La Foire aux utopies : du plus classique au plus original (du Moyen Âge à 1914) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Du Moyen Âge à nos jours, de la chevalerie à l’écologie, la France se révèle le pays des grandes utopies, tout en observant le monde comme il va ou ne va pas : « Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies ; / Les pieds ici, les yeux ailleurs. » Victor Hugo (Les Rayons et les Ombres)

Le dictionnaire définit l’utopie : construction imaginaire et rigoureuse d’une société qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal. Par extension, c’est un projet dont la réalisation est impossible, ou plus simplement encore une conception imaginaire.
L’Histoire corrige ce pessimisme : certaines utopies peuvent se réaliser à plus ou moins long terme et peser sur le destin du monde. La Révolution en donne l’exemple, mais aussi la Résistance pendant la dernière guerre.

L’Utopie, écrit en latin et publié en 1516, est l’œuvre de Thomas More, humaniste et théologien de la Renaissance devenu Chancelier d’Angleterre, mais toujours tiraillé entre action et méditation, vie civile active et retrait monacal. Modèle de tolérance mort en « martyr » (selon la légende) et canonisé en 1935 par Pie XI.  

Dans sa première édition, l’Utopie se présente assez naïvement comme « Un vrai livre d’or, un petit ouvrage non moins salutaire qu’agréable, relatif à la meilleure forme de communauté politique et à la nouvelle Île d’Utopie. » L’immense retentissement du « petit ouvrage » surprend son auteur. Après la lecture religieuse de l’œuvre au XVIe siècle et la lecture philosophique du texte qui se réfère à Platon, la lecture politique et critique servira de référence au socialisme et au communisme. C’est aussi un genre littéraire à l’origine du mot utopie, entré dans le langage courant par référence à l’Île d’Utopie créée par l’auteur – carte détaillée à l’appui.

Par ordre d’apparition chronologique dans l’Histoire en citations, voici 45 utopies présentées en deux parties. 

1. Les dix commandements de la chevalerie médiévale, utopie très chrétienne

« Tu auras le respect de toutes les faiblesses et tu t’en constitueras le défenseur. »128

Troisième commandement du parfait chevalier. Revue des deux mondes (1884), François Buloz, Charles Buloz, Ferdinand Brunetière

MOYEN ÂGE. Ce code de la chevalerie se résume en dix commandements, comme le décalogue de l’Église. La première règle est la plus importante. Qui n’est pas chrétien ne peut devenir chevalier. Mais la religion inspire plus ou moins directement la majorité des dix commandements.
Le troisième sanctionne le rôle traditionnel du chevalier. Un chevalier doit suivre un code de conduite et respecter une éthique propre à la chevalerie, sous peine de perdre son statut de chevalier. Loyauté, courtoisie, honneur, fierté, bonne foi, bravoure, recherche de gloire et de renommée, obéissance à la hiérarchie et respect de la parole donnée, telles sont les valeurs chevaleresques.

« Tu seras partout et toujours le champion du Droit et du Bien contre l’Injustice et le Mal. »131

Dernier des dix commandements du parfait chevalier. L’Église et le droit de guerre (1920), Pierre Batiffol, Paul Monceaux, Émile Chénon

Le code de la chevalerie propose un idéal difficile à observer continuellement et tous les chevaliers ne seront pas des Saint Louis ou des Bayard. C’est en cela qu’il s’agit d’une forme d’utopie. Mais il sert assurément de frein à des hommes qui, sans ces règles, auraient été sauvages et indisciplinés. On peut dire la même chose de la religion elle-même.

2. L’abbaye de Thélème, première utopie littéraire française due au génie de Rabelais dans Pantagruel.

« Fais ce que voudras »,

François RABELAIS (vers 1494-1553), devise de l’Abbaye de Thélème, Pantagruel (1532)

RENAISSANCE. Notre plus grand auteur, par ailleurs humaniste, moine et médecin, est lancé en littérature par Pantagruel, le bon géant qu’il a créé, fils de Gargantua (héros du prochain livre). 

L’abbaye de Thélème est la première utopie de la littérature française, décrite avec minutie dans sa construction comme dans ses mœurs. C’est la récompense accordée par Gargantua au frère Jean des Entommeures qui s’est bien conduit dans la guerre contre Picrochole (caricature du puissant Charles Quint, ennemi numéro un de François Ier).

Cette anti-abbaye (dont le nom évoque la volonté en grec) s’inspire de la nouvelle architecture propre à la Renaissance. Ses membres, les Thélémites, à la différence des moines chrétiens, vivent dans l’opulence et agissent selon leur libre arbitre, comme le veut l’unique clause de leur règle : « Fay ce que vouldras ». Les gens bien éduqués et en honnête compagnie sont naturellement poussés par l’honneur à agir vertueusement. L’envie de plaire crée une émulation positive. Les Thélémites sont instruits, vigoureux et élégants. Les couples qui partent de l’abbaye resteront fidèles à cet esprit et à la devise de Thélème qui évoque l’aphorisme de saint Augustin « Dilige, et quod vis fac » (Aime et fais ce que tu veux). 

L’abbaye est sans murailles, les lieux clos favorisant les murmures et conspirations. Elle est sans horloges, la vie étant réglée selon les occasions et opportunités. À la différence des couvents où l’on met les infortunés physiques et mentaux, ne sont admis que les natures belles et bien formées, hommes et femmes mêlés, libres d’aller et de venir, d’être riches et mariés. Une inscription interdit l’accès aux hypocrites, cupides et escrocs, invitant au contraire les nobles chevaliers, dames de haut parage et lecteurs des Évangiles en quête de refuge.

3. Du Contrat social (1762) signé Rousseau, seul philosophe utopiste et révolutionnaire au siècle des Lumières.

« La nature a fait l’homme heureux et bon, mais […] la société le déprave et le rend misérable. »1035

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Dialogues : Rousseau juge de Jean-Jacques (1772-1776)

De tous les philosophes, c’est le seul créateur d’une utopie qui inspirera bientôt Robespierre.

Ce premier postulat fonde toute son œuvre politique, pédagogique, morale, religieuse, romanesque. On le trouve dès 1750 dans le Discours sur les sciences et les arts : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Il récidive avec sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) qui dit les dangers du théâtre en général et de Molière en particulier, « école de mauvaises mœurs ». Rousseau en fait aussi tout un roman par lettres, « best-seller » du temps (plus de 70 éditions en quarante ans), hymne à la nature, la vertu et la passion : Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761). Ce « barbare » qui dénonce le faux progrès de la civilisation des Lumières heurte naturellement tous les autres philosophes. Cette utopie n’est pas vraiment dans l’air du temps ! Plus tard, elle séduira beaucoup.

« Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »1037

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

Constat numéro un, l’inégalité naît de la propriété : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus… » »

Propos brûlants, mise en cause du principe de la propriété sur lequel reposent les sociétés modernes : c’est la voie ouverte au socialisme. Rousseau se montre ici le plus hardi des philosophes, n’en déplaise à Voltaire.

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »1040

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Du contrat social (1762)

Impossible, car irréaliste et dangereux, de revenir à l’état de nature : on ne remonte pas le temps, contrairement à ce qu’ont voulu lui faire dire ses ennemis, caricaturant sa pensée pour mieux la condamner. Il faut donc élaborer un compromis délicat, pour concilier les lois de la nature et les lois sociales, et garantir égalité et liberté aux hommes. C’est substituer un nouveau contrat social au premier si injuste. Mais cela reste une utopie, même pour la Révolution.

4. La Révolution crée deux utopies à vocation universaliste : la trilogie républicaine et la Déclaration des droits de l’homme.

« La Révolution française est le plus puissant pas du genre humain depuis l’avènement du Christ. »1631

Victor HUGO (1802-1885), Les Misérables (1862)

Conscience politique de son siècle, homme de cœur et sensibilité de gauche, il aimera d’autant plus la Révolution (et l’Empire) qu’il est déçu par les princes qui gouvernent au XIXe siècle et par les révolutions qui l’agitent.

Liberté, Égalité, Fraternité.1266

Antoine François MOMORO (1756-1794), slogan révolutionnaire

Période la plus fondamentalement utopique, pour le meilleur et pour le pire. Et citation la plus célèbre, idéal politique, social et humain vers lequel il faut tendre, mais irréalisable durablement, à l’échelle d’un pays.

Momoro, libraire imprimeur à Paris et « premier imprimeur de la liberté » se prétend inventeur de cette devise. En tout cas, c’est lui qui obtient de Pache, maire de Paris, qu’elle figure sur les façades des édifices publics. Au fil de la Révolution, la liberté, revendication venue du siècle des Lumières, et l’égalité – celle des droits plus que des conditions – vont inspirer les révolutionnaires. La fraternité restera la parente pauvre de cette trinité de concept jusqu’au socialisme du XIXe siècle, utopique au départ et sous toutes ses formes extrêmes. Le triple principe ne sera inscrit dans une constitution française qu’en 1848.

« Le peuple français vote la liberté du monde. »1284

SAINT-JUST (1767-1794), Convention, 24 avril 1793. Œuvres de Saint-Just, représentant du peuple à la Convention nationale (posthume, 1834)

Superbe principe, inscrit au chapitre « Des relations extérieures » dans la Constitution de 1793. Mais que de guerres s’ensuivront, dont la pureté idéologique est parfois discutable !

« La Déclaration des droits de l’homme apprit au monde entier que la Révolution française était faite pour lui. »1347

Jules SIMON (1814-1896), La Liberté (1859)

Par son exigence de rationalité et d’universalité, la Déclaration française dépasse les précédentes déclarations anglaise et américaine, même si elle s’inspire de la Déclaration d’Indépendance de 1776. Elle porte surtout la marque d’une bourgeoisie libérale nourrie de la philosophie des Lumières. Deux autres Déclarations suivront, en 1793 et 1795.

Au XXIe siècle, le monde a perdu beaucoup de ses repères et de ses utopies, les Français sont souvent critiques et critiqués, mais la France reste dans la mémoire collective « la patrie des droits de l’homme ».

5. Fête de la Fédération (14 juillet 1790), utopie d’union nationale et jour de tous les espoirs.

« C’est une conjuration pour l’unité de la France. Ces fédérations de province regardent toutes vers le centre, toutes invoquent l’Assemblée nationale, se rattachent à elle, c’est-à-dire à l’unité. Toutes remercient Paris de son appel fraternel. »1370

Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de la Révolution française (1847-1853), Fête de la Fédération

L’historien de la Révolution voit en cette fête du 14 juillet 1790 le point culminant de l’époque, son génie même. C’est le jour de tous les espoirs. Et le peuple chante la plus gaie des carmagnoles.

« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira
Le peuple en ce jour sans cesse répète,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.
Malgré les mutins tout réussira […]
Pierre et Margot chantent à la guinguette :
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.
Réjouissons-nous le bon temps viendra. »1371

LADRÉ (XVIIIe siècle), paroles, et BÉCOURT (XVIIIe siècle), musique, Le Carillon national, chanson. Chansons nationales et populaires de France (1846), Théophile Marion Dumersan

Le chant est plus connu sous le nom de son refrain « Ah ! ça ira ». Ladré, chanteur des rues, en a écrit les paroles sur Le Carillon national, une musique de contredanse signée Bécourt, violoniste de l’orchestre au théâtre des Beaujolais. La reine Marie-Antoinette la jouait volontiers sur son clavecin.

Le texte, innocent à l’origine, reprend l’expression favorite de Benjamin Franklin, résolument optimiste et répétant au plus fort de la guerre d’Indépendance en Amérique, à qui lui demande des nouvelles : « Ça ira, ça ira. » Le mot est connu, le personnage toujours très populaire en France, et dans l’enthousiasme des préparatifs de la fête, un an jour pour jour après la prise de la Bastille, le peuple répète et chante : « Ça ira, ça ira. »

Cette utopie va se transformer en cauchemar avec la version la plus connue de la Carmagnole : « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, / Les aristocrates à la lanterne, / Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, / Les aristocrates on les pendra. » Le parolier est anonyme, c’est « le peuple », acteur principal dans cette histoire. Mais d’autres Noms parlent et agissent en son nom.

6. Utopie juridique et unique en son genre, le droit à l’insurrection reconnu par la Constitution de l’An I.

« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »1514

Constitution du 24 juin 1793, article 35

C’est la Constitution de l’an I, jamais appliquée du fait de la Terreur, bientôt décrétée et qui instaure un régime révolutionnaire. Constitution mémorable à divers titres, approuvée par référendum au suffrage universel, très démocratique et décentralisatrice, proclamant de nouveaux droits économiques et sociaux (dont l’instruction), consacrant la souveraineté populaire, le recours au référendum… et le droit à l’insurrection, considéré comme un devoir.

C’est directement inspiré de Rousseau : « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux. » Du contrat social (1762). Seul philosophe révolutionnaire du Siècle des Lumières, il légitime le droit à l’insurrection et même le devoir, quand le contrat social est violé.

Cet article est inapplicable, pour une raison simple : « Le droit à l’insurrection, incontestable en théorie, est en fait dépourvu d’efficacité. La loi constitutionnelle d’un pays ne peut le reconnaître sans jeter dans ce pays un ferment d’anarchie. C’est ce qui faisait dire à Boissy d’Anglas que la Constitution de 1793 avait organisé l’anarchie » (Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel).

7. Robespierre, théoricien radical et promoteur de l’Être suprême (1794), la plus paradoxale des utopies révolutionnaires.

« Nous voulons substituer toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »1278

ROBESPIERRE (1758-1794), Discours sur le gouvernement intérieur, Convention nationale, 1794. Histoire de la Révolution française (1823-1827), Adolphe Thiers, Félix Bodin

Tel est le programme radicalement révolutionnaire de l’Incorruptible, incarnation de l’Utopie révolutionnaire assumée jusqu’à la fin - la Terreur et sa propre mort. Ce jeune avocat poudré, provincial né à Arras, bourgeois lettré à la réputation de bel esprit dans les salons et peinant à se faire un nom, est « monté à Paris ». Monarchiste constitutionnel comme Mirabeau et la majorité des députés, il s’est radicalisé en deux ans, prenant en même temps de l’assurance, le goût et l’expérience de la tribune.

La France, devenue politiquement républicaine, est encore moralement monarchique. Il faut donc aller plus loin, jusqu’au terme d’une révolution parfaite, achevée, excluant tout retour en arrière. Pour ce faire, il faut aussi changer les hommes (grande utopie récurrente), d’où la nouvelle religion de l’Être suprême, mémorable et originale utopie.

« Ayez des fêtes générales et plus solennelles pour toute la République ; ayez des fêtes particulières et pour chaque lieu qui soient des jours de repos […] Que toutes tendent à réveiller les sentiments généreux qui font le charme et l’ornement de la vie humaine, l’enthousiasme de la liberté, l’amour de la patrie, le respect des lois. »1593

ROBESPIERRE (1758-1794). Robespierre, écrits (1989), Claude Mazauric

Couronnement spirituel de la démocratie selon Robespierre, la fête de l’Être suprême a lieu le 8 juin 1794 : Fête du 20 prairial an II, grandiose spectacle mis en scène par le peintre David. Bouquet d’épis, de fruits et de fleurs à la main, Robespierre marche en tête du cortège, des Tuileries au Champ de Mars, devant une foule estimée à 400 000 personnes (pour 600 000 Parisiens à l’époque). Chiffre sans doute exagéré, mais les tableaux et gravures témoignent de cette énorme masse humaine, comparable, trois ans plus tôt, au rassemblement national à la Fête de la Fédération.

Robespierre est le premier à croire à son utopie. Il est déiste à la manière de Rousseau (son maître à penser), et non athée (comme Fouché, Hébert ou Danton). Le culte de l’Être suprême, influencé par la pensée des philosophes du siècle des Lumières, est une « religion » qui se traduit par une série de fêtes civiques : le but est de réunir périodiquement les citoyens et de « refonder » spirituellement la Cité, mais surtout de promouvoir des valeurs sociales, abstraites et majuscules, comme l’Amitié, la Fraternité, le Genre humain, l’Enfance, la Jeunesse ou le Bonheur.

8. Saint-Just fait écho à Robespierre, même logique de la Terreur pour un utopique bonheur à venir.

« Quand tous les hommes seront libres, ils seront égaux ; quand ils seront égaux, ils seront justes. »1277

SAINT-JUST (1767-1794), L’Esprit de la Révolution et de la Constitution en France (1791)

Cet ouvrage fait de lui, à 24 ans, l’un des plus jeunes théoriciens de la Révolution. Le mouvement révolutionnaire est décrit comme un cercle idéalement vertueux, entraînant une escalade de progrès. Les faits démentent naturellement ce genre d’utopie et d’optimisme, bien au-delà de la Révolution en question. Mais Saint-Just, devenu l’un des proches de Robespierre, élu député en 1792 (benjamin de la Convention), se fait remarquer par son éloquence, son efficacité dans toutes les missions dont il est chargé, ses convictions de plus en plus radicales et proclamées comme telles : « Ce qui constitue une République, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. » (Rapport du 26 février 1794, premier décret de ventôse).

Saint-Just (au nom prédestiné !) tient toujours le froid langage de la Terreur. Edgar Quinet, l’un des rares historiens fascinés par le personnage qui prend une importance croissante dans les derniers mois de la Révolution aux côtés de son ami Robespierre, écrit dans La Révolution : « Et Saint-Just, que n’était-il pas ? Accusateur, inquisiteur, écrivain, administrateur, financier, utopiste, tête froide, tête de feu, orateur, général, soldat ! […] Cela ne s’était pas vu depuis les Romains. » Utopiste en tout cas, assurément !

« Si vous donnez des terres à tous les malheureux, si vous les ôtez à tous les scélérats, je reconnais que vous aurez fait une révolution. »1282

SAINT-JUST (1767-1794). Saint-Just ou les vicissitudes de la vertu (1989), Albert Ladret

La Révolution française n’ira jamais jusque-là. C’est surtout une révolution bourgeoise, pour l’égalité des droits et non des conditions. Mais cette utopie, héritée de Rousseau, sera reprise par Babeuf et les siens et théorisée dans le Manifeste des Égaux, juste après la Révolution.

« Le bonheur est une idée neuve en Europe. »1578

SAINT-JUST (1767-1794), Convention, Rapport du 3 mars 1794 (second décret de ventôse, le 13). Saint-Just et la force des choses (1954), Albert Ollivier

Devenu très jeune président de la Convention en février, il tente de donner au pouvoir révolutionnaire une base économique et sociale, par deux décrets de ventôse : sur la confiscation des biens des émigrés (26 février) et sur leur redistribution aux patriotes indigents (3 mars). « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur ! »

La citation, devenue célèbre, a une portée plus générale. Le « bonheur de tous » est inscrit comme un but dans la Déclaration des droits de 1789 Encore plus explicite, la Déclaration d’Indépendance des États-Unis de 1776 fait de la recherche du bonheur un droit inaliénable des hommes, au même titre que la vie et la liberté.

Il y a pourtant un double paradoxe dans cette phrase : datée de cette période tragique de la Terreur, elle associe la notion de bonheur au personnage de Saint-Just qui n’en est pas le vivant symbole. Pas plus que Robespierre !

9. La Conspiration des Égaux (1796) de Babeuf, pionnier du communisme avec ses camarades (les Égaux).

« Peuple ! Réveille-toi à l’Espérance. »1643

Gracchus BABEUF (1760-1797), Le Tribun du Peuple, 30 novembre 1795

DIRECTOIRE. Ce révolutionnaire passe une partie de la Terreur en prison et fonde son journal au lendemain du coup d’État du 9 thermidor an II (27 juillet 1794). Il y expose ses théories clairement rousseauistes et communistes, privilégiant la notion de lutte des classes et visant à une société des Égaux : « La propriété est odieuse dans son principe et meurtrière dans ses effets […] Les fruits de la terre sont à tous et la terre n’est à personne. »

Il se prépare à passer à l’action, au centre d’un complot qui se trame contre le régime : la conspiration des Égaux.

« Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernement et de gouvernés. »1661

Sylvain MARÉCHAL (1750-1803), Manifeste des Égaux, programme rédigé fin 1795, devenu la Charte de la conspiration des ÉgauxHistoire des classes ouvrières en France depuis 1789 jusqu’à nos jours, volume I (1867), Émile Levasseur

Babeuf, Buonarroti et quelques autres conjurés forment un « Directoire secret » pour renverser l’autre, le vrai… qui est au courant de tout. Barras (le plus influent des cinq Directeurs et le « roi des pourris ») a de bons indicateurs et Carnot monnaie la trahison d’un des conjurés, Grisel. Il faut faire un exemple, effrayer le bon peuple et surtout le bourgeois, avec cette affaire.

L’âme du complot est Gracchus Babeuf, rescapé de la Terreur, « mélange de terrorisme et d’assistance sociale », selon Maxime Leroy (Histoire des idées sociales en France, De Montesquieu à Robespierre). Le personnage a quelque peu éclipsé Sylvain Maréchal, tout aussi éloquent et extrême dans l’utopie : « Nous prétendons désormais vivre et mourir égaux comme nous sommes nés ; nous voulons l’égalité réelle ou la mort : voilà ce qu’il nous faut. »

La police cueille les conspirateurs, le 11 mai 1796. Pour l’opinion publique, c’est la chute d’une nouvelle faction terroriste, dernier sursaut du jacobinisme dont il faut absolument débarrasser le pays. Le gouvernement du Directoire fait montre de sa force. Au procès de Vendôme, l’année suivante, la plupart des 65 inculpés seront acquittés. Babeuf et Darthé sont condamnés à mort et exécutés ; 7 autres sont déportés, dont Buonarroti. Libéré par Napoléon, il écrira trente ans après La Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf qui influencera le socialiste Auguste Blanqui. La filiation est claire – et d’ailleurs revendiquée.

Babeuf aura d’autres héritiers célèbres au XIXe siècle : Karl Marx et Friedrich Engels reconnaissent en lui le précurseur du communisme et le premier militant de la cause. Rosa Luxembourg le salue comme l’initiateur des soulèvements révolutionnaires du prolétariat.

10. Le Grand Empire, utopie napoléonienne et/ou ambition anachronique, fatale à la France ?

« Je n’ai pas succédé à Louis XVI, mais à Charlemagne. »1799

NAPOLÉON Ier (1769-1821), à Pie VII, le jour du sacre en la cathédrale Notre-Dame de Paris, 2 décembre 1804. Napoléon a dit (1996), Lucian Regenbogen, préface de Jean Tulard

Sitôt couronné empereur des Français par le pape, il dévoile sa véritable ambition, le titre d’empereur d’Occident à la tête du Grand Empire. Le 7 septembre, résidant à Aix-la-Chapelle, il s’est recueilli devant le tombeau de Charlemagne, il a ordonné une procession solennelle avec tous les symboles impériaux (couronne, épée, main de justice, globe, éperons d’or). Fait hautement symbolique, le sacre se tient à Paris, non pas à Reims, comme de tradition pour les rois de France. Napoléon s’y connaît en symboles ! Il sait s’en servir pour « sa com » - sa politique et son personnage.

« Il faut que je fasse de tous les peuples de l’Europe un même peuple et de Paris la capitale du monde. »1849

NAPOLÉON Ier (1769-1821), fin 1810, à son ministre Fouché. Histoire du Consulat et de l’Empire (1974), Louis Madelin

Rêve européen plus tenaillant que jamais. « Ma destinée n’est pas accomplie ; je veux achever ce qui n’est qu’ébauché ; il me faut un code européen, une Cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois… » Cette domination culminera en 1811 : le Grand Empire comporte 130 départements qui réuniront 45 millions de « Français », plus 40 millions d’habitants des États vassaux (Italie, Espagne, Naples, duché de Varsovie, Confédération du Rhin, Confédération helvétique).

Napoléon s’identifie toujours à Charlemagne, mais le temps n’est plus à ce genre d’empire, les peuples sont devenus des nations, la Révolution de 1789 leur a parlé de Liberté. Il invoque un autre modèle historique : « Les Romains donnaient leurs lois à leurs alliés ; pourquoi la France ne ferait-elle pas adopter les siennes ? » Le Code Napoléon s’applique à tout l’Empire, depuis 1807. Et nombre de pays l’adopteront de leur plein gré.

Les historiens s’interrogent encore aujourd’hui : impérialiste à l’état pur et avide de conquêtes, patriote français voulant agrandir son pays, ou unificateur de l’Europe en avance sur l’histoire ? Au final, c’est bien une utopie.

11. Le socialisme dit utopique de Saint-Simon (saint-simonisme) inaugure le XIXe, siècle des grandes utopies.

« La nation a admis pour principe fondamental que les pauvres devaient être généreux à l’égard des riches. »1901

Comte de SAINT-SIMON (1760-1825), L’Organisateur (1819)

RESTAURATION. C’est « le monde renversé » : l’aristocratie terrienne (une minorité) exploite et domine le monde paysan (90 % de la population française), mais aussi l’État et l’administration indispensables au pays. 

Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (arrière-cousin du duc de même nom, célèbre mémorialiste du règne de Louis XIV), est un philosophe et un économiste admiré d’un petit cénacle qui, après sa mort, diffusera sa pensée tout en la déformant. Premier « socialiste utopiste » patenté avec Saint-Simon, c’est aussi le précurseur de la science sociale. Il anticipe quelque peu dans une France très majoritairement agricole : « La société tout entière repose sur l’industrie. » Il met tous ses espoirs dans le développement industriel qui réussit déjà si bien à l’Angleterre et fonde en 1816 une revue intitulée L’Industrie.

« L’homme a jusqu’ici exploité l’homme. Maîtres, esclaves ; patricien, plébéien ; seigneurs, serfs ; propriétaires, fermiers ; oisifs et travailleurs. »1902

Comte de SAINT-SIMON (1760-1825), Doctrine de Saint-Simon : Exposition. Première année (1829)

Beau résumé de toute l’histoire du monde des origines à nos jours… et du socialisme à la française aux accents messianiques, vingt ans avant le marxisme.

Saint-Simon est mort. Mais avec les saint-simoniens se constitue en France une sorte de mouvement socialiste, à la veille de la Révolution de 1830 : il ne rassemble encore qu’une infime élite, destinée à se diversifier et s’élargir, à Paris comme en province, dans l’atmosphère des lendemains révolutionnaires.

12. Le socialisme dit utopique de Charles Fourier (fouriérisme) crée le phalanstère visant l’harmonie universelle.

« Aimez le travail, nous dit la morale : c’est un conseil ironique et ridicule. Qu’elle donne du travail à ceux qui en demandent, et qu’elle sache le rendre aimable. »1903

Charles FOURIER (1772-1837), Livret d’annonce du nouveau monde industriel (1829)

Ce philosophe et économiste, critique de l’ordre social, ajoute que le travail « est odieux en civilisation par l’insuffisance du salaire, l’inquiétude d’en manquer, l’injustice des maîtres, la tristesse des ateliers, la longue durée et l’uniformité des fonctions. »

Second « socialiste utopiste » qualifié aussi de « romantique » ou de « pré-marxiste »,  Fourier trace les grandes lignes d’une société nouvelle, conforme à ses vœux : le phalanstère en est la cellule, regroupant les travailleurs associés en une sorte de coopérative. Il doit en résulter l’harmonie universelle : c’est moins de l’optimisme qu’une utopie qui fera des adeptes sous la Monarchie de Juillet, grande époque du socialisme.

« On a si bien reconnu ce cercle vicieux de l’industrie que de toutes parts on commence à la suspecter, à s’étonner que la pauvreté naisse en civilisation de l’abondance même. »2047

Charles FOURIER (1772-1837), Le Nouveau monde industriel et sociétaire (1829)

Utopiste dans ses remèdes (organisation sociétaire en phalange ou phalanstère), Fourier est réaliste dans ce constat qui va devenir chaque jour plus vrai sous la Monarchie de Juillet. La révolution industrielle, sous le régime du libéralisme, a pour effet d’enrichir les riches et d’appauvrir les pauvres. La misère du prolétariat ouvrier, sujet d’enquêtes et cause d’émeutes, est au cœur de la question sociale qui se pose pour la première fois de façon aiguë : la liberté ne suffit plus, il faut aussi l’égalité, la fraternité.

13. Blanqui, socialiste radical, communiste et révolutionnaire, passera la moitié de sa longue vie d’activiste en prison.

« Le communisme, qui est la révolution même, doit se garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la politique. »2049

Auguste BLANQUI (1805-1881)

Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière (1912), Adéodat Constant Adolphe Compére-Morel.

Théoricien de la prise du pouvoir et de la révolution socialiste, il a le sens de la formule : « L’économie politique est le code de l’usure » ; « Le capital est du travail volé. » Mais Blanqui est surtout un révolutionnaire pur et dur qui organise des sociétés secrètes, multiplie les conspirations … et les séjours en prison.

Arrêté le 17 mars 1871 sous la Commune, condamné à mort et amnistié, cet infatigable socialiste reprendra son activité révolutionnaire à 72 ans. Il crée en 1877 un journal titré « Ni Dieu ni maître » - ce sera la devise des anarchistes (autre forme d’utopie) qui vont ébranler la Troisième République pendant un quart de siècle.

« L’Épargne, cette divinité du jour, prêchée dans toutes les chaires, l’Épargne est une peste. »2467

Auguste BLANQUI (1805-1881), Critique sociale (1881)

Le révolutionnaire à la fois théoricien et militant se retrouvera élu député socialiste, le 30 avril 1879, siégeant à l’extrême gauche de la Chambre. Pas pour longtemps. Le revoilà en prison à Clairvaux, à 75 ans. Au final, il aura été prisonnier plus de la moitié de sa vie, d’où le surnom qui lui fut donné : l’Enfermé.

14. Le Manifeste du parti communiste (1848), signé Karl Marx et Friedrich Engels, théorise la lutte des classes et va bouleverser l’Histoire.

« Puissent les classes dirigeantes trembler à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »2136

Karl MARX (1818-1883) et Friedrich ENGELS (1820-1895), Manifeste du parti communiste (1848)

Derniers mots du célèbre Manifeste. Les classes dirigeantes – mais aussi une partie des classes populaires bientôt reprises en main par les notables – vont si bien trembler que les prolétaires perdront de nouveau ce combat social, sous la Deuxième République.

Ce n’est qu’un épisode de la lutte des classes : le Manifeste en donne une théorie qui va marquer le monde pendant un siècle et changer plusieurs fois le cours de l’histoire. Mais l’utopie « réalisée » deviendra dystopie avérée, avec les millions de morts de générations sacrifiées par des dictateurs sans états d’âme – Mao, Staline. Proudhon ne savait pas à quel point il aurait raison !

15. Proudhon incarne le socialisme français contre l’utopie du marxisme à vocation universelle.

« Périsse l’humanité plutôt que le principe ! C’est la devise des utopistes comme des fanatiques de tous les siècles. Le socialisme, interprété de la sorte, est devenu une religion […] qui au XIXe siècle est ce qu’il y a de moins révolutionnaire. »2137

Pierre-Joseph PROUDHON (1809-1865), Idée générale de la Révolution au XIXe siècle (1851)

Représentant du socialisme à la française, épouvantail pour la bourgeoisie de la Monarchie de Juillet traumatisée par le fameux « Qu’est-ce que la propriété ? C’est le vol ! », Proudhon critique le communisme de Marx dans La Philosophie de la misère (1846) et Marx lui a répondu dans La Misère de la philosophie (1847), le traitant de « petit-bourgeois constamment ballotté entre le Travail et le Capital, entre l’économie politique et le communisme ».

Député en 1848, impatient d’être « la voix du peuple » dont il est issu, Proudhon se retrouvera en prison pour crime d’opposition à Louis-Napoléon Bonaparte.

« Le vrai socialisme, ce n’est pas le dépouillement d’une classe par l’autre, c’est-à-dire le haillon pour tous, c’est l’accroissement, au profit de tous, de la richesse publique […] Quant au communisme, je n’ai jamais eu pour idéal un damier. Je veux l’infinie variété humaine. »2138

Victor HUGO (1802-1885), Avant l’exil (discours 1841-1851)

L’un des plus brillants députés de la brève République à venir se veut l’« écho sonore » de son siècle : successivement libéral sous la Restauration, réservé puis favorable à Louis-Philippe sous la Monarchie de Juillet, encore monarchiste pour les beaux yeux de la duchesse d’Orléans et hostile à l’émeute pendant la Révolution de 1848, puis partisan du prince Louis-Napoléon, avant d’en devenir le plus talentueux opposant, quand il voit poindre le dictateur. Mais Hugo demeure toujours fidèle à un idéal humanitaire, généreux, se battant contre la misère du peuple (dénoncée et admirablement « scénarisée » dans Les Misérables, 1862), l’injustice sociale, la peine de mort, les restrictions à la liberté de la presse, avec une constance et un courage qui le forceront à l’exil.

16. Deuxième République (1848) : l’idéalisme lyrique de Lamartine s’impose en février, l’utopie au pouvoir se brise en juin.

« Périssent nos mémoires, pourvu que nos idées triomphent ! […] Ce cri sera le mot d’ordre de ma vie politique. »2112

Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), Chambre des députés, 27 janvier 1843. Lamartine (1969), Jacques Gaucheron

Député sans parti devenu très populaire, grand orateur passé à l’opposition sous le long ministère Guizot (fin 1840 à 1847), il consacre ici sa rupture avec ce régime toujours plus conservateur. Toute sa vie témoigne de sa sincérité, d’autant qu’il sacrifie son œuvre littéraire aux exigences de la vie publique. Il ajoute dans le même discours : « L’ambition qu’on a pour soi-même s’avilit et se trompe ; l’ambition qu’on a pour assurer la sécurité et la grandeur du pays, elle change de nom, elle s’appelle dévouement. »

« L’enthousiasme fanatique et double de la République que je fonde et de l’ordre que je sauve. »2145

Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), chef du gouvernement provisoire, 24 février 1848. XIXe siècle : les grands auteurs français du programme (1968), André Lagarde et Laurent Michard

L’utopie lamartinienne dépasse le lyrisme et le romantisme propres à l’époque. Elle semble si évidente qu’elle devrait être plus souvent mentionnée comme telle ! Le « miracle » étant qu’elle va être au pouvoir – quelques mois.

Depuis son discours du 27 janvier 1843 qui le mit à la tête de l’opposition de gauche à la Monarchie de Juillet, Lamartine jouit d’une immense popularité. Il conduit le peuple à la révolution rendue inévitable par l’aveuglement des conservateurs et le voilà porté au pouvoir en février 1848, par une unanimité dont la fragilité et surtout l’ambiguïté vont vite éclater.

« Le drapeau rouge que vous nous rapportez n’a jamais fait que le tour du Champ de Mars, traîné dans le sang du peuple en 91 et 93, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie ! »2146

Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), chef du gouvernement provisoire, derniers mots de son discours du 25 février 1848. Les Orateurs politiques de la France, de 1830 à nos jours (1898), Maurice Pellisson

Son lyrisme fait merveille, aux grandes heures du siècle romantique. La veille, 24 février, il a accepté la proclamation de la République comme un fait accompli. Mais ce jour, il refuse l’adoption officielle du drapeau rouge et, seul des onze membres du gouvernement provisoire, il a le courage d’aller vers la foule en armes qui cerne l’Hôtel de Ville. Lui seul aussi est capable d’apaiser les insurgés du jour et de rallier le lendemain les modérés à la République.

« On se redit, pendant un mois, la phrase de Lamartine sur le drapeau rouge, « qui n’avait fait que le tour du Champ de Mars tandis que le drapeau tricolore », etc. ; et tous se rangèrent sous son ombre, chaque parti ne voyant des trois couleurs que la sienne – et se promettant bien, dès qu’il serait le plus fort, d’arracher les deux autres. »2147

Gustave FLAUBERT (1821-1880), L’Éducation sentimentale (1869)

Le romancier voit juste, aidé par le recul du temps : la confusion et l’enthousiasme des premiers jours masquent toutes les incompatibilités d’opinion. Sa consœur et amie George Sand n’est pas moins consciente de la situation.

« Le gouvernement est composé d’hommes excellents pour la plupart, tous un peu incomplets et insuffisants à une tâche qui demanderait le génie de Napoléon et le cœur de Jésus. »2155

George SAND (1804-1876), Lettre au poète ouvrier Charles Poncy, mars 1848. L’Écrivain engagé et ses ambivalences : de Chateaubriand à Malraux (2003), Herbert R. Lottman

Les « hommes excellents », Lamartine en tête, sont des républicains radicaux et surtout modérés, députés de l’opposition sous la Monarchie de Juillet – Ledru-Rollin, Marie, Dupont de l’Eure, Garnier-Pagès, Arago le savant – ou des journalistes de gauche – Marrast, rédacteur du National, Flocon de La Réforme – et quelques socialistes imposés par les forces révolutionnaires – Louis Blanc, Albert, un mécanicien. Pour eux, le plus dur est à venir, mais après une première série de décrets les premiers jours, ce gouvernement a déjà dû se rendre impopulaire en augmentant les impôts de 45 %, d’où le mécontentement des paysans. D’ailleurs, toute la province se méfie à présent des décisions venues de Paris. Les circulaires du radical Ledru-Rollin passent mal à Bordeaux, Besançon, Beauvais, Troyes. Il faut la caution de Lamartine pour rassurer les modérés qu’effraient aussi les premières manifestations de rues dans la capitale – le 17 mars, pour retarder la date des élections, reportées au 23 avril.

« Les quatre mois qui suivirent février furent un moment étrange et terrible. La France stupéfaite, déconcertée, en apparence joyeuse et terrifiée en secret, […] en était à ne pas distinguer le faux du vrai, le bien du mal, le juste de l’injuste, le sexe du sexe, le jour de la nuit, entre cette femme qui s’appelait Lamartine et cet homme qui s’appelait George Sand. »2154

Victor HUGO (1802-1885), Choses vues (posthume). L’Écrivain engagé et ses ambivalences : de Chateaubriand à Malraux (2003), Herbert R. Lottman

Le plus grand témoin à la barre de l’histoire de son temps note toutes ses impressions, dans son Journal. Son œuvre est une mine de citations et les plus belles appartiennent aux grandes époques de trouble qui déchirèrent la France. En prime, l’humour est présent et l’antithèse hugolienne fort juste.

« J’ai conspiré comme le paratonnerre conspire avec la foudre pour en dégager l’électricité ! »2166

Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), à qui l’accuse d’avoir été l’ami des agitateurs Blanqui et Raspail, Séance du 12 juin 1848. Histoire parlementaire de l’Assemblée nationale, volume II (1848), F. Wouters, A.J.C. Gendeblen

Fidèle à l’idéal démocratique qui va le perdre, il refuse de jouer le rôle que l’assemblée conservatrice attend de lui et d’entrer en guerre ouverte contre le peuple de gauche.

Auteur d’une belle et édifiante Histoire des Girondins (1847) écrite pour donner à ce peuple « une haute leçon de moralité révolutionnaire, propre à l’instruire et à le contenir à la veille d’une révolution », il se trouve dans la situation inconfortable de ces républicains de 1793, trop modérés pour les révolutionnaires et trop révolutionnaires pour les modérés. Il y a plus grave que ce destin personnel : « Le 15 mai [1848] fortifia dans la majorité la haine des manifestations ; il jeta les républicains modérés dans l’alliance avec les conservateurs contre les socialistes. Ce fut la rupture définitive entre l’Assemblée et le peuple de Paris » (Ernest Lavisse, Histoire de la France contemporaine).

17. Louis Blanc concrétise le droit au travail avec les Ateliers nationaux créés le 26 février, fermés le 21 juin 1848.

« Le gouvernement provisoire s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir le travail à tous les citoyens. »2148

Louis BLANC (1811-1882), parlant au nom du gouvernement provisoire, 25 février 1848. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919, volume VI (1921), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac

C’est l’affirmation du « droit au travail » – titre d’un livre de 1849, signé de ce grand socialiste français. Mais la définition en reste confuse et l’application se révélera catastrophique. La crise économique de 1846-1847, aggravée par la Révolution de 1848, a provoqué tant de chômage et de misère qu’il faut agir. Dès le lendemain, 26 février, on crée les Ateliers nationaux : chantiers de terrassement ouverts aux chômeurs, à Paris et dans plusieurs grandes villes de province. Salaire, deux francs par jour. 40 000 volontaires vont se précipiter, mais on ne sait à quoi les employer.

« La Révolution, après avoir été tour à tour religieuse, philosophique, politique, est devenue économique […] La Révolution de février a posé le droit au travail, c’est-à-dire la prépondérance du travail sur le capital. »2184

Pierre-Joseph PROUDHON (1809-1865), Toast à la révolution du 17 octobre 1848. La Pensée de Proudhon (1947), Georges Guy-Grand

Le droit au travail, proclamé dès février 1848, est reconnu dans la nouvelle Constitution de novembre. La question sociale est à l’ordre du jour. Elle sera malheureusement niée longtemps encore, même par les hommes de gauche, malgré le socialisme montant. Même Gambetta, républicain de gauche, dit en 1871 : « Il n’y a pas de question sociale. »

18. Le « printemps des peuples » exprime la contagion révolutionnaire de 1848 en Europe.

« Toute l’Europe est sous les armes,
C’est le dernier râle des rois :
Soldats, ne soyons point gendarmes,
Soutenons le peuple et ses droits […]
Refrain
Aux armes, courons aux frontières,
Les peuples sont pour nous des frères ! »2143

Pierre DUPONT (1821-1870), Chant des soldats. Muse populaire : chants et poésies (1858), Pierre Dupont

La révolution française de 1848 – après celle de 1830 – entraîne une flambée de mouvements révolutionnaires : Allemagne, Autriche, Italie, Hongrie, Pologne. C’est le « printemps des peuples » et la France, qui retrouve sa mission libératrice, chante : « Que la République française / Entraîne encore ses bataillons / Au refrain de la Marseillaise / À travers de rouges sillons / Que la victoire de son aile / Touche nos fronts et, cette fois / La République universelle / Aura balayé tous les rois / Aux armes, courons aux frontières… »

Mais l’été qui suit ce printemps sera celui de toutes les répressions.

19. L’Extinction du paupérisme de Louis-Napoléon Bonaparte, utopie sincère ou carriérisme politique ?

« La pauvreté ne sera plus séditieuse, lorsque l’opulence ne sera plus oppressive. »2118

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), L’Extinction du paupérisme (1844)

Le prince qui gouvernera bientôt la France n’est encore qu’un évadé du fort de Ham. Il y a passé six ans, après sa tentative de coup d’État à Boulogne, et a réussi à fuir en Angleterre, déguisé en maçon, sous le nom de Badinguet – surnom qui restera ironiquement et parfois cruellement attaché à sa personne fort chansonnée.

Il a profité de sa captivité pour exposer ses théories économiques largement influencées par le socialisme utopique de Saint-Simon. Il sait se présenter comme le protecteur du monde ouvrier. Sa sincérité socialiste est suspecte, à en croire Victor Hugo qui, dans Napoléon le Petit, reproduira un billet joint à l’ouvrage envoyé à un de ses amis : « Lisez ce travail sur le paupérisme et dites-moi si vous pensez qu’il soit de nature à me faire du bien. »

« Véritable Saturne du travail, l’industrie dévore ses enfants et ne vit que de leur mort. »2251

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), L’Extinction du paupérisme (1844)

L’utopie de ces trente pages écrites par le prisonnier au fort de Ham et le désir d’un futur souverain de se poser en « homme social » n’excluent pas une certaine sincérité. Fait unique pour l’époque de la part d’un prétendant au pouvoir, il tient à visiter les régions industrielles anglaises. Il a 25 ans et le spectacle de la misère le frappe.

20. La Commune de Paris (1871) symbolise l’utopie révolutionnaire de Louise Michel et des Communards, écrasée dans le sang.

« Faisons la révolution d’abord, on verra ensuite. »2330

Louise MICHEL (1830-1905). L’Épopée de la révolte : le roman vrai d’un siècle d’anarchie (1963), Gilbert Guilleminault, André Mahé

La révolutionnaire anarchiste se retrouve sur les barricades dès les premiers jours du soulèvement de Paris : cause perdue d’avance, révolution sans espoir, utopie d’un « Paris libre dans une France libre » ? En tout cas, rien de prémédité dans ce mouvement qui échappe à ceux qui tentent de le diriger, au nom d’idéaux contradictoires.

« La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur. »2365

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

Ex-institutrice, militante républicaine et anarchiste (prête à un attentat contre Thiers), auteur de poèmes et de théâtre, c’est d’abord une idéaliste comme tant de communards, et l’héroïne restée la plus populaire. Un quart de siècle après, elle fait revivre ces souvenirs vibrants et tragiques. La « Vierge rouge », pasionaria des barricades, appelle les quartiers populaires à l’insurrection, et jusqu’au sacrifice : « Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes, / Venez, c’est l’heure d’en finir. / Debout ! La honte est lourde et pesantes les chaînes, / Debout ! Il est beau de mourir. »

Face aux Communards (ou Fédérés), les Versaillais se préparent, troupes commandées par les généraux Mac-Mahon et Vinoy. En plus des 63 500 hommes dont l’État dispose, il y a les 130 000 prisonniers libérés par Bismarck – hostile à tout mouvement populaire à tendance révolutionnaire. Le 30 mars, Paris est pour la seconde fois ville assiégée, bombardée, et à présent par des Français.

Premiers affrontements, le 2 avril : bataille de Courbevoie. Les Communards tentent une sortie de Paris pour marcher sur Versailles, mais sont arrêtés par le canon du Mont Valérien, fort stratégique investi par les Versaillais depuis le 21 mars : les rêveurs de la Commune qualifient les obus qui les écrasent de « choses printanières ». 17 tués (dont les 5 premiers fusillés de la Commune) et 25 prisonniers chez les Fédérés. Dans l’armée versaillaise, 5 morts et 21 blessés.

« Nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l’histoire. »2369

La Commune, Déclaration au peuple français, 19 avril 1871

La Commune ne fait pas que se défendre et attaquer. Elle gouverne Paris et prend des mesures importantes qui préfigurent l’œuvre de la Troisième République : séparation des Églises et de l’État, instruction laïque, gratuite et obligatoire en projet. Elle est socialiste quand elle « communalise » par décret du 16 avril les ateliers abandonnés par les fabricants en fuite, pour en donner la gestion à des coopératives formées par les Chambres syndicales ouvrières. Ce qui fait écrire à Karl Marx, l’année même : « C’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiatives sociales » (La Guerre civile en France).

« [La Commune] fut dans son essence, elle fut dans son fond la première grande bataille rangée du Travail contre le Capital. Et c’est même parce qu’elle fut cela avant tout […] qu’elle fut vaincue et que, vaincue, elle fut égorgée. »2384

Jean JAURÈS (1859-1914), Histoire socialiste, 1789-1900, volume XI, La Commune, Louis Dubreuilh (1908)

Jaurès qui dirige ce travail en 13 volumes juge à la fois en historien et en socialiste. L’homme politique sera toujours du côté du Travail et des travailleurs. N’excluant pas le recours à la force insurrectionnelle, il aurait été Communard.

« Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Ses martyrs seront enclos dans le grand cœur de la classe ouvrière. »2385

Karl MARX (1818-1883), La Guerre civile en France (1871)

Hommage du militant révolutionnaire, même si le théoricien socialiste émit de nombreuses réserves. Le mouvement ouvrier français restera marqué par les conséquences de la Commune : vide dans le rang de ses militants, haine des victimes contre les bourreaux, force du mythe qui s’attache à jamais au nom de la Commune.

21. L’Internationale, force et destin d’un chant révolutionnaire célébrant « la lutte finale » et l’union des classes populaires.

« Debout ! Les damnés de la terre !
Debout ! Les forçats de la faim ! »2382

Eugène POTTIER (1816-1888), paroles de L’Internationale, chanson. La Chanson de la Commune : chansons et poèmes inspirés par la Commune de 1871 (1991), Robert Brécy

Poète et révolutionnaire, chansonnier socialiste le plus important (et sincère) du XIXe siècle, Eugène Pottier se cache dans Paris livré aux Versaillais. Membre élu de la Commune et maire du IIIe arrondissement, alors que tout espoir semble perdu, il dit, il écrit en ce mois de juin 1871 sa foi inébranlable en la « lutte finale ».

« Du passé faisons table rase,
Foule esclave, debout ! debout !
Le monde va changer de base :
Nous ne sommes rien, soyons tout ! »2558

Eugène POTTIER (1816-1888), paroles, et Pierre DEGEYTER (1848-1932), musique, L’Internationale, chanson

Né sous la Commune et mis en musique par un ouvrier tourneur, Pierre Degeyter, chanté pour la première fois au Congrès de Lille du Parti ouvrier (1896), devenu hymne du mouvement ouvrier français (1899), ce chant est adopté par l’ensemble des partis socialistes au lendemain du congrès de la IIe Internationale à Stuttgart (1910). Il connaît alors un énorme succès populaire, traduit en diverses langues et promu hymne national soviétique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

« C’est la lutte finale ;
Groupons-nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain. »2527

Eugène POTTIER (1816-1888), paroles, et Pierre DEGEYTER (1848-1932), musique, L’Internationale, chanson

L’Internationale demeure le chant des partis socialistes et communistes, mais bien au-delà, il accompagne aujourd’hui encore presque toutes les manifestations populaires des diverses gauches.

Le même couple d’auteur-compositeur écrit dans la même inspiration l’Insurgé : « L’insurgé, son vrai nom c’est l’homme ! / Qui n’est plus la bête de somme, / Qui n’obéit qu’à la raison / Et qui marche avec confiance / Car le soleil de la science / Se lève rouge à l’horizon. »  Pottier rentre de son exil après la loi d’amnistie et dédie cette chanson « à Blanqui et aux Communards » : « Devant toi, misère sauvage, / Devant toi, pesant esclavage, / L’insurgé se dresse / Le fusil chargé. / On peut le voir en barricades / Descendr’ avec les camarades, / Riant, blaguant, risquant sa peau… »

Beaucoup de chansons communistes voient le jour dans les années 1880 : lutte des classes, guerre sociale contre les patrons, appel à la révolte armée des ouvriers, mineurs, paysans. L’agitation sociale connaîtra une nouvelle flambée avant la Première Guerre mondiale. Ni l’État, ni les patrons, ni les syndicats français de cette époque ne sont aptes à résoudre les conflits sociaux nés du développement économique et du capitalisme.

22. L’anarchie, d’inspirations diverses, explose dans une séquence particulièrement sanglante en France, à la fin du XIXe siècle.

« Ni Dieu ni maître. »2408

Auguste BLANQUI (1805-1881), titre de son journal créé en 1877

Entré en politique il y a un demi-siècle (sous la Restauration), arrêté en 1871, condamné à mort et amnistié, cet infatigable socialiste reprend son activité révolutionnaire à 72 ans. Son « Ni Dieu ni maître » devient la devise des anarchistes qui vont troubler la Troisième République pendant un quart de siècle.

On ne retient que cet aspect spectaculaire et sanglant de l’anarchie, même si elle a d’autres formes et des sens différents. Elle peut être considérée comme « l’ordre social absolu », un système parfaitement organisé et structuré, voire « la plus haute expression de l’ordre » (Élisée Reclus). Mais c’est en cela qu’elle est utopique. Le refus de tout pouvoir (politique, économique, religieux) aboutit le plus souvent au désordre et s’exprime par la violence.

« Prenez ce qu’il vous faut. »2409

Prince KROPOTKINE (1842-1921), devise anarchiste. La Conquête du pain (1892), Pierre Kropotkine

Officier, explorateur, savant, ce prince russe adhéra au mouvement révolutionnaire né dans son pays. Arrêté, évadé, il fonde en Suisse une société secrète à tendance anarchiste. Expulsé, il vient en France où il aura aussi des ennuis avec la justice. Son influence est grande sur les divers mouvements anarchistes qui essaiment en Europe.

En France, les attentats anarchistes, nombreux de 1892 à 1894, ont des origines diverses : souvenir de la Commune qui est commémorée vingt ans après et de bien des manières (y compris des tableaux, des chansons) ; hostilité envers les partis organisés de gauche qui veulent un État socialiste ; haine pour les bourgeois dont les affaires prospèrent.

« La société est pourrie. Dans les ateliers, les mines et les champs, il y a des êtres humains qui travaillent et souffrent sans pouvoir espérer d’acquérir la millième partie du fruit de leur travail. »2503

RAVACHOL (1859-1892), à son procès, 26 avril 1892. Histoire de la Troisième République, volume II (1963), Jacques Chastenet

Ravachol est un criminel en série (tuant pour l’argent), devenu un mythe par la vertu de la dynamite et des relations nouées avec les militants anarchistes. Les 11, 18 et 29 mars, il a fait sauter des appartements de magistrats et une caserne. La veille du procès, ses complices font exploser une bombe dans le restaurant Véry (boulevard Magenta à Paris). Condamné à mort (pour des crimes antérieurs), il est exécuté le 11 juillet.

« Désormais, ces messieurs sauront qu’ils ont toujours une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête, ils voteront peut-être des lois plus justes. »2510

Auguste VAILLANT (1861-1894), Déclaration à la police qui l’interroge, après l’attentat qu’il a perpétré, le 9 décembre 1893. L’Épopée de la révolte (1963), André Mahé

Au procès, il affirme avoir lancé cette bombe pour venger son idole Ravachol et non pour tuer. Vaillant, 33 ans, est exécuté le 5 février 1894. Cela n’empêche pas, une semaine plus tard, l’explosion d’une autre bombe.

Ni penseur, ni militant, Vaillant est un marginal qui survécut en multipliant les petits métiers, se lançant dans la lutte politique pour faire entendre « le cri de toute une classe qui revendique ses droits ». L’inexistence d’un vrai programme social demeure l’une des faiblesses de la Troisième République, jusqu’à l’avènement du Front populaire en 1936.

« Vos mains sont couvertes de sang.
— Comme l’est votre robe rouge ! »2511

Émile HENRY (1872-1894), répondant au président du tribunal, 27 avril 1894. Historia (octobre 1968), « L’Ère anarchiste », Maurice Duplay

Fils de bourgeois, il épouse la cause anarchiste par idéal révolutionnaire et veut frapper partout, parce que la bourgeoisie est partout. Sa bombe portée pour examen au commissariat de police des Bons-Enfants explose : 5 morts, le 8 novembre 1892. Nouvelle bombe au café Terminus de la gare Saint-Lazare : un mort, 20 blessés, le 12 février 1894.

À son procès, il proclame que l’anarchie « est née au sein d’une société pourrie qui se disloque. Elle est partout, c’est ce qui la rend indomptable, et elle finira par vous vaincre et vous tuer. » Le « Saint-Just de l’anarchie », 21 ans, sera guillotiné le 21 mai 1894, criant « Courage, camarades ! Vive l’anarchie ! »

La flambée anarchiste qui frappe la France, inspirée de Proudhon et Bakounine en rupture de socialisme, va parcourir l’Europe, tuer l’impératrice Élisabeth d’Autriche (célèbre Sissi), le roi d’Italie Humbert Ier et franchir l’Atlantique, pour atteindre le 25e président des États-Unis d’Amérique, William McKinley. Le terrorisme est devenu une force de frappe récurrente et le monde occidental devra affronter le terrorisme rouge dans les années 1970, le terrorisme islamique au début du XXIème siècle.

23. Jules Guesde, « le socialiste fait homme », fonde le premier journal marxiste français et crée le Parti ouvrier français (POF).

« Un seul patron, un seul capitaliste : tout le monde ! Mais tout le monde travaillant, obligé de travailler et maître de la totalité des valeurs sorties de ses mains. »2403

Jules GUESDE (1845-1922), Collectivisme et Révolution (1879)

Appelé « le socialisme fait homme » (venant après Blanqui et avant Jaurès, Blum, Briand), fondateur de L’Égalité, premier journal marxiste français, il crée en 1880 le Parti ouvrier français (POF) qu’il veut internationaliste, collectiviste et révolutionnaire.

Le guesdisme joue un rôle important jusqu’à son intégration dans le Parti socialiste unifié (Section française de l’Internationale ouvrière, SFIO) en 1905. Deux fois député (de Roubaix, de Lille), il sera ministre en 1914-1916, malgré son hostilité à toute participation socialiste dans un ministère bourgeois : la guerre le rend d’abord français et nationaliste.

24. Jean Jaurès plaide une triple utopie socialiste, internationaliste et pacifiste qui meurt avec lui, le 31 juillet 1914.

« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir. ».

Jean JAURÈS (1859-1914), Discours à la jeunesse, Lycée d’Albi, 30 juillet 1903

N’est-ce pas la justification de toutes les utopies !? Mais impossible de ne pas penser qu’il s’adresse ici à une génération sacrifiée par la Guerre de 14-18, obligée de s’engager pour la patrie ou endeuillée par la perte de parents et de camarades. 

Jaurès, historien de la Révolution, reste aujourd’hui encore une référence pour la gauche en quête de repères, mais il n’existe pas un mot unique pour résumer sa pensée d’ailleurs complexe. C’est une triple utopie socialiste et universaliste, patriotique et pacifiste, anticapitaliste et malheureusement antisémite – une tare de ce temps.

« Un peu d’internationalisme écarte de la patrie, beaucoup d’internationalisme y ramène. »2539

Jean JAURÈS (1859-1914), L’Armée nouvelle (1911)

Pour lui, le socialisme ne s’oppose pas au patriotisme et peut être considéré comme un enrichissement de l’internationalisme. Il se distingue en cela de Marx pour qui « les ouvriers n’ont pas de patrie ».

Député socialiste de Carmaux en 1893, Jaurès adhère au parti ouvrier français de Jules Guesde, avant de devenir l’un des chefs de la Section française de l’Internationale ouvrière, ou SFIO. On l’appelle aussi le Parti socialiste unifié, pour rappeler à la fois le socialisme et l’unification de tous les courants jadis dispersés.

« Ce n’est pas seulement par la force des choses que s’accomplira la Révolution sociale. C’est par la force des hommes. »2548

Jean JAURÈS (1859-1914), Histoire socialiste, 1789-1900, volume 1, La Constituante (1908)

Jaurès s’est incliné devant la loi du parti socialiste : pas de participation au gouvernement – et des hommes comme lui manqueront à la République radicale. C’est donc en député d’opposition qu’il mène les grands combats pour les lois ouvrières. Sans écarter le recours à la force insurrectionnelle (ce que veut la CGT), il croit que la révolution sociale peut et doit passer par une évolution de la démocratie républicaine en démocratie socialiste. Le renforcement de la classe ouvrière en est la condition.

« Le capitalisme n’est pas éternel, et en suscitant un prolétariat toujours plus vaste et plus groupé, il prépare lui-même la force qui le remplacera. »2557

Jean JAURÈS (1859-1914), L’Armée nouvelle (1911)

Idée-force dans la pensée de Jaurès, très sensible à la société en train de se faire sous ses yeux. Il parle aussi en historien visionnaire : « L’ouvrier n’est plus l’ouvrier d’un village ou d’un bourg […] Il est une force de travail sur le vaste marché, associé à des forces mécaniques colossales et exigeantes […] Par sa mobilité ardente et brutale, par sa fougue révolutionnaire du profit, le capitalisme a fait entrer jusque dans les fibres, jusque dans la chair de la classe ouvrière, la loi de la grande production moderne, le rythme ample, rapide du travail toujours transformé. » L’œuvre fait scandale. L’auteur suscite des haines au sein de la droite nationaliste. Il en mourra, assassiné trois ans plus tard.

Lire la suite : la Foire aux utopies de 1914 à nos jours

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