Le CV des acteurs de l’Histoire (Les années Pompidou, Giscard et Mitterrand) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Le CV est l’acronyme du latin « curriculum vitae », déroulement de la vie. Mot courant et commode, il est parfaitement applicable aux personnages de l’Histoire en citations.

Vocation de jeunesse (dans l’armée ou le clergé, les arts ou la politique), petits boulots alimentaires, premiers ou seconds métiers (avocat, médecin, enseignant, historien, journaliste…), galères dorées ou de misère, ambition déclarée ou hasard d’une rencontre, carrière classique ou chaotique, célébrité précoce ou tardive, fin de vie brutale ou confortable, tous les cas existent ! Le destin décide souvent, c’est aussi affaire de caractère. Mais le contexte historique reste le facteur déterminant : guerres de Religion, Fronde, Révolution(s), Commune, Guerres mondiales, Mai 68.

VI. Les années Pompidou, Giscard et Mitterrand : période de transition avec une véritable alternance, droite et gauche.

De nouvelles tendances se dégagent depuis 1969 : désaffection pour la politique chez les jeunes alors que la presse reste très engagée, émergence de l’extrême-droite et de l’écologie, jeu de la cohabitation (une spécialité nationale très prisée des Français), bouleversements géopolitiques en Europe (chute du mur de Berlin, fin de l’URSS et faillite du communisme), cependant que le long règne mitterrandien de quatorze ans se termine non sans mal. L’ENA reste une pépinière pour le personnel politique accusé de technocratie et d’entre-soi.

34 NOMS : Georges Pompidou – Jacques Chaban-Delmas – Valéry Giscard d’Estaing – Raymond Barre – Simone Veil – Alain Krivine – Serge July – Jean Daniel – Raymond Aron – Georges Marchais – Arlette Laguiller – Élisabeth Badinter – Bernard-Henri Lévy  – Coluche – Jacques Séguéla – François Mitterrand – Pierre Mauroy – Jack Lang – Robert Badinter – Michel Crépeau – Jack Attali – Paul Quilès – Jacques Delors – Laurent Fabius – Georgina Dufoix – Bernard Kouchner – Philippe Séguin –  Michel Rocard – Édith Cresson – Pierre Bérégovoy – Jean-Pierre Chevènement – Bernard Tapie – Édouard Balladur.

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Georges Pompidou : professeur de lettres, président du GPRF, directeur de la banque Rothschild,  membre du Conseil constitutionnel, Premier ministre de De Gaulle, député, président de la République.

« Notre système, précisément parce qu’il est bâtard, est peut-être plus souple qu’un système logique. Les « corniauds » sont souvent plus intelligents que les chiens de race. »2935

Georges POMPIDOU (1911-1974), Le Nœud gordien (1974)

Témoignage de président, auparavant Premier ministre de De Gaulle durant six ans et parole prophétique de la cohabitation, à commencer par celle des années 1986-1988 : il faudra en effet une souplesse certaine pour que coexistent plus ou moins pacifiquement un président de gauche (Mitterrand) et un gouvernement issu d’une Assemblée de droite. Et vice versa. Au total (jusqu’en 2013), il y aura trois cohabitations : 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002.

C’est la rencontre avec de Gaulle qui fait de Pompidou un homme politique. Il acquiert sa confiance en 1944 au GPRF (Gouvernement provisoire de la République française), reste un fidèle collaborateur durant sa traversée du désert et devient son Premier ministre pendant plus de six ans (record de durée à ce poste sous la Cinquième). Sa connaissance du dossier saharien est précieuse face à l’Algérie - directeur général de la banque Rothschild, il est administrateur de sociétés implantées au Sahara, dont la Compagnie franco-africaine de recherches pétrolières française. En réaction, des partisans de l’Algérie française font sauter une bombe devant le siège de la banque Rothschild, accusant Pompidou et la haute finance d’avoir sacrifié le Sahara français. Il se révèlera aussi indispensable en Mai 68, plus proche de la jeunesse en révolte que le général, plus habile à prévenir le pire… mais leurs relations à la fois personnelles et politiques aboutissent à la rupture. « En réserve de la République », il attend et sera élu comme successeur, avec une vraie cote de popularité.

Sa présidence à la tête de l’État aboutit à un rendez-vous  raté avec Chaban-Delmas Premier ministre, remplacé par le très conservateur Pierre Messmer. On lui doit le TGV, le SMIC, le ministère de l’Environnement, le Centre Pompidou (il était passionné d’art moderne comme Claude, sa femme très aimée, victime d’un scandale qui le marque profondément) … C’est le quatrième président de la République mort en cours de mandat (après Sadi Carnot, Félix Faure et Paul Doumer sous la Troisième).

Jacques Chaban-Delmas : journaliste financier, résistant et compagnon de la Libération, député, maire de Bordeaux, ministre, Premier ministre, président de l’Assemblée nationale.

« Nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu’en faisant semblant de faire des révolutions. »2953

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), Assemblée nationale, 16 septembre 1969. Mémoires pour demain (1997), Jacques Chaban-Delmas

Le Premier ministre songe naturellement aux événements de Mai 68, constatant de façon plus générale que « la société française n’est pas encore parvenue à évoluer autrement que par crises majeures ». C’est un mal français, maintes fois diagnostiqué. Contre les « conservatismes » et les « blocages », il propose sa « nouvelle société ». Malheureusement pour lui, « Dans ce régime, tout ce qui est réussi l’est grâce au président de la République. Tout ce qui ne va pas est imputé au Premier ministre… mais je ne l’ai compris qu’au bout d’un certain temps.

C’est une loi qui se dégage à mesure que passent les gouvernements : les « fusibles » sont faits pour sauter. Chaban-Delmas l’a éprouvé en étant le « second » de Pompidou – président de la République après de Gaulle – sortant vaincu de ce duo qui tourna au duel et (injustement) à son désavantage. La vie politique est souvent injuste, voire cruelle. Le prochain président sera aussi victime de cette loi.

Valéry Giscard d’Estaing : polytechnicien, énarque, inspecteur des finances, député, ministre, président de la République, redevenu député, conseiller régional, député européen.

« La France souhaite être gouvernée au centre. »3088

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), Discours de Charenton, 8 octobre 1972

Idée-force, idée simple, mais paradoxe apparent, dans un pays fortement bipolarisé, gauche contre droite et vice versa, même si Macron tentera de contourner cette évidence.
Giscard d’Estaing, seul président centriste, déclinera ce thème tout au long du septennat : La France souhaite, veut, doit être, sera… gouvernée au centre.

Il oppose le schéma politique national à la société réelle, telle qu’il la sent. « Je crois que les Français verront leurs problèmes tout autrement le jour où ils verront la France, la société française, comme constituée par un grand groupe central avec des ailes, au lieu d’avoir l’idée qu’elle est constituée par deux grands blocs antagonistes, se divisant d’ailleurs, et se partageant la France en deux […] Et quand je dis que la France souhaite être gouvernée au centre, je veux dire par là que la France souhaite être gouvernée selon le centre, c’est-à-dire selon les conceptions de ce grand groupe central » (interview du 14 octobre 1976 sur l’avenir de la société française, « L’Événement », ORTF).

Inlassablement, il redira ce que doit être sa politique : « J’entends me tenir à la ligne du juste milieu. Celle de la synthèse des propositions, de la rencontre des hommes, de la mobilisation des forces pour aider la France, et non pour déchirer la France. Ce n’est pas une ligne neutre. C’est une ligne de paix et d’entente, à suivre avec beaucoup de soin dans ces temps de tempêtes » (Déclaration à la Foire de Lyon, 23 mars 1980).

Giscard, longtemps populaire, est fort d’un bilan économique et social satisfaisant : abaissement à 18 ans de l’âge de la majorité électorale et civile, statut de la ville de Paris qui retrouve un maire élu et unique, éclatement de l’ORTF, simplification des procédures de divorce, loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Il ne sera pourtant pas réélu, victime de l’« affaire des diamants » qui relève d’une cabale. Mais à 55 ans, sa vie politique continue.

Réélu député, il devient président du conseil régional d’Auvergne. Président de l’Union pour la démocratie française (UDF) créée sous son septennat, il est à la tête de l’opposition au pouvoir socialiste. Partisan de l’Union européenne, il devient député européen, puis président de la Convention sur l’avenir de l’Europe. Il se retire en 2004 de la vie politique pour siéger au Conseil constitutionnel français (membre de droit en tant qu’ancien président de la République). Auteur de plusieurs essais et romans, il est élu en 2003 à l’Académie française, au fauteuil laissé par Léopold Sédar Senghor. Son œuvre littéraire est plus que contestée.

Raymond Barre : professeur d’université, « le meilleur économiste de France », ministre, Premier ministre, député, maire de Lyon.

« La France vit au-dessus de ses moyens. »3171

Raymond BARRE (1924-2007), TF1, allocution du 22 septembre 1976

Depuis le choc pétrolier de 1973, « le coq gaulois faisait l’autruche » (Olivier Chevrillon), négligeant les mesures qui s’imposent, la sauvegarde du pouvoir d’achat entraînant l’économie dans une spirale suicidaire : gonflement des salaires nominaux, laminage des profits (donc des capacités de reconversion), déficit du commerce extérieur, effondrement certain, à terme, du niveau de vie. Notons qu’aujourd’hui, la terre entière vit au-dessus de ses moyens en négligeant le péril climatique, les privilégiés (peuples ou individus) ayant une responsabilité toute particulière – et Barre lui-même qui possédait un compte en Suisse de 11 millions de francs découvert après sa mort…

Le Premier ministre, toujours très professeur, expose le 5 octobre à l’Assemblée son plan d’assainissement économique et financier, nouveau plan Barre : « La lutte contre l’inflation est un préalable à toute ambition nationale. Aucun pays ne peut durablement s’accommoder de l’inflation sans risquer de succomber à de graves désordres économiques et sociaux et de perdre sa liberté d’action. »

Les réalités sont enfin prises à bras-le-corps, alors que le taux d’inflation menaçait d’atteindre 12-13 % dans l’année – il sera limité à 9,6 %. Mais les mesures d’austérité annoncées provoquent, inévitablement, l’hostilité des syndicats et de l’opposition : « Le gouvernement ne détermine pas sa politique à la longueur des cortèges. » Assemblée nationale, 7 octobre 1976. Grèves et manifestations saluent le plan Barre. Le député communiste Robert Ballanger vient de dire à l’Assemblée : « Il est 17 heures : le dernier manifestant du cortège qui se déroule depuis ce matin entre la Nation et la place de la République vient d’arriver place de la République. » Le Premier ministre leur oppose ce que la presse appellera souvent son « assurance tranquille » et sa « fermeté intransigeante ». Signe particulier : il fera carrière en politique sans adhérer à aucun parti.

Simone Veil : magistrate, ministre de la Santé, première présidente du Parlement européen.

« Il n’y rien de plus ennuyeux qu’une réunion électorale. Un jour, je me suis endormie pendant mon propre discours. »,

Simone VEIL (1927-2017), Le Nouvel Observateur, 14 Mars 1986

Était-ce à la tête du Parlement européen, poste qu’elle inaugure entre 1979 et 1982, œuvrant à la réconciliation franco-allemande et à la construction européenne ? Ce n’est pas une « bête de scène » ni une oratrice née, mais elle possède une présence naturelle, une insoumission tranquille, un charisme personnel qui en impose à tous – et un regard bouleversant.

Femme à la fois exceptionnelle et simple, « Momone » est toujours très populaire. Née Simone Jacob, juive arrêtée à 16 ans (en 1944), déportée à Auschwitz, elle perd ses parents et son frère – c’est l’une des trois survivantes de la famille, avec ses deux sœurs aînées. De retour en France, quasi muette sur la tragédie de la Shoah, mariée à la vie à la mort plus de 66 ans avec un énarque, Antoine Veil, après des études de droit et de science politique, elle entre dans la magistrature. Nommée ministre de la Santé par le président Giscard d’Estaing, elle marque à jamais l’histoire des mœurs, faisant adopter en 1974 la loi dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Les avortements clandestins tuaient alors une femme par jour. Sa présidence à la tête du Parlement européen fera également date.

Elle meurt le 30 juin 2017. Sa panthéonisation est aussitôt demandée par pétition et vite annoncée par Emmanuel Macron, comme si la chose allait de soi – ce n’est que la cinquième femme ayant cet honneur et la seconde à le partager avec son conjoint, après le couple Marie et Pierre Curie. Les anonymes sont invités à la cérémonie, mais le nombre, la qualité et la diversité des grands noms présents, français comme étrangers, est impressionnante. Selon l’un de ses deux fils, le mot de la fin de Simone Veil fut simplement « Merci ».

 

Alain Krivine : étudiant politiquement engagé, communiste devenu trotskiste, acteur de Mai 68, professeur éphémère, candidat malheureux aux présidentielles, engagé jusqu’à la fin de sa vie.

« La dissolution de la Ligue [communiste] en 1973 clôt une époque. Celle de l’action directe dans la rue. Le mouvement étudiant et lycéen s’épuisait. La montée de l’union de la gauche, la renaissance du parti socialiste, l’apparition d’une solution électorale transformaient les conditions de notre intervention politique. »3144

Alain KRIVINE (1947-2022), témoignage de 1987 Génération, tome II, Les Années de poudre (1988), Hervé Hamon et Patrick Rotman

En un an, La Ligue communiste a été dissoute, La Cause du Peuple, Libération première manière ont disparu, et les gauchistes perdent du terrain aux élections du 4 mars. Mais la lutte continue : un long parcours marginal et parfois chaotique.

Né d’une famille juive ukrainienne, engagé aux Jeunesses communistes à 15 ans, Krivine soutient le FLN dans la guerre d’Algérie, adhère au trotskisme et se fait exclure du Parti communiste. Il crée la Ligue communiste (anti-stalinienne) et se présente à la présidentielle de 1969, arrivant dernier au premier tour, avec 1,1 % des voix, contre 21,27 % à Jacques Duclos, patron du PC.

La dissolution de la Ligue communiste (LC) le condamne à l’action clandestine au sein d’un Front communiste révolutionnaire, mais il crée une nouvelle Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qui refuse l’action violente. Il n’obtiendra que 0,4 % des voix aux présidentielles de 1974. En 1981, il n’a pas les 500 signatures pour se présenter. Par la suite, il se rallie à une liste dissidente du PC. Quand la Ligue ouvrière d’Arlette Laguillier s’affirme, il va soutenir le nouveau leader de la LCR, le charismatique Olivier Besancenot, bientôt promu à la tête du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Valse des sigles, suite d’élections, Krivine est toujours là (même s’il a pris sa « retraite » du bureau politique) jusqu’à la dissolution de la LCR, en 2009.

Serge July : étudiant communiste et syndicaliste, professeur, acteur de Mai 68, maoïste, journaliste et directeur de Libération, éditorialiste radio.

« Dans le comportement révolutionnaire, il y a une terreur que je refuse. »3182

Serge JULY (né en 1942), interview dans Le Nouvel Observateur, 31 octobre 1977

Une semaine plus tôt (dimanche 23 octobre), une centaine de lecteurs contestataires ont occupé les locaux de Libération, s’estimant trahis par la ligne éditoriale de leur journal. Le patron a été injurié : « Mal baisé ! Flic ! » et menacé par des mots bombés sur les murs : « July, bientôt ton heure. »

Tout a commencé durant l’été, avec les manifestations antinucléaires et la « manif de Malville ». Pour le directeur de Libération, « un certain type de violence engage vers un modèle de société totalitaire ». La violence se reproduit dans le pays, et inquiète le journaliste, malgré tout responsable et directeur de conscience d’une opinion certes minoritaire, mais toujours prompte à s’engager.

Automne 1977 : la violence de la « Fraction armée rouge » explose en RFA. La façon dont Libération présentera ces événements et les morts qui s’ensuivent consacre la rupture de son directeur, ex-gauchiste révolutionnaire, avec le gauchisme révolutionnaire. Loin de regretter ses années d’engagement total (guerre d’Algérie, Mai 68, Gauche prolétarienne), July en a tiré une expérience humaine et politique sans laquelle il n’aurait pu faire « Libé  » tel qu’il est. July qui voulait changer le monde a quand même changé le monde de la presse.

Jean Daniel : écrivain politique, journaliste de gauche, fondateur et éditorialiste du Nouvel Observateur.

« La gauche est une patrie ; on en est ou on n’en est pas. »3191

Jean DANIEL (1920-2020), L’Ère des ruptures (1979)

Quittant L’Express quand L’Express change de ton et d’orientation, Jean Daniel s’en va créer Le Nouvel Observateur dont le premier numéro paraît dans les kiosques, le 19 novembre 1964. Refusant la dépolitisation, préparant l’après-gaullisme, cet hebdo est devenu un « must » et l’expression d’une gauche intellectuelle, intelligente, ouverte à de grandes signatures, résolument dans l’opposition jusqu’en 1981, arrivée de la gauche au pouvoir.

Né en Algérie dans une famille juive et dernier né de onze enfants, adolescent passionné de littérature et de politique (fervent lecteur de Gide), il s’engage dans la résistance pendant la guerre. Jeune journaliste, il voit les coulisses du pouvoir et décide pour des raisons éthiques de ne jamais en faire son métier. Il renonce aussi à l’agrégation et à l’enseignement public. Sa vraie vocation, le journalisme d’opinion, le mobilisera avec de fortes convictions à la fois politiques et morales : gauche non communiste. Albert Camus sera son ami et son soutien. Reporter à l’Express, il dénonce ce qu’il a vu, les tortures dans la guerre d’Algérie. Il continuera de s’engager inlassablement pour de justes causes et reste comme une grande signature, incarnant sans faillir le centre gauche. Mort à 99 ans, un hommage national lui sera rendu aux Invalides, le président Macron saluant cet « immense journaliste », dernier témoin d’une époque devenue historique.

Raymond Aron : normalien, philosophe, sociologue, politologue, historien, journaliste

« La guerre froide est une guerre limitée, limitation qui porte non sur les enjeux, mais sur les moyens employés par les belligérants […] La guerre froide apparaît, dans la perspective militaire, comme une course aux bases, aux alliés, aux matières premières et au prestige. »2836

Raymond ARON (1905-1983), Guerres en chaîne (1951)

Collègue et ami de Sartre, reçu premier avant lui à l’agrégation de philo avant que le futur maître à penser ne prenne sa revanche, ils fondent ensemble les Temps Modernes, revue littéraire, politique et philosophique éditée par Gallimard. Il s’en sépare bientôt pour devenir éditorialiste au Figaro (1947-1977) et s’opposer comme il l’avait pressenti dès 1956, observant dans un article de Preuves : « Que, dans notre génération, aucune amitié n’ait résisté aux divergences d’opinion politique, que les amis aient dû politiquement changer ensemble pour ne pas se quitter, est à la fois explicable et triste. »

Rappelons que toute la Quatrième République est placée sous le signe de la « guerre froide », quand le « rideau de fer » qui tombe divise l’Europe en deux mondes antagonistes : « La guerre a pris fin dans l’indifférence et dans l’angoisse, la paix n’a pas commencé » dit Sartre en 1945. Et de Gaulle évoquera en 1966, ce « jeu constamment grave et gravement dangereux qu’on appelait la guerre froide. »

Georges Marchais : secrétaire général du Parti communiste français (PCF) de 1972 à 1994, député de 1973 à 1997 et député européen de 1979 à 1989

« Oui, le Parti communiste français change et ne cesse de changer pour être toujours mieux lui-même. »3139

Georges MARCHAIS (1920-1997), au XXe Congrès du Parti (décembre 1972). La Vie politique en France depuis 1940 (1979), Jacques Chapsal, Alain Lancelot

Réponse du nouveau Secrétaire général à une « bonne question ». Opportunisme pratique et raideur idéologique sont conciliables pour le PC et Marchais deviendra une sorte de magicien du verbe, parlant beaucoup et faisant taire contradicteurs et journalistes avec une faconde médiatique inimitable. Son règne coïncide avec la dernière belle époque du communisme mondial et du PCF national. Dans le même style, en 1980 : « Nous autres communistes, nous avons une position claire : nous n’avons jamais changé, nous ne changerons jamais, nous sommes pour le changement. » Le Programme commun fait se lever les grandes espérances d’un nouveau Front populaire, comme en 1936. L’Année politique (1972) conclut : « L’union de la gauche existe et, en cette fin d’année, elle a le vent en poupe. »

Son attitude durant la Seconde Guerre mondiale sera très discutée, comme celle de Maurice Thorez (secrétaire général du PCF entre 1930 et 1964) : Marchais a-t-il travaillé pour l’Allemagne sous couvert du STO (service de travail obligatoire), quand et dans quelles conditions est-il rentré en France ? Selon l’historien Philippe Robrieux spécialiste du PCF, ce passé non résistant explique sa soumission aux ordres des dirigeants soviétiques disposant de son dossier biographique.

 

Arlette Laguiller : employée au Crédit Lyonnais, femme politique d’extrême gauche, militante syndicale d’inspiration trotskiste, première femme candidate à la présidentielle, porte-parole de Lutte ouvrière plus de trente ans.

« Eh bien oui, je suis une femme et j’ose me présenter comme candidate à la présidence de cette République d’hommes. »

Arlette LAGUILLER (née en 1940) à la télévision, en avril 1974

Elle est en effet la première candidate à cette élection. Exploitée à deux titres, précise-t-elle, en tant que o travailleuse (employée de banque) et en tant que femme.

En 1974, première femme à se présenter à une élection présidentielle française. conseillère municipale des Lilas (Seine-Saint-Denis) de 1995 à 2001, conseillère régionale d’Île-de-France de 1998 à 2004 et députée européenne

Arlette Laguiller est née le 18 mars 1940 à Paris. Fille d’un couple d’ouvriers, elle grandit aux Lilas en banlieue parisienne, avec ses deux frères. C’est son père qui l’initie très tôt au militantisme politique. A 16 ans, son BEPC en poche, elle commence à travailler.

Elle est engagée au Crédit Lyonnais comme mécanographe. Rapidement, elle devient déléguée syndicaliste de la CGT, mais en est écartée à partir de 1968. Elle se rapproche alors d’une nouvelle organisation baptisée Lutte ouvrière. En 1973, elle est choisie pour devenir porte-parole de Lutte ouvrière. En février 1974, elle organise et participe activement à la grève des employés du Crédit Lyonnais. Au sein de l’établissement bancaire, elle effectue toute sa carrière comme secrétaire. En 2000, Arlette Laguiller quitte le Crédit Lyonnais pour prendre sa retraite.

Parallèlement, elle s’engage en politique dès le début des années 60, et participe à des mouvements contre la guerre d’Algérie. Elle adhère dans un premier temps au Parti Socialiste Unifié, puis rejoint l’organisation Voix ouvrière. Mais après les évènements de mai 1968, Voix ouvrière ainsi que d’autres mouvements d’extrême gauche sont dissous. En 1971, elle présente sa candidature au conseil municipal du XVIIIème arrondissement de Paris. En 1974, Arlette Laguiller devient la première femme à se présenter à l’élection présidentielle. Dès lors et jusqu’en 2007, elle va se présenter à chaque élection présidentielle sous l’étiquette Lutte ouvrière. En 2002, elle réalise son meilleur score avec 5,72 % des suffrages.

En mars 1998, elle est élue conseillère régionale d’île-de-France. En juillet 1999, elle est élue députée européenne, vingt ans après sa première candidature aux élections européennes. Elle exerce ses deux mandats jusqu’en 2004.

En 2007, Arlette Laguiller se retire de la vie politique après son score historiquement bas lors de l’élection présidentielle, et c’est Nathalie Arthaud qui lui succède comme porte-parole de Lutte ouvrière. Née en 1970, professeure d’économie, c’est la copie conforme de Laguiller, y compris physiquement. 

Élisabeth Badinter : fille de… et femme de…, féministe raisonnée (mais controversée), historienne des Lumières (humaniste et universaliste).

« Je suis devenue féministe en 1960 dans le bus de la ligne 82, en lisant Le Deuxième Sexe, et j’avais 16 ans. Ce fut une révélation. »

Élisabeth BADINTER (née en 1944), citée dans L’Express, 24/04/2003

Se disant elle-même « fille de Beauvoir », elle est trop intelligente (et philosophe et libérale) pour être inconditionnelle. Mais elle retient l’essentiel : « L’amour maternel n’a rien de naturel » (Le Deuxième sexe).

« Privilégier un enfant ou se donner à tous. Tout dépend de la mère, de son histoire et de l’Histoire. Non, il n’y a pas de loi universelle en cette matière qui échappe au déterminisme naturel. » » Éternel thème de débat pour toute femme qui se posent la question de la maternité. Les féministes en ont traité : rappelons les portraits de Christine de Pisan, Olympe de Gouges, Hubertine Auclert, Nelly Roussel, Louise Weiss (antinataliste déclarée), Simone Veil, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi – mère de trois enfants, comme Élisabeth Badinter.

L’amour maternel est-il un instinct qui procéderait d’une « nature féminine » ou relève-t-il largement d’un comportement social, variable selon les époques et les mœurs ? On peut toujours admettre le subtil mélange entre le « donné » naturel et le « construit » culturel. Élisabeth Badinter mène une enquête historique avec lucidité, mais non sans passion : pensée simple et claire qui va à l’encontre du « bon sens populaire » et des usages séculaires.

« L’universalisme est un combat magnifique ! L’universalisme tient compte du concept d’humanité, c’est à dire ce qui nous rassemble, pas ce qui nous distingue. » interview de Sonia Mabrouk sur Europe 1, 11 juin 2021.

Dénonçant la censure intellectuelle et médiatique de ce courant d’idées qu’elle défend inlassablement, c’est l’historienne des Lumières qui parle, philosophe humaniste et universaliste. On retrouve la source, l’essence même de sa pensée : « Une civilisation meurt quand elle recule sur ses principes et ses valeurs, et quand ceux qui les remettent en question avancent. » Là est finalement son héritage intellectuel, le bien le plus précieux pour Élisabeth Badinter et son message.

Bernard-Henri Lévy : écrivain, « nouveau philosophe », réalisateur de film, chroniqueur médiatique, homme d’affaires.

« L’État totalitaire, ce n’est pas la force déchaînée, c’est la vérité enchaînée. »3175

Bernard-Henri LÉVY (né en 1948), La Barbarie à visage humain (1977)

De « nouveaux philosophes » apparaissent, jonglant avec les mêmes concepts, puisant aux mêmes références, mais dans une forme plus directement polémique. La même année, André Glucksmann publie Les Maîtres penseurs. Bernard Pivot, producteur et présentateur d’« Apostrophe » - émission littéraire d’Antenne 2 qui peut lancer en un soir un livre ou un auteur -, les invite sur son plateau, le 27 mai 1977. C’est donner une aura médiatique à la colère et à l’angoisse de ces jeunes gens d’après Mai 68.

BHL va susciter bien des jalousies, voire des haines, chez ses confrères. La philosophie n’adoucit pas les mœurs que la politique déchaîne. Mais ce « dandy » séduit Mitterrand par son originalité, son intelligence. Entre deux livres et deux films, il va s’impliquer politiquement dans la guerre en Libye (sous la présidence de Sarkozy) et dans d’autres conflits.

Marié à l’inclassable comédienne et chanteuse Arielle Dombasle qu’il met en scène et produit, c’est l’une des plus grandes fortunes de France, un héritage familial qu’il a fort bien géré grâce à ses relations et son talent.

Coluche : humoriste, réalisateur, scénariste, acteur, animateur de radio, trouble-fête politique.

« Jusqu’à présent la France est coupée en deux, avec moi elle sera pliée en quatre ! »3196

COLUCHE (1944-1986), slogan du candidat à l’élection présidentielle de 1981. Dictionnaire des provocateurs (2010), Thierry Ardisson, Cyril Drouhet, Joseph Vebret

30 octobre 1980, il convoque la presse en son théâtre du Gymnase, pour une déclaration de candidature fidèle à son image : « J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à s’inscrire dans leurs mairies et à colporter la nouvelle. Tous ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche. Le seul candidat qui n’a aucune raison de vous mentir ! »

Pour le prix de l’humour politique, Coluche joue hors concours, et gagne à tout coup : « Je ferai remarquer aux hommes politiques qui me prennent pour un rigolo que ce n’est pas moi qui ai commencé. » Paraphrasant la blague communiste sur le communisme : « La dictature, c’est « ferme ta gueule » et la démocratie c’est « cause toujours ». »

Tour à tour provocateur ou agitateur par ses prises de position sociales, il annonce sa candidature à l’élection présidentielle de 1981 avant de se retirer, à la suite de pressions et de menaces. Jouissant d’une énorme popularité et très apprécié du public, il fonde en 1985 l’association Les Restos du cœur, relais d’aide aux plus pauvres, quelques mois avant de mourir dans un accident de moto à 41 ans.

Jacques Séguéla : pharmacien, reporter, journaliste, publicitaire, journaliste.

« Faire une élection, c’est raconter une histoire de telle façon que l’enfant qui sommeille en tout électeur croie que le candidat est le seul héros crédible de cette histoire. »3420

Jacques SÉGUÉLA (né en 1934), L’Événement du jeudi, 11 octobre 1990

Le « storytelling », avatar du « marketing », apparaît soudain comme une méthode de communication très à la mode en politique. Mais Louis XIV et Napoléon étaient déjà maîtres en la matière, servis et mythifiés par des artistes de génie, peintres, sculpteurs, architectes et autres créateurs.  
Autre époque, nouveau talent, Séguéla va multiplier les coups médiatiques, en commençant par son autopromotion de « fils de pub » dans divers essais et quelques coups de maître, dont ce livre daté de 1979 :  « Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel. »

Ce publicitaire qui colle à son époque jusqu’à la caricature participe aux deux campagnes réussies de Mitterrand : « La Force tranquille » (1981), « Génération Mitterrand » (1988). La publicité entrait véritablement en campagne – au prochain tour, Internet entre en jeu, avant la déferlante des réseaux sociaux.

Sa stratégie de communication échoue pour Jospin (2002)… En 2007, il s’est engagé aux côtés de Ségolène Royal, mais le 1er mai, dans l’entre-deux tours du scrutin, il annonce officiellement qu’il votera pour le candidat de droite Nicolas Sarkozy au second tour. Il en fait beaucoup, il en fait trop parfois, dans « Les 4 vérités » en direct sur France 2 : « Si à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » Vraie gaffe de com, impardonnable à un homme de pub. Et c’était pour « défendre » Sarkozy, qualifié de bling-bling ! « Comment peut-on reprocher à un président d’avoir une Rolex ? Tout le monde a une Rolex. Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! »

Séguéla tentera de se rattraper quelques jours plus tard. Il a plus de 50 ans, et il n’a même pas de montre ! Pour finir, il avoue : « J’ai dit une immense connerie. » Il reste malgré tout comme l’un de ces nouveaux conseillers en communication très (trop?) influents sous la Cinquième République d’après de Gaulle.

François Mitterrand : avocat, essayiste, député français et européen, maire, sénateur, ministre 11 fois sous la Quatrième République, opposant à de Gaulle sous la Cinquième, élu et réélu président de la République.

« Quand la France rencontre une grande idée, elles font ensemble le tour du monde. »3099

François MITTERRAND (1916-1996), Ici et maintenant (1980)

Document pour l’histoire, un an avant la présidentielle, ce livre dépeint l’État-Giscard, et la France malade, dans un monde esclave du couple dollar-pétrole. Reste à se battre, « ici et maintenant », pour vivre autrement et maîtriser le progrès. Du dialogue avec le journaliste Guy Claisse naît ce texte mitterrandien.

« Être d’accord avec soi-même, je ne connais pas meilleur bulletin de santé. » Avare de confidences personnelles, l’homme se résume dans cette affirmation tranquille. Devenu leader de la gauche, il peaufine son image et sa « grande idée » : rester dans l’histoire comme l’homme du « socialisme à la française », voulu exemplaire pour le monde. Il emploie ce terme dans son premier entretien télévisé présidentiel, le 9 décembre 1981, précisant que ce n’est pas le marxisme – qui a échoué un peu partout dans le monde – mais pas non plus la social-démocratie – qui a vécu son âge d’or en 1970-1980 et se réconciliera avec l’économie de marché, pour se compromettre avec elle dans les crises à venir.

Mitterrand l’antigaulliste a exprimé tout le mal qu’il pensait de la Constitution de 1958, dans un pamphlet fameux dont le titre seul fait provocation : Le Coup d’État permanent (1964). Il assimilait le régime gaulliste à une dictature et ne reniera jamais sa démonstration polémique. Pourtant, à peine élu, il donne raison au père de la Cinquième République, déclarant que « Les institutions n’étaient pas faites à mon intention. Mais elles sont bien faites pour moi. »

Pierre Mauroy : professeur d’enseignement technique, maire de Lille, premier secrétaire du PS, député, Premier ministre, sénateur.

« Le 10 mai, François Mitterrand avait rendez-vous avec l’histoire. La gauche avait, de nouveau, rendez-vous avec la République. La France et la gauche marchent désormais d’un même pas. »3213

Pierre MAUROY (1928-2013), Discours de politique générale, 8 juillet 1981

Mauroy n’est pas en reste, avec des accents quasiment gaulliens (voire hugoliens) pour célébrer le retour de la gauche au pouvoir – après le Front populaire de 1936, c’est un événement. Et un immense espoir.

Chef de gouvernement depuis le 22 mai, homme de terrain – et d’un bastion SFIO –, le maire de Lille est très populaire. Jean Boissonnat définit ainsi le « style Mauroy » (La Croix, 29 novembre 1981) : « Dans cette fonction du « verbe », proprement politique, Pierre Mauroy a été incontestablement l’homme de la situation. De sa personne se dégagent chaleur et sympathie. Lui, au moins, ne nous fait pas le coup du « mépris ». Aucun de nous ne se sent inférieur à lui. De même que Raymond Barre n’a qu’un emploi sur la scène politique, celui du prof bougon qui connaît son affaire, Pierre Mauroy n’en a qu’un seul, lui aussi, celui de l’orateur de kermesse, populiste et généreux

Jack Lang : professeur de droit public, maire, député français et européen, ministre médiatique (Culture, Éducation), porte-parole du gouvernement, président de l’Institut du monde arabe (depuis 2013).

« Tout est culture. »2960

Jack LANG (né en 1939), ministre de la Culture, Assemblée nationale, 17 novembre 1981. Demain comme hier (2009), Jack Lang

Présentant son budget et défendant une notion à la fois sociale et socialiste, opposée à la culture réputée élitiste et bourgeoise. « Culturelle, l’abolition de la peine de mort que vous avez décidée ! Culturelle, la réduction du temps de travail ! Culturel, le respect des pays du tiers-monde ! Culturelle, la reconnaissance des droits des travailleurs ! Culturelle, l’affirmation des droits de la femme ! » À chacun sa définition de la culture, l’une des plus célèbres restant celle de l’écrivain et critique Émile Henriot, collaborateur au Temps (à partir de 1919), puis au Monde : « La culture, c’est ce qui demeure dans l’homme lorsqu’il a tout oublié. »

Au-delà du personnage qui surjoue son rôle, carriériste et opportuniste, Jack Lang cet amoureux du théâtre a créé le festival de théâtre universitaire de Nancy (grand découvreur de talents dans le monde), mais aussi la Fête de la musique en 1982 (phénomène devenu mondial), les Journées du Patrimoine, la Fête du cinéma, le prix unique du livre (qui sauve le réseaux des librairies face aux grandes surfaces). Son amitié avec Mitterrand a permis d’atteindre le fameux 1 % du budget accordé à la Culture, accompagnant l’essor des industries culturelles et la libéralisation des ondes radio et télé.

Robert Badinter : professeur de droit, avocat, militant contre la peine de mort, ministre de la Justice, président du Conseil constitutionnel, sénateur.

« La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. »3217

Robert BADINTER (né en 1928), garde des Sceaux, citant mot pour mot Jean JAURÈS (1859-1914), et plaidant pour l’abolition, Assemblée nationale, 17 septembre 1981

La peine de mort n’était pratiquement plus appliquée en France, mais le symbole est très fort. Allant à l’encontre de l’opinion publique, l’abolition est la 17e des « 110 propositions pour la France » du candidat Mitterrand, et Badinter, l’avocat des grandes causes.

« Je regarde la marche de la France. La France est grande, non seulement par sa puissance, mais au-delà de sa puissance, par l’éclat des idées, des causes, de la générosité qui l’ont emporté aux moments privilégiés de son histoire […] La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l’esclavage, ce crime qui déshonore encore l’humanité. Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d’efforts courageux, l’un des derniers pays, presque le dernier en Europe occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort. Pourquoi ce retard ? »

L’Assemblée vote massivement l’abolition le 18 septembre : 363 pour, 127 contre, certains députés de l’opposition se joignant à la majorité. Au Sénat : 160 pour, 126 contre. Le 9 octobre 1981, la peine de mort est abolie par la loi.
Et Jacques Chirac, président, donnera en 2007 valeur constitutionnelle à l’abolition de la peine de mort.

Robert Badinter est né en 1928 à Paris dans une famille d’origine juive de Bessarabie. Son père meurt en déportation dans le camp de Sobibor en 1943. Après la guerre, Robert Badinter commence des études de Lettres et de Droit puis s’inscrit au barreau de Paris en 1951 pour devenir avocat. Après avoir obtenu une agrégation de Droit en 1965, il devient maître de conférences à l’Université. Robert Badinter ne quitte pas pour autant les prétoires où il plaide contre la peine de mort, comme ce fut le cas dans sa défense en 1977 de Patrick Henry, l’assassin d’un petit garçon, qu’il fera condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. C’est en tant que Garde des Sceaux, fonction qu’il exerce entre juin 1981 et février 1986, qu’il fera voter au Parlement la loi sur l’abolition de la peine de mort finalement promulguée le 10 octobre 1981. Nommé par François Mitterrand, il devient par la suite président du Conseil constitutionnel jusqu’en 1995, date à laquelle il est élu sénateur PS des Hauts-de-Seine et ce jusqu’en 2011. En 2015, il participe à la réforme du Code du travail

Michel Crépeau : avocat, ministre, maire (écologiste).

« J’ai été avocat pendant 28 ans et garde des Sceaux pendant 28 jours. Si je suis le seul ministre de la Justice à ne pas avoir commis d’erreur, c’est parce que je n’ai pas eu le temps. »3257

Michel CRÉPEAU (1930-1999), succèdant à Robert Badinter, le 19 février 1986. Palmarès du prix Press Club, humour et politique, 1998

Badinter, lui aussi avocat, est très connu par les affaires qu’il a plaidées, la plus illustre étant l’abolition de la peine de mort, dès le début du septennat de Mitterrand. Il est nommé président du Conseil constitutionnel, et Crépeau qui prend sa place au gouvernement fait cette déclaration : « On ne remplace pas Robert Badinter, on lui succède. » Il ne restera toutefois qu’un peu moins d’un mois, d’où ce mot : « J’ai été avocat pendant 28 ans… »

Pour cet aveu de modestie rare en politique et prononcé deux ans après, il sera nommé plus tard pour le prix de l’humour politique – rendez-vous pour les amateurs de bons mots, et source sérieuse.

Et : « Je n’ai jamais siégé dans l’Hémicycle après minuit. Car, après minuit, on vote des conneries. À minuit, un radical dort ou baise. »

Éphémère ministre de la Justice, et deux ans à l’Environnement, il est resté assez longtemps maire de La Rochelle (1971 à 1999) pour mériter le titre de « premier maire écologiste de France », décerné par René Dumont, premier écologiste politiquement engagé. Se disant lui-même « les pieds sur terre et le cœur dans les étoiles », il a mis en place le recyclage des déchets, les vélos gratuits en libre-service, les voitures électriques en location, bien avant Paris et Lyon.

« J’accepte de disparaître dès lors qu’il me sera permis d’éprouver, au jour de ma mort, le sentiment d’avoir accompli ma part d’humanité. C’est à travers elle que je survivrai. » Ces mots, datés de 1979, figurent sur sa tombe et sur une stèle à l’entrée du port de La Rochelle. C’est aussi cela, un homme politique qui fait croire à la politique.

Jack Attali : auteur (essais, romans), professeur, économiste, haut fonctionnaire, conseiller personnel du président Mitterrand, éditorialiste, chef d’entreprise.

« On ne peut gouverner un peuple sans le faire rêver. »3212

Jacques ATTALI (né en 1943), La Vie éternelle (1989)

Conseiller personnel du président Mitterrand depuis 1981, auteur de nombreux essais très intellectuels, cette phrase figure dans son premier roman. Quant au rêve, c’est une idée récurrente en politique. Michel Rocard, Premier ministre de Mitterrand en 1988, l’évoquera dans son premier discours de politique générale : « Je rêve d’un pays où l’on se parle à nouveau. » François Hollande l’installera en bonne place, dans sa marche à la présidence : « Il est temps de reprendre le rêve français. »

Il semble que la gauche ait, sinon le monopole, du moins une vocation plus affirmée pour le rêve, laissant à la droite la voix (ou voie) plus ingrate du réalisme. Le très centriste Giscard d’Estaing avoua publiquement son rêve, plus personnel que national peut-être, le jour de son « Au revoir ! » bien mis en scène : « Je vous demande de vous souvenir de ceci : pendant ces sept ans, j’avais un rêve. » Message télévisé au pays, 19 mai 1981.

Mais Jack Attali est surtout un homme de tête éclectique, qui a fort bien mené sa longue carrière dont il témoigne encore, classé parmi les « cent intellectuels les plus importants du monde » (Magazine Foreign Policy, mai-juin 2008). Conseiller d’État, maître de conférences à l’École polytechnique, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine et à l’École des ponts et chaussées, conseiller spécial de François Mitterrand de 1981 à 1991, puis fondateur et premier président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) en 1991, il a présidé en 1997 la Commission de réforme de l’enseignement supérieur et en 2008 la Commission pour la libération de la croissance française. Il dirige actuellement le groupe Positive Planet et le groupe Attali & Associés. Il a publié plus de 80 essais, biographies et romans. Il est également éditorialiste du quotidien Les Échos depuis septembre 2019 (après avoir écrit pour L’Express pendant 20 ans) et du Journal des arts.

Paul Quilès : maire, député, ministre socialiste.

« Il ne faut pas non plus se contenter de dire de façon évasive, comme Robespierre à la Convention, le 8 thermidor 1794 : des têtes vont tomber ; il faut dire lesquelles et le dire rapidement, c’est ce que nous attendons du gouvernement. »3221

Paul QUILÈS (1942-2021), Congrès du PS à Valence, 23-25 octobre 1981

Le député de Paris a précisé juste avant : « Je pense à certains directeurs, à certains préfets, à certains dirigeants d’entreprise, à certains fonctionnaires. » Le Congrès applaudit.

Quilès donne le ton, après la victoire de mai-juin. « Il faut que le gouvernement frappe vite et fort », déclare le président de l’Assemblée nationale, Mermaz.

Faisons la part de la griserie des congrès, de l’outrance verbale face à la foule qu’il faut séduire et dompter. Mais ces excès de langage font grand tort à la réputation de « l’État-PS ». La droite et une partie de la presse donnent à Paul Quilès le surnom de « Robespaul ». Fâcheusement marqué par ce genre de déclarations, l’orateur devenu candidat à Paris aux municipales de mars 1983 prendra pour slogan « Quilès la tendresse ».

Jacques Delors : professeur à l’Université, conseiller à la Banque de France, maire de Clichy, député européen, ministre, président de la Commission européenne.

« Il y a deux styles possibles en France. Il y a celui qui consiste à ramener les déclarations près des réalités : c’est celui que je préconise. Et il y a l’autre style […] Il consiste à parler à trois kilomètres des réalités. »3225

Jacques DELORS (né en 1925), ministre de l’Économie et des Finances, Grand jury RTL - Le Monde, 29 novembre 1981

Six mois après la victoire, le doute s’installe, même au cœur du PS.

Démocrate-chrétien, Delors a eu diverses responsabilités dans des institutions économiques et financières importantes (Commissariat au Plan, Conseil de la Banque de France). Il a inspiré la « nouvelle société » de Chaban-Delmas, étant aussi son conseiller pour la formation permanente et la promotion sociale. C’est dire son expérience.

Socialiste du courant mitterrandien (opposé à Rocard), pourtant mal à l’aise dans ce premier gouvernement de la gauche au pouvoir, il prêche une « pause des imaginations », alors que fusent propositions et idées de réformes. Le lendemain, le Premier ministre Pierre Mauroy confirme que les réformes se feront. Une politique résolument volontariste, mais irréaliste.

Popularité… en tête des sondages pour la présidentielle de 1995, renonce en direct à la télé… C’est une situation décrite comme inédite et singulière pour un potentiel candidat avec le statut de favori et bouleverse le jeu politique. Les analystes ont prédit à cette annonce la défaite de la gauche, aucun candidat n’étant favori pour battre Jacques Chirac ou Édouard Balladur. Delors déclara que cette émission a quasiment mis fin à sa carrière politique, qui passa au second plan, mais avait conscience de la difficulté de la campagne et que son élection n’était pas acquise.

 

Laurent Fabius : maire, député, ministre, Premier ministre, Premier secrétaire du PS, président du Conseil constitutionnel.

« Lui, c’est lui, et moi, c’est moi. »3247

Laurent FABIUS (né en 1946), émission « L’Heure de vérité », Antenne 2, 5 septembre 1984

Nouveau Premier ministre, homme du président se situant par rapport à lui, et se démarquant complètement de Mauroy l’homme du Parti, il affiche avant tout un socialisme moins traditionnel.

L’« effet Fabius » joue : jeune (38 ans), surdoué (ENS, agrégation, ENA), de bonne famille, parfois surnommé « Giscard de gauche », ambitieux mais prudent. Un nouvel état de grâce va durer un an, la cote du Premier ministre dépassant de beaucoup celle du président – phénomène assez rare.
Il incarne la nouvelle génération du PS : « On ne peut pas préparer la France à affronter la fin du XXe siècle avec un esprit d’intolérance et des idées d’avant-guerre. » Mais il saura évoluer avec le temps, « rouge vif en 1981, rose en 1983, modéré en 1985 » (Philippe Bauchard). Moderniser et rassembler seront les deux impératifs du nouveau gouvernement – d’où les communistes sont exclus.

Le langage aussi est nouveau, plus simple, plus direct. 17 octobre, sur TF1, il inaugure ses causeries mensuelles : « Parlons France. » Un quart d’heure pour entretenir les Français de leur vie quotidienne, leurs vrais problèmes et dix-huit mois (avant les législatives de 1986) pour gérer la crise. Rigueur maintenue, entreprise réhabilitée, inflation réduite – avec l’aide de la conjoncture internationale.

 

Georgina Dufoix : parcours politique et militant (famille, solidarité, enfants, santé), présidente de la Croix-Rouge.

« Je suis responsable, mais pas coupable. »3296

Georgina Dufoix (née en 1943), résumant sa position de ministre des Affaires sociales dans l’affaire du sang contaminé, TF1, 4 novembre 1991

Plus de 6 000 hémophiles ont été contaminés par le virus du sida, entre 1982 et 1985. Le scandale éclate en avril 1991 : un article dans L’Événement du jeudi incrimine le CNTS (Centre national de transfusion sanguine) qui savait le danger, dès 1984. Le dernier procès des trois anciens ministres impliqués date de 1999. Affaire complexe et tragique. L’opinion publique, sensible aux problèmes de santé, est choquée par ce long feuilleton.

La « petite phrase » résumant le système de défense de la ministre a suscité beaucoup de réactions : incompréhension, indignation, injures et diffamation. Pourtant, en droit, il peut y avoir responsabilité sans culpabilité, droit civil et droit pénal ne devant pas être confondus. Donc, Madame la ministre avait raison. Elle se retirera de la vie politique pour raisons personnelles et familiales.

Bernard Kouchner : médecin, militant humanitaire (créateur de MSF), journaliste, député européen, ministre sous la gauche, puis la droite.

« L’information et l’humanitaire sont le remède contre les douleurs extrêmes. »

Bernard KOUCHNER (né en 1939) Le Malheur des autres (1991)

Kouchner, médecin, militant, journaliste, entré en politique à 14 ans, au côté du FLN et contre l’OAS dans la guerre d’Algérie, va se faire connaître dans les années 1970 comme « french doctor », fondateur de MSF, Médecins sans Frontières (puis Médecins du Monde). Partagé entre engagement politique et mission humanitaire, se revendiquant à la fois « communiste et Rastignac », revenu du Biafra en guerre et de Cuba sous le signe de Castro, il tente de faire admettre à l’ONU le droit ou devoir d’ingérence, terminologie franco-française utilisée dans la période interventionniste des années 1990, vue avec méfiance sur la scène internationale.

Il existe naturellement un devoir d’ingérence pour motifs humanitaires ou sécuritaires, à quoi s’ajoutent souvent des raisons économiques et géopolitiques. Mais tout en défendant le droit d’assistance à la tribune de l’ONU, le président Mitterrand a justement répondu à Kouchner (secrétaire d’État, chargé de l’action humanitaire) : « Le droit d’ingérence n’existe pas. »

La pratique existe depuis des millénaires ! C’est un droit d’assistance humanitaire, c’est-à-dire de libre accès aux victimes d’un conflit armé pour leur porter secours. L’assistance suppose le consentement et s’oppose à l’ingérence par la force, violant la souveraineté d’un État, ce que rien n’autorise.

Ministre de la Santé dans les gouvernements socialistes de Bérégovoy et Jospin, on le retrouve aux Affaires étrangères et européennes dans le gouvernement Fillon (sous la présidence de Sarkozy). En juin 2011, il fonde une société de conseils pour les grandes entreprises et les gouvernements étrangers, activités qui lui valent nombre de critiques. Médiatique et souvent populaire, il fait partie de ces personnalités atypiques et clivantes. Restent son expérience sur le terrain, ces bonnes intentions et ces déclarations que nul ne saurait contredire : « Notre pays, c’est le monde… Il y a peu de travail et beaucoup trop de population sur la terre… Pour nous, pas de bons et de mauvais morts. L’origine des armes ne détermine pas les sentiments. » (Le Malheur des autres, 1991).

Philippe Séguin : maire, ministre, président de l’Assemblée nationale, souverainiste (gaulliste) opposé à l’Europe fédérale, Premier président de la Cour des comptes.

« France, réveille-toi ! »3297

Philippe SÉGUIN (1943-2010), première tribune contre le traité européen de Maastricht, Le Figaro, 27 novembre 1991

Maire d’Épinal et député des Vosges, le plus talentueux marginal de la politique française lance son appel contre le traité de Maastricht : « Sans doute, un cri de révolte est-il voué à demeurer sans écho… » Il va bientôt jouer de son éloquence à l’Assemblée, pour stigmatiser « ce lâche consentement qui laisse aller le monde comme il va, dans cette passivité médiocre, dans cet aveu d’impuissance avant-coureur du renoncement. »

L’Europe, enjeu majeur, va devenir l’un des thèmes les plus conflictuels, entre europhiles et europhobes, on trouve les eurosceptiques, les euro réalistes, et surtout les fédéralistes contre les souverainistes – dont Séguin (sur le modèle de De Gaulle). Les 12 représentants européens des Affaires étrangères se retrouvent à Maastricht, aux Pays-Bas, pour signer un traité d’union économique, monétaire et politique. Le traité de Maastricht du 7 février 1992 est l’acte le plus important de la construction européenne, après le traité de Rome de 1957. La CEE (Communauté économique européenne, ou Marché commun) laisse place à l’Union européenne. Le débat ne fait que commencer.

« On est souverain ou on ne l’est pas, mais on ne l’est jamais à moitié. La souveraineté est, par essence, un absolu qui exclut toute idée de subordination et de compromission […] Un peuple souverain n’a de comptes à rendre à personne et n’a, vis-à-vis des autres, que les devoirs et les obligations qu’il choisit librement de s’imposer à lui-même. » Discours de Seguin à l’Assemblée nationale, 5 mai 1992. Voilà pour contrer les optimistes soutenant que Maastricht ne privera pas la France de sa souveraineté, mais l’obligera seulement à en « partager » l’exercice avec ses voisins. Séguin est ici parfaitement fidèle à la tradition gaulliste. Et contre ceux prétendant que la France pourra toujours quitter l’Union, si une majorité étrangère tente de lui imposer sa loi, il a lu le texte de Maastricht mieux que personne : « Vérification faite, le traité ne prévoit ni sécession ni retrait. C’est même la première fois qu’un traité est ainsi marqué par le sceau de l’irréversibilité.

Séguin qui a demandé un référendum, pour que le peuple s’exprime – réflexe très gaullien – sera le partisan emblématique du « non » au référendum sur le traité de Maastricht.

Candidat à la mairie de Paris en 2001, il échoue face à Bertrand Delanoë, victime des divisions de la droite. Premier président de la Cour des comptes de 2004 à sa mort, sa notoriété lui permet de redonner de la visibilité à cette institution,  en intensifiant le nombre de rapports et en lançant une importante réforme des juridictions financières.

Michel Rocard : haut fonctionnaire, député, sénateur, Premier ministre, premier secrétaire du PS, incarnation de la « deuxième gauche ».

« L’économie ne se change pas par décret. »3190

Michel ROCARD (1930-2016), Rendre ses chances à la gauche (1979)

Avant de faire couple conflictuel, Premier ministre et président à partir de 1988, Rocard et Mitterrand s’affronteront devant l’opinion publique et dans leur propre parti : duel de deux hommes, de deux gauches, sur une question de fond qui dépasse les joutes politiciennes.

Rocard condamne un certain « archaïsme » politique, veut « parler plus vrai, plus près des faits », plus loin du marxisme – contre les nationalisations à 100 % et pour l’économie de marché. Il incarne la « seconde gauche », courant minoritaire auquel Mitterrand et les éléphants du PS laisseront peu de chance : « Je rêve d’un pays où l’on se parle à nouveau » dit le Premier ministre, Assemblée nationale, 29 juin 1988.

L’homme de la « deuxième gauche » a beaucoup rêvé, mais les hommes et les circonstances ont freiné ses ambitions et contrarié ses intuitions. Mitterrand et Rocard se sont régulièrement affrontés dans le passé. Leur coexistence ne sera pas simple, ni pacifique. Malgré tout, en trois ans, Rocard accomplit un « miracle » : il ramène la paix en Nouvelle-Calédonie plongée dans la guerre civile, lui accordant le droit à l’autodétermination. Il crée ensuite le RMI (Revenu minimum d’insertion, ancêtre du RSA, Revenu de solidarité active), l’allocation de survie destinée aux victimes de la crise rampante des années 1980, mesure qui fait l’unanimité à l’Assemblée – fait rarissime. Citons encore la CSG (Contribution sociale généralisée), prélèvement provisoire sur l’ensemble des revenus, censé diminuer le déficit de la Sécurité sociale – la CSG existe toujours, le déficit aussi.

Édith Cresson : maire, députée française et européenne, ministre, Première ministre, commissaire européenne.

« La Bourse, j’en ai rien à cirer. »3294

Édith CRESSON (née en 1934), Premier ministre, Journal du Dimanche, 19 mai 1991

Socialiste et mitterrandienne depuis toujours, plusieurs fois ministre depuis dix ans, opposée en tout au gouvernement de Rocard dont elle a d’ailleurs démissionné, elle le remplace à Matignon, le 15 mai 1991… et les cours de la Bourse flanchent aussitôt.

Le soir même de ce mot malheureux, publié dans le Journal du Dimanche, elle corrige le tir, invitée de l’émission « Sept sur Sept » : « C’est une boutade. La Bourse est un des paramètres de l’économie. Ce n’est pas le seul. » La petite phrase va quand même devenir célèbre – au point d’inspirer le titre d’une émission culte sur France Inter : « Rien à cirer ».

La première nomination d’une femme au poste de Premier ministre en France se termine vite et mal. Elle devra démissionner au bout de dix mois, remplacée par Pierre Bérégovoy, le technicien. Mitterrand commentera : « Je lui ai dit qu’elle avait le devoir d’être impopulaire. Je ne pensais pas qu’elle réussirait aussi bien. » (Cité par Jean-Marc Vittori, Les Échos, 22 nov. 2005). Interrogée par le JDD (14 mai 2022), la victime donnera son avis : « Ce n’est pas le pays qui est machiste, c’est sa classe politique. »

Mitterrand l’a toujours soutenue, mais ses ennuis politiques ont continué – son sens de la répartie (fond et forme) rappelle Rachida Dati, à droite. Toujours active malgré son âge et des problèmes de santé dont elle a triomphé, elle a présidé une Fondation pour les écoles de la 2e chance, soutenu Ségolène Royal pour la présidentielle de 2007. Le 16 mai 2022, elle saluera la nomination d’Élisabeth Borne qui lui succède « Je lui souhaite de réussir… Je pense qu’elle aura plus de chance que je n’en ai eue. »

Pierre Bérégovoy : CAP d’ajusteur, employé à la SNC, agent technico-commercial et finalement directeur de GDF, maire, député, ministre, Premier ministre, suicidé.

« Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme et, finalement, sa vie. »3306

François MITTERRAND (1916-1996), Discours aux funérailles de Pierre Bérégovoy, 4 mai 1993

Le président défend la mémoire de son ex-Premier ministre et ami s’est tiré une balle dans la tête le 1er mai, après un acharnement médiatique injuste. La presse (Canard enchaîné en tête) reprochait à cet homme honnête et d’origine modeste, luttant contre la corruption et les corrompus, un prêt sans intérêt pour une somme relativement faible (un million de francs). Cet ancien militant, fidèle à ses convictions comme à ses amis du PS, mais attaqué, puis lâché par les siens et notoirement déprimé, se reprochait surtout la défaite de la gauche, aux législatives de mars 1993.

La véhémence de Mitterrand a une autre raison : il est lui-même très attaqué sur son passé d’ex-vichyste, devenu résistant. La politique est un métier dur, qui peut devenir cruel. Son successeur vivra cette tragédie, le temps venu.

Moins d’un an plus tard, le suicide de François de Grosrouvre dans son bureau à l’Élysée affectera son vieil ami Mitterrand et suscitera des rumeurs quasi inévitables.

Jean-Pierre Chevènement : maire de Belfort, député, ministre (trois fois démissionnaire), sénateur.

« Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l’ouvrir, ça démissionne. »3234

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT (né en 1939), ministre de la Recherche et de l’Industrie, qui démissionne le 22 mars 1983

Le mois dernier, en Conseil des ministres, le président Mitterrand a dénoncé la « bureaucratie tatillonne » du ministère conduit par Chevènement qui se sent personnellement visé. Par ailleurs, il désapprouve la « parenthèse libérale » qui s’annonce, vu l’échec économique de la gauche (dévaluation du franc, fiscalité alourdie, baisse du pouvoir d’achat…)

Dirigeant du CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste), Chevènement incarne l’aile gauche du PS. Il a favorisé le rapprochement avec le PC, concrétisé par la signature du Programme commun de gouvernement en 1972. Son discours trop radical et l’arrivée de Rocard auquel il s’oppose, ont entraîné sa mise à l’écart. Mais il a soutenu Mitterrand contre Rocard et rédigé le programme socialiste en vue de la présidentielle. D’où sa présence au gouvernement, dès le 22 mai. Minoritaire face au changement de politique, le ministre de la Recherche va renoncer à son poste et retrouver sa liberté de parole.

Ministre de la Défense, il démissionne le 29 janvier 1991 pour protester contre l’engagement de l’armée française dans la guerre en Irak. Il achève de marquer son désaccord profond avec le Parti socialiste en quittant une formation dont il avait imaginé quelques années auparavant le logo - le Poing et de la Rose. Il fonde son propre parti, le Mouvement des citoyens, le MDC.

Ministre de l’Intérieur depuis le 4 juin 1997 dans le gouvernement de cohabitation de Lionel Jospin, il désapprouve son plan sur l’avenir de la Corse, dénonçant les « Accords de Matignon » qui r redéfinissent la place de la langue corse et reconnaissent les mouvements nationalistes sans attendre que ceux-ci aient préalablement renoncé à l’utilisation de la violence. Il appelle à « la vigilance républicaine », précisant que « Les nationalistes corses doivent d’abord - politiquement s’entend - être combattus. ». Et Chevènement démissionne le 29 août 2000, pour la troisième et dernière fois. C’est beaucoup pour un ministre. C’est même un record (de France).

Bernard Tapie : chef d’entreprise chaotique, patron d’équipe sportive en faillite, animateur télé populaire, carrière politique lancée par Mitterrand en 1987, député français et européen, ministre rattrapé par « les affaires ».

« Tout le monde a menti dans ce procès, mais moi j’ai menti de bonne foi. »3314

Bernard TAPIE (1943-2001), lors du procès OM-Valenciennes, mars 1995. Le Spectacle du monde, nos 394 à 397 (1995)

iversion dans la campagne présidentielle, épilogue du feuilleton médiatico-juridico-sportif qui passionne le public, avec deux stars à l’affiche : le foot et « Nanard », empêtré dans une sale affaire, au Tribunal de Valenciennes. Le mot qui vaut aveu définit ce personnage atypique, cynique, talentueux dans son genre, popu et bling-bling à la fois, ogre hyperactif qui touche à tous les métiers, est présent dans tous les milieux : chanson, télévision, sport, économie et politique. De 1988 à 1992, le voilà député des Bouches-du-Rhône, député européen, ministre de la Ville, conseiller régional. Parallèlement, il a dirigé avec brio l’Olympique de Marseille jusqu’en 1993, date où commencent les ennuis judiciaires.

Accusé d’abus de biens sociaux et de fraude fiscale, le présent procès l’implique dans une tentative de corruption, lors du match OM-VA (Olympique de Marseille contre Valenciennes). Voulant protéger ses joueurs qui vont affronter le Milan AC dans la Coupe des clubs champions, le patron de l’OM a payé des joueurs de Valenciennes pour qu’ils « lèvent le pied ». L’OM a gagné sur les deux tableaux en 1993 (Coupe d’Europe et Coupe de France), mais des joueurs ont parlé. Tapie a démenti, avant de céder : « J’ai menti, mais… » Condamné à deux ans de prison, dont un an ferme, pour corruption active et subornation de témoin, il fait appel. Condamnation définitive en 1996.

Il bénéficie d’une résurrection médiatique et financière, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Pour solder l’affaire Tapie-Crédit Lyonnais, vieille de plus de 25 ans, un coûteux arbitrage privé a alloué, en 2008, la somme de 404 millions d’euros Bernard Tapie, devenant l’affaire Lagarde-Tapie. Seul son décès mettre fin aux poursuites pénales.

Édouard Balladur : énarque, député, ministre, Premier ministre.

« Contrairement à ce qui se passe dans les westerns, c’est le premier qui dégaine qui est mort. »3267

Édouard BALLADUR (né en 1929), parlant de la cohabitation Mitterrand-Chirac en 1986. Manager en toutes lettres (2011), François Aelion. Cité aussi dans Le Nouvel Observateur, 7 janvier 1999, à propos d’une cohabitation inverse, entre Chirac (président) et Jospin (Premier ministre)

Contrairement à ce qui se passe dans les westerns, attaquer serait une stratégie suicidaire. Le Premier ministre, gouvernant, est logiquement le plus exposé aux critiques et aux sondages. Mais les Français sont très satisfaits de la cohabitation, rêvant même (par sondages) d’un gouvernement idéal, dirigé par Michel Rocard et composé pour moitié de leaders PS et de RPR-UDF. C’est de la pure politique fiction.

Pour l’heure, et dans la réalité, les deux cohabitants au sommet, Mitterrand et Chirac, doivent éviter de s’affronter ouvertement. Vu les tempéraments, les situations et les âges respectifs, le « supplice » vaut surtout pour Chirac. Balladur vivra à son tour une « cohabitation de velours » parfaitement consensuelle avec Mitterrand, président affaibli par l’âge, la maladie, un second septennat. Mais cette cohabitation ne profitera pas au candidat à la présidentielle, battu par Chirac dans la course à la présidence. Proche de Sarkozy qui gagnera à son tour la présidence convoitée, Balladur se retirera de la vie publique en 2009, jouant le rôle de conseiller informel auprès de diverses personnalités de droite, jusqu’à Valérie Pécresse, candidate très malheureuse à la présidentielle de 2022.

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