Le gouvernement imaginaire | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

« Les Français sont inquiets et murmurateurs, les rênes du gouvernement ne sont jamais conduites à leur gré […] On dirait que la plainte et le murmure rentrent dans l’essence de leur caractère. »1190

Signé du dauphin Louis en 1770. Le futur Louis XVI sera bientôt victime de la Révolution

Critiquer le gouvernement est une habitude bien française ! Poussons plus loin le jeu, cédons sans complexe à l’anachronisme et l’uchronie, pour former un gouvernement rêvé avec des Noms pris à diverses époques – sans remonter jusqu’à la Gaule et au Moyen Âge.

Libre à vous de jouer en proposant d’autres candidats ministres crédibles et susceptibles d’œuvrer pour le bien de la France. Seule mise en garde : éviter les trop fortes personnalités peu enclines à faire équipe, type Napoléon et de Gaulle.

Reste le choix du Premier ministre. Femme de tous les courages, icône inclassable, Simone Veil repose en paix au Panthéon avec Antoine, son époux. Elle a donc décliné l’offre. Elle nous a pourtant refait signe, approuvant la plupart des membres de « son » gouvernement, quoique incapable de faire équipe avec Clemenceau et Fouché : la misogynie et le méchant humour du « Tigre » la choquent, l’autre est un monstre qui pratiqua la torture sous la Révolution et le parjure sous tous les régimes. Mais prise au jeu, elle nous a soufflé le nom d’un confrère connu pour ses Essais, maire de Bordeaux, magistrat respecté au temps des guerres de Religion pour son humanité, sa tolérance. Montaigne sera donc le chef du gouvernement imaginaire : trente noms, dont quatre femmes.

En quelques mots, nous vous présentons tous ces personnages acteurs et auteurs de l’Histoire en citations. Chacun n’a droit qu’à une prise de parole – un cas fait exception à la règle.

Toutes les citations de cet édito sont à retrouver dans nos Chroniques de l’Histoire en citations : en 10 volumes, l’histoire de France de la Gaule à nos jours vous est contée, en 3 500 citations numérotées, sourcées, contextualisée, signées par près de 1 200 auteurs.

Premier ministre. Montaigne

En son temps, il déclina l’offre d’Henri IV qui lui proposait d’importantes responsabilités nationales. Enfin guéri de sa maladie de la pierre et ayant achevé l’œuvre de sa vie, il accepte aujourd’hui ce poste stratégique. Sa tolérance à toute épreuve et sa sagesse universelle peuvent faire miracle. Son intelligence humaine et politique lui permettra de s’adapter à notre époque « en crises ».

« Nous devons la sujétion et l’obéissance également à tous Rois, car elle regarde leur office ; mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. »585

Michel de MONTAIGNE (1533-1592), Les Essais (1580, première édition)

Magistrat, puis maire de Bordeaux, très loin des poètes courtisans ou des écrivains engagés de son temps, il parle en humaniste et philosophe, sage et souvent sceptique, libre de pensée et de parole. Il reconnaît que « Le plus âpre et difficile métier du monde, à mon gré, c’est faire dignement le Roi. » Mais il ajoute que « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul. » Au siècle des Lumières, Voltaire prisera fort ce collègue.

En cette fin de siècle où les guerres de Religion déchirent la France, la littérature est essentiellement engagée et partisane. Montaigne fait exception à la règle : étranger à tout fanatisme, il prêche la tolérance, fait preuve – dans la vie comme dans son œuvre à son image – de sagesse, d’indépendance d’esprit, de sens critique, y compris envers le roi. Un esprit au-dessus de tous les partis, perle rare en tout temps et toute circonstance.

Signe particulier, peu connu, mais révélateur : Montaigne est l’un de nos premiers intellectuels amateur de chats. L’heureuse élue s’appelle Madame Vanity. Elle a droit à plus d’égards que la femme légitime qui s’ennuie au Château de Montaigne et n’a pas accès à la bibliothèque, dans cette fameuse Tour de la librairie où le maître se retire pour travailler. La chatte se vautre sans gêne sur ses parchemins et si elle s’endort, pas question de la réveiller ! La main qui tient la plume contourne le corps – cela explique les grands espaces vides restés longtemps mystérieux, sur les manuscrits des Essais. Lui-même évoque la belle en fin observateur : « Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a elle la sienne. » Les Essais (1580). Les amateurs de chats comprendront.

Affaires étrangères. Talleyrand

Personnage contesté, le « diable boiteux » s’impose malgré tout comme diplomate hors pair, précurseur en géopolitique et partisan de l’équilibre européen, survivant à sept régimes et seul capable de s’opposer à Napoléon – lui-même incapable de se priver de ses services !

« Maintenant, Sire, la coalition est dissoute, et elle l’est pour toujours […] la France n’est plus isolée en Europe. »1922

TALLEYRAND (1754-1838), Lettre à Louis XVIII, 4 janvier 1815. Correspondance inédite du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, publiée sur les manuscrits conservés au Dépôt des Affaires Étrangères (1881)

Message venu du congrès de Vienne où Talleyrand, intrigant pour le bien de la France, a conclu un traité secret avec l’Autriche et l’Angleterre contre la Prusse et la Russie. Diplomate représentant Louis XVIII, l’esprit plus alerte que jamais à 60 ans, Talleyrand demande qu’on ajoute une précision à un paragraphe. On lui dit : « Cela va sans le dire. » D’où la riposte : « Si cela va sans le dire, cela ira encore mieux en le disant. » (mot souvent cité en français dans les dictionnaires étrangers).

C’est un exploit diplomatique : le représentant du pays vaincu a réussi à diviser les Alliés, à limiter les exigences de la Prusse et de la Russie ! L’épisode des Cent-Jours va ruiner tous ses efforts. D’où sa fureur, le 12 mars au Congrès de Vienne : « Il faut tuer Buonaparte comme un chien enragé. » Son rendez-vous finalement raté avec l’empereur est l’un des drames de notre histoire, la mégalomanie de Napoléon étant la cause principale.

Affaires européennes. Michel Rocard

Une chance pour cet Européen convaincu, socialiste réaliste et rival malheureux de Mitterrand.

« Ce qui s’est fait sous le nom d’Union européenne ne ressemble à rien de connu jusqu’ici. Sans cohésion politique ni identité commune, c’est essentiellement un espace de paix régi par le droit. Il faut rappeler inlassablement que la paix n’est ni fatale ni même naturelle en Europe. Ce « machin » à 25 nations qui rend toute guerre impossible entre elles est historiquement déjà miraculeux. »2968

Michel ROCARD (1930-2016), point de vue sur l’Europe, paru dans Le Monde du 28 novembre 2003

Le socialiste de la « deuxième gauche » est aussi un militant qui dit notre « besoin d’Europe », avec des arguments comparables à ceux du centriste François Bayrou. Bien au-delà de l’intérêt économique qu’on peut éternellement discuter, dans la situation de crise qui frappe presque tous les pays européens depuis 2008, l’argument de la paix demeure indiscutable et doit être sans cesse mis en avant, pour les nouvelles générations qui n’ont pas connu la guerre.

Le prix Nobel de la paix attribué à l’Union européenne le 12 octobre 2012 viendra consacrer cette évidence. (Le « machin » fait allusion à l’expression du général de Gaulle pour qualifier l’ONU, et non l’Europe.)

Agriculture. Sully

Protestant modéré, peu aimé du peuple, compagnon de route d’Henri IV qui doit une part de sa popularité à ce grand ministre.

« Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée et les vrais mines et trésors du Pérou. »649

Duc de SULLY (1560-1641), Économie royale (1594-1597)

Au tournant du siècle, la paix civile enfin revenue, Sully (au poste de Surintendant des Finances) peut entreprendre de réorganiser l’agriculture française, établir un programme de routes, ponts et canaux. Henri IV l’a nommé surintendant des Finances : il récompense sa fidélité de toujours, sa sagesse politique, et reconnaît ses talents de gestionnaire et d’administrateur grâce auxquels il fait très honnêtement fortune – l’homme est pourtant peu sympathique et le ministre impopulaire, à l’opposé du roi.

Deux autres protestants sont d’une grande aide dans le domaine économique. Premier agronome français, Olivier de Serres répand la culture du mûrier et l’élevage du ver à soie. Barthélemy de Laffemas, contrôleur général du commerce, favorise l’établissement de nombreuses manufactures. Ainsi, la France fabrique de précieuses soieries, au lieu de les importer. Pour la première fois dans son histoire, notre pays a une politique économique cohérente et globale. Richelieu, puis Colbert, suivront cet exemple.

Armées. La Fayette

Républicain à l’enthousiasme communicatif, « Héros des deux mondes » à moins de 20 ans, créateur de la cocarde tricolore en 1789, il réussit son dernier coup médiatique au début de la Monarchie de Juillet. On l’imagine capable de rajeunir une vieille institution.

« Voici une cocarde qui fera le tour du monde. »1336

LA FAYETTE (1757-1834), 17 juillet 1789. Petite histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours (1883), Victor Duruy

Nommé le 15 juillet commandant de la garde nationale, La Fayette prend la cocarde bleue et rouge aux couleurs de Paris, y joint le blanc, couleur du roi, et présente cette cocarde tricolore à Louis XVI venu « faire amende honorable » à l’Hôtel de Ville. Le roi met la cocarde à son chapeau et reconnaît ainsi la Révolution.

Ce geste médiatique et hautement symbolique trouvera son équivalent quarante ans plus tard ! Révolution de Juillet 1830 : au terme des Trois glorieuses (journées), Louis-Philippe se rend à l’Hôtel de Ville où l’attend La Fayette, redevenu populaire comme aux grandes heures. Le marquis lui donne l’accolade et fait de lui le futur roi des Français.

Rappelons que La Fayette est entré dans l’Histoire par un authentique exploit. Issu d’une riche lignée dont la noblesse remonte au XIe siècle, orphelin à 13 ans, militaire de cœur, il signe sa profession de foi adolescente : « Les relations républicaines me charmaient. » Contre l’avis de sa famille et du roi, à 19 ans il s’embarque à ses frais sur une frégate et débarque en Amérique en juin 1777, pour se joindre aux troupes de Virginie luttant contre l’Angleterre coloniale. Nommé major général, le jeune marquis paie de sa personne au combat. Il s’enthousiasme pour l’égalité des droits et le civisme des citoyens : « C’est au bras de la noblesse de France que la démocratie américaine a fait son entrée dans le monde », dira Claudel. De retour en France en 1779, triomphalement accueilli, il pousse le gouvernement à s’engager dans la guerre d’Indépendance et gagne son titre de « Héros des deux mondes ». Les États-Unis se rappelleront cette dette historique à la France, s’engageant en avril 1917 dans la Guerre mondiale : « La Fayette, nous voici ! »

Commerce extérieur. Colbert

Ministre à tout faire de Louis XIV (hormis la guerre confiée à Louvois), doué d’une étonnante force de travail et voué au bien de l’État, il est capable de s’adapter à toute situation politique.

« Il n’y a rien de plus nécessaire dans un État que le commerce […] Le commerce est une guerre d’argent. »835

Jean-Baptiste COLBERT (1619-1683), Mémoire sur le commerce (1664)

Infatigable homme-orchestre du gouvernement, il dresse un vaste programme qui résume la politique industrielle, commerciale, fiscale, maritime de la France : « Il faut rétablir ou créer toutes les industries, même de luxe ; établir le système protecteur dans les douanes ; organiser les producteurs et les commerçants en corporations ; alléger les entraves fiscales nuisibles à la population ; restituer à la France le transport maritime de ses produits ; développer les colonies et les attacher commercialement à la France […] ; développer la marine militaire pour protéger la marine marchande. » Dans une France restée agricole à 90 %, Colbert fait porter ses efforts sur l’industrie et le commerce. Sa plus grande réussite est le relèvement et le développement de la marine française.

Ce mercantilisme, doctrine exaltant la mentalité et l’activité marchandes, poursuit un but plus politique qu’économique : avant le bien-être des Français, Colbert veut la puissance de l’État. Et l’État interventionniste y met les moyens.

Communication et potins numériques. Mme de Sévigné

Un talent personnel et un brin de génie qui peuvent faire merveille à ce poste ! La marquise est par ailleurs sympathique, cultivée, curieuse de tout et de tous.

« Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie… »875

Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), Lettre, 15 décembre 1670

Quelle « chose » déchaîne le talent de l’infatigable chroniqueuse du Grand Siècle dans la plus célèbre de ses lettres ? Tout simplement le mariage annoncé pour dimanche prochain de M. de Lauzun avec… « Devinez qui ? […] Mademoiselle, la Grande Mademoiselle ; Mademoiselle fille de feu Monsieur ; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV ; Mlle d’Eu, Mlle de Dombes, Mlle de Montpensier, Mlle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. » En fait, Mademoiselle n’épousera pas Lauzun, ou du moins pas « dimanche prochain » comme annoncé. Le roi s’y oppose.

Quelque 1 500 lettres nous restent de la géniale commère du siècle. Savoureuse chronique du temps : la guerre y figure au même titre que le procès de son ami Fouquet, les potins de la cour ou les grandes créations théâtrales. Son humour fait toujours sourire. Ici, un épisode de la guerre de Hollande : « La nouvelle du siège de Charleroi a fait courir tous les jeunes gens, même les boiteux. » Lettre, mardi au soir, 10 août 1677 (posthume).

Un fait divers qui va devenir affaire d’État, l’affaire des Poisons, inspire naturellement l’infatigable épistolière qui nous met dans la confidence avec gourmandise : « La duchesse de Bouillon alla demander à la Voisin un peu de poison pour faire mourir un vieux mari qu’elle avait qui la faisait mourir d’ennui. » Lettre, 31 janvier 1680 (posthume).

Condition animale. La Fontaine

« Bonhomme » irrésistiblement sympathique, Maître des Eaux et Forêts, proche de la nature dans un siècle qui cherche surtout à la « domestiquer » (comme à Versailles), il se sert « d’animaux pour instruire les hommes », faisant une satire de son époque à l’égal de ses confrères, Molière et La Bruyère.

« Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être
Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon, peuple singe du maître. »824

Jean de la FONTAINE (1621-1695), Fables. Les Obsèques de la lionne (1678)

Né bourgeois, auteur à qui sa charge de « maître des Eaux et Forêts » laisse bien des loisirs pour fréquenter les salons, lire les Modernes, leur préférer d’ailleurs les Anciens, écrire enfin. Fouquet est son premier mécène. À la chute du surintendant (1661), il trouve d’autres riches protecteurs et surtout protectrices, la duchesse d’Orléans, Marie-Anne Mancini, Mme de La Sablière qui tient salon, méchamment surnommée « la tourterelle » par Mme de Sévigné. Cette chère amie (son « Iris ») l’hébergea pendant vingt ans. Elle avait la passion des chiens et résolut un jour de s’en guérir, les remplaçant par des chats noirs… Elle fut définitivement séduite par ces animaux. On dirait une fable, mais c’est vrai. Ont-ils servi de modèles au poète pour les Grippeminaud et autres Raminagrobis ?

Soucieux de sa liberté et habile à la gérer, tout en ménageant son confort, La Fontaine est courtisan à la cour comme tous ses confrères souhaitant vivre de leur art. Poste d’observation inépuisable : « Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Les Animaux malades de la peste. Le fabuliste observe toutes les bêtes avec empathie. Sans prétention scientifique, il pêche par anthropomorphisme, mais ses observations sonnent juste et sa sensibilité est profondément originale. On ne cesse de lire et relire La Fontaine et de 7 à 77 ans, on redécouvre le meilleur de nos poètes animaliers.

Condition féminine. Olympe de Gouges

Victime de son courage sous la Révolution, féministe d’avant-garde et provocatrice, elle est également sensible à d’autres causes et toujours en quête d’une reconnaissance posthume.

« La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »1397

Olympe de GOUGES (1755-1793), Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791. Le XIXe siècle et la Révolution française (1992), Maurice Agulhon

Le préambule du texte est dédié à la reine. Cette féministe, l’une des premières de l’histoire, plaide pour l’égalité entre les sexes, ce qui inclut le droit de vote et l’éligibilité (permettant de monter à la tribune en tant que député). Mais c’est impossible aussi longtemps que la femme est considérée comme juridiquement mineure, soumise au père ou à l’époux. Les femmes seront finalement la « minorité » la plus durablement brimée, dans l’Histoire. Quelques-unes vont s’illustrer, héroïnes et souvent martyres, au fil de la Révolution.

« Rappelez-vous cette virago, cette femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui abandonna tous les soins du ménage, voulut politiquer […] Cet oubli des vertus de son sexe l’a conduite à l’échafaud. » Triste oraison funèbre de Pierre-Gaspard Chaumette au club des Jacobins, novembre 1793. Olympe de Gouges est politiquement coupable d’avoir défendu le roi et courageusement attaqué Robespierre en « brissotine » (synonyme de girondine). Elle se bat également pour la cause des Noirs et l’abolition de l’esclavage. Arrêtée en juillet 1793, elle meurt guillotinée le 3 novembre : « Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort. » La reconnaissance espérée par la condamnée sera tardive et Olympe de Gouges attend toujours à la porte du Panthéon.

Culture. Malraux

Le personnage, atypique à divers titres, marqua ce ministère créé à son intention par de Gaulle. Parions qu’il lui donnerait aujourd’hui un nouveau souffle et un autre sens !

« Autant qu’à l’école, les masses ont droit au théâtre, au musée. Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry faisait pour l’instruction. »3031

André MALRAUX (1901-1976), Discours à l’Assemblée nationale, 27 octobre 1966. André Malraux, une vie dans le siècle (1973), Jean Lacouture

De Gaulle a créé le ministère des Affaires culturelles pour Malraux. Leur dialogue au sommet est l’une des rencontres du siècle, saluée par François Mauriac : « Ce qu’ils ont en commun, c’est ce qu’il faut de folie à l’accomplissement d’un grand destin, et ce qu’il y faut en même temps de soumission au réel. »

Ministre de 1958 à 1968, chaque automne, lors de la discussion du budget, Malraux enchante députés et sénateurs par des interventions communément qualifiées d’éblouissantes sur les crédits de son département – notoirement insuffisants au regard des ambitions proclamées pour une véritable culture de masse. Il faut attendre l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 pour que ce ministère frôle le 1 % du budget de l’État.

Malraux définit ici la mission des maisons de la Culture implantées dans les villes moyennes, lieux de rencontre, de création, de vie, chargées de donner à chacun les « clés du trésor ». Ce rêve de démocratie culturelle est à la fois vital et irréalisable : « Les peuples sont en train de demander la culture, alors qu’ils ne savent pas ce que c’est. » Il note ce « fait extrêmement mystérieux [qui] se produit aujourd’hui dans le monde entier ». Mais l’argent manque. Comme le dira Jacques Duhamel passant du ministère de l’Agriculture à celui de la Culture : « Ce sont les mêmes chiffres, mais les uns sont libellés en nouveaux francs, alors que les autres le sont en anciens francs » - autrement dit, cent fois inférieurs.

Droits de l’enfant. Rousseau

Le père n’est pas exemplaire et le philosophe affiche une misogynie rare pour l’époque, mais il fut le premier intellectuel sensible à ce problème sociétal majeur, l’éducation des enfants.

« Il n’y a qu’une science à enseigner aux enfants, c’est celle des devoirs de l’homme. »1050

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)

Pas de société saine sans des hommes sains. Premier idéal pédagogique : préserver la liberté naturelle de l’enfant. Rousseau qui doit beaucoup à Montaigne s’inspire aussi de son expérience d’autodidacte : « L’essentiel est d’être ce que nous fit la nature ; on n’est toujours que trop ce que les hommes veulent que l’on soit. »

Dans ton traité d’éducation, il somme les parents : « Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C’est comme si l’on me disait : proposez de faire ce que l’on fait […] Pères, mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire. » Toute la Révolution va marcher dans l’élan de ce « vouloir, c’est pouvoir », appliqué aux choses politiques et comparable deux siècles plus tard au fier slogan de Mai 68 : « Soyez réalistes, demandez l’impossible. »

Immense succès de cette œuvre singulière qui a d’heureux effets immédiats : des mères se mettent à allaiter leurs enfants, on cesse d’emmailloter les nouveau-nés comme des momies et d’imposer les baleines aux corps des petites filles. Cette « régénération » morale profite aussi aux esprits. « Il me semble que l’enfant élevé suivant les principes de Rousseau serait Émile, et qu’on serait heureux d’avoir Émile pour son fils », dira Mme de Staël en 1788. Moins heureux furent les cinq enfants de Rousseau et Thérèse Levasseur, abandonnés aux Enfants-trouvés. Il vécut trente-trois ans avec cette modeste lingère et lui imposa sa décision : « Je m’y déterminai gaillardement sans le moindre scrupule et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, qui n’obéit qu’en pleurant. »

L’auteur se révèle encore dans l’Émile : « La femme est faite pour céder à l’homme et pour supporter même son injustice. » C’est une ombre à la philosophie des Lumières, dans un siècle où les femmes, reines en leurs salons littéraires, ont aussi une influence dans la politique et l’art. Rousseau précise : « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance. » Bref ! la petite Sophie ne part pas avec les mêmes chances dans la vie que le petit Émile… et Jean-Jacques eut beaucoup de chance de vivre avec une Thérèse dont il reconnut le dévouement quotidien.

Écologie. Voltaire

Premier écolo plein de bon sens, prompt à s’intéresser à tous les « bonne causes », philosophe à la fois pragmatique et médiatique, ce prophète des Lumières pourrait se révéler bon politique.

« Cultivons notre jardin. »1021

VOLTAIRE (1694-1778), Candide (1759)

Conclusion du conte. Non sans rapport avec les soucis du jardinier qui vient d’acheter le château de Ferney. 

« L’aubergiste de l’Europe » y recevra tout ce que le siècle des Lumières compte d’écrivains, de princes, d’admirateurs. Son sens des affaires lui permit de « civiliser » la région. Le sexagénaire fait assécher les marais, bâtir des maisons, construire un théâtre et une église, planter des arbres, créer des prairies artificielles, utiliser des semoirs perfectionnés, développer l’élevage. Il installe une tannerie, une fabrique de bas de soie que Mme de Choiseul présente à la cour et des montres que nos ambassadeurs recommandent à l’étranger. Il délivre le pays de la gabelle et le patriarche de Ferney se retrouve acclamé en bienfaiteur : « Un repaire de quarante sauvages est devenu une petite ville opulente habitée par douze cents personnes utiles », écrit-il.

Mais la formule de Candide est surtout symbolique et souvent mal comprise. C’est tout sauf de l’égoïsme : « notre jardin », c’est le monde ! Et si la Providence se désintéresse des hommes, il leur appartient d’agir et de rendre meilleur leur « jardin », de faire prospérer leur terre, d’y travailler pour le progrès. C’est un credo écologique, avant l’heure.

Économie. Turgot

Ministre authentiquement réformateur à la fin de l’Ancien Régime, homme politique à vocation et compétence économique, physiocrate libéral, sa « rage » du bien public sera mieux employée en 2020 qu’elle ne fut en son temps.

« Point de banqueroute, point d’augmentation d’impôts, point d’emprunt. »1212

TURGOT (1727-1781), Lettre au roi, résumant ses projets de nouveau contrôleur général des Finances, fin août 1774. Œuvres de Mr. Turgot, ministre d’État : précédées et accompagnées de Mémoires et de notes sur sa vie, son administration et ses ouvrages

Ses idées sont bonnes et il a l’art du raccourci. Intendant du Limousin où il fit passer d’excellentes réformes, il est appelé au gouvernement le 20 juillet 1774. Âgé de 47 ans, apprécié et connu d’un cercle restreint (les philosophes), c’est un « enragé », ce que lui reproche affectueusement Malesherbes, grand juriste et magistrat. Turgot est capable de rédiger avec passion six édits à la fois, pour les déposer le même jour sur la table du roi… qui n’en demande pas tant !

« Si le bien ne se fait pas, c’est que le bien est impossible », dit d’Alembert apprenant sa promotion. Mais il doute déjà. Voltaire regrette d’être aux portes de la mort, alors qu’il aperçoit « en place la vertu et la raison ». Les deux philosophes savent la valeur de ce réformateur courageux et honnête. Turgot, lui-même philosophe et savant éclairé, croit-il possible une réforme touchant aux fondements de la société et de la monarchie, alors que tant d’intérêts puissants s’y opposent !? Il lutte pendant deux ans, le roi s’effraie parfois : « Voilà le grand grief de M. Turgot. Il faut, aux amateurs des nouveautés, une France plus qu’anglaise ! » Le modèle anglais est exemplaire aux yeux des philosophes et de leurs amis. Mais Louis XVI n’adhère pas à ces idées nouvelles, trop éloignées de la monarchie de droit divin à laquelle il tient. Il hésite encore et toujours. C’est dans son caractère !

Janvier 1776, Turgot demande au Conseil l’abolition de la corvée royale des paysans (les Jacques), remplacée par une taxe additionnelle payable par tous les propriétaires terriens. S’y ajoute une série de mesures fiscales pour plus de justice et d’efficacité. Au total, six édits. C’est l’amorce d’une véritable équité fiscale. La mesure très populaire auprès du petit peuple, mais tous les privilégiés frappés fiscalement vont réagir : « Je vois qu’il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple » soupire le roi à ses conseillers du Parlement de Paris, 12 mars 1776.

Le peuple chante : « Enfin, j’ons vu les Édits / Du roi Louis Seize ! / En les lisant à Paris, / J’ons cru mourir d’aise […] / Je n’irons plus au chemin / Comme à la galère / Travailler soir et matin / Sans aucun salaire. / Le Roi, je ne mentons / point, / A mis la corvée à bas. » Mais les magistrats prient le roi de retirer les édits et tous les privilégiés de France font chorus. Louis XVI abandonne son ministre en mai 1776. Il renonce aux réformes. Toute l’économie reste prisonnière de réglementations jadis utiles et à présent paralysantes. La Révolution devient inévitable. Necker aux Finances sera prisonnier de la même impasse, cinq ans plus tard.

Éducation nationale. Ferry

Créateur de l’éducation gratuite et obligatoire sous la Troisième République, violemment contesté de son temps, mais reconnu comme le meilleur ministre à ce poste, oserait-il devenir l’indispensable réformateur attendu sous la Cinquième ?

« Néron, Dioclétien, Attila, préfigurateur de l’antéchrist ! »2466

Les catholiques insultant Jules Ferry. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Surnommé Ferry-la-Famine (sous la Commune) et bientôt Ferry-Tonkin (contre sa politique coloniale), il est violemment attaqué en tant que ministre de l’Instruction publique : son projet de réforme de l’enseignement public primaire réduit logiquement l’importance de l’enseignement privé. Débats animés, dès le 15 mars 1879. Le 16 juin, la loi Ferry enflamme la Chambre. Le bouillant Gambetta défend son ami Ferry et tape si fort du poing sur la table qu’il perd son œil de verre. Les députés en viennent aux mains. Et volent manchettes et faux cols ! Il faut encore trois ans avant que passe le train des lois Ferry, fondatrices de notre école publique – et républicaine.

La politique scolaire de Jules Ferry est inspirée (à tous les sens du mot) par une idée force de Victor Hugo, qu’on trouve dans Claude Gueux (1834), bref roman de jeunesse contre la peine de mort : « Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la […], éclairez-la […], vous n’aurez pas besoin de la couper. » Autrement dit, pour régler la question sociale, il faut faire disparaître « la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité de l’éducation » et permettre « la première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur le banc de quelque école ».

Les « lois Ferry » de 1881-1882 rendent l’enseignement primaire gratuit, ce qui permet de le rendre obligatoire de 7 à 13 ans, puis laïque. On pense aussi à la formation des maîtres, en créant des Écoles normales d’instituteurs (et d’institutrices) dans chaque département. Ce nouveau service public de l’enseignement donne un minimum d’instruction aux fils de paysans et va créer la fameuse rivalité entre l’instituteur et le curé. Mais Ferry le sait bien, « celui est maître du livre est maître de l’éducation. »

Égalité sociale. Jaurès

Référence historique indiscutable pour la gauche, homme de cœur et socialiste de conviction, il est capable de donner vie et sens au ministère dédié à cette cause et de lutter contre la « fracture sociale » aujourd’hui encore dénoncée.

« À mesure que l’égalité politique devenait un fait plus certain, c’est l’inégalité sociale qui heurtait le plus les esprits. »2405

Jean JAURÈS (1859-1914), Histoire socialiste (1789-1900), volume 4, La Convention (1908)

Député de Carmaux en 1893, très actif au sein du Parti socialiste unifié créé en 1905 (SFIO), il mène toutes les grandes batailles socialistes du temps. Il dirige ce travail en 13 volumes et s’est réservé toute la Révolution française (les 4 premiers volumes) et le bilan social du XIXe siècle (fin du volume 12). Il juge en historien et en socialiste, ce qui est logique. Homme politique, il sera toujours du côté du Travail et des travailleurs : « Ce n’est pas seulement par la force des choses que s’accomplira la Révolution sociale. C’est par la force des hommes. » Histoire socialiste, 1, La Constituante.

Il s’est incliné devant la loi du parti socialiste : pas de participation au gouvernement, et des hommes comme lui manqueront à la République radicale. C’est donc en député d’opposition qu’il mène les grands combats pour les lois ouvrières. « Le capitalisme n’est pas éternel, et en suscitant un prolétariat toujours plus vaste et plus groupé, il prépare lui-même la force qui le remplacera. » L’Armée nouvelle (1911). Idée-force dans la pensée de Jaurès, très sensible à la société en train de se faire sous ses yeux. Il parle aussi en historien visionnaire : « L’ouvrier n’est plus l’ouvrier d’un village ou d’un bourg […] Il est une force de travail sur le vaste marché, associé à des forces mécaniques colossales et exigeantes […] Par sa mobilité ardente et brutale, par sa fougue révolutionnaire du profit, le capitalisme a fait entrer jusque dans les fibres, jusque dans la chair de la classe ouvrière, la loi de la grande production moderne, le rythme ample, rapide du travail toujours transformé. »

L’œuvre fait scandale. L’auteur suscite des haines dans la droite nationaliste. Il en mourra, assassiné trois ans plus tard.

Engagement politique. Gambetta

Éloquence de l’avocat, courage sans faille, enthousiasme inné, sens politique acquis, carrière trop brève, l’homme mérite un ministère sur mesure pour ses compétences exceptionnelles.

« La république, c’est l’inévitable et vous devriez l’accepter. Vous devriez prendre votre parti de l’existence dans le pays d’une démocratie invincible à qui restera certainement le dernier mot. »2442

Léon GAMBETTA (1838-1882), Chambre des députés, 5 août 1874. Les Partis politiques sous la IIIe République (1913), Léon Jacques

Le « commis voyageur de la République » qui s’est fait remarquer depuis son entrée fracassante en politique (1870) propose une constitution républicaine. Légitimistes (royalistes) et conservateurs refusent toujours, mais il va rallier une partie de la gauche à la cause du seul régime possible dans la France de cette époque : une république modérée qui n’effraie pas le pays (majoritairement bourgeois et paysans).

La commission de 30 membres désignés par l’Assemblée travaille dans ce sens et accouche d’un projet de constitution : « À reculons, nous entrons dans la République ! » ironise Gambetta dans son journal, mais la Constitution passe sous forme de trois lois constitutionnelles, du 25 mai au 16 juillet 1875. On va pouvoir gouverner entre « honnêtes gens » et en gentlemen : « Puisque nous sommes les plus forts, nous devons être modérés » dit-il devant le progrès constant des républicains aux élections en 1876.

5 février 1879, le bouillant député fulmine contre le nouveau gouvernement : « Nos ministres ? De simples numéros d’ordre sortis au hasard de la foule représentative que nous décorons du beau nom de Parlement ! […] Dans trois mois, ils iront rejoindre dans les sous-sols de la vie publique les inconnus engendrés par le scrutin d’arrondissement. Ils végéteront jusque-là, ne disant rien, ne faisant rien, ex nihilo nihil. » De fait, avec Grévy à la présidence commence le système des crises ministérielles qui va empoisonner la Troisième République.

Le président en place riposte : « Gambetta […] ce n’est pas du français, c’est du cheval ! » Deux avocats, deux républicains, mais trente ans les séparent et la haine éclate au grand jour. Le rigide Grévy se moque de Gambetta qui parle, passionnément, précipitamment, impressionnant à la tribune. Il l’écarte du pouvoir, craignant qu’il fasse peur au pays, surtout aux ruraux. L’Assemblée nationale élit des présidents de la République choisis pour leur effacement, lesquels nommeront des présidents du Conseil assez insignifiants pour ne pas leur porter ombrage.

Mais Gambetta apprend son métier, sans renoncer à ses idées : « Vous allez peut-être m’accuser d’opportunisme ! Je sais que le mot est odieux. Pourtant je pousse encore l’audace jusqu’à affirmer que ce barbarisme cache une vraie politique. » Chambre des députés, 21 juin 1880. Le mot est lancé, il va faire fortune en politique, les opportunistes devenant les disciples de Gambetta après sa mort accidentelle et prochaine, à 44 ans (1882). Plus qu’un mot, c’est une conviction et la preuve d’une sagesse reflétée par la fameuse formule de Gambetta : « La politique est l’art du possible. »

Finances. Necker

Banquier suisse aussi honnête que riche, il fit ses preuves à ce poste ingrat et jouit d’une immense popularité, à la veille de la Révolution. Les chansons se font plus que jamais l’écho fidèle des événements, mais plus rien ni personne ne peut arrêter l’emballement de l’Histoire.

« Grand prince, votre bienfaisance
De nos maux peut tarir le cours.
Rendez vous aux cris de la France :
Rappelez Necker à votre cour. »1257

Ô toi qui sais de la finance (1788), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier

Bien tard, le 25 août 1788, Louis XVI se décide à rappeler Necker.

Sa carrière aux Finances illustre l’indécision maladive du roi : sous divers titres (directeur du Trésor royal, conseiller ou directeur général des Finances), il est nommé et renvoyé quatre fois entre 1781 et 1790. C’est le peuple qui le porte. Il fut d’abord connu pour son Essai sur la législation et le commerce de grains (1775) qui coïncide avec la « guerre des farines » (émeutes de la faim) et la hausse de prix du pain, libéré par l’édit de Turgot aux Finances. On espère alors le retour d’un nouveau Colbert prêt à moderniser l’économie de la France.

Necker revient donc aux Finances et Turgot (qui l’a évincé en 1774) prend connaissance de son projet : « Cela ressemble à mes idées […] comme un moulin à vent ressemble à la lune. » Certes, tout oppose les deux hommes, à commencer par leurs idées : Turgot, proche des physiocrates, prône une politique économique libérale, Necker est interventionniste (comme Colbert sous Louis XIV). Leur caractère les oppose aussi : le doctrinaire Turgot passe en force, quand Necker, philanthrope et diplomate, cherche la conciliation en esprit « moelleux et flexible ». 

« Voici enfin M. Necker roi de France ! » ironise Mirabeau au rappel du banquier suisse, promu ministre principal (ministre d’État), fin août 1788. C’est l’homme de la dernière chance pour la monarchie. Il prête 2 millions à l’État sur sa fortune personnelle et en trouve quelques autres, le temps de tenir jusqu’aux États généraux. Il convoque une nouvelle Assemblée des notables pour novembre. Le peuple chante : « Vous qui nous traitez de racaille, / Si poliment, / Comme nous vous payerez la taille / Très noblement. / Vive le sauveur de la France, / Necker, vivat ! / D’où ce héros tient-il naissance ? / Du tiers état. » On célèbre le roi et son ministre - il a obtenu que le tiers ait à lui seul autant de représentants que les deux autres ordres réunis. Paris illumine à cette nouvelle, connue le 1er janvier 1789. Mais l’effervescence populaire est aggravée par de mauvaises récoltes, le prix du pain monte, de nouvelles émeutes s’ensuivent. Le roi invite son directeur général des Finances à « sortir momentanément du royaume ». Il s’incline : « Votre Majesté perd l’homme du monde qui lui était le plus tendrement dévoué. » Exiler l’hommes le plus populaire du royaume est une erreur grave !

Le renvoi de Necker est connu le 12 juillet au matin. Le peuple s’amasse au Palais-Royal. Camille Desmoulins saute sur une chaise, brandit son épée d’une main, un pistolet dans l’autre, et crie : « Aux armes ! » Il improvise son premier discours : « Necker est chassé ; c’est le tocsin d’une Saint-Barthélemy de patriotes. Ce soir même tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de Mars pour nous égorger. Une ressource nous reste, c’est de courir aux armes ! » Des milliers de voix hurlent : « Aux armes ! » Les manifestations ne vont plus cesser dans les rues : la Révolution est en marche, la Bastille est prise le 14 juillet.

Rappelé par le roi le 16 juillet, Necker accepte de reprendre un pouvoir impossible à assumer, situation économique et financière déplorable, contexte politique et social explosif :  « Je retourne en France en victime de l’estime dont on m’honore […] Il me semble que je vais rentrer dans le gouffre. » Cet homme honnête et sage en est douloureusement conscient. Il se heurte déjà à Mirabeau qui veut financer le déficit par l’émission des assignats (papier-monnaie).

Retiré de la scène politique en 1790, installé en Suisse à Coppet, sur les bords du lac Léman avec sa fille Mme de Staël, le septuagénaire revient pourtant sur son préjugé contre la Révolution : « Une suite d’événements sans pareils ont fait de la France un monde nouveau. » Dernières vues de politique et de finances (1802).

Francophonie. Rabelais

Auteur le plus populaire et le plus génial de la Renaissance, créateur de mots succulents et à l’origine du roman moderne, il bouscule toutes les valeurs établies.

« Je prouverai que notre langue vulgaire n’est pas si vile, si inepte, si indigente et à mépriser qu’ils l’estiment. »393

François RABELAIS (vers 1494-1553), Le Cinquième Livre, prologue (posthume)

Turnèbe, professeur au Collège de France, se bat pour le latin et le grec. Quelque 700 poètes du royaume versifient en latin, la poésie néo-latine s’inspirant jusqu’au plagiat de Virgile, Horace, Catulle, Ovide, tandis que d’autres « pindarisent et pétrarquisent » à qui mieux mieux. Querelle des Anciens et des Modernes où l’identité nationale est en jeu : Ronsard réunit une « Brigade » qui devient « Pléiade » et cette nouvelle école charge du Bellay de rédiger la Défense et illustration de la langue française (1549).

Rabelais de son côté se bat en auteur, avec sa langue bien à lui et bien française. Il s’adresse aux « rapetasseurs de vieilles ferrailles latines, revendeurs de vieux mots latins, tous moisis et incertains ». Ses origines font sa fierté, dans cette région où l’on parle le français réputé le plus pur et où la vie culturelle s’épanouit avec les châteaux de la Loire : « Car je suis né et été nourri jeune au jardin de France : c’est Touraine. » Pantagruel (1532).

Moine et médecin, né près de Chinon, il est lancé en littérature par ce personnage de géant (fils de Gargantua) qu’il a créé. Deux ans après, voici Gargantua son géant de père : « L’appétit vient en mangeant […] la soif s’en va en buvant. » Des cinq livres de son œuvre, c’est le plus polémique : il aborde des questions sérieuses, comme la guerre. Il ridiculise le roi Picrochole, sa folie ambitieuse qui le pousse aux guerres de conquête (notre ennemi Charles Quint est visé) et l’oppose au bon roi Grandgousier, conscient de ses devoirs vis-à-vis de ses sujets et animé d’une vraie fraternité chrétienne. Mais pour mener cette politique, il faut être fort, donc disposer d’une armée permanente – allusion à la politique militaire de François Ier, le roi Chevalier : « Guerre faite sans bonne provision d’argent n’a qu’un soupirail de vigueur. Les nerfs des batailles sont les pécunes. »

Notons au passage l’origine de l’expression « nerf de la guerre ». La métaphore fera fortune dans l’histoire : les guerres sans fin recommencées sont ruineuses. Le XVIe siècle bat néanmoins un record historique : quatre-vingt-cinq années de guerre en Europe, avec des effectifs croissants et des armes toujours perfectionnées.

Fraternité humaine. Hugo

Grande cause pour un grand nom, n°3 sur le podium de l’Histoire en citations (après Napoléon et de Gaulle), de plus en plus attiré par la politique (républicaine), il pourrait incarner et animer ce nouveau ministère. Difficile de choisir parmi ses 57 mots écrits ou parlés.

« Le vrai socialisme, ce n’est pas le dépouillement d’une classe par l’autre, c’est-à-dire le haillon pour tous, c’est l’accroissement, au profit de tous, de la richesse publique […] Quant au communisme, je n’ai jamais eu pour idéal un damier. Je veux l’infinie variété humaine. »2138

Victor HUGO (1802-1885), Avant l’exil (discours 1841-1851)

C’est l’un des plus brillants députés de cette brève (et Deuxième) République. Celui qui se veut l’« écho sonore » de son siècle sera successivement libéral sous la Restauration, réservé puis favorable à Louis-Philippe sous la Monarchie de Juillet, monarchiste pour les beaux yeux de la duchesse d’Orléans, hostile à l’émeute pendant la Révolution de 1848, partisan du prince Louis-Napoléon, avant d’en devenir l’opposant absolu, quand il voit poindre le dictateur.

Mais Hugo demeure toujours fidèle à un idéal humanitaire et généreux, dénonçant la misère du peuple, l’injustice sociale, la peine de mort, les restrictions à la liberté de la presse, s’engageant personnellement avec une constance et un courage qui le forcent à l’exil sous le Second Empire. De retour aux premières heures de la Troisième République, il incarne la voix de la France : « Ne nous lassons pas, nous les philosophes, de déclarer au monde la paix. » Discours du 25 mars 1877. La grande voix se taira en 1885. Le Panthéon rouvre pour accueillir ses cendres.

Le peuple tient une place essentielle dans la vie et l’œuvre de ce grand bourgeois républicain. Il s’en méfie : « En temps de révolution, prenez garde à la première tête qui tombe. Elle met le peuple en appétit. » Le Dernier Jour d’un condamné (1829). Le bilan du 14 juillet 1789 n’est pas si terrible - une centaine de morts et un peu plus de blessés. Hugo a pourtant raison : le peuple est parti dans une escalade de la violence et les meneurs parlent toujours plus fort que les modérateurs.

Mais le peuple le touche viscéralement : « Haine vigoureuse de l’anarchie, tendre et profond amour du peuple. » C’est la devise de L’Événement, journal qu’il dirige et rédige de juillet 1848 à septembre 1851. La formule est empruntée à l’un de ses discours électoraux de mai 1848. Le poète qui a renoncé au théâtre (après l’échec des Burgraves) entre sur la scène politique en 1848. Élu par la bourgeoisie le 4 juin, favorable à la fermeture des Ateliers nationaux (inspirés par Louis Blanc, mais gérés catastrophiquement), partisan résolu de la répression des journées insurrectionnelles de juin, il demeure profondément libéral. Tout en refusant le socialisme, il s’oppose au gouvernement Cavaignac qui, avec le parti de l’Ordre, menace les libertés et multiplie les mesures répressives. Napoléon III incarnera bientôt tout ce qu’il déteste, jusqu’au retour de la République.

Intérieur. Clemenceau

Autoproclamé « premier flic de France », homme de gauche capable de tous les courages politiques et bravant l’impopularité sans état d’âme, il ferait merveille à ce poste combattant.

« Pas ça ou pas vous ! »2547

Jean JAURÈS (1859-1914) à Aristide Briand, ministre de Clemenceau, Chambre des députés, 10 mai 1907. La Démocratie et le travail (1910), Gabriel Hanotaux

Troisième République. Le gouvernement de Clemenceau, dont Briand fait partie à divers postes ministériels en trois ans, est confronté à une dramatique agitation sociale, dès 1906 : mineurs, ouvriers électriciens à Paris, dockers à Nantes, etc. C’est donc à lui, responsable de la politique actuelle, que s’adresse Jaurès en cette année cruciale.

Clemenceau doit prendre des mesures énergiques pour rétablir l’ordre. En avril 1907, il décide la révocation de fonctionnaires qui se sont élevés contre sa politique. La CGT déclenche la grève que Jaurès défend, en chef de l’opposition socialiste, invectivant aussi Briand devenu ministre, mais ancien propagandiste de la grève générale. Jaurès ajoute que son « jeu de duplicité souille et décompose successivement tous les partis », alors que Maurice Barrès le qualifiera de « monstre de souplesse ».

Jaurès prendra souvent à partie Clemenceau. Parvenu au pouvoir, cet ancien républicain de choc, radical d’extrême gauche, impitoyable « Tombeur de ministères », constate l’évidence : « Je suis de l’autre côté de la barricade. » Donc, dans la logique de son rôle qu’il définit lui-même : « Premier flic de France ». Et « Briseur de grèves » pour l’opposition.

Clemenceau n’est pas sympathique et ne cherche pas la popularité. « Le Tigre » a la dent dure, l’homme est détesté autant que redouté. Mais c’est un animal politique parfaitement adapté à cette République toujours en crise, qu’il sait pourfendre autant que défendre : « Gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait » dit le député en 1888. « On perd trop de temps en de trop longs discours » dit le président du Conseil vingt ans après, se plaignant des débats sans fin à la Chambre. Autrement dit : « L’honneur de la République est dans la libre parole avec ses risques et ses inconvénients. »

Jeunesse et sports. Camus

« Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. » Sportif passionné, journaliste militant, auteur toujours aimé des jeunes, personnage attachant et trop tôt disparu. Il trouverait les mots pour défendre les sports qui forment la jeunesse et promouvoir l’idéal Olympique, horizon 2024.  

« Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »2913

Albert CAMUS (1913-1960), à Stockholm, 5 octobre 1957. Albert Camus ou la mémoire des origines (1998), Maurice Weyembergh

Il répond à un étudiant algérien, partisan du FLN, qui l’interpelle lors de sa remise du prix Nobel. Le mot sera retourné contre son auteur, non sans injustice. Engagé dans la Résistance, Camus fut rédacteur en chef de Combat de 1944 à 1946. S’opposant au communisme qui fascine tant d’intellectuels et à l’existentialisme de Sartre, maître à penser de toute une génération, il manifeste sa soif de justice et son humanisme dans Actuelles (trois recueils d’articles de 1939 à 1958), obtenant le prix Nobel de littérature en 1957 pour avoir « mis en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ».

« L’idée de révolution ne retrouvera sa grandeur et son efficacité qu’à partir du moment où elle mettra au centre de son élan la passion irréductible de la liberté. » L’Express, 4 juin 1955. Camus vient de passer à l’Express, autrement dit à l’ennemi, selon Sartre et ses compagnons. Dans la guerre des gauches qui fait rage en cette décennie, il défend l’objectivité journalistique dans un article qui fait sensation. Loin du militantisme révolutionnaire, il se veut lucide face aux vices inhérents au communisme soviétique.

La guerre d’Algérie qu’il voit naître avant sa mort accidentelle le bouleverse : « Quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice. » Les raisons de l’adversaire, L’Express, 28 octobre 1955. Natif d’Algérie, épris de justice autant que de liberté, Camus est plus qu’un autre déchiré par les événements : « Telle est, sans doute, la loi de l’histoire. Il n’y a plus d’innocents en Algérie, sauf ceux, d’où qu’ils viennent, qui meurent. » La fiction du « maintien de l’ordre » est vite insoutenable. Il s’agit d’une guerre, une sale guerre.

L’engagement de Camus est tout aussi clair dans son théâtre : « La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. » Les Justes (1949). Il est de ces intellectuels qui se mêlent ardemment à l’actualité de leur temps marqué par le totalitarisme, pour crier sa soif de justice, revendiquer dans L’Homme révolté « la liberté, seule valeur impérissable de l’Histoire » et préférer la révolte à la révolution : « Je me révolte, donc nous sommes. » Se défiant des idéologies, Camus s’oppose aux communistes, repousse les mirages de l’absolu et les violences révolutionnaires, contrairement à Sartre et sa revue des Temps modernes. L’effondrement des régimes communistes dans l’Europe de l’Est à l’automne 1989 l’aurait sans doute comblé, le « Printemps arabe » en 2011 l’aurait fait vibrer. Se battre pour la jeunesse et pour l’idéal sportif est une autre forme de combat. Camus pourrait relever ce défi.

Justice. Zola

Romancier très populaire (après Hugo), dreyfusard engagé corps et âme dans l’Affaire, il a souffert des vices de l’institution judiciaire et finalement triomphé. Il saurait la gérer en toute connaissance de cause.

« La vérité est en marche ; rien ne peut plus l’arrêter. »2515

Émile ZOLA (1840-1902), Le Figaro, 25 novembre 1897

Il commente la demande en révision du procès du capitaine Dreyfus, condamné à la déportation en Guyane par le Conseil de guerre de Paris, le 22 décembre 1894. Ni Dreyfus, ni son avocat n’ont eu accès aux pièces d’un « dossier secret ». Diverses irrégularités sont mises en évidence. Sa qualité de juif joue contre lui, à une époque où l’antisémitisme a ses hérauts, ses journaux, ses réseaux. 

« Il n’y a pas d’affaire Dreyfus. » Réponse de Jules Méline, président du Conseil, au vice-président du Sénat venu lui demander la révision du procès, séance du 4 décembre 1897. Mot malheureux, quand éclate au grand jour l’« Affaire », la plus grave crise pour le régime. Méline refuse la demande en révision du procès. Les dreyfusards (minoritaires) vont mobiliser l’opinion publique par une campagne de presse retentissante.

« J’accuse. » Titre de l’article de Zola en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898. C’est une lettre ouverte au président de la République Félix Faure. Zola accuse deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major et les experts en écriture d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion » et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ». Le général Billot, ministre de la Guerre, intente au célèbre écrivain un procès en diffamation.

« Un jour la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur. » La Vérité en marche, déclaration au jury d’Émile Zola, publiée dans L’Aurore, 22 février 1898. Le procès Zola en cour d’assises (7-21 février 1898) a fait connaître l’affaire Dreyfus au monde entier. Formidable tribune pour l’intellectuel converti aux doctrines socialistes et aux grandes idées humanitaires ! « Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai. »

En attendant, Zola est condamné (un an de prison et 3 000 francs d’amende) et attaqué par les antidreyfusards. « L’intervention d’un romancier, même fameux, dans une question de justice militaire m’a paru aussi déplacée que le serait, dans la question des origines du romantisme, l’intervention d’un colonel de gendarmerie. » Ce témoignage de Ferdinand Brunetière, historien de la littérature et critique éminent, professeur à l’École normale et à la Sorbonne, directeur de la Revue des Deux Mondes, est « surréaliste ». Beaucoup d’antidreyfusards iront plus loin. Mais Zola ira au bout de son combat.

« Aujourd’hui, la vérité ayant vaincu, la justice régnant enfin, je renais, je rentre et reprends ma place sur la terre française. » L’Aurore, 5 juin 1899. Le 3 juin, la Cour de cassation, « toutes Chambres réunies », s’est prononcée pour « l’annulation du jugement de condamnation rendu le 22 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus ». Dreyfus a été sauvé par les dreyfusards ou révisionnistes : gracié par le président de la République, il sera réintégré dans l’armée en 1906.

« Envions-le [Zola], sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine. »  Éloge funèbre d’Émile Zola, 5 octobre 1902, discours prononcé lors de l’enterrement au cimetière de Montmartre par Anatole France qui fit partie de ces intellectuels engagés dans le camp des révisionnistes.

Libertés publiques. Montesquieu

Créateur de la science politique au siècle des Lumières, référence qu’on cite encore et jamais assez, sa vigilance ferait merveille à ce poste créé pour lui (complétant la sainte trinité républicaine, avec le concours d’Hugo et de Jaurès).

« Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. »1011

MONTESQUIEU (1689-1755), L’Esprit des Lois (1748)

C’est le fameux principe de la séparation des pouvoirs : « Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps […] exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire les lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. » La constitution anglaise, monarchique en apparence, républicaine en réalité, présente un bon équilibre des trois pouvoirs : elle séduit le philosophe qui l’a vu fonctionner sur place. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article 16) consacrera cette séparation des pouvoirs, en 1789.

« Les lois […] sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » L’Esprit des Lois est la grande œuvre de sa vie, vers quoi convergent toutes les autres. Première publication à Genève, en octobre 1648. Succès considérable, 22 éditions en un an et demi ! « C’est de l’esprit sur les lois », dit Mme du Deffand – ce n’est qu’un mot, et il est injuste. L’auteur crée ici une science des lois : il cherche leur « âme », discerne un ordre, une raison et s’efforce de comprendre.

« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir. » En plus de la séparation des pouvoirs, il souhaite leur équilibre : des pouvoirs intermédiaires (noblesse, Parlements) face à l’arbitraire royal. D’où une monarchie tempérée, loin du régime devenu despotique sous Mazarin, Richelieu, Louis XIV.

« Le gouvernement est comme toutes les choses du monde ; pour le conserver, il faut l’aimer. » Théorie mise à part, cette phrase de grand bon sens explique tout, y compris le chaos politique du siècle des Lumières et la mort programmée d’un Ancien Régime mal aimé de tous les Français, qu’ils soient du peuple ou des ordres privilégiés.

C’est « le plus grand livre du XVIIIe siècle », écrira au XIXe le philosophe Paul Janet qui le place aussi haut que la Politique d’Aristote. Seule certitude, l’Encyclopédie à venir doit beaucoup à l’œuvre de Montesquieu. Aujourd’hui encore, on s’y réfère  : pour sa classification des trois formes de gouvernement (républicain, monarchique, despotique) et pour son principe de la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire).

Opposition intellectuelle. Chateaubriand

Éternel opposant, irrésistiblement tenté par la politique, il pourrait mettre son génie au service de ce poste original, aidant à comprendre ce que le pouvoir est tenté d’ignorer ou de caricaturer.

« Il y a des hommes qui, après avoir prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq personnes, au Consulat en trois, à l’Empire en une seule, à la première Restauration, à l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, à la seconde Restauration, ont encore quelque chose à prêter à Louis-Philippe ; je ne suis pas si riche. »2059

François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), De la Restauration et de la Monarchie élective (1830)

Joignant le geste aux mots de cette brochure écrite au lendemain de la Révolution de Juillet, il renonce à son titre et à sa pension de pair de France, attitude d’autant plus digne que toute la fin de sa vie sera empoisonnée par des problèmes d’argent. Ses Mémoires d’outre-tombe (posthume) sont une tentative génialement avortée d’un ambitieux projet d’histoire de France. C’est aussi une mine de citations pas du tout « objectives » et qu’il faut naturellement mettre en situation.

« La Révolution m’aurait entraîné, si elle n’eût débuté par des crimes : je vis la première tête portée au bout d’une pique et je reculai. » Il assiste à la prise de la Bastille et prend ses distances avec la France, comme beaucoup de nobles. Il revient, séduit par le jeune Bonaparte, mais il ne lui pardonnera pas la mort du duc d’Enghien. Il devient l’opposant numéro un sous l’Empire (avec Mme de Staël). Il le regrettera, par comparaison avec la suite des événements : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire dans ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant. » Toute la génération romantique va témoigner de la même nostalgie. Mais le « premier de cordée » a surtout une vocation d’opposant. Il commence par être ultraroyaliste sous les Bourbons revenus, ayant bientôt rang de ministre, pair de France, ambassadeur, avant de se retrouver dans l’opposition au pouvoir en place, aux côtés des libéraux.

« Aux époques ordinaires, roi convenable ; à une époque extraordinaire, homme de perdition. » Chateaubriand juge Charles X accédant au trône à la mort de Louis XVIII : « Incapable de suivre jusqu’au bout une bonne ou une mauvaise résolution ; pétri avec les préjugés de son siècle et de son rang. » Mais à côté de cela : « doux, quoique sujet à la colère, bon et tendre avec ses familiers, aimable, léger, sans fiel, ayant tout du chevalier, la dévotion, la noblesse, l’élégante courtoisie, mais entremêlé de faiblesse… » Bref, pas né pour être roi, en 1824 ! On ne peut s’empêcher de penser à son frère aîné Louis XVI, accédant au trône en 1774, si mal armé, si faible, dans une situation prérévolutionnaire. Éternel déçu par la politique, l’auteur des Mémoires avouera : « J’ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies. » Il cible d’autres contemporains. Rappelons la fameuse scène…

« Tout à coup, une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, Monsieur de Talleyrand soutenu par Monsieur Fouché. » Arrivant à Saint-Denis pour y retrouver Louis XVIII rentré en France pour la Seconde Restauration, Chateaubriand aperçoit Talleyrand et Fouché venus se rallier au roi. Il décrit l’effet que lui causa cette entrée des deux hommes allant se présenter, ce 7 juillet 1815, à Louis XVIII qui leur rendra leurs portefeuilles – Affaires étrangères et Police. « La vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment. »

Le plus grand auteur de sa génération fut ministre – de l’Intérieur, sous les Cent-Jours. L’année suivante, rayé de la liste des ministres d’État, il perd sa pension. Parce que, dit-il, « je m’élevais contre l’établissement d’un ministre de la Police générale dans un pays constitutionnel ». Le poste va rester, mais Fouché le perd en 1816, devenant un proscrit, exilé en tant que régicide (député de la Convention, il vota la mort de Louis XVI). Quant à Talleyrand, honni des ultras comme des libéraux, il n’a pratiquement plus de rôle politique sous la seconde Restauration.
« Chateaubriand aurait pu être un grand ministre. Je l’explique non point seulement par son intelligence aiguë, mais par son sens et sa connaissance de l’histoire, et par son souci de la grandeur nationale. J’observe également combien il est rare qu’un grand artiste possède des dons politiques à ce degré ». Parole de Charles de Gaulle.

Patrimoine et commémorations historiques. Michelet

Fils d’un imprimeur ruiné par le régime de la presse sous le Consulat et l’Empire, il connaît la misère et en garde un profond amour du peuple. Son engagement politique passe par l’écriture. Historien préféré des Français, passionné par cette science née au XIXe siècle et qu’il fut l’un des premiers à populariser, auteur (romantique) de grand talent, c’est le plus apte à sensibiliser les jeunes et un vaste public aux symboles qui font sens. Voici les principaux, sans plus de commentaire : les citations parlent d’elles-mêmes.

« Ces théâtres, ces cirques, ces aqueducs, ces voies que nous admirons encore sont le durable symbole de la civilisation fondée par les Romains, la justification de leur conquête de la Gaule. »29

Jules MICHELET (1798-1874), vantant la « pax romana ». Histoire de France, tome I (1835)

« Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie, chez nous, est née du cœur d’une femme, de sa tendresse, de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous. »349

Jules MICHELET (1798-1874), Jeanne d’Arc (1853)

« L’histoire de France commence avec la langue française. La langue est le signe principal d’une nationalité. »391

Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de France, tome III (1840). Ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en 1539

« L’Encyclopédie fut bien plus qu’un livre. Ce fut une faction. À travers les persécutions, elle alla grossissant. L’Europe entière s’y mit. Belle conspiration générale qui devint celle de tout le monde. Troie entière s’embarqua elle-même dans le cheval de Troie. »1132

Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de France au dix-huitième siècle, Louis XV (1866)

« De la première page à la dernière, elle [la Révolution] n’a qu’un héros : le peuple. »1273

Jules MICHELET (1798-1874), Le Peuple (1846)

« C’est une conjuration pour l’unité de la France. Ces fédérations de province regardent toutes vers le centre, toutes invoquent l’Assemblée nationale, se rattachent à elle, c’est-à-dire à l’unité. Toutes remercient Paris de son appel fraternel. »1370

Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de la Révolution française (1847-1853). Fête de la Fédération, 14 juillet 1790

« Par devant l’Europe, la France, sachez-le, n’aura jamais qu’un seul nom, inexpiable, qui est son vrai nom éternel : la Révolution. »1632

Jules MICHELET (1798-1874), Le Peuple (1846)

Police. Fouché

Compère sinon complice de Talleyrand, personnage particulièrement antipathique et compétent dont Napoléon se méfiait, mais ne pouvait se passer.

« Tous ces hommes n’ont pas été pris le poignard à la main, mais tous sont universellement connus pour être capables de l’aiguiser et de le prendre. »1715

Joseph FOUCHÉ (1759-1820), ministre de la Police, 1er janvier 1801. Mémoires de Joseph Fouché, duc d’Otrante (1824)

Bonaparte lui a demandé une liste de 130 « anarchistes » (terroristes) à déporter sans jugement, après l’attentat de la rue Saint-Nicaise - particulièrement spectaculaire et meurtrier, même si Bonaparte en réchappe. L’idée de tuer le tyran venait d’extrémistes royalistes et l’exécution fut l’œuvre de trois Chouans. Fouché, après enquête, en a la preuve. Mais le Premier Consul s’entête et veut éliminer la « vermine jacobine ». Le 5 janvier 1801, un sénatus-consulte (décision prise par le Sénat, 80 membres, dont 60 nommés par Bonaparte) déporte aux Seychelles une centaine d’extrémistes jacobins qui ne sont pas les vrais coupables – Fouché en avertit quelques-uns qui ont le temps de s’enfuir.

« L’air est plein de poignards. » Fouché, en janvier 1804, apprend la présence de Pichegru à Paris, général traître, déporté par le Directoire, évadé du bagne. Cadoudal est complice, chef chouan charismatique, impliqué dans l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Le général Moreau s’est joint au complot, s’estimant mal payé des services rendus au pouvoir, mais refusant de servir les royalistes. Ces hommes ont le projet d’enlever le Premier Consul. Bonaparte informé, la capitale est mise en état de siège. Le duc d’Enghien (innocent) paiera de sa vie. Fouché approuva cet assassinat, comme Talleyrand.

Il redevient ministre de la Police sous les Cent Jours de Napoléon : « Cet homme est revenu de l’île d’Elbe plus fou qu’il n’était parti. Son affaire est réglée, il n’en a pas pour quatre mois. » Toujours cynique et réaliste, il confie au lieutenant général de police  : « Avant trois mois, je serai plus puissant que lui et s’il ne m’a pas fait fusiller, il sera à mes genoux […] Mon premier devoir est de contrarier tous les projets de l’empereur. » Fouché a tort de trahir, mais il a raison de penser ainsi. Le retour de Napoléon déclenche une nouvelle guerre européenne et le second traité de Paris (signé au Congrès de Vienne) sera beaucoup moins clément. Talleyrand, à son poste de diplomate, réagira de même.

Santé. George Sand

Fibre sociale innée, passionnée de politique comme toute cette génération d’auteurs, infirmière de Chopin, dévouement et vitalité à toute épreuve : un bon CV pour ce poste.

« Vive la République ! Quel rêve ! […] On est fou, on est ivre, on est heureux de s’être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux. »2150

George SAND (1804-1876), Lettre au poète ouvrier Charles Poncy, 9 mars 1848, Correspondance (posthume)

La Dame de Nohant, très populaire par ses romans humanitaires et rustiques, se précipite à Paris et s’enthousiasme comme ses confrères pour la République. Elle fonde la Cause du Peuple (hebdomadaire dont Sartre fera revivre le nom et qui deviendra Libération), elle ne pense plus qu’à la politique, le proclame et s’affiche aux côtés de Barbès (émeutier révolutionnaire libéré de prison grâce à la récente révolution), Louis Blanc et Ledru-Rollin (membres du gouvernement provisoire).

Mais elle déchante très vite, sous cette Deuxième République qui va bientôt se perdre : « Le gouvernement est composé d’hommes excellents pour la plupart, tous un peu incomplets et insuffisants à une tâche qui demanderait le génie de Napoléon et le cœur de Jésus. » Lettre au poète ouvrier Charles Poncy, mars 1848.

Les « hommes excellents », Lamartine en tête, sont des républicains radicaux et surtout modérés, députés de l’opposition sous la Monarchie de Juillet, des journalistes de gauche et quelques socialistes imposés par les forces révolutionnaires – Louis Blanc, Albert, un mécanicien. Pour eux, le plus dur est à venir, mais ce gouvernement s’est déjà rendu impopulaire en augmentant les impôts de 45 %, d’où le mécontentement des paysans. La province se méfie à présent des décisions venues de Paris. Les circulaires du radical Ledru-Rollin passent mal à Bordeaux, Besançon, Beauvais, Troyes. Il faut la caution de Lamartine pour rassurer les modérés qu’effraient aussi les premières manifestations de rues dans la capitale. On connaît la suite – le pouvoir à Louis-Napoléon Bonaparte et le retour de l’empire.

Travail. Louis Blanc

Promoteur malheureux mais convaincu du droit au travail sous la Deuxième République, cet homme de gauche pur et dur est naturellement candidat à une revanche historique.

« Le gouvernement provisoire s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir le travail à tous les citoyens. »2148

Louis BLANC (1811-1882), parlant au nom du gouvernement provisoire, 25 février 1848. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919, volume VI (1921), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac

C’est l’affirmation du « droit au travail » – titre d’un livre de 1849. Jeune journaliste de 28 ans, Louis Blanc se fit connaître par un premier essai (10 fois réédité en 10 ans) sur le même thème et porteur de la même conviction : « Pour chaque indigent qui pâlit de faim, il y a un riche qui pâlit de peur. » Organisation du travail (1839). Il y expose un programme de réformes sociales qu’il ne va plus cesser de défendre jusque sous la Troisième République.

Mais la définition de cette action étatique reste confuse et l’application se révélera catastrophique. La crise économique de 1846-1847, aggravée par la Révolution de 1848, provoque tant de chômage et de misère qu’il faut agir. Dès le 26 février, on crée les fameux Ateliers nationaux : chantiers de terrassement ouverts aux chômeurs, à Paris et dans plusieurs grandes villes de province. Salaire, deux francs par jour. 40 000 volontaires vont se précipiter, mais on ne sait à quoi les employer. Bourgeois et rentiers s’exaspèrent de devoir financer ces « râteliers nationaux » où l’on pave, dépave et repave les rues pour rien.

21 juin, fermeture des Ateliers nationaux : 110 000 travailleurs jetés sur le pavé de Paris. Les barricades commencent à l’Est de la capitale, dans les quartiers populaires. Le pouvoir doit faire face aux journées du 23 au 26 juin. Le général Cavaignac a pour mission de stopper cette guerre sociale. Des gardes nationaux de province se joignent à la troupe et aux gardes mobiles. Ses hommes prennent position dans les quartiers calmes et il laisse la révolte s’étendre, pour mieux la réprimer le lendemain, 25 juin, piégeant quelque 40 000 ouvriers au cœur de la capitale. La lutte est meurtrière, jusqu’au 26. « On a cherché les causes ; il n’y en a qu’une, c’est la misère » dit Louis Blanc, témoin navré, comme tant d’autres. « On ne vit jamais une ville si consternée que Paris. Une invasion de Cosaques y aurait laissé des traces moins horribles. » Flaubert tire la conclusion : « Le bonnet de coton ne se montra pas moins hideux que le bonnet rouge » et George Sand confirme : « J’ai honte aujourd’hui d’être Française, moi qui naguère en étais si heureuse […] Je ne crois plus à l’existence d’une république qui commence par tuer ses prolétaires. » Lettre à Charlotte Marliani, juillet 1848.

Bilan humain des journées de juin : plus de 4 000 morts chez les insurgés, 1 600 parmi les forces de l’ordre (armée et garde nationale). Et 3 000 prisonniers ou déportés en Algérie. Bilan politique : la rupture est consommée entre la gauche populaire, prolétaire et socialiste (à Paris surtout, mais très minoritaire dans le pays) et la droite conservatrice à laquelle vont peu à peu se joindre les républicains modérés, pour former le parti de l’Ordre.

Rendu à tort responsable de l’insurrection à laquelle il ne participait pas, Louis Blanc doit émigrer en Angleterre où il reste jusqu’à la chute du Second Empire : plus de vingt ans d’exil, avant de revenir siéger, fidèle à ses idées, à l’extrême gauche de l’Assemblée.

Urbanisme. Haussmann

Génie contesté de son vivant mais toujours admiré. Pas de citation (sourcée) à son actif… mais deux bonnes chansons d’opposition, à contextualiser comme il se doit.

« Osman, préfet de Bajazet,
Fut pris d’un étrange délire :
Il démolissait pour construire,
Et pour démolir, construisait.
Est-ce démence ? Je le nie.
On n’est pas fou pour être musulman ;
Tel fut Osman,
Père de l’osmanomanie. »2258

Gustave NADAUD (1820-1893), L’Osmanomanie, chanson. Chansons de Gustave Nadaud (1870)

Texte en forme de conte, signé d’un poète chansonnier qui fait la satire du Second Empire. Nommé préfet de la Seine le 1er juillet 1853, le baron Haussmann voit grand et beau pour le Paris impérial. Il faut en finir avec le Paris de Balzac aux rues pittoresques, mais sales et mal éclairées, créer une capitale aussi moderne que Londres qui a séduit l’empereur, creuser des égouts, approvisionner en eau les Parisiens, aménager des espaces verts, loger une immigration rurale massive, percer de larges avenues pour faciliter l’action de la police et de l’artillerie contre d’éventuelles barricades.

Paris grandit, Paris s’embellit sous le Second Empire : pendant dix-sept ans, débordant d’énergie et d’activité, Haussmann taille et retaille la capitale à coups de pioches et de millions. Mais les témoins s’inquiètent de l’excessive centralisation qui est déjà un mal bien français, et tous n’admirent pas ces travaux gigantesques. « Ce qu’auraient tenté sans profit / Les rats, les castors, les termites / Le feu, le fer et les jésuites / Il le voulut faire et le fit. / Puis quand son œuvre fut finie / Il s’endormit comme un bon musulman / Tel fut Osman / Père de l’Osmanomanie. »

Autre grief : on accuse le baron de sacrifier des joyaux anciens, d’avoir un goût immodéré pour la ligne droite… et de jongler avec les opérations de crédit. L’« osmanomanie » va rimer avec mégalomanie.  « Quand Julien fait des boulettes, / C’est un grand pâtissier, / Quand Haussmann double nos dettes, / C’est un bien grand financier ! […] Refrain Ce préfet – Est parfait / Il fait bien tout ce qu’il fait. » Paul Avenel, Les Comptes fantastiques d’Haussmann.

Le mot qui fait titre est de Jules Ferry (avocat et député républicain) et va faire mal au préfet visé, déjà malmené par le Corps législatif et l’opinion publique. Les « Comptes fantastiques d’Haussmann » font allusion aux Contes fantastiques d’Hoffmann, classique de la littérature romantique allemande, déjà porté au théâtre par Carré et Barbier (avant d’être mis en musique par Offenbach, en 1881). Le préfet Haussmann sera limogé en 1869, mais le Paris impérial de ses rêves et de ses plans est presque achevé et restera le nôtre, jusque sous la Quatrième République.

Utopie citoyenne. Louise Michel

Occasion rêvée de reprendre du service pour cette infatigable idéaliste, ex-institutrice à la plume batailleuse, militante républicaine, anarchiste et « Vierge rouge » des barricades sous la Commune, passionaria toujours populaire.

« La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur. »2365

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

Idéaliste comme tant de communards, elle fait revivre un quart de siècle après ses souvenirs vibrants et tragiques. Elle appelle les quartiers populaires à l’insurrection et jusqu’au sacrifice : « Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes, / Venez, c’est l’heure d’en finir. / Debout ! La honte est lourde et pesantes les chaînes, / Debout ! Il est beau de mourir. »

Rien de moins prémédité que ce mouvement qui échappe à ceux qui tentent de le diriger, au nom d’idéaux d’ailleurs contradictoires : « Faisons la révolution d’abord, on verra ensuite » dit-elle. Cependant que le gouvernement de Thiers s’est prudemment replié à Versailles.

Face aux Communards (ou Fédérés), les Versaillais se préparent, troupes commandées par les généraux Mac-Mahon et Vinoy. En plus des 63 500 hommes dont l’État dispose, il y a les 130 000 prisonniers libérés par Bismarck – hostile à tout mouvement populaire révolutionnaire. Le 30 mars, Paris est pour la seconde fois ville assiégée, bombardée à présent par des Français. Premiers affrontements, le 2 avril : bataille de Courbevoie. Les Fédérés (ou Communards) tentent une sortie de Paris pour marcher sur Versailles, arrêtés par le canon du Mont Valérien, fort stratégique investi par les Versaillais : les rêveurs de la Commune qualifient les obus qui les écrasent de « choses printanières ». 17 tués (dont les 5 premiers fusillés de la Commune) et 25 prisonniers chez les Fédérés. Dans l’armée versaillaise, 5 morts et 21 blessés.

« Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’ait droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part, moi ! Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi ! » La Vierge rouge se retrouve sur les barricades, fusil sur l’épaule. Paris est reconquis, rue par rue, et incendié : « Le bon Dieu est trop Versaillais ! » Elle témoigne de l’inévitable victoire des Versaillais, vu l’inégalité des forces. Bilan de la Semaine sanglante, du 22 au 28 mai 1871 : 20 000 morts chez les insurgés - 35 000 selon Rochefort. De son côté, l’armée bien organisée a perdu moins de 900 hommes, depuis avril.

La Commune est l’un des plus grands massacres de notre histoire, tragédie qui se joue en quelques jours, Français contre Français, avec la bénédiction des occupants allemands. Il y aura 100 000 morts au total d’après certaines sources, compte tenu de la répression également sanglante, « terreur tricolore » qui suit la semaine historique. En comparaison, la Grande Terreur fit à Paris 1 300 victimes, du 10 juin au 27 juillet 1794.

« On aura besoin du socialisme pour faire un monde nouveau. » Lettre à la Commission des grâces, mai 1873. Louise Michel est condamnée à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Elle se met au service des indigènes, avant de revenir en France (amnistie de 1880) pour militer de nouveau, par la plume et la parole, prêchant l’anarchie, l’union libre, la justice.

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