Le CV des acteurs de l’Histoire (de la Gaule au siècle des Lumières) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Le CV est l’acronyme du latin « curriculum vitae », déroulement de la vie. Mot courant et commode, il est parfaitement applicable aux personnages de l’Histoire en citations.

Vocation de jeunesse (dans l’armée ou le clergé, les arts ou la politique), petits boulots alimentaires, premiers ou seconds métiers (avocat, médecin, enseignant, historien, journaliste…), galères dorées ou de misère, ambition déclarée ou hasard d’une rencontre, carrière classique ou chaotique, célébrité précoce ou tardive, fin de vie brutale ou confortable, tous les cas existent ! Le destin décide souvent, c’est aussi affaire de caractère. Mais le contexte historique reste le facteur déterminant : guerres de Religion, Fronde, Révolution(s), Commune, Guerres mondiales, Mai 68.

Quatre périodes se dégagent clairement pour cet édito en quatre semaines.
I. De la Gaule au siècle des Lumières : succession de destins historiques, incroyables mais vrais.
II. La Révolution met la Politique à l’ordre du jour : vocations en chaîne et mortalité galopante.
III. Naissance des partis politique au XIXe siècle : l’homme politique entre en scène et peut faire carrière.
IV. XXe et XXIe siècles : la politique est devenue un métier pour le meilleur et pour le pire.

I. De la Gaule au siècle des Lumières : une succession de destins historiques, incroyables mais vrais.

Chaque nom vaut personnage de roman, s’imposant dans des circonstances souvent tragiques au fil des guerres, des complots et des révoltes : héros et héroïne nationale, authentique aventurier de légende, militaires et ministres encore célèbres à juste titre, poètes et philosophes déjà engagés, auteurs devenus classiques et parfois maudits, favorites royales plus ou moins influentes… Quelle galerie de portraits ! Seuls exclus, les rois toujours nés et formés au métier de roi, sous l’Ancien Régime.

40 NOMS : Vercingétorix – Jules César – Étienne Marcel – Jeanne d’Arc – Jacques Cœur – Bayard – Rabelais – Ronsard – Michel de l’Hospital – Montaigne – Sully – Richelieu – Corneille – Blaise Pascal – Descartes – Mazarin – Le Grand Condé – Turenne – Cardinal de Retz – Fouquet – Colbert – La Fontaine – Molière –  Racine – Boileau –  La Bruyère – Mme de Montespan – Mme de Maintenon – Bossuet – Fénelon –  Marie Leczinska –  Mme de Pompadour – Montesquieu – Voltaire – Rousseau – Diderot – Marquis de Sade – Calonne – Beaumarchais – Necker.

GAULE

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 Vercingétorix : guerrier gaulois vaincu par César, premier héros national.

« Quand nous ne formerons en Gaule qu’une seule volonté, le monde entier ne pourra nous résister. »22

VERCINGÉTORIX (vers 72-46 av. J.-C.), à ses troupes, mai 52 av. J.-C., à Gergovie

Chef de tribu, guerrier par vocation, il fait œuvre politique, fédère une partie des Gaulois et mène la révolte contre l’occupation romaine incarnée par César. Vainqueur à Gergovie, il sera défait en septembre à Alésia.

Le mythe demeure pourtant bien vivant, en France : redécouvert par les historiens au XIXe siècle et popularisé jusque dans la bande dessinée, Vercingétorix est notre premier héros national.

Jules César : proconsul, orateur, historien, le plus grand général romain, mort assassiné.

« Prends-les ! Je suis brave, mais tu es plus brave encore, et tu m’as vaincu. »23

VERCINGÉTORIX (vers 82-46 av. J.-C.), jetant ses armes aux pieds de sar 101-44 AV.J.-C.), fin septembre 52 av. J.-C., à Alésia. Abrégé de l’histoire romaine depuis Romulus jusqu’à Auguste, Florus.

Ces mots du vaincu rapportés par le vainqueur servent d’épilogue à la brève épopée du guerrier gaulois, affrontant le plus illustre des généraux romains : c’est la fin de la guerre des Gaules et l’achèvement de la conquête romaine.

Politicien hors pair (intelligent et ambitieux), nommé consul et proconsul. Grand général (stratège et tacticien), brillant orateur (et meneur d’hommes), ces qualités de César se retrouvent chez les deux premiers Noms de notre Histoire en citations : Napoléon et de Gaulle ! César est aussi un historien de son temps (reconnu comme tel pour sa Guerre des Gaules maintes fois rééditée), comme de Gaulle avec ses Mémoires en trois tomes (L’Appel, L’Unité, Le Salut). Le Mémorial de Sainte-Hélène est également un monument à la gloire de Napoléon (plus ou moins dicté à Las Cases).

Ces qualités, ces vocations, ces dons réunis expliquent les destins glorieux. Il faut aussi un concours de circonstances historiques, une part de chance, un tempérament hors du commun. Nous les retrouverons au fil de l’Histoire qui n’aura de talent que par ces personnages – y compris le Peuple jouant un grand rôle dans les périodes tourmentées !

Une fin tragique enrichit un beau CV : Vercingétorix vaincu au siège d’Alésia et exécuté après cinq ans de prison et d’humiliation par  César triomphant, César victime d’un complot et assassiné par son fils adoptif, Brutus.

MOYEN ÂGE

Etienne Marcel : marchand, prévôt (maire) de Paris, en guerre ouverte contre le roi.

« Ceux que nous avons tués étaient faux, mauvais et traîtres. »300

Étienne MARCEL (vers 1316-1358), 22 février 1358. Histoire de la bourgeoisie de Paris depuis son origine jusqu’à nos jours (1851), Francis Lacombe

Marchand drapier, devenu prévôt des marchands (premier maire de Paris) et quasiment maître de la ville, il se rêve peut-être roi de France. Il veut gagner la province à sa cause avec la complicité de Charles de Navarre, dit Charles le Mauvais.

Il vient de faire assassiner devant le dauphin ses deux conseillers, les maréchaux de Champagne et de Normandie. Paris acclame son prévôt : c’est la première journée révolutionnaire parisienne de l’histoire. Il mourra assassiné par Jean Maillard partisan du dauphin, le 31 juillet 1358. Le lendemain, le dauphin rentre à Paris où tous les partisans du prévôt ont été massacrés.

Étienne Marcel est l’exemple type du personnage historique jugé de façons totalement opposées : la gauche encensera cet ancêtre des révolutionnaires « plein de patriotisme », si dévoué pour son pays, jusqu’à lui faire sacrifice de « sa fortune et de sa vie », alors que la droite en fait « un émeutier, un assassin et un traître ».

Jeanne d’Arc : bergère, combattante, martyre et sainte, première héroïne nationale.

« Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie, chez nous, est née du cœur d’une femme, de sa tendresse, de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous. »349

Jules MICHELET (1798-1874), Jeanne d’Arc (1853)

Simple bergère de Domrémy, petit village de la Lorraine, ou princesse (bâtarde de sang royal), devenue chef de guerre et sainte. Le mystère nourrit la légende avec la fulgurance de cette épopée contre l’ennemi anglais. Première héroïne nationale,  la récupération politique exploite le personnage plus ou moins fidèle au modèle. Ce qui reste indiscutable, c’est sa foi avec sa devise : « Dieu premier servi ». En d’autres temps, elle serait devenue une Bernadette de Lourdes ou sainte Thérèse de Lisieux.

Jacques Cœur : homme d’affaires richissime, banquier du roi, accusé de crimes, prisonnier, évadé, croisé du pape.

« À cœur vaillant, rien d’impossible. »360

Jacques CŒUR (vers 1395-1456), sa devise. Le Grand Cœur (2012), Jean-Christophe Rufin

Devise (devenue proverbe) illustrant l’esprit d’entreprise de cet homme d’affaires tout-terrain (change, mines, métaux précieux, épices, sel, blé, draps, laine, pelleterie, orfèvrerie), banquier de Charles VII qui finança la reconquête de la Normandie en 1449.

Maître des monnaies en 1436, argentier du roi en 1440, conseiller en 1442, chargé de missions diplomatiques à Rome et à Gênes, soupçonné de malversations et crimes vrais ou supposés (et même d’avoir empoisonné Agnès Sorel, la maîtresse du roi en 1450), arrêté en 1451, il est condamné le 29 mai 1453 : confiscation de ses biens, amende de 400 000 écus et  prison. Il s’évade en 1454, se fait innocenter par le Pape Calixte III qui lui confie le commandement d’une flotte pour guerroyer contre les Turcs. Il meurt en croisade à Chio.

Son éphémère fortune symbolise la génération des nouveaux riches, issue de la guerre de Cent Ans. Mais cette vie en forme de roman d’aventures fait de lui un personnage de la proche Renaissance.

RENAISSANCE

Bayard : « chevalier sans peur et sans reproche » de François Ier, héros de Marignan, 1515.

« Bayard, mon ami, je veux aujourd’hui être fait chevalier par vos mains […]
— Sire, celui qui est couronné, loué et oint de l’huile envoyée du Ciel et est le roi du royaume, le premier fils de l’Église, est chevalier sur tous autres chevaliers. »442

FRANÇOIS Ier (1494-1547) et BAYARD (vers 1475-1524), au soir de Marignan, le 14 septembre 1515. Vie de Bayard (1525), Symphorien Champier, son premier biographe

« Chevalier sans peur et sans reproche » de la légende, Pierre du Terrail, seigneur de Bayard, s’est distingué à 20 ans en Italie, dans la « furia francese  » à Fornoue et dans toutes les guerres suivantes sous Charles VIII et Louis XII. Il lui revient l’insigne honneur d’armer chevalier le roi de France, au soir de la victoire historique de Marignan, 1515.

Rabelais : moine, médecin, savant, philosophe humaniste, romancier, créateur de mots et de personnages (Gargantua, Pantagruel).

« Guerre faite sans bonne provision d’argent n’a qu’un soupirail de vigueur. Les nerfs des batailles sont les pécunes. »465

François RABELAIS (vers 1494-1553), Gargantua (1534)

Moine et prêtre (mais libre-penseur et père de deux enfants), médecin pratiquant (mais très bon vivant), botaniste et anatomiste, voyageur et imprimeur de ses œuvres, philosophe humaniste, c’est surtout un auteur surdoué. Il crée sa langue riche en néologismes et expressions originales, avec des personnages toujours célèbres : le géant Pantagruel et deux ans plus tard, Gargantua, son géant de père. Des cinq livres de son œuvre, c’est le plus polémique : il aborde des questions sérieuses, comme la guerre. Il ridiculise le roi Picrochole, sa folie ambitieuse qui le pousse aux guerres de conquête (Charles Quint est visé) et l’oppose au bon roi Grandgousier, pacifique et prudent, conscient de ses devoirs vis-à-vis de ses sujets et animé d’une vraie fraternité chrétienne. Mais pour mener cette politique, il faut être fort, donc disposer d’une armée permanente – allusion à la politique militaire de François Ier.

On note au passage l’origine de l’expression « nerf de la guerre ». La métaphore va faire fortune dans l’histoire : les guerres sans fin recommencées sont ruineuses. Le XVIe siècle bat le record historique : 85 années de guerre en Europe, avec des effectifs croissants et des armes toujours perfectionnées.

Ronsard : poète patriote, politiquement engagé, précepteur et ami de Charles IX.

« Le Grec vanteur la Grèce vantera
Et l’Espagnol l’Espagne chantera
L’Italien les Itales fertiles,
Mais moi, François, la France aux belles villes. »388

Pierre de RONSARD (1524-1585), Hymne de France (1555-1556)

Renonçant à la carrière des armes et à la diplomatie pour cause de surdité précoce, le jeune « écuyer d’écurie » entre dans la carrière des lettres, devenant le prince des poètes, puis le poète des princes, sans être bassement courtisan. Patriote, il fait l’éloge de la France, exprimant ici un sentiment national profond.

Le danger revenu avec les guerres étrangères et civiles (guerres de Religion), c’est le poète des Discours enflammés d’une littérature engagée – longue tradition française jusqu’au XXe siècle, avec Aragon, Éluard…

Il écrit aussi un art de gouverner à l’intention du roi Charles IX, alors âgé de 12 ans. L’amitié entre les deux hommes dépassera le rôle de précepteur d’enfant royal – tenu aussi par Bossuet et Fénelon au XVIIe siècle. À la mort de son jeune ami, Ronsard quittera la cour et reviendra à la poésie amoureuse.

Michel de l’Hospital : professeur de droit, avocat, chancelier de la paix contre les guerres de Religion. 

« Qu’y a-t-il besoin de tant de bûchers et de tortures ? C’est avec les armes de la charité qu’il faut aller à tel combat. Le couteau vaut peu contre l’esprit. »500

Michel de l’HOSPITAL (vers 1504-1573), Assemblée de Fontainebleau, 21 août 1560. Nouvelle Histoire de France (1922), Albert Malet

Professeur de droit et avocat (l’un des seconds métiers les plus fréquents chez les hommes politiques à venir), il entre en politique, nommé chancelier par Catherine de Médicis qui va le maintenir sept ans à ses côtés - l’histoire est injuste en ne retenant que sa responsabilité dans le massacre de la Saint-Barthélemy.

Quand la politique de conciliation se révèlera impossible, il se retire sur ses terres à Vignay (en Île-de-France). Refusant la violence, il ouvre les portes de son château à une foule survoltée. Assiégé par des catholiques fanatiques, il manque d’être une des victimes de la Saint-Barthélemy qui dégénère en nouvelle guerre civile : « Périsse le souvenir de ce jour ! » Cité dans ses Œuvres complètes, comme un « cri de honte et de douleur que tous les vrais Français répétèrent ».

Montaigne : magistrat, maire de Bordeaux, conseiller royal, auteur des Essais.

« Le plus âpre et difficile métier du monde, à mon gré, c’est faire dignement le Roi. »398

Michel de MONTAIGNE (1533-1592), Les Essais (1580, première édition)

Magistrat, membre du Parlement de Bordeaux et maire de cette ville, loin des poètes courtisans ou des écrivains engagés de son temps, il parle en humaniste et philosophe, sage et souvent sceptique, libre et indépendant de pensée, écrivant aussi : « Nous devons la sujétion et l’obéissance également à tous rois, car elle regarde leur office ; mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. » Et encore : « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul. » Au siècle des Lumières, Voltaire prisera fort cette pensée de Montaigne.

Montaigne refusera le poste de ministre que deux rois lui offrent – Henri III et Henri IV. Il mène quand même une action politique et surtout diplomatique, avec toute la sagesse de l’auteur des Essais – l’œuvre maîtresse de sa vie, abordant tous les sujets et créant un genre qui fera école en France et dans le monde.

NAISSANCE DE LA MONARCHIE ABSOLUE

Sully : militaire, ministre à divers postes d’Henri IV, sage conseiller, mais impopulaire.

« Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée et les vrais mines et trésors du Pérou. »649

Duc de SULLY (1560-1641), Économie royale (1594-1597), Mémoires (tome III) publiés de 1638 à 1662

Militaire, compagnon de guerre du futur Henri IV,  il devient son ministre-conseiller principal, nommé  successivement surintendant des finances, grand voyer (responsable des voies publiques) de France, surintendant des fortifications et des bâtiments, grand maître de l’artillerie - à la fois ministre des Finances, des Travaux publics et de la Guerre. Au tournant du siècle, il peut enfin entreprendre de réorganiser l’agriculture française, établir un programme de routes, ponts et canaux.

Le roi récompense sa fidélité de toujours, sa sagesse politique et reconnaît ses talents de gestionnaire et d’administrateur grâce auxquels il fait honnêtement fortune – l’homme est pourtant peu sympathique et le ministre impopulaire, à l’opposé du roi. C’est aussi lui qui, bien que protestant, conseille au roi de se convertir dans une France très majoritairement catholique : « La couronne vaut bien une messe ».

Richelieu : militaire contrarié, prêtre sans vocation, bon évêque, grand ministre indispensable au roi.

« Qui a la force a souvent la raison, en matière d’État. »685

Cardinal de RICHELIEU (1585-1642), Testament politique

Armand Jean du Plessis de Richelieu, dit le cardinal de Richelieu, cardinal-duc de Richelieu et duc de Fronsac, se destinait au métier des armes. Il est contraint d’entrer dans les ordres pour conserver à sa famille le bénéfice d’un évêché.  Prêtre sans vocation, mais homme de devoir, nommé évêque de Luçon en 1606 par Henri IV, élu député du clergé poitevin aux états généraux de Paris, il se met au service de la reine-mère et régente Marie de Médicis, pour être bientôt nommé grand aumônier auprès de la jeune reine Anne d’Autriche et secrétaire d’État des Affaires étrangères, avec entrée et séance au Conseil du roi.

Après une brève disgrâce (liée à celle de Marie de Médicis), il regagne la confiance de Louis XIII et devient son « principal ministre ». Luttant pour renforcer le pouvoir royal et impopulaire de son temps, travailleur acharné, ambitieux déclaré, redoutant les faiblesses du roi qui peut le congédier du jour au lendemain, mais qui a l’intelligence de garder toute sa vie auprès de lui ce grand serviteur de l’État comblé d’honneurs et d’argent, c’est l’un des fondateurs de l’État moderne en France, admiré par de Gaulle. Pour une vocation contrariée, c’est l’exemple d’une réussite historique !

Corneille : avocat sans éloquence, passionné de théâtre, protégé de Richelieu, lancé par Le Cid en 1637.

« Qu’on parle mal ou bien du fameux cardinal
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien. »737

Pierre CORNEILLE (1606-1684), Poésies diverses (posthume)

Élève des jésuites au lycée de Rouen qui porte aujourd’hui son nom, il se passionne pour l’éloquence des stoïciens latins et pour la pratique théâtrale aux vertus pédagogiques. Mais comme tous les membres de la famille, il fait son droit et  devient avocat au Parlement de Rouen. Timide et manquant d’éloquence, il renonce à plaider, gardant ce métier alimentaire pour sa famille et ses enfants. Il se lance dans l’écriture théâtrale. Après quelques comédies, c’est la gloire à 30 ans pour le plus célèbre protégé de Richelieu. Le Cid est joué, fin décembre 1636, dans le théâtre privé du cardinal (près de 1 000 places pour les invités) et en janvier 1637, au théâtre du Marais ouvert pour cette pièce. Ce qui explique l’une et l’autre date données pour sa création, selon les sources ! Autre précision : c’est une tragi-comédie.

Mais Richelieu ne lui pardonne pas son refus de participer à une société de cinq auteurs chargés de composer des pièces sur ses idées. Le cardinal forme une cabale et l’Académie française accable le jeune poète de critiques jalouses et de propos pédants. La « querelle du Cid » va émouvoir Paris, toute l’année 1637. Corneille en souffre, mais il est lancé…

Auteur le plus célèbre de son temps, après le triomphe de ses trois récentes tragédies (Horace, Cinna, Polyeucte), il compose ce quatrain à la mort de Richelieu : il se rappelle la protection dont il a bénéficié, mais il ne peut oublier la méchante cabale montée contre lui.
Le mécénat artistique, devenu véritable politique culturelle, va encourager les créateurs dans tous les domaines : lettres, théâtre, musique, peinture, architecture. L’art classique nait à cette époque, contribuant au rayonnement de la France en Europe. Il va s’épanouir plus encore au siècle de Louis XIV.

Pascal : surdoué, mathématicien, physicien, inventeur, théologien torturé, janséniste, auteur des Pensées.

« Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. »827

Blaise PASCAL (1623-1662), Discours sur la condition des grands (1670)

Le surdoué du siècle (mort à 39 ans) fréquenta les salons et les libertins pendant une brève période mondaine, mais surtout les savants et les jansénistes de Port-Royal.

Enfant précoce, éduqué par son père, ses premiers travaux concernent les sciences naturelles et appliquées. Il sera tout à la fois mathématicien, physicien, inventeur (avec la pascaline, première machine à calculer), philosophe, moraliste et théologien. Considéré comme le précurseur de l’existentialisme (développé par Kierkegaard, Heidegger et Sartre), il exprime la misère de l’homme privé de Dieu dans ses Pensées. Mais l’homme peut s’ancrer spirituellement en Dieu s’il le veut, en faisant le pari de Son existence.

Pascal entretient une relation complexe avec l’Abbaye de Port-Royal et le jansénisme (tout comme Racine), contre la religion dominante des jésuites (et des dominicains). C’est l’objet de ses Provinciales, dix-huit lettres qui eurent une influence considérable et choquèrent à la fois le roi Louis XIV et le pape Alexandre VII, d’où condamnation et véritable guerre de religion dont on imagine mal la violence – jusqu’à l’expulsion et le martyr des sœurs de Port-Royal dont fit partie Jacqueline Pascal, très influente sur la pensée de son frère.

Descartes : mathématicien, physicien, philosophe, son Discours de la méthode révolutionne la pensée.

« Je pense, donc je suis. »722

René DESCARTES (1596-1650), Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la dioptrique, les météores et la géométrie, qui sont des essais de cette méthode (1637)

Événement majeur devenu fait de société, le titre est à lui seul une citation et tout un programme. La formule lapidaire, restée célèbre, va déclencher des polémiques qui finiront par la mise à l’Index des œuvres de Descartes, après sa mort.

Élève des Jésuites remarqué pour ses dons intellectuels et sa santé fragile, il obtient son baccalauréat et sa licence en droit civil et canonique à l’université de Poitiers. Après ses études, il part vivre à Paris et s’isole deux ans pour mieux étudier. Il s’engage ensuite à l’école de guerre du prince d’Orange (en Hollande), puis dans l’armée du duc Maximilien de Bavière. Cette parenthèse militaire est l’occasion de rencontres et de diverses révélations. Il voyage encore et toujours pour mieux s’isoler, écrire, penser, être.

Philosophe, mathématicien et physicien, scientifique tout terrain, l’auteur s’est prudemment réfugié dans la protestante et bourgeoise Hollande pour poursuivre son œuvre. La condamnation par le Saint-Office de Galilée coupable d’avoir affirmé, contre la Bible, que la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse n’est pas si lointaine (1633). Descartes a d’autres audaces : il faut vérifier par le raisonnement toutes les idées ou vérités reçues. C’est l’essentiel de sa méthode. Mais c’est une rupture avec tout ce qui est enseigné dans les universités. Le cartésianisme aura des vertus déstabilisantes et des conséquences scientifiques que l’auteur ne soupçonnait pas !

À la fin de sa vie, il accepte l’invitation de la reine Christine de Suède à Stockholm, devenant son précepteur (voire son amant). La rigueur du climat a raison de sa santé, il meurt avant d’avoir le temps de rentrer à Paris. Beaucoup de mystères sur cette vie et cette mort (empoisonnement à l’arsenic).

Mazarin : Premier ministre initiant Louis XIV au métier de roi, réussite sociale et impopularité records.

« Qu’ils chantent, pourvu qu’ils paient. »759

MAZARIN (1602-1661). Dictionnaire de français Larousse, au mot « payer »

Italien né Mazarini, entré au Collège romain des jésuites, attiré très jeune par le jeu, les femmes et une carrière artistique. Mais il doit gagner sa vie pour aider sa famille et devient diplomate au service du pape Urbain VIII. Richelieu en mission remarque ce surdoué par ailleurs si habile à charmer, il le fait venir en France. Promu cardinal sans même être prêtre, il gagne la confiance de Louis XIII. À sa mort, la reine-régente Anne d’Autriche le nomme Premier ministre, il initie parfaitement bien Louis XIV à son métier de roi et garde son poste jusqu’au terme de sa vie.

C’est l’une des ascensions sociales les plus extraordinaires de l’Ancien Régime, avec une fortune inestimable en tableaux de maîtres et collections de livres – il fait don à l’État de la Mazarine, première bibliothèque ouverte au public dès 1643, bâtie dans l’aile gauche du palais de l’Institut, édifié à ses frais.

C’est aussi l’un des ministres les plus impopulaires de l’histoire : un impôt de plus, des relations supposées avec la reine, une Fronde de cinq ans, véritable guerre civile où il est menacé de mort, tout est occasion de mazarinade (pamphlet), mais Mazarin se moque de ces chansons et de ceux qui les chantent, pourvu qu’ils paient et la Révolution est reportée à 1789.

Le Grand Condé : fils de grande famille, Frondeur politique, militaire surdoué au service de Louis XIV.

« Je suis d’une naissance à laquelle la conduite des Balafrés ne convient pas. »783

Louis II de Bourbon-Condé, dit le Grand CONDÉ (1621-1686) à de Retz. Histoire des princes de Condé pendant les XVIe et XVIIe siècles (1863), Henri d’Orléans, duc d’Aumale

Quatrième prince de Condé, duc de Bourbon, duc d’Enghien, duc de Montmorency, duc de Châteauroux, duc de Bellegarde, duc de Fronsac, gouverneur du Berry, comte de Sancerre, comte de Charolais et pair de France, ce premier prince du sang a l’un des plus longs « CV » de l’histoire avec une belle série de victoires à son actif au siècle de Louis XIV. Mais c’est aussi l’un des meneurs de la Fronde des princes avec Turenne.

Turenne : même CV que Condé, mort au combat à 63 ans, porté à la basilique St Denis comme les rois.

« Quand un général prétend n’avoir jamais fait de fautes, il me persuade qu’il n’a jamais fait la guerre longtemps. »768

TURENNE (1611-1675). Le Sottisier (posthume, 1880), Voltaire

Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal de France, sera de toutes les guerres sous Louis XIV avant de trouver la mort en héros à la bataille de Sasbach (en Allemagne), à 64 ans.

Le jeune vicomte s’est fait remarquer un demi-siècle avant dans la Guerre de Trente ans. À 14 ans, il lève un régiment d’infanterie qui porte son nom dans l’armée hollandaise sous les ordres de son oncle, le stathouder Frédéric-Henri d’Orange-Nassau qui lui offre un commandement en 1626.

En 1630, il choisit de passer au service, plus prestigieux, de la France. Après sa Fronde, il alternera défaites et victoires éclatantes. Louis XIV lui accordera l’honneur posthume d’être enseveli à la basilique Saint-Denis avec les rois de France, comme seul le connétable Du Guesclin, sauveur du royaume, l’avait été au Moyen Âge.

Cardinal de Retz : prélat sans vocation, conspirateur impénitent, mémorialiste né.

« Richelieu avait foudroyé plutôt que gouverné les humains. »690

Cardinal de RETZ (1613-1679), Mémoires (1671-1675), Cardinal de Retz (1613-1679)

Talentueux mémorialiste, mais piètre politicien, il s’opposera surtout à Mazarin. Il se vante pourtant d’avoir voulu assassiner l’autre cardinal, Richelieu.

Paul de Gondi, prélat sans vocation ecclésiastique et incapable de respecter le vœu de chasteté, se rêve chef de guerre et joue de ses relations haut placées pour se retrouver chef de parti aux grandes ambitions politiques sous la Fronde, multipliant les conspirations et mêlé à tous les complots de l’époque : « Cet homme singulier est le premier évêque en France qui ait fait une guerre civile sans avoir la religion pour prétexte », dira Voltaire.

Prisonnier, puis exilé, il se réfugie dans ses propriétés, voyage en Europe, peut enfin regagner Paris dix ans avant sa mort et continue de se mêler de politique (étrangère). L’incorrigible frondeur reste connu pour ses Mémoires posthumes, un genre littéraire qui engendrera des chefs d’œuvre valant souvent sources historiques.

SIÈCLE DE LOUIS XIV

Fouquet : surintendant des Finances, mécène trop fortuné, sa chute marque le début du règne (1661).

« Quo non ascendet ? » « Jusqu’où ne montera-t-il pas ? »858

Nicolas FOUQUET (1615-1680), sa devise figurant dans ses armes, sous un écureuil

Il monta si haut que le roi ne put le tolérer. Fils d’un conseiller au Parlement, vicomte de Vaux, enrichi par le commerce avec le Canada, Nicolas Fouquet achète la charge de procureur général au Parlement de Paris, devient ami de Mazarin et nommé surintendant des Finances pour sa fidélité dans la Fronde. Il s’enrichit encore, se paie le marquisat de Belle-Isle (acheté au cardinal de Retz), y établit une force militaire personnelle et des fortifications. Au château de Vaux qu’il fait construire, c’est le mécène des plus prestigieux artistes du temps : La Fontaine, Molière, Poussin, Le Vau, Le Brun.

L’ambitieux Colbert qui brigue sa place apporte la preuve qu’une telle fortune fut acquise au prix de graves malversations. Invité à une fête somptueuse à Vaux, le 5 septembre 1661, Louis XIV fait arrêter son surintendant – et supprime le poste. Coup de théâtre ! C’est le premier acte d’autorité du règne.

Condamné au bannissement et à la confiscation de ses biens, le roi commutera cette peine en détention perpétuelle. Enfermé dans la forteresse de Pignerol, Fouquet y mourra après seize ans d’une réclusion rigoureuse. C’est l’un des possibles « Masque de fer ». Fouquet reste l’exemple historique d’un destin fracassé.

Colbert : grand commis de l’État cumulant les ministères, Louis XIV lui doit une part de sa grandeur.

« Si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme, je serais sauvé dix fois. »891

Jean-Baptiste COLBERT (1619-1683), sur son lit de mort, parlant de Louis XIV, début septembre 1683. Mot de la fin. Histoire de la vie et de l’administration de Colbert (1846), Pierre Clément

Élève des jésuites, formé au droit et à l’économie, il travaille dans la banque et le notariat. Il gère durant dix ans l’immense fortune de Mazarin qui le recommande à Louis XIV. Ce grand commis de l’État (haut fonctionnaire) accomplit une tâche surhumaine, cumulant peu à peu les postes d’intendant des Finances, contrôleur général, surintendant des Bâtiments, Arts et Manufactures, secrétaire à la Maison du roi et à la Marine – il est partout, sauf au ministère de la Guerre et aux Affaires étrangères, chasse gardée de son ennemi Louvois et du clan Tellier.

Colbert dirige et réglemente l’économie, réorganise l’administration, gére les « affaires culturelles », encourage le commerce défini comme « une guerre d’argent » et enrichit le pays au nom d’un mercantilisme qui fait loi – le « colbertisme ». Louis XIV lui doit, autant que la France, une part de cette grandeur dont il est si fier. À son passif, le Code noir qu’il prépare en tant que ministre de la Marine et qui réglemente l’esclavage dans les colonies – mais au Grand siècle, cela ne choquait personne. Il faudra attendre le siècle des Lumières et la Révolution.

La Fontaine : maître des eaux et Forêts, habile courtisan, ses Fables donnent la parole aux animaux.

« Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »842

Jean de LA FONTAINE (1621-1695), Fables, Les Animaux malades de la peste (1678)

La Fontaine se sert « d’animaux pour instruire les hommes », mais aussi pour faire une satire de son époque, comme Molière et La Bruyère. Il plagie avec génie les fables d’Ésope, poète grec – mais le plagiat se pratique couramment, le droit d’auteur n’étant pas réglementé. Molière fera de même avec son Dom Juan, inspiré de l’Espagnol Tirso de Molina

Né bourgeois, auteur à qui sa charge de « maître des Eaux et Forêts » laisse bien des loisirs pour fréquenter les salons, lire les Modernes, leur préférer d’ailleurs les Anciens, écrire enfin (Fables et Contes). Ce poète présumé paresseux accumule les brouillons et se fait aussi moraliste, dramaturge, librettiste, romancier. Fouquet est son mécène et à la chute du surintendant (1661), La Fontaine trouve d’autres riches protecteurs (et surtout protectrices, duchesse d’Orléans, Mme de la Sablière, Marie-Anne Mancini, etc.). Courtisan, il est cependant épris de liberté et fort habile à la gérer, tout en ménageant son confort.

Molière : auteur, acteur, chef de troupe, génie de la comédie, protégé par le roi.

« Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. »822

MOLIÈRE (1622-1673), La Critique de l’École des femmes (1663)

Fils du Tapissier du roi (poste important), Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, est un homme de théâtre total : auteur, acteur, chef de troupe (en province où il apprend son métier, avant de revenir s’imposer à Paris après quelques échecs et un jour de prison pour dettes), metteur en scène (même si le métier n’existe pas encore). Le théâtre est sa passion exclusive, à la scène comme à la ville. Tous ses amis sont comédiens et il épouse une comédienne.

Il ne peut vivre et s’exprimer qu’avec la protection du roi : contre les dévots, les bourgeois, les parvenus, les pédants, les précieuses. Il reste à ce jour l’auteur dramatique français le plus aimé, le plus joué au monde pour sa peinture de caractères très datés, mais toujours humains : Les Précieuses ridicules, L’École des femmes, Dom Juan ou le Festin de Pierre, Le Misanthrope, Amphitryon, L’Avare, Le Tartuffe, Les Fourberies de Scapin, Le Bourgeois gentilhomme, Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire. Il a produit aussi des comédies-ballets, grands spectacles musicaux fort prisés du roi et de la cour, avec à l’affiche Corneille et Lully.

Auteur (et acteur) de comédies, il ajoute : « C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. » Il mourra à 51 ans au sortir de scène, malade de tuberculose, épuisé par le travail, jalousé par ses rivaux, trompé par Racine et Lully plus courtisans que lui, harcelé par les cabales et les rumeurs - le plagiat et l’inceste, ayant épousé Armande, la fille de sa grande amie comédienne Madeleine Béjart. Au XXe siècle, il fut même « sérieusement » soupçonne de ne pas avoir écrit ses œuvres qui seraient du vieux Corneille, passé de mode !

Racine : courtisan et historiographe du roi, créateur et génie de la tragédie classique.

« Elle est digne de lui comme il est digne d’elle.
Des Reines et des Rois, chacun est le plus grand.
Et jamais conquête si belle
Ne mérita les vœux d’un si grand conquérant. »804

Jean RACINE (1639-1699), La Nymphe de la Seine (1660)

Le mariage entre Louis XIV et Marie-Thérèse est célébré le 6 juin 1660, avant l’entrée triomphale à Paris le 26 août. Le poète qui fait la louange des jeunes époux exprime l’admiration et même la vénération des Français pour leur roi, image de Dieu sur Terre, par ailleurs fort bel homme et attendu comme un nouveau héros de leur histoire. Mais Racine s’exprime aussi en courtisan, très différent de son confrère et rival Molière.

Génie inégalé de la tragédie classique, il va enchaîner les chefs d’œuvre pendant dix ans : après La Thébaïde créée sans succès par la troupe de Molière (plus doué pour la comédie), il réussit sa deuxième œuvre (Alexandre le Grand) et atteint ensuite la perfection chaque année avec Andromaque, Britannicus, Bérénice, Bajazet, Iphigénie. Il cesse d’écrire en 1677 après l’échec de Phèdre (dû à une cabale) et devient historiographe du roi (avec Boileau), place enviable et mieux payée qui comble ses ambitions… Il reviendra au théâtre à la demande de Mme de Maintenon : deux tragédies bibliques (Esther et Athalie) destinées aux élèves de la Maison Royale de Saint-Louis, pensionnat pour jeunes filles à Saint-Cyr.

Élu à l’Académie française en 1672, anobli deux ans plus tard, Racine entretient avec Port-Royal et le jansénisme des liens complexes et toujours commentés, comme Pascal qu’il a bien connu.

Boileau : bourgeois carriériste, théoricien de la littérature, poète, traducteur, polémiste et historiographe du roi.

« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »821

Nicolas BOILEAU (1636-1711), L’Art poétique (1674)

Codificateur des lettres, virtuose du mot juste et doué d’un regard critique exceptionnel, le « Législateur du Parnasse » définit avec cette règle des trois unités la tragédie classique, genre né et mort au XVIIe siècle (si l’on oublie les mauvaises copies à suivre, même signées Voltaire), porté à la perfection par le jeune Racine, supplantant le vieux Corneille.

Fils d’un commis au greffe du parlement, Boileau appartient à cette bourgeoisie des offices, cultivée et traditionaliste, d’où sont issus la plupart des écrivains de profession au siècle de Louis XIV : avec l’appui d’un protecteur, l’entrée chez les Grands, la faveur du roi, une charge à la Cour, le fauteuil à l’Académie, pour une réussite qui se paie d’une évidente dépendance. Boileau cumule les emplois de poète, traducteur, polémiste, théoricien de la littérature et historiographe du roi (en même temps que Racine).

Auteur des Satires, des Épitres et de l’Art poétique qu’on ne lit plus guère, il lui reste un grand mérite : il a très tôt distingué le génie de Molière et de Racine et les a défendus contre d’habiles imitateurs. Il a aussi rappelé la grandeur de Corneille, évincé par le jeune Racine.

Notons que tous les arts vont s’épanouir en cette seconde moitié du siècle. Dans une Europe encore baroque, c’est le triomphe du classicisme français. C’est également – fait unique dans notre histoire – la réussite d’un art officiel et strictement censuré, dirigé, pensionné, administré, voulu par le roi. Napoléon, autre souverain absolu, n’aura pas cette chance et le déplorera ouvertement.

La Bruyère : avocat promu précepteur et secrétaire bien placé, lancé par ses Caractères pris sur le vif à la cour.

« Pressez-les, tordez-les, [les courtisans] dégouttent l’orgueil, l’arrogance, la présomption. »825

Jean de la BRUYÈRE (1645-1696), Les Caractères (1688)

Bourgeois parisien, avocat à qui sa charge laisse des loisirs, introduit dans la maison des Condé par Bossuet comme précepteur, puis secrétaire du duc de Bourbon (petit-fils du Grand Condé), La Bruyère vit là une « domesticité » honorable, mais mal supportée.
La cour est un bon terrain d’observation pour ce moraliste et fournit un savoureux chapitre à ses Caractères : publiés anonymement par prudence, leur immense succès sera suivi de nombreuses éditions augmentées – c’est la revanche du talent et de l’esprit sur la naissance et la fortune !

Mme de Montespan : dame d’honneur de la reine, devenue favorite en titre et mécène éclairée.

« L’éloge le plus flatteur qu’on puisse faire à une femme, c’est de dire beaucoup de mal de sa rivale. »

Mme de MONTESPAN (1640-1707), citation reprise par Delphine de Girardin (épouse du célèbre journaliste Émile de Girardin) dans ses Lettres parisiennes, 24 mai 1837

Née Françoise de Rochechouart de Mortemart, elle épouse le marquis de Montespan et gardera le nom et le titre. Elle se baptise Athénaïs, jouant avec talent la précieuse pas du tout ridicule, dans les salons du Marais où elle aime briller. Son mari s’étant ruiné, elle use de ses relations pour devenir dame d’honneur de la reine Marie-Thérèse, puis amie et confidente de sa future rivale, Mme de Maintenon. Le « grand monde » est petit et tout le monde connaît tout le monde, pour en dire du bien ou du mal. La suite de l’histoire le prouve.

Elle rencontre le roi qui n’a d’yeux que pour sa maîtresse, Louise de la Vallière dont elle devient la confidente. Le roi la remarque : elle a tout pour plaire, l’esprit et la beauté, la nouveauté, une manière de dire du mal des gens, mais sans méchanceté, juste pour s’amuser et amuser le roi. Grand amoureux, il s’éprend de cette nouvelle maîtresse, le mari apprend la vérité, va faire scandale à la cour. Le cocu le plus célèbre de France se retrouve exilé sur ses terres en Gascogne. La Vallière souffre discrètement de cette rivale, devenue le « paravent » des nouvelles amours royales… et la risée de la cour. Elle finira par quitter la place et entre au couvent des Carmélites.

En 1674, la Montespan devient favorite en titre, exposée à tous les regards, cible de toutes les jalousies. Elle donnera sept enfants au roi, dont six légitimés. Mais elle redoute les filles d’honneur de la reine, chacune étant une rivale en puissance… Elle fait supprimer le poste.

La Montespan règne sur le roi pendant dix ans : c’est la plus belle époque du Roi-Soleil qui offre à Athénaïs tout ce dont une femme peut rêver, diamants, châteaux, honneurs. Mécène éclairée à la grande époque du mécénat royal, elle protège personnellement La Fontaine, Molière, Lully, Quinault (son librettiste). La « Sultane reine » sera la plus grande favorite de l’histoire en cette décennie magnifique, exerçant ses talents à l’époque où la monarchie absolue culmine.

La Maintenon : veuve d’un poète ruiné, gouvernante des bâtards royaux, épouse morganatique du roi.

« Dieu se sert de tous les moyens. »899

Mme de MAINTENON (1635-1719). Histoire de Madame de Maintenon et des principaux événements du règne de Louis XIV (1849), duc Paul de Noailles

Autre version : « Dieu se sert de toutes voies pour ramener à lui les hérétiques. » Ainsi et au nom de la foi, elle se résigne à la brutalité des dragonnades contre les protestants, notamment les enfants systématiquement enlevés à leurs parents. Ironie de l’histoire, Mme de Maintenon – née Françoise d’Aubigné – est petite-fille du protestant Agrippa d’Aubigné qui s’est battu pour sa religion, déplorant que l’édit de Nantes signé par Henri IV ne fît pas la part assez belle aux réformés !

Veuve du poète Scarron épousé à 16 ans et de vingt-cinq ans son aîné, paralysé mais tenant salon, elle s’est fait des relations, devenant gouvernante des enfants du roi et de Mme de Montespan. La gouvernante va supplanter la maîtresse : après la mort de sa femme la reine Marie-Thérèse (30 juillet 1683), le roi écoutera son cœur plutôt que son ministre préféré, Louvois qui trouve ce mariage indigne. Il épouse secrètement Mme de Maintenon qui ne pardonnera jamais à Louvois, disgracié sur son intervention, après la chute de Mayence (1689). Son influence politique sur le roi est toujours débattue par les historiens. En tout cas, il renonce aux maîtresses et revient à la stricte religion. Sous le « règne de Madame de Maintenant » devenue très impopulaire, la cour de France jadis si brillante devient austère.

Bossuet : historien, philosophe, théologien, évêque de Meaux, ses Oraisons funèbres marquent l’histoire.

« Il n’y a jamais rien à ajouter à la Religion, parce que c’est un ouvrage divin qui a d’abord la perfection […] Les hérésies n’ont jamais été que des opinions particulières, puisqu’elles ont commencé par cinq ou six hommes. »844

BOSSUET (1627-1704), Six Avertissements aux protestants (1689-1691)

L’évêque de Meaux, véritable chef de l’Église en France, pousse très loin la doctrine de la monarchie absolue et de droit divin. Mais il exprime l’opinion de l’immense majorité des Français et des Européens de l’époque : le roi est l’image de Dieu sur Terre et de sa toute-puissance.

Orateur surdoué devenu avocat de la cause chrétienne, il prononce à 16 ans son premier sermon, reçoit la prêtrise à 25 ans, prêche à la Cour l’Avent de 1661 et le Carême de 1662. Nommé évêque de Condom en 1669 et précepteur du Dauphin en 1670, élu à l’Académie française en 1671, évêque de Meaux en 1679, premier aumônier de la Dauphine en 1680, conseiller d’État en 1697 et premier aumônier de la duchesse de Bourgogne en 1698. Prestigieux CV dans le genre. Mais « l’Aigle de Meaux » cumule d’autres talents, son œuvre faisant quelque 20 tomes.

Historien, philosophe cartésien, théologien passionné autant que partisan et partial, gallican défenseur de l’unité de l’Église de France, il lutte contre l’hérésie : le protestantisme, le quiétisme… et les jansénistes. Prédicateur de la cour, il fait des sermons par centaines avec une éloquence incantatoire dont Malraux, ministre de la Culture, retrouvera les accents et le lyrisme, trois siècles après.

Il reste surtout comme l’auteur d’Oraisons funèbres : l’éloge d’Henriette d’Angleterre, Madame, femme de Monsieur (frère du roi), morte à 26 ans, est un modèle du genre en 1670 : « Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte. » Citons aussi en 1686 l’hommage rendu au Grand  Condé avec allusion à la bataille de Rocroi : « Un Prince qui a honoré la Maison de France, tout le nom français, son siècle, et pour ainsi dire l’humanité tout entière… Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort ? »

Fénelon : précepteur et auteur du Télémaque, exilé dans son évêché de Cambrai pour excès d’audace.

« Il faut être toujours prêt à faire la guerre, pour n’être jamais réduit au malheur de la faire. »921

FÉNELON (1651-1715), Les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse (1699)

Ce traité d’éducation paraît quand Fénelon a fini son rôle de précepteur auprès de Louis de France, duc de Bourgogne et fils du Grand Dauphin. Mme de Maintenon l’avait recommandé au roi, quand il était son conseiller spirituel. Il s’applique à insuffler au petit-fils de Louis XIV, enfant de sept ans, toutes les vertus d’un prince et d’un chrétien. Mission accomplie, Fénelon est nommé archevêque de Cambrai. Mais la disgrâce est proche.

Le quiétisme, doctrine mystique du « pur amour », prône une contemplation passive au détriment de la pratique religieuse : l’âme imprégnée de Dieu, en état de « quiétude » et d’oraison, ne saurait pécher, même si le corps semble enfreindre les commandements. Cette hérésie venue d’Espagne est soutenue par Fénelon séduit par cet amour désintéressé de Dieu et Mme de Maintenon est tentée. Bossuet craint que cette doctrine ne détourne les croyants de la pratique religieuse et des dogmes, pour aboutir au déisme. En vertu de quoi il condamne l’hérésie dans sa Relation sur le quiétisme (1698). Fénelon réplique et les deux prélats jadis amis s’opposent publiquement. L’Aigle de Meaux l’emporte sur le Cygne de Cambrai, le pape condamne Fénelon dont Louis XIV précipite la disgrâce.

Contre la volonté de l’auteur, des copies du Télémaque circulent, avant une publication d’abord anonyme. La critique du règne autoritaire et belliciste frappe l’opinion. Ces vues politiques hardies vont déplaire au roi et achever de discréditer Fénelon à ses yeux. C’est l’écho d’un courant pacifiste nouveau qui annonce les philosophes des Lumières. Exilé dans son diocèse, l’archevêque de Cambrai prêche et pratique si généreusement la charité qu’il se ruinera pour les pauvres.

À la mort du duc de Bourgogne (1712), Louis XIV fit brûler tous ses écrits trouvés dans les papiers du prince. Mais le Télémaque sera l’un des livres les plus lus par les jeunes, jusqu’au XXe siècle. Revanche posthume de Fénelon.

SIÈCLE DES LUMIÈRES

Marie Leczinska : reine plus soumise que les autres et toujours amoureuse de Louis XV le Bien Aimé.

« Toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher. »1106

Marie LECZINSKA (1703-1768), en 1737. Les Rois qui ont fait la France, Louis XV le Bien-Aimé (1982), Georges Bordonove

Le mot, souvent cité, est sans doute apocryphe – femme très réservée, princesse bien éduquée, elle n’a pu dire cela. Mais la reine a dû le penser. En dix ans de mariage, elle donne dix enfants au roi (dont sept filles). La dernière grossesse est difficile, sa santé s’en ressent, elle doit se refuser à son époux sans lui dire la raison, il s’en offusque et s’éloigne d’elle.

Elle perd toute séduction, se couvre de fichus, châles et mantelets pour lutter contre sa frilosité. Toujours amoureuse, elle sera malheureuse et l’une des reines les plus ouvertement trompées par un roi qui l’aima beaucoup au début, avant de multiplier les aventures et d’afficher ses deux favorites, la Pompadour et la du Barry.

Reste à la reine le privilège et le devoir d’assurer la succession à une époque où la mortalité infantile est importante : « toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher. » 

La Pompadour : détestée du peuple et de la cour, mécène et influente, favorite morte à la tâche.

« Ci-gît qui fut vingt ans pucelle
Sept ans catin et huit ans maquerelle. »1175

Épitaphe satirique de la marquise de Pompadour. Histoire(s) du Paris libertin (2003), Marc Lemonier, Alexandre Dupouy

La mode est aux épitaphes satiriques et on ne va pas rater cette ultime occasion de brocarder l’une des favorites les plus détestées dans l’histoire. Mais c’est un méchant résumé de sa vie.

Au couvent des Ursulines de Poissy où elle fut placée à cinq ans et malheureuse de se croire abandonnée par ses parents, on la surnommait gentiment « Reinette », petite reine. Très jeune, son esprit et sa beauté la font remarquer dans les salons littéraires (chez Mme du Tencin et Mme Geoffrin). Relations aidant, elle rencontre le roi, déguisée en Diane Chasseresse lors d’un bal masqué où Louis XV la remarque. Dès que l’intérêt du roi se confirme, la cour parle en bien ou en mal de « Pompon » et « Pomponette » - bientôt portées sur la scène théâtrale. 

« Elle avait le grand art de distraire l’homme du royaume le plus difficile à amuser » dit le comte de Cheverny dans ses Mémoires. La vie de favorite royale, surtout sous le règne de Louis XV maladivement mélancolique, est un métier ingrat, malgré les apparences. Il faut être perpétuellement en représentation, souriante, séduisante, esclave. L’amour avec le roi faisant place à l’amitié après 1750, la marquise lui fournit de très jeunes personnes logées dans un quartier de Versailles : le Parc-aux-Cerfs. On a beaucoup fantasmé sur ce lieu de débauche, il s’agit surtout de rumeurs.

L’impopularité, la haine de la cour, les cabales incessantes épuisent la Pompadour. Elle écrit à son frère en 1750 : « Excepté le bonheur d’être avec le roi qui assurément me console de tout, le reste n’est qu’un tissu de méchancetés, de platitudes, enfin de toutes les misères dont les pauvres humains sont capables. » Le peuple déteste cette fille de financier, née Jeanne Antoinette Poisson, femme d’un fermier général, bourgeoise dans l’âme et dépensière, habituée des salons littéraires à la mode, influente en politique, distribuant les faveurs, plaçant ses amis, le plus souvent de qualité comme de Bernis, Choiseul – mais Soubise, maréchal de France, se révélera peu glorieux.

Montesquieu : magistrat fortuné, premier philosophe des Lumières, homme et auteur heureux.

« L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté. »1001

MONTESQUIEU (1689-1755), Cahiers (posthume)

Montesquieu, premier philosophe des Lumières, penseur politique pas du tout révolutionnaire, est avant tout un homme heureux à l’image de son siècle.

Paisible magistrat qui écrit d’abord pour se distraire, il se libère de sa charge parlementaire et sans aucun problème d’argent, peut se consacrer à des travaux qui trouvent le public espéré. Succès public des Lettres Persanes (1721), genre à la mode qui précède nombre de romans épistolaires. Publié anonymement par prudence, il fait bientôt la réputation de l’heureux auteur.

Il voyage ensuite en Europe, séjourne en Angleterre et observe la monarchie constitutionnelle qui va tant séduire Voltaire. De retour en son château de La Brède (Gironde), il se consacré à son Esprit des Lois, grande œuvre de sa vie vers quoi convergent toutes les autres. Le livre paraît en octobre 1748 à Genève : succès considérable, 22 éditions en un an et demi ! « C’est de l’esprit sur les lois », dit Mme du Deffand – ce n’est qu’un mot et il est injuste. Montesquieu crée une science des lois : il cherche leur « âme », discerne un ordre, une raison et s’efforce de comprendre.

Démarche parfois mal comprise : expliquer l’esclavage, le despotisme, les lois qui les instaurent, ce n’est pas les justifier pour autant. Montesquieu dit seulement ce qui est, avant de dire ce qui devrait être. Mais l’auteur reste pour l’essentiel : le principe de la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), fondement théorique des Républiques à venir.

Voltaire : incarnation du siècle, auteur « multimédia », homme d’affaires et courtisan, philosophe engagé,  panthéonisé par la Révolution.

« J’ai fait un peu de bien ; c’est mon meilleur ouvrage. »1022

VOLTAIRE (1694-1778), Épîtres, À Horace

De son adolescence libertine et frondeuse à sa « retraite frénétique », le personnage déborde d’une activité voyageuse, européenne, batailleuse, mondaine, courtisane, affairiste, épistolière (quelque 40 000 Lettres), théâtrale, politique, économique, scientifique, sociale, agronomique, encyclopédique et naturellement philosophique.

Le « roi Voltaire » a tout vu, tout vécu dans le siècle : après sept ans de collège chez les Jésuites, la cour et ses plaisirs, mais aussi ses désillusions, la Bastille et ses cachots, l’exil, les salons et les succès mondains et financiers, l’Europe avec le bonheur en Angleterre, le piège en Prusse, la vie de château à Ferney où il joue l’« aubergiste de l’Europe », la lutte incessante pour ses idées (liberté, justice, tolérance) et la défense des victimes de l’arbitraire qui en font notre premier « intellectuel engagé ».

Quand la Révolution va mettre au Panthéon le grand homme (seul à partager cet honneur avec Rousseau), sur son sarcophage qui traverse Paris le 11 juillet 1791, on lira : « Il défendit Calas, Sirven, La Barre, Montbailli. » Plus que le philosophe réformateur, la Révolution honore l’« homme aux Calas », l’infatigable combattant pour que justice soit faite. Dans son Dictionnaire philosophique et en divers essais, il se bat pour une réforme de la justice, dénonce les juges qui achètent leurs charges et n’offrent pas les garanties d’intelligence, de compétence et d’impartialité, se contentant de présomptions et de convictions personnelles. Il réclame que tout jugement soit accompagné de motifs et que toute peine soit proportionnelle au délit.

À côté de l’œuvre et du combat philosophiques, son sens des affaires lui permit de « civiliser » la région de Ferney. Le sexagénaire fait assécher les marais, bâtir des maisons, construire un théâtre et une église, planter des arbres, créer des prairies artificielles, utiliser des semoirs perfectionnés, développer l’élevage. Il installe une tannerie, une fabrique de bas de soie que Mme de Choiseul présente à la cour, et des montres que nos ambassadeurs recommandent à l’étranger. Il délivre le pays de la gabelle, et le patriarche de Ferney se retrouve acclamé en bienfaiteur : « Un repaire de quarante sauvages est devenu une petite ville opulente habitée par douze cents personnes utiles », écrit-il.

Rousseau : philosophe malheureux, porté au Panthéon comme Voltaire avec un CV aussi long et quelques réussites.

« Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre. »1034

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Les Rêveries d’un promeneur solitaire (posthume, 1782)

Épris de nature et de solitude, préromantique inapte à la vie sociale, incompris et déplorant de si mal communiquer, rebelle à toute contrainte, dégoûté de ce qui l’entoure et souffrant du contact des hommes jusqu’à la folie de la persécution, il fait exception à la règle dans ce siècle éminemment sociable et volontiers heureux.

Son CV est des plus riches - philosophe, politologue, pédagogue, encyclopédiste, ethnologue, anthropologue, botaniste, naturaliste, épistolier, essayiste, écrivain, romancier, dramaturge, chorégraphe, musicologue, compositeur, théoricien de la musique, critique musical. Mais son parcours est chaotique.

Né en Suisse (et mort à Ermenonville, Oise), il est plutôt mal parti dans la vie, placé en apprentissage chez un greffier, fuyant la discipline (et les coups ?), il trouve refuge, nourriture et affection chez Mme de Warens qu’il appelle « Maman ». Il devient son homme à tout faire – et son amant. Sensible à la musique, elle l’encourage à se placer auprès d’un maître de chapelle. Vivotant de petits boulots, copiste de musique, laquais-secrétaire, recevant conseils et subsides d’aristocrates et d’abbés compatissants, il se met en ménage en 1745 avec une jeune lingère, Marie-Thérèse Le Vasseur. Il l’épouse civilement, ils auront cinq enfants qu’il placera aux Enfants-Trouvés, donnant diverses raisons, alors qu’il écrit l’Émile, un traité sur l’éducation. Ce genre de contradictions et d’incohérences jalonnent sa vie.

Devenu précepteur auprès des deux fils du prévôt général de Lyon, M. de Mably, on le retrouve secrétaire ambassadeur à Venise. Une promotion ! Dûment conseillé, il écrit son Discours sur les sciences et les arts où il associe le progrès à la corruption. Il obtient le premier prix en 1750. L’ouvrage est publié l’année suivante et Rousseau devient célèbre en Europe. Il abandonne tous ses emplois de secrétaire et précepteur pour être indépendant, vivant surtout de ses transcriptions de partitions musicales.

Suivront des œuvres musicales et un petit chef d’œuvre, Le Devin de Village, ses écrits philosophiques (Émile ou De l’Éducation, Du Contrat social) et ses Confessions. Mais sa célébrité censée être une arme sociale devient « funeste » et se retourne contre lui. Paranoïaque confronté à « Jean-Jacques », sa personnalité publique, il se fâche avec ses amis, voit des ennemis partout et meurt hébergé dans un pavillon d’Ermenonville (AVC ou suicide ?), peu après Voltaire. Les deux penseurs ennemis se retrouveront panthéonisés sous la Révolution.

Diderot : personnage attachant, curiosité universelle, travailleur infatigable voué à l’Encyclopédie.

« Nous sommes l’univers entier. Vrai ou faux, j’aime ce système qui m’identifie avec tout ce qui m’est cher. »1054

DIDEROT (1713-1784), Lettres, à Falconet. Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot (1831)

Comme Rousseau (qui sera un temps son ami), il commence par des petits boulots alimentaires, donne des cours, compose des sermons pour un ami abbé, se fait clerc auprès d’un procureur. Il a suivi les cours du collège jésuite, proche de sa maison natale à Langres (Haute Marne). Ses parents l’imaginent déjà prêtre, il reçoit la tonsure de l’évêque et prend le titre d’abbé dont il a la tenue. Il doit succéder à son oncle chanoine, mais il a si peu la vocation qu’il deviendra le plus résolument athée de tous les philosophes ! Il part étudier à Paris.

Curiosité universelle, culture « encyclopédique », travailleur infatigable, auteur d’une œuvre aussi foisonnante que désordonnée, romancier, dramaturge, conteur, essayiste, épistolier, dialoguiste, traducteur, critique littéraire et critique d’art – il inaugure le métier avec ses célèbres Salons.

Amoureux de la nature et adorant la société, il est aussi à l’aise avec les petites gens (né de modeste bourgeoisie, début de vie bohème, marié à une lingère) qu’avec les intellectuels des salons et les Grands. En cela, Diderot est bien l’homme de son siècle. Il l’est aussi par sa relation au bonheur : « Il n’y a qu’un devoir, c’est d’être heureux […] ma pente naturelle, invincible, inaliénable, est d’être heureux. »

Peu engagé dans les débats de société, il n’écrit aucun traité politique, craint la censure qui l’a envoyé en prison trois mois, ce qui lui servira de leçon, se consacrant finalement au grand œuvre de sa vie, cette aventure éditoriale qui marque le Siècle des Lumières. À partir de 1747, à 34 ans, il dirige et rédige avec D’Alembert l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Il se lance dans la collecte, la recherche et la réalisation des planches entre 1750 et 1765. Il a personnellement rédigé le Prospectus (paru en 1750) et plus d’un millier d’articles.

Marquis de Sade : noble, élève des jésuites, jeune militaire, condamné pour sadisme, prisonnier la moitié de sa vie, publié dans la Pléiade au XXe siècle.

« Respectons éternellement le vice et ne frappons que la vertu. »1182

Marquis de SADE (1740-1814) L’Histoire de Juliette (1797)

1768 : Sade est emprisonné sept mois, ayant enlevé et torturé une passante. En 1763, les deux semaines au donjon de Vincennes pour « débauche outrée » n’étaient qu’un premier avertissement. Le divin marquis passera au total trente années de sa vie en prison – seul Auguste Blanqui surnommé l’Enfermé fera mieux, mais au nom de la cause socialiste !

Né de haute noblesse provençale, élève des jésuites, très jeune combattant de la guerre de Sept Ans, marié en 1763, Sade sera condamné à mort en 1772 pour violences sexuelles. « Depuis l’âge de quinze ans, ma tête ne s’est embrasée qu’à l’idée de périr victime des passions cruelles du libertinage. » Incarcéré en Savoie, évadé, emprisonné de nouveau à Vincennes, puis à la Bastille, transféré à Charenton quelques jours avant le 14 juillet 1789, libéré le 2 avril 1790 par le décret sur les lettres de cachet, avant de nouvelles incarcérations… Sa famille veille à ce qu’il ne sorte plus de l’hospice de Charenton où il meurt en 1814.

Son œuvre, interdite, circule sous le manteau tout au long du XIXe siècle. Elle est réhabilitée au XXe avec les honneurs d’une édition dans la Pléiade. Premier auteur érotique de la littérature moderne, il donne au dictionnaire le mot sadisme : « perversion sexuelle par laquelle une personne ne peut atteindre l’orgasme qu’en faisant souffrir (physiquement ou moralement) l’objet de ses désirs » (Le Robert).

Calonne : avocat général, procureur, intendant, ministre, un CV déjà classique pour « l’Enchanteur » aux Finances.

« Madame, si c’est possible, c’est fait ; impossible, cela se fera. »1233

Charles-Alexandre de CALONNE (1734-1802), ministre des Finances répondant à une demande de Marie-Antoinette, 1784. L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville

Parcours déjà classique de l’homme politique à venir : études de droit, avocat général, procureur général au parlement de Flandre, intendant (équivalent à un préfet) de Flandre et d’Artois, ministre.

Protégé de Vergennes (diplomate, ministre des Affaires étrangères), Calonne reste connu pour son laxisme aux Finances. Après son Compte rendu au roi sur les finances de la nation qui fit connaître le détail des pensions versées aux courtisans, Necker avait gagné une très grande popularité dans l’opinion, mais il perd son poste en mai 1781. La valse des ministres continue aux Finances… (au total, 14 noms en quinze ans). Deux ans plus tard, voici Calonne.

L’Enchanteur a commencé par rassurer les prêteurs. Il a multiplié les projets industriels, financé les fêtes à Versailles, les spectacles à l’Opéra de Paris, dopé le commerce en diminuant les taxes, supprimé le troisième vingtième. Mais l’emprunt coûte de plus en plus cher, les recettes n’augmentent pas comme espéré, l’inflation encourage la spéculation, les faillites se multiplient, l’état de grâce est fini. Calonne a compris : « Il est indispensable de reprendre en sous-œuvre l’édifice entier pour en prévenir la ruine. » Il a raison, mais il est bien tard. La Révolution devient inévitable.

Beaumarchais : aventurier, libertin, trafiquant d’armes, professeur de harpe des filles de Louis XV, auteur dramatique de génie pour deux titres.

« Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places ; tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ! Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ! »958

BEAUMARCHAIS (1732-1799), Le Mariage de Figaro (1784)

L’apostrophe, signée Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, apparaît déjà révolutionnaire avant la Révolution et l’œuvre longtemps censurée connaîtra un immense succès, pour ses vertus polémiques autant que dramatiques.

Sa vie fut un roman : aventurier, libertin, parvenu, trafiquant d’armes, très représentatif de cette période de fermentation sociale qui précède la Révolution. Fils d’un horloger, professeur de harpe des filles de Louis XV, puis juge des délits de braconnage sur les terres royales, Pierre Augustin Caron de Beaumarchais est introduit dans le monde de la finance. Un procès l’oppose à un Grand (le comte de La Blache) et lui vaut une notoriété subite en lui offrant l’occasion de dénoncer publiquement la vénalité d’un de ses juges.

En 1777, Beaumarchais invente la « grève de la plume », mobilise ses confrères et crée la première société d’auteurs au monde pour la défense des intérêts d’une corporation jusqu’alors exploitée par les Comédiens-Français. C’est dire comme ce personnage combattant agit et innove sur tous les terrains. Mais il reste célèbre pour deux pièces : Le Barbier de Séville, premier acte théâtral véritablement prérévolutionnaire, et Le Mariage de Figaro sont deux chefs d’œuvre immédiatement adaptés pour la scène lyrique par Rossini et Mozart (Les Noces de Figaro).

Necker : politicien et banquier, prêteur au Trésor, ministre populaire appelé aux Finances quand la Révolution commence.

« La plupart des étrangers ont peine à se faire une juste idée de l’autorité qu’exerce en France l’opinion publique […] puissance invisible qui, sans trésors, sans gardes et sans armée, donne des lois à la ville, à la cour et jusque dans le palais des rois. »990

Jacques NECKER (1732-1804), De l’administration des finances de la France (1784)

Il fait remonter très précisément à l’époque de la Régence la naissance de cette force nouvelle : l’opinion publique. Éclairée par les philosophes des Lumières selon les uns, manipulée par la « secte » philosophique selon les autres, elle va remettre en question les fondements de l’Ancien Régime et conduire logiquement, quoique sans le vouloir ni le savoir, à la Révolution.

Financier et homme politique genevois, Necker est un grand banquier qui a débuté comme simple commis et fait fortune à Paris en appliquant ses principes d’économie et avancé des sommes considérables au Trésor sous Louis XV. Ayant accumulé 6 millions de livres, il a cédé toutes ses affaires à son frère en 1772. Déjà nommé ministre de la République de Genève à Paris (petit État indépendant), marié à Paris et père d’une fille (la future Mme de Staël), il veut se consacrer à la politique, publie un Éloge de Colbert (1773) couronné par l’Académie française, qui prône le pragmatisme et s’oppose à Turgot le doctrinaire, apôtre du libéralisme économique. Necker est le ministre des Finances de la dernière chance sous Louis XVI, Et pourtant…

11 juillet 1789, le roi, par lettre, invite son directeur général des Finances à « sortir momentanément du royaume ». Exiler ce financier sage et honnête, l’un des hommes les plus populaires du royaume, est une erreur grave : « Votre Majesté perd l’homme du monde qui lui était le plus tendrement dévoué » lui écrit-il le même jour. Rappelé par le roi le 16 juillet 1789, il va accepter de reprendre un pouvoir impossible à assumer : situation économique et financière déplorable, contexte politique et social explosif. Cet homme honnête et sage en est douloureusement conscient : « Je retourne en France en victime de l’estime dont on m’honore […] Il me semble que je vais rentrer dans le gouffre. » La Révolution a commencé.

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