Le CV des acteurs de l’Histoire (Troisième République) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Le CV est l’acronyme du latin « curriculum vitae », déroulement de la vie. Mot courant et commode, il est parfaitement applicable aux personnages de l’Histoire en citations.

Vocation de jeunesse (dans l’armée ou le clergé, les arts ou la politique), petits boulots alimentaires, premiers ou seconds métiers (avocat, médecin, enseignant, historien, journaliste…), galères dorées ou de misère, ambition déclarée ou hasard d’une rencontre, carrière classique ou chaotique, célébrité précoce ou tardive, fin de vie brutale ou confortable, tous les cas existent ! Le destin décide souvent, c’est aussi affaire de caractère. Mais le contexte historique reste le facteur déterminant : guerres de Religion, Fronde, Révolution(s), Commune, Guerres mondiales, Mai 68.

Quatre périodes se dégagent clairement pour cet édito en quatre semaines.
I. De la Gaule au siècle des Lumières : succession de destins historiques, incroyables mais vrais.
II. La Révolution met la Politique à l’ordre du jour : vocations en chaîne et mortalité galopante.
III. Naissance des partis politique au XIXe siècle : l’homme politique entre en scène et peut faire carrière.
IV. XXe et XXIe siècles : la politique est devenue un métier pour le meilleur et pour le pire.

IV. Troisième République : malgré les crises et les guerres, Ia « République des camarades » s’impose avec quelques carrières historiques.

L’apprentissage de la démocratie est chaotique à travers les crises en tous genres (et l’Affaire Dreyfus), les attentats anarchistes contre la société bourgeoise, le défilé de présidents élus pour leur insignifiance, la valse des ministères, les nouveaux ténors tonnant à la tribune (Gambetta, Clemenceau), une entre-deux guerres hyper politisée par les extrêmes, des écrivains engagés et déchirés (être communiste ou ne pas l’être). Nouvelle passion française, l’Histoire, roman ou récit national, prend racine avec Michelet et l’école de Ferry.

41 NOMS : Louise Michel – Adolphe Thiers – Mac-Mahon – Comte de Chambord – Léon Gambetta – Hubertine Auclert – Paul Déroulède – Jules Guesde – Jules Grévy – Louis Pasteur – Ravachol – Auguste Vaillant – Émile Henry – Sadi Carnot – Général Boulanger – Casimir-Périer – Félix Faure – Jules Ferry – Georges Clemenceau – Émile Zola – Maréchal Lyautey – Jean Jaurès – Raymond Poincaré – Charles Péguy – Anatole France – Romain Rolland – Frédéric Joliot-Curie – Henry de Montherlant – Georges Bernanos – Aristide Briand – Charles Maurras – Paul Valéry – André Breton – Nelly Roussel – Albert Lebrun – Léon Blum – Simone Weil – Maurice Thorez – Louis-Ferdinand Céline – Édouard Daladier – Louise Weiss.

Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.

Louise Michel : institutrice, auteure, militante, anarchiste et révolutionnaire, star de la Commune.

« Faisons la révolution d’abord, on verra ensuite. »2330

Louise MICHEL (1830-1905). L’Épopée de la révolte : le roman vrai d’un siècle d’anarchie (1963), Gilbert Guilleminault, André Mahé

La révolutionnaire anarchiste se retrouve sur les barricades dès les premiers jours du soulèvement de Paris : cause perdue d’avance, révolution sans espoir, utopie d’un « Paris libre dans une France libre » ? En tout cas, rien de moins prémédité que « la Commune » de Pais en 1871, ce mouvement qui échappe à ceux qui tentent de le diriger au nom d’idéaux d’ailleurs contradictoires.

Exception à la règle dans cet événement marquant de l’Histoire, on reconnaît le premier rôle tenu par une femme. Institutrice sous le Second Empire à 22 ans, mais refusant de prêter serment à Napoléon III, elle ouvre successivement trois écoles libres en Haute-Marne, animée d’un idéal déjà républicain : « La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation, est de donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter. » Militante républicaine et anarchiste aux premières heures de la Troisième, elle prépare un  attentat contre Thiers. Auteur de poèmes et de théâtre, c’est avant tout une idéaliste comme tant de communards et l’héroïne restée la plus populaire de cette tentative révolutionnaire. Un quart de siècle après, elle fait revivre ses souvenirs toujours vibrants : « La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur. » La Commune, Histoire et souvenirs (1898).

Pasionaria des barricades, la Vierge rouge appelle les quartiers populaires à l’insurrection, et jusqu’au sacrifice : « Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes, / Venez, c’est l’heure d’en finir. / Debout ! La honte est lourde et pesantes les chaînes, / Debout ! Il est beau de mourir. »

Thiers : avocat, journaliste, historien, député (de gauche), ministre, finalement premier président de la République.

« Gouverner, c’est prévoir. »2331

Adolphe THIERS (1797-1877). Maxime attribuée aussi au journaliste Émile de Girardin (1806-1881). Le Spectacle du monde (1992)

Une longue carrière trop souvent ignorée ou mal jugée, il se situe essentiellement « à gauche ». Intelligent et même surdoué, ambitieux et sans fortune, il sert de modèle (dit-on) au personnage de Rastignac chez Balzac et il impressionne le vieux Talleyrand : « C’est un gamin qui a le feu sacré ».

Un de ses professeurs note en 1815 : « Il réunit aux plus heureuses dispositions pour les sciences et les belles-lettres, l’amour de l’étude et le désir de se distinguer dans une profession honorable. Quelle que soit la carrière dans laquelle il se propose d’entrer, il ne peut manquer de la parcourir avec le plus grand succès. » Le proviseur conseillera à sa mère d’encourager sa carrière d’avocat. Et le critique Sainte-Beuve ajoute : « M.Thiers sait tout, parle de tout, tranche sur tout. Il vous dira à la fois de quel côté du Rhin doit naître le prochain grand homme, et combien il y a de clous dans un canon. »

Restent deux handicaps de naissance. Son physique ingrat et sa petite taille (1m55) lui vaudront le surnom de Foutriquet et des caricatures cruelles. Plus grave, son père escroc et coureur abandonna le foyer conjugal après la naissance d’Adolphe, pour réapparaître et réclamer de l’argent quand Thiers commence à faire carrière : « Cet homme dont je porte le nom, dont je suis le fils, mais qui ne fut jamais mon père et que je ne regarderai jamais comme tel. »

Entré en politique lors des « Trois Glorieuses » de juillet 1830, dans le camp des révolutionnaires qui renversent Charles X, Thiers fut plusieurs fois ministre aux idées libérales et aux méthodes autoritaires sous la Monarchie de Juillet. Sous la Deuxième République, il comprend vite les ambitions de Louis-Napoléon et la « folie impériale » qui s’empare de la France profonde. Dans l’opposition républicaine sous le Second Empire, il se fait remarquer pour sa défense des libertés, ses convictions anticléricales, puis son hostilité à la guerre franco-allemande.

N’oublions pas le travail de l’historien, commencé très jeune sous la Restauration et qui lui vaudra en 1834 un fauteuil à l’Académie française : « J’ai consacré dix années de ma vie à écrire l’histoire de notre immense révolution ; je l’ai écrite sans haine, sans passion, avec un vif amour pour la grandeur de mon pays. » (Discours de réception). Jules Michelet considère qu’il appartient à la Pléiade historique pour cette Histoire de la Révolution française. Le succès public est tel que les libraires (éditeurs) lui réclament la suite : il écrira l’Histoire du Consulat et de l’Empire quand il en aura le temps (en 1845, étant passé dans l’opposition).

Son nom reste surtout attaché à la répression de la Commune. 1871 : l’année de tous les pouvoirs pour cet homme de 74 ans, élu député par vingt-six départements à la fois et devenu « chef du pouvoir exécutif de la République », le 17 février. Lourde tâche, dans une France vaincue et déchirée. Mais le personnage acquiert une vraie popularité auprès de la majorité des Français. Même Flaubert lui rendra justice : « Je n’aimais pas ce roi des prud’hommes. N’importe ! comparé aux autres, c’est un géant… et puis il avait une vertu rare : le patriotisme. Personne n’a résumé comme lui la France, de là l’immense effet de sa mort. »

Mac-Mahon : militaire de carrière toujours populaire, deuxième président de la République élu.

« J’y suis, j’y reste. »2264

MAC-MAHON (1808-1893), au fort de Malakoff, surplombant la citadelle de Sébastopol, 8 septembre 1855. Le Maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta (1960), Jacques Silvestre de Sacy

Mot attribué au général qui a fini par prendre le fort de Malakoff et ne veut pas le rendre, alors que les Russes annoncent qu’ils vont le faire sauter. Le siège de Sébastopol durait depuis 350 jours, quand Mac-Mahon prend la tête des colonnes d’assaut et part à l’attaque, entouré de ses zouaves. Le commandant de l’armée de Crimée, Pélissier, va y gagner son bâton de maréchal et d’autres honneurs. Mac-Mahon, pour ce mot et ce fait de guerre, entre dans l’histoire sous le Second Empire. 

Sous la Troisième République, sa popularité explique la présidence qu’il prend à Thiers au terme d’un jeu parlementaire confinant au « cérémonial chinois » (selon le perdant, beau joueur). Il prend goût au pouvoir politique qu’il s’est engagé, en royaliste convaincu, à remettre au comte de Chambord. Mais la maladresse du prétendant le pousse à rester président. La Constitution de 1875 ayant instauré une république parlementaire qui met fin au régime présidentiel, il finira par se soumettre et se démettre loyalement. Au final, ce fut l’un des meilleurs présidents de la Troisième.

Notons l’origine étrangère de ce personnage très français. Lors de la Glorieuse Révolution de 1689, la famille Mac Mahon trouva refuge en France, se réclamant de la descendance des anciens rois d’Irlande. Leur noblesse fut reconnue par lettre patente du roi Louis XV.

Comte de Chambord : alias Henri V, candidat (légitimiste) au trône, trop royaliste pour régner.

« J’ai reçu le drapeau blanc comme un dépôt sacré, du vieux roi mon aïeul. Il a flotté sur mon berceau, je veux qu’il ombrage ma tombe ! »2417

Comte de CHAMBORD (1820-1883), Manifeste du 5 juillet 1871, à Chambord. La Droite en France, de la première Restauration à la Ve République (1963), René Rémond

Henri de Bourbon, comte de Chambord, se fait appeler Henri V et se voit déjà roi de France. On frappe des monnaies à son effigie, on construit des carrosses pour son entrée à Paris… Les deux partis, légitimistes et bonapartistes, se sont en effet mis d’accord sur son nom et sa plus grande légitimité. Mais dans cette proclamation solennelle, il renie le drapeau tricolore. Scandalisés, certains de ses partisans en deviennent républicains ! L’« Affaire du drapeau » sert la stratégie politicienne de Thiers qui pavoise devant tant de maladresse, disant avec humour que le prétendant mérite d’être « appelé le Washington français, car il a fondé la république ! »

Cette attitude s’explique : le comte de Chambord a vécu quarante ans en exil, dont trente dans un château coupé du monde, entouré d’une petite cour d’émigrés aristocrates, assurément plus royalistes que le roi, comme tant de courtisans. Ainsi sort-il de l’Histoire sans y être véritablement entré.

Léon Gambetta : avocat (politique et de gauche), bouillant orateur, député, président de la Chambre, ministre, président du Conseil… carrière interrompue à 44 ans.

« Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, […] il faudra se soumettre ou se démettre. »2453

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours de Lille, 15 août 1877. Histoire de la France (1947), André Maurois

C’est au président Mac-Mahon que ce discours s’adresse, après la crise institutionnelle qu’il a ouverte le 16 mai 1877 : renvoi du président du Conseil et dissolution de la Chambre des députés.

Le président tente d’imposer au pays un régime présidentiel et  l’orientation de la Troisième République se joue alors. La campagne électorale est dure, le peuple étant rendu arbitre de l’opposition entre le législatif et l’exécutif – le Parlement et le Président. Le président finira par se soumette, puis se démettre, remplacé par Jules Grévy qui inaugure un nouveau régime parlementaire sévèrement jugé par l’Histoire, par Clemenceau et par Gambetta, dès le 5 février 1879 : « Nos ministres ? De simples numéros d’ordre sortis au hasard de la foule représentative que nous décorons du beau nom de Parlement ! » Il fulmine contre les députés et les ministres du nouveau gouvernement : « Dans trois mois, ils iront rejoindre dans les sous-sols de la vie publique les inconnus engendrés par le scrutin d’arrondissement. Ils végéteront jusque-là, ne disant rien, ne faisant rien, ex nihilo nihil. » Clémenceau tiendra le même langage, fond et forme.

Avec Grévy à la présidence commence le système des crises ministérielles qui va empoisonner le régime. Grévy tient bon à son poste (avant d’être contraint à la démission) et proteste contre son confrère : « Gambetta, ce n’est pas du français, c’est du cheval ! »  Deux avocats, deux républicains, mais trente ans les séparent et la haine éclate au grand jour. Le rigide Grévy se moque de Gambetta qui parle, passionnément, précipitamment, impressionnant à la tribune, jusqu’à perdre son œil de verre en tapant trop fort du poing sur la table (défendant la loi Ferry, du nom de son ami). Grévy écartera Gambetta du pouvoir, de peur qu’il fasse peur au pays, surtout aux ruraux, et il n’aura jamais ses chances à la présidence, mort (sans doute accidentellement) à 44 ans.

« Conduite : dissipé. Application : médiocre. Caractère : très bon, très léger, enjoué, espiègle. Talent : remarquable, intelligence très développée. » Le bulletin scolaire de l’élève au petit séminaire annonçait le caractère de l’homme politique brillant mais turbulent. L’enfance est souvent la clé des personnages à venir.

Hubertine Auclert : féministe de choc, suffragette à la française.

« Je ne veux pas être, par ma complaisance, complice de la vaste exploitation que l’autocratie masculine se croit le droit d’exercer à l’égard des femmes. Je n’ai pas de droits, donc je n’ai pas de charges, je ne vote pas, je ne paye pas. »2470

Hubertine AUCLERT (1848-1914). Histoire du féminisme français, volume I (1977), Maïté Albistur, Daniel Armogathe

Son extrémisme s’explique paradoxalement dans une vocation religieuse contrariée : deux fois exclue du couvent dans sa jeunesse, pour excès de mysticisme, puis indépendance de caractère, elle devient farouchement anticléricale. Mais elle reste surtout pour son féminisme radical.

La fondatrice de la « Société pour le suffrage des femmes » (organisation militante) écrit encore, dans une lettre au préfet datée de 1880 : « Je n’admets pas cette exclusion en masse de femmes qui n’ont été privées de leurs droits civiques par aucun jugement. En conséquence, je laisse aux hommes qui s’arrogent le privilège de gouverner, d’ordonner, de s’attribuer les budgets, le privilège de payer les impôts qu’ils votent et répartissent à leur gré. Puisque je n’ai pas le droit de contrôler l’emploi de mon argent, je ne veux plus en donner. »

Les suffragettes anglaises obtiendront le droit de vote pour les femmes en 1918. Cette bataille des femmes en France n’aboutira qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Paul Déroulède : poète, auteur de théâtre et romancier, patriote et militant de la droite nationaliste.

« Qui vive ? La France ! »2475

Paul DÉROULÉDE (1846-1914), devise et mot d’ordre de sa Ligue des patriotes. M. Paul Déroulède et sa Ligue des patriotes (1889), Henri Canu, Georges Buisson

La Ligue est fondée le 18 mai 1882. Volontaire de la guerre franco-allemande de 1870-1871, Déroulède incarne un patriotisme nationaliste et revanchard qui va faire beaucoup de bruit et déchaîner pas mal de fureurs, jusqu’à la prochaine guerre en 1914. L’auteur écrit des textes patriotiques très populaires, dans le climat politique de l’époque où la Revanche est « reine de France ». Il sera logiquement boulangiste (ayant le culte de l’armée incarnée par « le Brav’ Général ») et anticolonialiste (pour ne pas disperser nos forces au-delà de « la ligne bleue est Vosges »).

L’homme est pourtant différent de la caricature qu’on en fit même de son vivant et il le confiera aux frères (Jérôme et Jean) Tharaud : « Je sais bien ce qu’on me reproche. On dit de moi : Déroulède c’est un exalté ou un simple. Je ne suis ni l’un ni l’autre ; je ne suis ni fou ni sot. Si ma carrière peut sembler déraisonnable, la faute en est au caractère d’une existence qui a toujours été en mouvement. Et rien ne donne si naturellement l’idée du désordre et de la complication que l’action au jour le jour. En réalité, rien n’est plus simple, plus logique, plus sage que ma vie. Oui, j’ai voulu la guerre, la revanche. Mais avant de l’entreprendre, j’ai voulu que nous fussions prêts. »

Jules Guesde : républicain ardent, journaliste militant, communard, socialiste « collectiviste », député, ministre sous le signe de l’Union sacrée (en 1914).

« Un seul patron, un seul capitaliste : tout le monde ! Mais tout le monde travaillant, obligé de travailler et maître de la totalité des valeurs sorties de ses mains. »2403

Jules GUESDE (1845-1922), Collectivisme et Révolution (1879)

Appelé « le socialisme fait homme » (venant après Blanqui et avant Jaurès, Blum, Briand), fondateur du premier journal marxiste français L’Égalité, il crée en 1880 le Parti ouvrier français (POF) qu’il veut internationaliste, collectiviste et révolutionnaire.
Le guesdisme jouera un rôle important jusqu’à son intégration dans le Parti socialiste unifié (Section française de l’Internationale ouvrière, SFIO) en 1905. Deux fois député du Nord (Roubaix et Lille), Guesde sera ministre d’État en 1914-1916, malgré son hostilité de principe à toute participation socialiste dans un ministère bourgeois : la guerre le rend avant tout français et nationaliste.

Jules Grévy : avocat, député, président de l’Assemblée nationale, président (numéro 1) de la République parlementaire, contraint à la démission.

« J’en appelle à la France ! Elle dira que, pendant neuf années, mon gouvernement a assuré la paix, l’ordre et la liberté. Elle dira qu’en retour, j’ai été enlevé du poste où sa confiance m’avait placé. »2490

Jules GRÉVY (1807-1891). Gouvernements, ministères et constitutions de la France depuis cent ans (1893), Léon Muel

2 décembre 1887. Démission forcée du président qui incarnait la nouvelle République parlementaire après un cursus politique classique et un retour au barreau sous le Second Empire en tant qu’opposant au régime. (Notons au passage la fréquence en politique des avocats… et des prénommés Jules : Guesde, Grévy, Ferry, Favre, Simon, Méline, Bastide, Miot…).

Les républicains gouvernent désormais la République dans un pays qui n’a plus peur des « rouges » et Gambetta ne s’est pas présenté, se jugeant trop jeune. Ce septuagénaire très « bourgeois moyen » rassure l’Assemblée nationale (Sénat et Chambre des députés, réunis pour élire le président). Après l’échec de la république présidentielle, version Mac-Mahon, le nouveau président opte clairement pour une république parlementaire : c’est la « Constitution Grévy ». L’équilibre des pouvoirs est rompu au bénéfice de la Chambre et les députés, trop sûrs que le président n’osera plus jouer de la dissolution, vont désormais user et abuser de ce pouvoir, faisant tomber les ministères et se succéder les crises. Tel est le vice inhérent au régime.

Le temps des crises parlementaires va de pair avec celui des sales affaires et le personnel politique est gravement déconsidéré. Grévy a quand même assuré son premier mandat (1879-1885) avant d’être réélu. Mais la corruption tant reprochée aux républicains au pouvoir atteint la famille du président Grévy. Son gendre, Daniel Wilson, est accusé d’avoir créé à l’Élysée un « ministère des Recommandations et Démarches ». Bien entendu, il fait payer ses services. Ce trafic des décorations, découvert en septembre 1887, porte notamment sur la Légion d’honneur : « Jadis on était décoré et content. Aujourd’hui on n’est décoré que comptant ! » Alfred Capus, Le Gaulois, 7 octobre 1887. Ce journal, comme bien d’autres, dénonce le scandale de l’Élysée. La chanson d’Émile Carré résume la situation : « Ah ! quel malheur d’avoir un gendre / Avec lui, j’en ai vu de grises, / Fallait qu’j’emploie à chaque instant / Mon nom, mon crédit, mon argent / À réparer toutes ses sottises […] J’suis un honnête père de famille / Ma seule passion, c’est l’jeu de billard / Un blond barbu, joli gaillard / Une fois m’demande la main d’ma fille / Y sont mariés, mais c’que j’m’en repens ! / Ah ! quel malheur d’avoir un gendre ! »

Louis Pasteur : chimiste, physicien, microbiologiste célèbre pour son vaccin contre la rage.

« La science n’a pas de patrie. »2494

Louis PASTEUR (1822-1895), Discours pour l’inauguration de l’Institut Pasteur, 14 novembre 1888. La Vie de Pasteur (1907), René Vallery-Radot. (Première biographie du grand savant, écrite par son gendre.)

La Troisième République ne se résume pas en crises, affaires et autres scandales. C’est aussi le temps des grands savants pour la France qui se retrouve en bonne place dans le monde, avec des hommes tels que Louis Pasteur (microbiologie, vaccins), Marcellin Berthelot (chimie de synthèse, thermochimie), Claude Bernard (physiologie, médecine expérimentale). L’Université n’est plus, comme sous le Second Empire, le lieu de conférences mondaines pour grand public. Les étudiants viennent nombreux, les professeurs font des cours magistraux qui honorent l’enseignement supérieur, la recherche réalise des progrès qui vont changer la vie quotidienne des hommes en une ou deux générations.

Pour les applications directes de ses travaux (dont la pasteurisation appliquée au vin), pour la passion qu’il y a mise, et pour l’Institut qui porte son nom, Pasteur est aujourd’hui encore le plus populaire de tous les savants du monde.

Ravachol : criminel en sérié, promu premier anarchiste de France et célèbre à ce titre, condamné à mort.

« La société est pourrie. Dans les ateliers, les mines et les champs, il y a des êtres humains qui travaillent et souffrent sans pouvoir espérer d’acquérir la millième partie du fruit de leur travail. »2503

RAVACHOL (1859-1892), à son procès, 26 avril 1892. Histoire de la Troisième République, volume II (1963), Jacques Chastenet

Ravachol est un criminel en série (tuant pour l’argent), devenu un mythe par la vertu de la dynamite et des relations nouées avec les militants anarchistes. Les 11, 18 et 29 mars, il a fait sauter des appartements de magistrats et une caserne. La veille du procès, ses complices font exploser une bombe dans le restaurant Véry. Condamné à mort (pour des crimes antérieurs), il est exécuté le 11 juillet.

Les attentats anarchistes, nombreux de 1892 à 1894, ont des origines diverses : souvenir de la Commune commémorée vingt ans après, de bien des manières (y compris des tableaux, des chansons) ; hostilité envers les partis organisés de gauche qui veulent un État socialiste ; haine pour les bourgeois dont les affaires prospèrent.

La Ravachole, version anarchiste de La Carmagnole, se chante en 1892 : « Il y a les magistrats vendus, / Il y a les financiers ventrus, / Il y a les argousins, / Mais pour tous ces coquins, / Il y a d’la dynamite, /Vive le son, vive le son, / Il y a d’la dynamite ! / Dansons la ravachole ! Vive le son d’l’explosion. »

Auguste Vaillant : marginal promu militant anarchiste, condamné à mort.

« Désormais, ces messieurs sauront qu’ils ont toujours une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête, ils voteront peut-être des lois plus justes. »2510

Auguste VAILLANT (1861-1894), Déclaration à la police qui l’interroge, après l’attentat qu’il a perpétré, le 9 décembre 1893. L’Épopée de la révolte (1963), André Mahé

Il a lancé une bombe à la Chambre, blessant 57 députés, provoquant la panique. Atteint à la tête, Dupuy qui préside les débats est applaudi pour son sang-froid : « Il est de la dignité de la Chambre et de la République que de pareils attentats, d’où qu’ils viennent et dont, d’ailleurs, nous ne connaissons pas la cause, ne troublent pas les législateurs. » Les 12 et 18 décembre seront votées dans l’urgence les deux premières lois qualifiées plus tard de « scélérates », visant le mouvement anarchiste.

Au procès, Vaillant affirme avoir lancé cette bombe pour venger son idole Ravachol et non pour tuer. Vaillant, 33 ans, est exécuté le 5 février 1894. Ni penseur ni même militant, ce marginal avait survécu en multipliant les petits métiers, se lançant dans la lutte politique pour faire entendre « le cri de toute une classe qui revendique ses droits ». L’inexistence d’un vrai programme social demeure l’une des faiblesses de la Troisième République (jusqu’au Front populaire en 1936).

La flambée anarchiste qui frappe la France, inspirée de Proudhon et de Bakounine en rupture de socialisme, va parcourir l’Europe, tuer l’impératrice Élisabeth d’Autriche (célèbre Sissi), le roi d’Italie Humbert Ier et franchir l’Atlantique, pour atteindre le 25e président des États-Unis d’Amérique, William McKinley. Le terrorisme est une force de frappe récurrente, le monde occidental devra affronter le terrorisme rouge dans les années 1970, le terrorisme islamique au début du XXIe siècle.

Émile Henry : fils de bourgeois, anarchiste par idéal à 19 ans, condamné à mort.

« Vos mains sont couvertes de sang.
— Comme l’est votre robe rouge ! »2511

Émile HENRY (1872-1894), répondant au président du tribunal, 27 avril 1894. Historia (octobre 1968), « L’Ère anarchiste », Maurice Duplay

Fils de bourgeois, il épouse la cause anarchiste par idéal révolutionnaire et veut frapper partout, parce que la bourgeoisie est partout. Sa bombe portée pour examen au commissariat de police des Bons-Enfants explose : 5 morts, le 8 novembre 1892. Nouvelle bombe au café Terminus de la gare Saint-Lazare : un mort, 20 blessés, le 12 février 1894.

À son procès, il proclame que l’anarchie « est née au sein d’une société pourrie qui se disloque. Elle est partout, c’est ce qui la rend indomptable, et elle finira par vous vaincre et vous tuer. » Émile Henry sera guillotiné le 21 mai 1894, criant « Courage, camarades ! Vive l’anarchie ! »

Sadi Carnot : grande famille républicaine (petit-fils du Grand Carnot), polytechnicien, ingénieur des Ponts-et- chaussées, préfet, député,  ministre, cinquième président de la République, assassiné par un anarchiste italien.

« Votons pour Carnot, c’est le plus bête, mais il porte un nom républicain ! »2491

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

C’est Marie François Sadi Carnot (1837-1894) : petit-fils de Lazare Carnot (le Grand Carnot, célèbre révolutionnaire), fils de Lazare Hippolyte Carnot (député, ministre, sénateur), neveu de Nicolas Léonard Sadi Carnot (physicien qui laisse son nom à un théorème), il est lui-même polytechnicien, ingénieur des ponts et chaussées, préfet, puis député républicain modéré et plusieurs fois ministre.

« Bête » n’est pas le qualificatif le plus approprié, mais le Tigre (premier surnom de Clemenceau) a la dent dure et l’humour féroce. À qui lui reprochera de ne s’entourer que de personnages falots dans son gouvernement, il répond : « Ce sont les oies qui ont sauvé le Capitole. »

François Mauriac a donné une autre explication à cet argument d’ailleurs repris en 1912 pour un autre candidat à la présidence (Pams, non élu) : « Je vote pour le plus bête, la boutade fameuse de Clemenceau, n’est cruelle qu’en apparence. Elle signifiait : Je vote pour le plus inoffensif » (Bloc-notes, I). Quoi qu’il en soit, élu le 3 décembre 1887, Sadi Carnot aura une présidence mouvementée – interrompue par son assassinat. Pour l’heure, le problème du président Carnot a nom Boulanger.

Général Boulanger : général très populaire, ministre de la Guerre, à l’origine du boulangisme et d’une crise politique dont il sera finalement victime.

« Pourquoi voulez-vous que j’aille conquérir illégalement le pouvoir quand je suis sûr d’y être porté dans six mois par l’unanimité de la France ? »2496

Général BOULANGER (1837-1891), réponse aux manifestants, 27 janvier 1889. Histoire de la Troisième République, volume II (1963), Jacques Chastenet

C’est sa réponse aux manifestants qui lui crient : « À l’Élysée ! » et marchent vers le palais où le président Carnot fait déjà ses malles ! Le coup d’État pouvait suivre et Clemenceau lui-même redoutait cette forme de populisme inédite et spectaculaire. Mais Boulanger choisit la légalité, ce 27 janvier 1889. Il  choisit aussi d’écouter les conseils de Marguerite de Bonnemains, maîtresse passionnément aimée – on sait aujourd’hui qu’elle travaillait pour la police.

Cela laisse le temps au gouvernement de réagir : le ministre de l’Intérieur, Ernest Constans, l’accuse de complot contre l’État. Craignant d’être arrêté, il fuit en Belgique. Son prestige s’effondre. Le boulangisme a vécu. Et le Brav’ général de la chanson finit par se suicider sur la tombe de sa maîtresse (morte phtisique). D’où le mot sans pitié de Clemenceau : « Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant. »

Casimir-Périer : grand patron, très jeune président de la République, attaqué par la presse, vite démissionnaire et de retour à la vie « normale ».

« Je ne me résigne pas à comparer le poids des responsabilités morales qui pèsent sur moi et l’impuissance à laquelle je suis condamné. »+

Jean CASIMIR-PERIER (1847-1907), Dernier message du Président démissionnaire, janvier 1895

Élu après l’assassinat de Sadi Carnot, il présente sa démission en résumant le drame de sa situation. À 46 ans, c’est le troisième plus jeune président (après Louis-Napoléon Bonaparte en 1848 et Emmanuel Macron en 2017). Il détient surtout le record du mandat présidentiel le plus court, toutes républiques confondues : 6 mois et 20 jours.

Le « criblage caricatural » de la presse satirique de gauche vise un président « descendant de » et fortuné. Radicaux et socialistes font chorus contre le « président de la réaction ». Actionnaire principal des mines d’Anzin, « Casimir d’Anzin » est trop riche aux yeux de la France démocratique. Les campagnes de presse hostiles se multiplient, parallèlement aux procès pour offense au chef de l’État. Il prend aussi conscience du faible rôle réservé au président, marginalisé par le président du Conseil (Charles Dupuy) et sombre dans l’abattement. Surnommé « le Prisonnier de l’Élysée », il ne supporte plus cette prison dorée, « décor menteur où l’on ne fait que recevoir des coups sans pouvoir les rendre ». Sous ses allures hautaines, l’homme est sensible,  angoissé. Cloitré en son Palais, il n’ose plus sortir dans la rue craignant d’être insulté ou sifflé. Se croyant espionné, il reçoit ses intimes sur la pelouse de l’Élysée pour pouvoir parler librement. Il démissionne au premier prétexte.

Retiré de la politique, Casimir-Périer consacra la fin de sa vie à la gestion de la fortune familiale, n’évoquant jamais le cauchemar de l’Élysée. Leçons de l’histoire ? La politique est un métier interdit aux faibles et la « souveraineté parlementaire » l’emporte au détriment de la présidence toujours rabaissée. À son décès, la famille fidèle à son vœu  refusa toute cérémonie officielle : obsèques sans fleurs, ni couronnes, ni discours.

Félix Faure : ouvrier tanneur, riche négociant, puis député, ministre, président de la République, mort subite.

« Il voulait être César, il ne fut que Pompée. »,

Georges CLEMENCEAU (1841-1929)

Facile, mais irrésistible ! On prête aussi au Tigre ce mot plus politique : « Félix Faure est retourné au néant, il a dû se sentir chez lui. » Cette insignifiance présidentielle prévaut dans la galerie des portraits, sous la Troisième République.

L’homme avait pourtant à cœur d’afficher sa différence : une photographie de jeunesse le montrait en costume d’ouvrier, col de chemise ouvert, manches retroussées, tablier de cuir noué à la taille et sabots aux pieds. Ainsi entretenait-il l’image du tanneur devenu président : « Le peuple ! J’en suis ; nous nous comprenons, nos cœurs battent à l’unisson. »

Après une carrière classique, sa présidence est d’emblée marquée par l’affaire Dreyfus qui divise la France en deux camps. Mais quatre ans après son élection, les circonstances de sa mort survenue brutalement au palais de l’Élysée font la une des journaux : « Le président a-t-il toujours sa connaissance ? — Non, elle est sortie par l’escalier. » Félix Faure, bel homme de 58 ans, meurt ce soir-là en galante compagnie. La « connaissance » prit la fuite et le concierge de l’Élysée témoigne en ces termes (à quelques variantes près selon les sources), répondant à la question du prêtre accouru pour le confesser. La rumeur murmure le nom de Cécile Sorel, actrice célèbre. En fait, la compagne de ses derniers instants est une demi-mondaine, Marguerite Steinheil, bientôt surnommée « la Pompe funèbre ».

Jules Ferry : avocat, journaliste et pamphlétaire, député, ministre.

« Celui qui est maître du livre est maître de l’éducation. »

Jules FERRY (1832-1893), Discours au ministère de l’Instruction Publique, 5 mai 1879

Dans la parcours le plus classique du professionnel de la politique, Ferry reste l’un des ministres importants de la Troisième République. L’histoire retient ce grand réformateur de l’Éducation nationale, avec l’enseignement primaire gratuit, laïc et obligatoire institué par la loi Ferry qui va à l’essentiel : « Messieurs, ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens ! » Reste l’autre volet de son action qui doit être jugée avec les critères de l’époque.

Deux fois président du Conseil, entre septembre 1880 et mars 1885, Jules Ferry dicte la politique coloniale de la France : à la place des conquêtes continentales devenues impossibles, il prône l’aventure au-delà des mers. « Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, vivre de cette sorte pour une grande nation, c’est abdiquer, c’est descendre du premier rang au troisième ou au quatrième. » (Discours sur la colonisation, 28 juillet 1885). Pour lui, « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures, le devoir de [les] civiliser. » Et Hugo pense de même. L’expansion est également nécessaire à notre grand pays pour satisfaire des besoins militaires (bases dans le monde entier), commerciaux (marchés et débouchés pour son expansion économique), culturels (prestige national oblige, pour « sa langue, ses mœurs, son drapeau, son armée et son génie »). La Troisième République édifie peu à peu le second empire colonial du monde (après l’Empire britannique), aussi vrai qu’« un mouvement irrésistible emporte les grandes nations européennes à la conquête de terres nouvelles » (Jules Ferry).

Cette politique coloniale est attaquée par la droite – elle coûte cher en crédits et en hommes – et par la gauche nationaliste – elle détourne de la politique de revanche et de « la ligne bleue des Vosges ». « Mon patriotisme est en France ! » proclame Clemenceau. Un échec provoquera la chute de « Ferry-Tonkin » et l’arrêt de cette première expansion coloniale qui recommence vers 1890. Un ministère des Colonies sera créé en 1894. Il faudra attendre la Quatrième République, puis le général de Gaulle sous la Cinquième pour la décolonisation qui s’impose au XXe siècle.

Georges Clemenceau : médecin (vendéen), maire (du XVIIIe arrdt de Paris), journaliste, député, ministre, deux fois président du Conseil et « Père la Victoire » à la fin de la Grande Guerre… mais pas président.

« Gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait. »2387

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Chambre des députés, 4 juin 1888. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920-1922), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac

Avec des accents hugoliens, il s’oppose au général Boulanger (qu’il a d’abord soutenu), voyant poindre en lui un nouveau Bonaparte, accusé de « faire disparaître la politique de parti et le parlementarisme ».

Député, Clemenceau se déclare solidaire de l’histoire du parti républicain et de ses luttes depuis un siècle et proclame son attachement à un régime de libre discussion : « L’honneur de la République est dans la libre parole avec ses risques et ses inconvénients. » C’est rendre hommage à ce régime si souvent décrié, y compris par lui-même. Vingt ans après, devenu président du Conseil, il se plaindra des débats sans fin à la Chambre : « On perd trop de temps en de trop longs discours. » Ce dilemme est inhérent au régime parlementaire : comment assurer la libre expression des forces politiques représentées dans les assemblées sans paralyser le fonctionnement de l’institution parlementaire ? Le Parlement, lieu où l’on vote, est aussi et par définition celui où l’on parle.

Ce grand homme d’État est aussi chef de guerre (comme de Gaulle). En novembre 1917, appelé à 76 ans et en dernier recours et par le président Poincaré, il forme un gouvernement accepté par une très forte majorité de députés. Le « Tombeur de ministères », le « Tigre » va devenir le « Père la Victoire », exerçant une véritable dictature avec suprématie du pouvoir civil sur le militaire. Il incarne une république jacobine au patriotisme ardent, animé par la volonté de se battre jusqu’au bout, mais autrement.

Il finit pourtant par deux échecs politiques : devenu le « Perd la Victoire » et avouant qu’« il est plus facile de faire la guerre que la paix », il échouera à la présidence de la République face à un candidat qui se révèlera très vite dramatiquement dépassé par la fonction : Paul Deschanel.
Rappelons qu’il y eut un « avant » et un « après » tout à son honneur dans cette longue vie. Il fut médecin dans sa Vendée natale comme son père, puis dans un modeste dispensaire de Montmartre jusqu’en 1885. Bien que non rémunéré au titre de maire, « le médecin des pauvres » ne demande pas d’honoraires à ses patients. Il combattit les idées de Pasteur (très controversé à l’origine) et reconnut son erreur quand le savant fut universellement reconnu.

À la fin de sa vie, il voyagea en Asie et s’initia au bouddhisme, vécut une belle relation avec Marguerite Baldensperger (sa cadette de quarante ans) et  protégea son vieil ami Claude Monet, créateur de l’impressionnisme. Retraité politique, il se rendit souvent dans sa propriété de Giverny, admirant plus que jamais le peintre des Nymphéas qui jette les dernières forces de son génie dans cette série de toiles hyper impressionnistes, hymne à la Nature et à la Couleur. Après la mort de l’artiste, il organise et inaugure le 17 mai 1927 l’exposition au « musée Claude Monet », aujourd’hui musée de l’Orangerie à Paris, digne écrin pour le dernier chef d’œuvre de Monet enfin exposé au public

Émile Zola : romancier populaire, journaliste littéraire et politique, « premier » intellectuel engagé dans l’Affaire.

« J’accuse. »2517

Émile ZOLA (1840-1902), titre de son article en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898

L’Aurore est le journal de Clemenceau et le titre est de lui. Mais l’article en forme de lettre ouverte au président de la République Félix Faure est bien l’œuvre de Zola : il accuse deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major et les experts en écriture d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion », et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus, d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ». Le ministre de la Guerre, général Billot, intente alors au célèbre écrivain un procès en diffamation : « Un jour la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur. »

Le procès Zola en cour d’assises (7-21 février 1898) fit connaître l’affaire Dreyfus au monde entier. Formidable tribune pour l’intellectuel converti aux doctrines socialistes et aux grandes idées humanitaires ! « Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai. »

Zola est condamné à un an de prison et 3 000 francs d’amende, mais devant l’Histoire, il vaincra et Dreyfus sera finalement réhabilité. Mais l’Affaire a déchiré durablement la France.

Lyautey : militaire, premier résident général au Maroc (protectorat), ministre de la Guerre, maréchal de France, académicien.

« Pour pacifier un pays, il semble qu’il faille recourir aux moyens pacifiques. Cette énonciation paraît naïve ; cependant, il n’y a pas longtemps qu’elle est acceptée des Gouvernements. Ils ont eu longtemps, et peut-être gardent-ils encore, une secrète tendresse pour les moyens répressifs. »2530

Maréchal LYAUTEY (1854-1934), Paroles d’action, 1900-1926 (1927)

Au-delà des luttes internes, la Troisième République édifie un vaste empire colonial. Ferry en fut l’initiateur politique (1880-1885). École coloniale, armée coloniale, ministère des Colonies sont les instruments créés en 1893 et 1894.

Lyautey incarne l’action sur le terrain : conquête et pacification. Il commença dans le Sud algérien (en 1879), puis fut envoyé en Indochine (1894) et à Madagascar (1895) avec Gallieni, avant de partir en Afrique du Nord où la guerre le trouvera en 1914, résident général au Maroc : « C’est la plus monumentale ânerie que le monde ait jamais faite. »

Il faut oser le dire, quand on est militaire en exercice. Clemenceau lui rendra hommage à sa manière virile : « Voilà un homme admirable, courageux, qui a toujours eu des couilles au cul… même quand ce n’étaient pas les siennes. » (Lyautey  épousa quand même une infirmière militaire, Inès de Bourgoing). Il sera ministre de la Guerre dans le gouvernement Briand (1916-1917), maréchal de France en 1921 et finira couvert d’honneurs, inhumé aux Invalides à 79 ans. Pour l’anecdote, il est président d’honneur des trois fédérations des Scouts de France et sa devise (empruntée à Shelley et à Shakespeare) était « La joie de l’âme est dans l’action ».

Jean Jaurès : historien (de la Révolution), professeur de philosophie, député socialiste, journaliste engagé, défenseur de la paix, assassiné la veille de la Grande Guerre.

« Le capitalisme n’est pas éternel, et en suscitant un prolétariat toujours plus vaste et plus groupé, il prépare lui-même la force qui le remplacera. »2557

Jean JAURÈS (1859-1914), L’Armée nouvelle (1911)

Idée-force dans la pensée de Jaurès, véritable icône de la gauche socialiste. Très sensible à la société en train de se faire sous ses yeux, il parle aussi en historien visionnaire : « Par sa mobilité ardente et brutale, par sa fougue révolutionnaire du profit, le capitalisme a fait entrer jusque dans les fibres, jusque dans la chair de la classe ouvrière, la loi de la grande production moderne, le rythme ample, rapide du travail toujours transformé. […] L’ouvrier n’est plus l’ouvrier d’un village ou d’un bourg. Il est une force de travail sur le vaste marché, associé à des forces mécaniques colossales et exigeantes. » L’œuvre fait scandale et l’auteur suscite des haines au sein de la droite nationaliste.

Socialiste à la fois internationaliste et pacifiste, il a vécu dramatiquement l’approche de la guerre de 1914 : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. » Cherchant appui auprès du mouvement ouvrier pour l’éviter, il est assassiné le 31 juillet 1914 par un nationaliste. Ce que n’a pas su faire la République, cahotant de crises en « affaires » et d’« affaires » en scandales, la guerre l’accomplit alors : l’union sacrée des Français, l’unité nationale retrouvée.

Raymond Poincaré : avocat, député, sénateur, plusieurs fois ministre, président du Conseil, président de la République.

« Il n’est possible à un peuple d’être efficacement pacifique qu’à la condition d’être prêt à la guerre. »2564

Raymond POINCARÉ (1860-1934), message aux Chambres, 20 février 1913. Histoire illustrée de la guerre de 1914 (1915), Gabriel Hanotaux

Ayant donné sa version du « Si vis pacem, para bellum » (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »), le président ajoute : « Une France diminuée, une France exposée, par sa faute, à des défis, à des humiliations, ne serait plus la France. » Alors que Jaurès le pacifiste déclare « la guerre à la guerre », Poincaré renforce l’alliance avec la Russie, mais aussi l’armée.

« Ce n’est pas un homme qui triomphe, ce n’est pas un parti. C’est une idée nationale. » Le Journal, 18 janvier 1913, au lendemain de l’élection de Poincaré à la présidence. Député ou ministre, il s’était toujours tenu prudemment « ailleurs », hors du Bloc et des radicaux. C’est donc le résultat d’une nouvelle alliance : celle de la droite traditionnelle, des républicains de gouvernement et d’une partie des radicaux touchés par le renouveau nationaliste et sensibles aux mots d’ordre d’union, de patrie. Caillaux, plus clairvoyant, prophétise : « C’est la guerre. » Mais qui peut le croire ?

Charles Péguy : poète ignoré, patriote et dreyfusard, socialiste et chrétien, isolé par son intransigeance, « mort pour la France ».

« La mystique républicaine, c’est quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. »2556

Charles PÉGUY (1873-1914), Notre jeunesse (1910)

Le déchirement est à la démesure de l’enjeu et « l’essentiel est que la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance ». C’est dire si Péguy, l’humaniste qui se voudra toujours engagé jusqu’à sa mort (aux premiers jours de la prochaine guerre) dut souffrir de la politique politicienne née sous la Troisième République.

Rejeté de tous les groupes constitués, parce que patriote et dreyfusard, socialiste et chrétien, suspect à l’Église comme au parti socialiste, déchiré par ses contradictions apparentes, isolé par son intransigeance et ignoré jusqu’à sa mort du grand public, c’est l’un des rares intellectuels de l’époque échappant aux étiquettes. Voyant pour seul « remède au mal universel l’établissement de la République socialiste universelle », il crée ses Cahiers de la Quinzaine pour y traiter les problèmes du temps, y publier ses œuvres et celles d’amis (Romain Rolland, Julien Benda, André Suarès).

De plus en plus isolé, il témoigne à la fois contre le matérialisme du monde moderne, la tyrannie des intellectuels de tout parti, les manœuvres des politiques, la morale figée des bien-pensants.

Il se réfugie dans la poésie et reste pour cela : « Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre ! Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! » Ève (1914). Deux derniers alexandrins d’un poème qui en compte quelque 8 000. Le poète appelle de tous ses vœux et de tous ses vers la « génération de la revanche ». Lieutenant, il tombe à la tête d’une compagnie d’infanterie, frappé d’une balle au front à Villeroy, le 5 septembre, veille de la (première) bataille de la Marne.

Anatole France : écrivain et prix Nobel de littérature, critique littéraire, journaliste, intellectuel engagé, favorable au socialisme et au communisme, mais esprit toujours critique et libre.

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. »2641

Anatole FRANCE (1844-1924), L’Humanité, 18 juillet 1922. La Mêlée des pacifistes, 1914-1945 (2000), Jean-Pierre Biondi

À partir des années 1920, les liens entre la politique et l’économie, l’imbrication de la haute administration, du monde des affaires et du personnel politicien deviennent de plus en plus évidents. Le problème de l’engagement se pose aux intellectuels avec une acuité douloureuse, à la démesure des enjeux à venir.

Prix Nobel de littérature en 1921, romancier très lu et respecté du milieu littéraire, Anatole France est aussi un intellectuel en phase avec son temps. Il prête son appui au socialisme, puis au communisme naissant. Animé d’une « ardente charité du genre humain », souvent engagé dans des luttes politiques (jadis aux côtés de Zola dans l’Affaire Dreyfus), il se garde cependant de tout dogmatisme et se méfie de toutes les mystiques.

Romain Rolland : écrivain et prix Nobel de littérature, historien, musicologue, humaniste passionné, pacifiste et internationaliste déchiré par les événements.

« Avec le prolétariat, toutes les fois qu’il respectera la vérité et l’humanité. Contre le prolétariat, toutes les fois qu’il violera la vérité et l’humanité. »2642

Romain ROLLAND (1866-1944), à Amédée Dunois, Réponse à l’Humanité (1922). Un beau visage à tous les sens (1967), Marie Romain Rolland

Encore un écrivain engagé dans l’action avec le cœur à gauche, une sincérité n’ayant d’égale que sa générosité, mais un refus de tout embrigadement, une volonté de conserver « l’indépendance de l’esprit, d’abord, et avant tout, et contre tout, coûte que coûte ». D’où son hostilité à toute dictature et raison d’État, maintes fois répétée à ses amis communistes, et sa certitude que « l’esprit vraiment révolutionnaire est armé aussi bien contre les préjugés nouveaux de la Révolution prolétarienne que contre les préjugés anciens de la monarchie bourgeoise » (À l’Académie de Moscou, 1925).

Frédéric Joliot-Curie : scientifique et communiste.

« Je suis communiste parce que cela me dispense de réfléchir. »2643

Frédéric JOLIOT-CURIE (1900-1958). La Politique en citations : de Babylone à Michel Serres (2006), Sylvère Christophe

Position radicale – et radicalement différente d’Anatole France et Romain Rolland. Ce grand scientifique (prix Nobel de chimie avec sa femme, en 1935) sera membre actif du Parti communiste à partir de 1942. Engagement inconditionnel fréquent dans la classe ouvrière où le Parti est vu comme une grande famille, mais rare chez les intellectuels souvent torturés par ce choix, vu les événements mondiaux et la politique de l’URSS.

Montherlant : auteur de roman, de théâtre et d’essais, humaniste refusant de prendre politiquement parti.

« Être patriote, et être Français, en 1932, c’est vivre crucifié. La France est en pleine décomposition. »2659

Henry de MONTHERLANT (1895-1972), Carnets, 1930-1944 (1957)

Fervent lecteur de Maurice Barrès (maître à penser de sa génération), patriote sans être pour autant nationaliste, adversaire déclaré de l’Allemagne nazie, mais soupçonné ensuite de collaboration, Montherlant est moins politiquement engagé que la plupart de ses confrères, ce qui lui permet d’être avant tout lucide, dans son pessimisme hautain.

La France est malade de la crise économique mondiale qui l’atteint avec retard. La bataille politique perturbe un régime parlementaire dont l’instabilité ministérielle est chronique. L’affaire Oustric (banquier spéculateur) a provoqué un scandale financier qui implique diverses personnalités politiques, dont le ministre de la Justice, Raoul Péret. Les accords de Lausanne (juillet 1932) entérinent le renoncement de la France aux réparations allemandes et le nouveau président de la République, Paul Doumer, meurt victime d’un attentat commis par un émigré russe, le 6 mai 1932.

Georges Bernanos : écrivain catholique aux engagements politiques successifs.

« Le nationalisme […] quel chemin il a fait […] Les puissants maîtres de l’or et de l’opinion universelle l’ont vite arraché aux mains des philosophes et des poètes. Ma Lorraine ! ma Provence ! ma Terre ! mes Morts ! Ils disaient : mes phosphates, mes pétroles, mon fer. »2694

Georges BERNANOS (1888-1948), Les Grands Cimetières sous la lune (1938)

Catholique lorrain né à Paris et monarchiste militant à l’Action française de Maurras (extrême-droite) avant la guerre de 1914, réformé, engagé volontaire pour la guerre dans les tranchées, Bernanos est un romancier très lu, tout en dénonçant La Grande Peur des bien-pensants (1930), c’est-à-dire la faillite de la bourgeoisie française. Il récidive huit ans après, s’élevant contre son matérialisme avec une violence de pamphlétaire.

En 1936, on le retrouve au côté des  Républicains espagnols contre Franco et bientôt avec de Gaulle contre Pétain. C’est dire le déchirement de cet homme toujours engagé dans une période particulièrement tragique.

Aristide Briand : avocat et carrière politique, député, ministre (26 fois), président du Conseil, prix Nobel de la paix (1926).

« Moi, je dis que la France ne se diminue pas, ne se compromet pas, quand, libre de toutes visées impérialistes et ne servant que des idées de progrès et d’humanité, elle se dresse et dit à la face du monde : « Je vous déclare la Paix ! » »2655

Aristide BRIAND (1862-1932), Paroles de paix (1927)

Le 10 décembre 1926, le « Pèlerin de la Paix », surnommé aussi « l’Arrangeur » pour son aptitude à trouver à tout problème une solution de compromis, plus de vingt fois ministre (notamment aux Affaires étrangères), reçoit le prix Nobel de la paix – avec son homologue allemand, Gustav Stresemann.

À l’inverse de Poincaré qui (avec le président Doumergue) incarne la fermeté face à l’Allemagne, Briand croit à la réconciliation, au désarmement, au droit international et à la Société des nations (SDN) garante de la paix. Après le pacte de Locarno d’octobre 1925 qui garantit les frontières fixées au traité de Versailles, il salue l’entrée de l’Allemagne au sein de la SDN. Et il devient lyrique pour présenter à l’Assemblée le pacte Briand-Kellogg du 27 août 1928, conçu avec son homologue américain : « Voilà ce qu’est le pacte de Paris. Il met la guerre hors la loi. Il dit aux peuples : la guerre n’est pas licite, c’est un crime. La nation qui attaque une autre nation, la nation qui déclenche ou déclare la guerre, est une criminelle. » Au terme de ce traité signé à Paris, 15 pays (bientôt suivis par 48 autres, y compris l’Allemagne, le Japon et l’URSS) condamnent la guerre « comme instrument de la politique nationale ».

Malheureusement, nulle sanction n’est prévue en cas d’infraction ! Et déjà, Adolf Hitler a rédigé Mein Kampf (1924), ne dissimulant rien de l’Ordre nouveau qu’il veut imposer à l’Europe, organisant le parti nazi (Parti national-socialiste ouvrier) et créant en 1926 les SS (police militarisée). Le krach de Wall Street, ce « Jeudi noir » du 24 octobre 1929 où les valeurs boursières s’effondrent, avant d’entraîner l’économie mondiale dans la tourmente, ruine les rêves de paix et favorise l’arrivée d’Hitler au pouvoir. C’en est bientôt fini de l’ère Briand.

Charles Maurras : écrivain, journaliste politique, militant d’extrême droite.

« Il n’est pas une idée née d’un esprit humain qui n’ait fait couler du sang sur la terre. »2627

Charles MAURRAS (1868-1952), La Dentelle du rempart (1937)

Une des leçons de l’histoire, de France, d’ailleurs et de toujours, mais qui prend une vérité plus dramatique au cœur du XXe siècle où la guerre des idéologies l’emporte sur la guerre des patries. Les statistiques ne comptent plus par milliers, mais par millions les victimes des « ismes » : hitlérisme, fascisme, stalinisme, communisme.

Maurras se situe à l’extrême droite sur l’échiquier politique. La République a trouvé grâce à ses yeux au lendemain de la victoire de 1918. Le combat reprend ensuite contre le régime et la démocratie, synonyme de « mort politique ». La France étant devenue profondément républicaine, les royalistes ne sont plus qu’une secte – qui séduit des intellectuels aussi prestigieux que Gide, Proust, le jeune Malraux. Et Mauriac confie à Roger Stéphane (cité dans Tout est bien) : « On ne pouvait pas ne pas lire L’Action Française, c’était le journal le mieux écrit et le plus intelligent. » Sa mise à l’Index par le Vatican (1926) réduira son audience dans les milieux catholiques.

Paul Valéry : poète, philosophe, intellectuel, maître à penser « officiel ».

« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. »2660

Paul VALÉRY (1871-1945), Discours de l’histoire (1932)

« Espèce de poète d’État » (dit-il de lui-même), croulant sous les honneurs, il demeure plus que jamais lucide au monde. Cette leçon d’histoire est paradoxalement signée d’un intellectuel qui refuse à l’histoire le nom de vraie science et lui dénie toute vertu d’enseignement, car « elle contient tout, et donne des exemples de tout ». Donc, se méfier des prétendues leçons du passé, d’autant que « nous entrons dans l’avenir à reculons ».

André Breton : poète, écrivain, théoricien et chef de file du surréalisme.

« Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. »2669

André BRETON (1896-1966), Position politique du surréalisme, Discours au Congrès des écrivains (1935)

La politisation du mouvement surréaliste est l’une des raisons de son éclatement. Le « pape » du mouvement, André Breton qui est au Parti communiste depuis 1927, a entraîné nombre de camarades, mais il rompt en 1935. À l’inverse, les poètes Paul Éluard et Louis Aragon demeurent fidèles à l’engagement et au communisme.

Être ou ne pas être communiste, l’être ou ne pas l’être inconditionnellement, telles sont les questions récurrentes que se posent nombre d’artistes et d’intellectuels, dans l’entre-deux-guerres. La guerre à venir, l’attitude de la Russie soviétique et la Résistance vont encore bouleverser les données du problème.

Nelly Roussel : journaliste, féministe, antinataliste et « néomalthusienne ».

« Faisons donc la grève, camarades ! la grève des ventres. Plus d’enfants pour le Capitalisme, qui en fait de la chair à travail que l’on exploite, ou de la chair à plaisir que l’on souille ! »2637

Nelly ROUSSEL (1878-1922), La Voix des femmes, 6 mai 1920

Rares sont les féministes de l’époque aussi extrêmes que cette journaliste marxiste, militante antinataliste, en cette « Journée des mères de familles nombreuses ». Le féminisme revendiquant des droits pour une catégorie injustement traitée se situe logiquement à gauche dans l’histoire. Mais du seul fait de la guerre, la condition des femmes a changé.

Devenues majoritaires dans le pays, avec un million de veuves de guerre et plusieurs millions de célibataires, elles ont pris l’habitude d’occuper des emplois jadis réservés aux hommes et d’assumer des responsabilités nouvelles. De tels acquis sont irréversibles. Le droit, la médecine, la recherche, le sport leur ouvrent enfin de vrais débouchés. Il faut attendre 1924 pour avoir les mêmes programmes d’enseignement secondaires, d’où l’équivalence des baccalauréats masculin et féminin. Les femmes entreront au gouvernement à la faveur du Front populaire de 1936, dans le ministère Blum. Mais toujours pas de droit de vote - les suffragettes anglaises ont gagné ce combat en 1918.

Albert Lebrun : major de Polytechnique, ingénieur des mines, député (plus jeune parlementaire de France), sénateur, président du Sénat, ministre, président de la République (insignifiant selon de Gaulle).

« Enfant du peuple aimant le monde des travailleurs, celui de la terre, de la mine et de l’usine, plaçant la liberté de conscience en tête de toutes les libertés. »

Albert LEBRUN (1871-1950,) Profession de foi décembre 1900. Albert Lebrun : le dernier Président de la IIIe République (2013), Éric Freysselinard

À 29 ans, il devient le plus jeune parlementaire de France, élu président de la République en 1932 après l’assassinat du président Paul Doumer et au terme d’un parcours politique méritant, typique de cette Troisième République.

Peu charismatique, fuyant les affrontements partisans et les honneurs, il n’envisageait pas une carrière politique, affirmant que c’est la politique qui s’empara de lui. Républicain modéré, il évoluera vers la droite comme nombre de ses confrères. Député, sénateur et même président du Sénat, éphémère ministre de la Guerre et des Colonies, son premier septennat est surtout marqué par l’avènement du Front populaire. Suite aux législatives de 1936 gagnées par les gauches, il se résout à nommer Léon Blum à la tête du gouvernement, avant de signer « la mort dans l’âme »  les grands textes de la nouvelle majorité. Réélu président de la République, ce sera l’épreuve de la guerre et la fin de la Troisième République. Rappelons le jugement du général de Gaulle : « Comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État. » D’où sa volonté d’une nouvelle Constitution renforçant les pouvoirs du chef de l’État – raison d’être de la Cinquième République.

Léon Blum : écrivain et critique littéraire, auditeur au Conseil d’État, journaliste à l’Humanité, socialiste à la SFIO, député, chef du gouvernement du Front populaire, prisonnier pendant la guerre, président du GPRF.

« Il est revenu un espoir, un goût du travail, un goût de la vie. »2681

Léon BLUM (1872-1950), constat du chef du gouvernement, 31 décembre 1936. Histoire de la France : les temps nouveaux, de 1852 à nos jours (1971), Georges Duby

« … La France a une autre mine et un autre air. Le sang coule plus vite dans un corps rajeuni. Tout fait sentir qu’en France, la condition humaine s’est relevée. » Georges Duby confirme dans son Histoire de la France : « Le Front populaire, ce n’est pas seulement un catalogue de lois ou une coalition parlementaire. C’est avant tout l’intrusion des masses dans la vie politique et l’éclosion chez elle d’une immense espérance. Il y a une exaltation de 1936 faite de foi dans l’homme, de croyance au progrès, de retour à la nature, de fraternité et qu’on retrouve aussi bien dans les films de Renoir que dans ce roman de Malraux qui relate son aventure espagnole et justement s’appelle L’Espoir. »

Léon Blum, avec Jaurès, reste une icône de la gauche. Dès 1900, il s’est fait remarquer en écrivant : « Nul n’ignore, parmi les socialistes réfléchis, que la métaphysique de Marx est médiocre, que sa doctrine économique rompt une maille chaque jour. » L’année suivante, il affirme que « Toute société qui prétend assurer aux hommes la liberté doit commencer par leur garantir l’existence. » Il s’inscrit au parti socialiste en 1902 et collabore avec Jaurès à L’Humanité, à partir de 1904. Il reste surtout comme l’homme du Front populaire (1936-1938) et des grandes avancées sociales - congés payés, semaine de 40 heures, conventions collectives. Victime de violentes attaques antisémites, il préconise une politique de fermeté devant Hitler et refuse de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Arrêté en 1940, il est jugé au procès de Riom (1942) par le régime de Vichy qui recherche des responsables à la défaite. Pierre Laval le livre en 1943 aux nazis qui le déportent en Allemagne près de Buchenwald.

Après la guerre, Léon Blum dirige le dernier gouvernement provisoire (décembre 1946-janvier 1947) avant l’instauration de la Quatrième République. Il reste jusqu’à sa mort le directeur politique du « Populaire » et dénonce le danger pour le régime parlementaire du RPF fondé par le général de Gaulle.

Simone Weil : philosophe, professeur de lycée, écrivaine, poétesse, syndicaliste, résistante, auteure de journal intime, traductrice, ouvrière par idéal sous le Front populaire.

« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours… Cette grève est en elle-même une joie. »2678

Simone Weil (1909-1943), La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936. Histoire de la Troisième République, volume VI (1963), Jacques Chastenet

Agrégée de philosophie, ouvrière chez Renault un an avant, pour être au contact du réel, elle écrit son article sous le pseudonyme de Simone Galois.

Passionnée de justice, mystique d’inspiration chrétienne quoique née juive, toujours contre la force et du côté des faibles, des vaincus et des opprimés, la jeune femme vibre à cette aventure et – comme elle le fera jusqu’à sa mort, à 34 ans – participe pleinement : « Joie de vivre parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine. Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme des soldats en permission pendant la guerre. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Joie de parcourir ces ateliers où on était rivé sur sa machine. »

Maurice Thorez : ouvrier, communiste, secrétaire général du PCF (1930-1964), ministre, vice-président du Conseil.

« Il faut savoir terminer une grève. »2680

Maurice THOREZ (1900-1964), secrétaire général du PCF, Déclaration du 11 juin 1936. Le Front populaire en France (1996), Serge Wolikow

Le lendemain débute la semaine des accords Matignon (signés le 18 juin) entre représentants du patronat français et de la CGT. S’ajouteront diverses mesures imposées par le gouvernement Blum au Parlement. En résumé, reconnaissance du droit syndical, institution de contrats collectifs de travail, de délégués du personnel ; semaine de quarante heures, congés payés de deux semaines, augmentation de salaires de 7 à 15 %. Les grèves cesseront peu à peu, en juillet, août : les dirigeants de gauche n’ont nulle envie de mener les troupes à une révolution – sauf une minorité à la SFIO qui ne veut cependant pas compromettre l’unité du parti, et quelques trotskystes qui se trouvent très isolés.

Thorez, en dirigeant responsable, a mis en garde contre l’illusion que « tout est possible ». Son mot sera souvent repris par les chefs syndicalistes. Dans Fils du peuple (1937), il revient sur cette idée : « S’il est important de bien conduire un mouvement revendicatif, il faut aussi savoir le terminer. »

Louis-Ferdinand Céline : médecin, romancier, pamphlétaire antisémite.

« Je veux pas faire la guerre pour Hitler, moi je le dis, mais je veux pas la faire contre lui, pour les Juifs… On a beau me salader à bloc, c’est bien les Juifs et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses… Il aime pas les Juifs Hitler, moi non plus… »2688

Louis-Ferdinand CÉLINE (1894-1961), Bagatelles pour un massacre (1937)

(Il met une majuscule aux Juifs dans la logique de la doctrine nazie, faisant référence au peuple et plus encore à la race).

Ce n’est pas le seul antisémite de ces années-là, mais c’est l’un de ceux qui s’expriment avec le plus de violence. Ce pamphlet où la haine l’égare achève de faire l’unanimité contre lui. Il s’est déjà créé des ennemis chez les bien-pensants, avec son Voyage au bout de la nuit (1932) qui attaque le militarisme, le colonialisme, l’injustice sociale. Ses impressions de retour d’URSS publiées dans Mea Culpa (1936) lui ont ensuite aliéné tous les sympathisants communistes. Ses derniers manuscrits « miraculeusement » retrouvés en 2020 confirment que Céline fut aussi un génie – à l’égal de Proust qui ne s’engagea pas vraiment en politique, sauf comme dreyfusard.

Édouard Daladier : professeur, puis maire, député, ministre, président du Conseil et retour à la mairie d’Avignon.

« S’il s’agit de démembrer la Tchécoslovaquie, la France dit non. S’il s’agit de permettre à trois millions de Sudètes qui veulent être allemands de le devenir, nous sommes d’accord. »2698

Édouard DALADIER (1884-1970), président du Conseil, Conférence de Munich (29-30 septembre 1938). 1934-1939 (1968), Michel Ragon

Parcours politique classique, mais son nom est surtout associé aux malheureux « accords de Munich ». Voulant sauver la paix à tout prix, France et Grande-Bretagne cèdent face à Hitler, abandonnant cette fois un pays allié en reconnaissant l’annexion des Sudètes - au prétexte d’une minorité allemande dans ce territoire. L’accord de Munich est ratifié par la Chambre, 535 voix contre 75. Ont voté non : 73 communistes et 2 non communistes (Jean Bouhey, socialiste, et Henri de Kérillis, républicain national).

L’Humanité dénonce « le brigandage commis à Munich » et Henri de Kérillis écrit dans un journal de droite, L’Époque : « Trente divisions allemandes débarrassées de tout souci vont se tourner vers nous. » Face aux menaces de guerre qui se précisent, l’opinion publique est toujours partagée, mais les pacifistes sont encore majoritaires. Citons aussi le mot (apocryphe ?) de Churchill : « Vous avez eu à choisir entre la guerre et le déshonneur vous avez choisi le déshonneur, vous aurez la guerre. »

Louise Weiss : européenne pacifiste, féministe militante, députée.

« Les obsessions sont des fontaines de jouvence. Elles épouvantent la mort. »

Louise WEISS (1893-1983), Dernières voluptés (1979)

Morte à 90 ans et toujours active, elle s’est battue avec constance et fermeté pour les deux grandes causes qui donnèrent un sens à sa vie : l’Europe (et la paix à maintenir), le féminisme (et les droits à conquérir). Consciente de la difficulté à atteindre des résultats concrets au-delà des beaux discours politiques, elle s’est toujours insurgée contre une certaine race de militants ou de témoins :  « La tribu des il-n’y-a-qu’à est la plus redoutable. »

Après la Première Guerre mondiale, comme beaucoup de jeunes de sa génération, elle est marquée par les milliers de morts et l’ampleur des destructions. Née Alsacienne, initiée aux nouvelles conditions géopolitiques de l’Europe par ses amis tchèques et slovaques, elle fonde en 1918, à 25 ans, une revue de politique internationale, l’Europe Nouvelle qu’elle dirige entre 1920 et 1934. Les articles, rédigés par les plus grands noms politiques et universitaires, traitent des questions économiques, diplomatiques et littéraires. En 1924, elle rencontre Aristide Briand à l’Assemblée générale de la Société des Nations (SDN) à Genève. Dans sa revue, elle soutient sa politique en faveur de la paix et défend ses idées sur la construction européenne (mémorandum sur l’Union fédérale européenne et projet d’Union européenne). Elle surnommera Briand « le Pèlerin de la Paix ».

« Les paysannes restaient bouche bée quand je leur parlais du vote. Les ouvrières riaient, les commerçantes haussaient les épaules, les bourgeoises me repoussaient horrifiées. » Elle évoque une de ses conférences de 1934 dans Ce que femme veut (1946). Seconde obsession, second combat et celui-ci sera gagné de son vivant ! Les femmes votent en France depuis le 21 avril 1944 (ordonnance du général de Gaulle). En 1979, à 86 ans, Louise Weiss est elle-même élue aux premières élections européennes au suffrage universel direct du Parlement européen, sur la liste gaulliste. Lors de la séance d’ouverture, elle prononce en sa qualité de doyenne un discours où elle salue la mémoire des Européens qui l’ont précédée. Rentrée dans le rang des députés de 1979 à sa mort, membre de la commission parlementaire Culture, Jeunesse et Sport, elle imagine la création d’une Université européenne, envisage l’échange généralisé de professeurs ou projette de créer à Strasbourg un Musée de l’idée européenne. Beaucoup de réalisations de l’Union européenne ces dix dernières années portent la trace de cette femme exceptionnelle.

Vous avez aimé ces citations commentées ?

Vous allez adorer notre Histoire en citations, de la Gaule à nos jours, en numérique ou en papier.

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

Partager cet article

L'Histoire en citations - Gaule et Moyen Âge

L'Histoire en citations - Renaissance et guerres de Religion, Naissance de la monarchie absolue

L'Histoire en citations - Siècle de Louis XIV

L'Histoire en citations - Siècle des Lumières

L'Histoire en citations - Révolution

L'Histoire en citations - Directoire, Consulat et Empire

L'Histoire en citations - Restauration, Monarchie de Juillet, Deuxième République

L'Histoire en citations - Second Empire et Troisième République

L'Histoire en citations - Seconde Guerre mondiale et Quatrième République

L'Histoire en citations - Cinquième République

L'Histoire en citations - Dictionnaire