéaux d’ailleurs contradictoires.
« Nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l’histoire. »2369
La Commune, Déclaration au peuple français, 19 avril 1871. Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars (1872), Commission d’enquête sur l’insurrection du 18 mars, comte Napoléon Daru
La Commune ne fait pas que se défendre et attaquer. Elle gouverne Paris et prend des mesures importantes qui préfigurent l’œuvre de la Troisième République : séparation des Églises et de l’État, instruction laïque, gratuite et obligatoire en projet. Elle est socialiste quand elle « communalise » par décret du 16 avril les ateliers abandonnés par les fabricants en fuite, pour en donner la gestion à des coopératives formées par les Chambres syndicales ouvrières. Ce qui fait écrire à Karl Marx, l’année même : « C’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiatives sociales » (La Guerre civile en France).
« Il y aura quelques maisons de trouées, quelques personnes de tuées, mais force restera à la loi. »2370
Adolphe THIERS (1797-1877), Réponse à une délégation maçonnique, 22 avril 1871. Le Coq rouge : une histoire de la Commune de Paris (1972), Armand Lanoux
Thiers continue de masser des troupes et de prendre des positions stratégiques dans la banlieue, cependant que l’organisation militaire de Paris se révèle une tâche irréalisable.
Le « délégué à la Guerre » Gustave Cluseret est remplacé le 1er mai par Louis Rossel, colonel de 27 ans – au lendemain des défaites de l’armée française et de la capitulation, il a pris parti pour la Commune (il sera fusillé). Il démissionne le 10 mai, remplacé par Charles Delescluze (bientôt tué au combat). Impossible de discipliner les gardes nationaux, tandis que la Commune hésite toujours entre l’anarchie et le pouvoir fort.
« Il s’agit aujourd’hui non plus de couper les têtes, mais d’ouvrir les intelligences. »2371
Henri ROCHEFORT (1831-1913), Le Mot d’ordre, 5 mai 1871. La Tête coupée, ou La Parole coupée (1991), Arnaud Aaron Upinsky
Les divergences politiques éclatent : ainsi à l’occasion du décret instituant le 1er mai un Comité de salut public doté de larges pouvoirs. Les (néo)jacobins et la plupart des blanquistes, majoritaires, sont pour et s’opposent à quelques blanquistes, tous les proudhoniens et certains socialistes proches du marxisme.
Quant au très républicain Rochefort, en des termes que ne renierait pas Hugo il refuse une révolution aboutissant logiquement à une nouvelle Terreur.
« Nous ne sommes séparés d’une restauration que par l’épaisseur de Paris. »2372
Jules GUESDE (1845-1922), Les droits de l’homme, 13 mai 1871. 500 citations de culture générale (2005), Gilbert Guislain, Pascal Le Pautremat, Jean-Marie Le Tallec
Ce socialiste marxiste, futur député sous la Troisième République, rappelle l’essentiel, au-delà des débats entre les gauches de la Commune. L’Assemblée nationale qui gouverne malgré tout la France et qui la représente est monarchiste. La République est un régime qui fait peur et la Commune qui l’incarne est de plus en plus redoutée ou haïe par la majorité du pays.
« Paris sera soumis à la puissance de l’État comme un hameau de cent habitants. »2373
Adolphe THIERS (1797-1877), Déclaration du 15 mai 1871. La Commune (1904), Paul et Victor Margueritte
Ces mots plusieurs fois répétés annoncent la Semaine sanglante du 22 au 28 mai. Le chef du gouvernement amasse toujours plus de troupes aux portes de Paris. « Anecdotiquement », la colonne Vendôme est abattue, suite à un vote du Comité de salut public conforme au vœu du peintre Courbet relatif au « déboulonnement » de la colonne élevée à la gloire des armées françaises. Après la Commune, il paiera très cher cette initiative révolutionnaire.
« On peut vendre Paris, mais […] on ne peut ni le livrer ni le vaincre ! »2374
Charles DELESCLUZE (1809-1871). Les Hommes de la révolution de 1871 : Charles Delescluze (1898), Charles Prolès
Membre de la Commune de Paris, délégué à la Guerre depuis le 10 mai, il rappelle la rançon négociée avec la capitulation de Paris et lance ce défi à Thiers et aux troupes versaillaises qui assaillent Paris, le 21 mai 1871. 70 000 soldats entrent à l’ouest par le bastion mal surveillé du Point du Jour et par la porte de Saint-Cloud.
La Semaine sanglante commence le lendemain. Delescluze se fera tuer sur une barricade du Château d’Eau abandonnée par ses défenseurs et où il reste seul, le 25 mai.
« Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’ait droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part, moi ! Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi ! »2375
Louise MICHEL (1830-1905). Histoire de ma vie (2000), Louise Michel, Xavière Gauthier
La Vierge rouge, très populaire dans le XVIIIe arrondissement, se retrouve naturellement sur les dernières barricades, fusil sur l’épaule. Paris est reconquis, rue par rue, et incendié. La dernière barricade des Communards, rue Ramponeau, tombe le 28 mai 1871. À 15 heures, toute résistance a cessé.
« Habitants de Paris, l’armée de la France est venue vous sauver. Paris est délivré. Nos soldats ont enlevé, à quatre heures, les dernières positions occupées par les insurgés. Aujourd’hui la lutte est terminée ; l’ordre, le travail et la sécurité vont renaître. »2376
Maréchal MAC-MAHON (1808-1893), Proclamation affichée le 29 mai 1871. Décrets et rapports officiels de la Commune de Paris et du gouvernement français du 18 mars au 31 mars 1871 (1871), Ermete Pierotti
Proclamation signée du maréchal de France, commandant en chef – bientôt élu président de la République.
Reste encore le fort de Vincennes toujours aux mains des insurgés, qui va être assiégé par une brigade de l’armée du général Vinoy. Simple formalité pour les Versaillais. La garnison désarmée se rend, les officiers sont immédiatement passés par les armes. Thiers télégraphie ce même jour aux préfets, à propos des Parisiens insurgés : « Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon. »
« Paris suinte la misère,
Les heureux même sont tremblants,
La mode est au conseil de guerre
Et les pavés sont tout sanglants.
Refrain
Oui, mais ! ça branle dans le manche,
Les mauvais jours finiront,
Et gare à la revanche
Quand tous les pauvres s’y mettront. »2377Jean-Baptiste CLÉMENT (1836-1909), paroles, et Pierre DUPONT (1821-1870), musique (prise au Chant des paysans), La Semaine sanglante, chanson. La Chanson de la Commune : chansons et poèmes inspirés par la Commune de 1871 (1991), Robert Brécy
Chant dédié aux fusillés de 1871. L’auteur du Temps des cerises est devenu républicain en 1868 et s’est lancé dans le journalisme d’opposition - collaborant au Cri du peuple de Jules Vallès. Membre de la Commune, il participe aux combats de la Semaine sanglante, échappe aux Versaillais. C’est de sa cachette, quai de la Gare, qu’il écrit ce chant vengeur qui dit les horreurs présentes : « On traque, on enchaîne, on fusille / Tout ce qu’on ramasse au hasard / La mère à côté de sa fille / L’enfant dans les bras du vieillard. »
Clément sera arrêté, jugé, exilé à Londres et reviendra en France après le décret d’amnistie de 1880.
« Le bon Dieu est trop Versaillais. »2378
Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)
La Vierge rouge témoigne, entre autres, de l’inévitable victoire des Versaillais, vu l’inégalité des forces et de l’organisation. Bilan de la Semaine sanglante du 22 au 28 mai 1871 : au moins 20 000 morts chez les insurgés, 35 000 selon Rochefort. De son côté, l’armée bien organisée des Versaillais a perdu moins de 900 hommes, depuis avril.
La Commune est l’un des plus grands massacres de notre histoire, tragédie qui se joue en quelques jours, Français contre Français, avec la bénédiction des occupants allemands, Bismarck ayant poussé à écraser l’insurrection. Il y aura 100 000 morts au total d’après certaines sources, compte tenu de la répression également sanglante, « terreur tricolore » qui suit la semaine historique – en comparaison, sous la Révolution, la Grande Terreur fit à Paris 1 300 victimes du 10 juin au 27 juillet 1794.
« Ce ne sont plus des soldats qui accomplissent leur devoir, ce sont des êtres retournés à la nature des fauves. »2379
La France, juin 1871. Les Révoltes de Paris : 1358-1968 (1998), Claude Dufresne
Les journalistes, unanimes, condamnent la répression. La Seine est devenue un fleuve de sang. Dans Le Siècle, on écrit : « C’est une folie furieuse. On ne distingue plus l’innocent du coupable. » Et dans Paris-Journal du 9 juin : « C’est au bois de Boulogne que seront exécutés à l’avenir les gens condamnés par la cour martiale. Toutes les fois que le nombre des condamnés dépassera dix hommes, on remplacera par une mitrailleuse le peloton d’exécution. »
3 500 insurgés sont fusillés sans jugement dans Paris, près de 2 000 dans la cour de prison de la Roquette et plusieurs centaines au cimetière du Père-Lachaise : c’est le « mur des Fédérés », de sinistre mémoire.
Il y aura 400 000 dénonciations écrites – sur 2 millions de Parisiens, cela fait un fort pourcentage de délateurs et montre assez la haine accumulée.
Près de 40 000 Fédérés prisonniers sont entassés à Versailles, internés dans des pontons flottants et dans les forts côtiers, faute de places dans les prisons : 22 000 non-lieux, près de 2 500 acquittements, plus de 10 000 condamnations, dont près de la moitié à la déportation, et de nombreux morts à la suite de mauvais traitements. Pour juger ces vaincus de la Commune, quatre conseils de guerre vont fonctionner jusqu’en 1874.
« On ne peut pas tuer l’idée à coups de canon ni lui mettre les poucettes [menottes]. »2381
Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)
Condamnée, déportée en Nouvelle-Calédonie, amnistiée en 1880, elle reviendra en France, pour se battre du côté des « damnés de la terre ».
« Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout », dit aussi Hugo à propos de la Commune. La force des idées est l’une des leçons de l’histoire et la Commune en est une des illustrations, malgré la confusion des courants qui l’animèrent.
Un chant y est né, porteur d’une idée qui fera le tour du monde et en changera bientôt le cours, c’est L’Internationale.
« Debout ! Les damnés de la terre !
Debout ! Les forçats de la faim ! »2382Eugène POTTIER (1816-1888), paroles de L’Internationale, chanson. La Chanson de la Commune : chansons et poèmes inspirés par la Commune de 1871 (1991), Robert Brécy
Eugène Pottier, comme Jean-Baptiste Clément, se cache dans Paris livré aux Versaillais. Membre élu de la Commune et maire du IIIe arrondissement, alors que tout espoir semble perdu, il dit, il écrit en ce mois de juin 1871 sa foi inébranlable en la « lutte finale » : « Du passé faisons table rase […] Le monde va changer de base. » Le texte ne sera publié et mis en musique (par Pierre Degeyter) que plus tard.
« Elles ont pâli, merveilleuses
Au grand soleil d’amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
À travers Paris insurgé. »2329Arthur RIMBAUD (1854-1891), Les Mains de Jeanne-Marie (1871)
Adolescent de 17 ans, bouleversé par la déclaration de guerre, puis par l’échec de la Commune, il fugue deux fois à Paris, en 1870 et 1871, chante Le Dormeur du val, jeune soldat cueilli par la mort, mais aussi les communardes sur les barricades, mêlant poésie, révolte, soif de révolution sociale et morale. Il comprend très vite l’impuissance des vers à « changer la vie » et après un silence de dix-huit ans, il meurt à 37 ans.
Épilogue.
« L’émeute, c’est quand le populaire est battu : tous des vauriens ! La révolution, c’est quand il est le plus fort : tous des héros ! »2327
Victorien SARDOU (1831-1908), Rabagas (1880)
Leçon d’histoire que cet auteur dramatique met dans la bouche d’un de ses personnages placé au cœur des événements de la Commune de Paris.
L’insurrection, écrasée dans le sang, est désavouée à l’époque par toute la bourgeoisie et l’immense majorité du pays qui voit en Thiers le sauveur. La propagande officielle interdit toute apologie de la Commune jusqu’en 1914. Ce mouvement révolutionnaire prolétarien sera plus tard revendiqué et récupéré par certaines gauches. Il suscite aujourd’hui encore bien des controverses et des passions.
« Je commence à m’embrouiller, moi, dans ces insurrections qui sont un devoir, et dans ces insurrections qui sont un crime ! Je ne vois pas bien la différence. »2328
Ludovic HALÉVY (1834-1908), Madame et Monsieur Cardinal (1872)
Halévy, réputé pour ses livrets écrits en duo avec Meilhac (musique d’Offenbach), met en scène au fil de dix récits une famille qui traverse les tourmentes révolutionnaires du siècle. Un insurgé qui a participé à la Commune se défend devant le président du Conseil de guerre : « J’ai tiré sur les Versaillais en 1871, comme j’avais tiré sur la garde royale en 1830 et sur les municipaux en 1848. Après 1830, j’ai eu la médaille de Juillet. Après 1848, les compliments de M. de Lamartine. Cette fois-ci, je vais avoir la déportation ou la mort. »
« On ne fait pas de révolutions sans casser des têtes. Félicitons-nous que les nôtres aient été épargnées. Tout le monde ne peut pas mourir sur les barricades. Qui gouvernerait après ? »2332
Lucien DESCAVES (1861-1949), Soupes (1898)
Paroles d’un député dans Jubilé ou l’anniversaire du 18 mars (1871). Le bilan exact de la Commune échappe aux précisions statistiques. Très lourd en vies humaines – de 20 000 à 100 000 morts selon les sources –, il est incommensurable dans ses conséquences sociales et politiques.
« Oui, c’étaient des maçons, des relieurs, des cordonniers, c’est-à-dire une nouvelle couche sociale qui entrait en ligne, le Quatrième État qui émergeait à coups de fusil. »2383
Jules GUESDE (1845-1922), L’Égalité, 18 mars 1878. Çà et là (1914), Jules Guesde
Dans ce premier journal marxiste français qu’il a créé, Guesde rappelle ce que fut la Commune – traumatisme toujours présent dans les mémoires, dans l’histoire du nouveau socialisme et sur la scène politique où l’amnistie est débattue jusqu’en 1880.
Qui furent au juste, d’après les statistiques, les insurgés de 1871 ? Parmi les Communards (ou Fédérés) arrêtés : journaliers, ouvriers du bâtiment et du métal (en gros, les prolétaires) sont presque la moitié. Artisans du meuble, du vêtement et des travaux d’art viennent ensuite pour un quart (ils fournirent surtout les officiers et sous-officiers de l’émeute). Petits commerçants, petits rentiers et membres des professions libérales ne sont que 8 %. Les domestiques, 5 %. À l’inverse de la Révolution de 1789, essentiellement bourgeoise, la Commune est une révolution populaire.
« [La Commune] fut dans son essence, elle fut dans son fond la première grande bataille rangée du Travail contre le Capital. Et c’est même parce qu’elle fut cela avant tout […] qu’elle fut vaincue et que, vaincue, elle fut égorgée. »2384
Jean JAURÈS (1859-1914), Histoire socialiste, 1789-1900, volume XI, La Commune, Louis Dubreuilh (1908)
Jaurès, qui dirige ce travail en 13 volumes, juge à la fois en historien et en socialiste, ce qui est logique. Homme politique, il sera toujours du côté du Travail et des travailleurs. N’excluant pas le recours à la force insurrectionnelle, il aurait été Communard, malgré son pacifisme qui sera la raison de son assassinat.
« Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Ses martyrs seront enclos dans le grand cœur de la classe ouvrière. »2385
Karl MARX (1818-1883), La Guerre civile en France (1871)
Hommage du militant révolutionnaire, même si le théoricien socialiste émit de nombreuses réserves. Le mouvement ouvrier français restera marqué par les conséquences de la Commune : vide dans le rang de ses militants, haine des victimes contre les bourreaux, force du mythe qui s’attache à jamais au nom de la Commune.
« Le propre d’une insurrection populaire, c’est que, personne n’obéissant à personne, les passions méchantes y sont libres autant que les passions généreuses, et que les héros n’y peuvent contenir les assassins. »2386
Hippolyte TAINE (1828-1893), Les Origines de la France contemporaine, 1871, la Commune (1876-1896)
On pourrait laisser ce mot de la fin – et de bon sens – à un historien contemporain des faits : Taine, au lendemain de la guerre de 1870 et de la Commune de Paris, tenta d’en chercher les causes. Elles sont multiples et les historiens d’aujourd’hui en débattent encore.
« Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune, parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. »2380
Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)
C’est poser le problème de l’engagement des intellectuels, question bientôt au centre de la vie politique. Pourtant, des voix s’élèvent en 1871 et d’abord celle d’Hugo.
Pour ses articles publiés durant la Semaine sanglante, il voit sa maison à Bruxelles lapidée aux cris de « À mort, Victor Hugo ! À la potence ! À Cayenne ! », sans que la police intervienne. Le gouvernement belge, violemment hostile aux communards à qui le poète offrait l’asile de sa demeure, prend un arrêté enjoignant « au sieur Hugo, homme de lettres, âgé de soixante-neuf ans, de quitter immédiatement le royaume, avec défense d’y entrer à l’avenir ».
Dès son retour en France, il se bat pour l’amnistie des communards et pour arracher à la mort ou à la déportation des gens tels que Rochefort. Il lutte aussi en poète, en prophète qui en appelle à la fraternité : « Ô juges, vous jugez les crimes de l’aurore. » C’est donc à lui que revient le mot de la fin sur cette Commune plus révolutionnaire que la Révolution.
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