Le gouvernement rêvé. | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Après le gouvernement imaginaire en 2020, voici une nouvelle version en deux semaines.

Confessons l’uchronie, occasion unique sur l’Histoire en citations ! Rappelons quand même l’esprit de  Mai 68 : « Soyez réaliste, demandez l’impossible. » Plaidons aussi « l’union sacrée » qui s’impose en cas de crise et permet de réunir une cinquantaine de Noms rêvés, quoique bien réels et chacun dans son rôle :

  • les « incontournables », grands classiques de l’Histoire et plus ou moins célèbres (en excluant d’office Napoléon et de Gaulle). Mais Hugo, troisième sur la podium, a sa place de même que nos quatre philosophe du siècle des Lumières.
  • les outsiders ont fait preuve de leur compétence (ou leur génie) et peuvent l’appliquer au niveau politique, auteurs engagés dans telle ou telle cause. Zola est exemplaire, comme l’Abbé Pierre, son appel et ses suites. Citons encore des entrepreneurs ayant réussi à appliquer leurs idées, tel Trigano.
  • les rêveurs peuvent donner libre cours à leur talent, hors contrainte du réel.

Au total, 52 Noms (dont 12 femmes) se partagent les ministères et les secrétariats d’État.
Rêvons pour la bonne cause avec ce casting inédit et défions la prophétie :

« Les Français sont inquiets et murmurateurs, les rênes du gouvernement ne sont jamais conduites à leur gré […] On dirait que la plainte et le murmure rentrent dans l’essence de leur caractère. »1190

Dauphin LOUIS, futur LOUIS XVI (1754-1793), Réflexions sur les entretiens avec le duc de La Vauguyon

1. Premier ministre : Montaigne

L’auteur des Essais fut aussi un homme politique unique en son genre et à son époque. Maire de Bordeaux, tolérant au temps des guerres de Religion, il déclina l’offre d’Henri IV qui lui proposait d’importantes responsabilités nationales. Délivré de sa maladie de la pierre et ayant achevé l’œuvre de sa vie, il accepte aujourd’hui ce poste stratégique. Sa tolérance à toute épreuve et sa sagesse universelle peuvent faire miracle. Son intelligence humaine et politique lui permettra de s’adapter à notre époque « en crises ».

« Nous devons la sujétion et l’obéissance également à tous Rois, car elle regarde leur office ; mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. »585

Michel de MONTAIGNE (1533-1592), Les Essais (1580, première édition)

Cette écrasante majorité s’explique aisément

Magistrat, puis maire de Bordeaux, très loin des poètes courtisans ou des écrivains engagés de son temps, il parle en humaniste et philosophe, sage et souvent sceptique, libre de pensée et de parole. Il reconnaît que « Le plus âpre et difficile métier du monde, à mon gré, c’est faire dignement le Roi. » Mais il ajoute que « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul. » Au siècle des Lumières, Voltaire prisera fort ce collègue philosophe.

En cette fin de XVIe siècle où les guerres de Religion déchirent la France, la littérature est engagée et partisane. Montaigne fait exception à la règle : étranger à tout fanatisme, il prêche la tolérance, fait preuve – dans la vie comme dans son œuvre à son image – de sagesse, d’indépendance d’esprit, de sens critique, y compris envers le roi. C’est un esprit au-dessus de tous les partis, perle rare en tout temps et toute circonstance.    

2. Affaires étrangères : Talleyrand

Personnage contesté, le « diable boiteux » s’impose malgré tout comme diplomate hors pair, précurseur en géopolitique et partisan de l’équilibre européen, survivant à sept régimes et seul capable de s’opposer à Napoléon – lui-même incapable de se priver de ses services !

« Maintenant, Sire, la coalition est dissoute, et elle l’est pour toujours […] la France n’est plus isolée en Europe. »1922

TALLEYRAND (1754-1838), Lettre à Louis XVIII, 4 janvier 1815. Correspondance inédite du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, publiée sur les manuscrits conservés au Dépôt des Affaires Étrangères (1881)

Message venu du congrès de Vienne où Talleyrand, intrigant pour le bien de la France après l’Empire, a conclu un traité secret avec l’Autriche et l’Angleterre contre la Prusse et la Russie. Diplomate représentant Louis XVIII, l’esprit plus alerte que jamais à 60 ans, Talleyrand demande qu’on ajoute une précision à un paragraphe. On lui dit : « Cela va sans le dire. » D’où la riposte : « Si cela va sans le dire, cela ira encore mieux en le disant. » (mot souvent cité en français dans les dictionnaires étrangers).

Il accomplit un authentique exploit diplomatique : le représentant du pays vaincu a réussi à diviser les Alliés, à limiter les exigences de la Prusse et de la Russie ! L’épisode des Cent-Jours va ruiner tous ses efforts. D’où sa fureur, le 12 mars au Congrès de Vienne : « Il faut tuer Buonaparte comme un chien enragé. » Son rendez-vous finalement raté avec l’empereur est l’un des drames de notre histoire, la mégalomanie de Napoléon étant la cause principale.

3. Affaires européennes : Michel Rocard

Une seconde chance pour cet Européen convaincu, socialiste réaliste et rival malheureux du président Mitterrand.

« Ce qui s’est fait sous le nom d’Union européenne ne ressemble à rien de connu jusqu’ici. Sans cohésion politique ni identité commune, c’est essentiellement un espace de paix régi par le droit. Il faut rappeler inlassablement que la paix n’est ni fatale ni même naturelle en Europe. Ce « machin » à 25 nations qui rend toute guerre impossible entre elles est historiquement déjà miraculeux. »2968

Michel ROCARD (1930-2016), point de vue sur l’Europe, paru dans Le Monde du 28 novembre 2003

Le socialiste de la « deuxième gauche » est aussi un militant qui dit notre « besoin d’Europe », avec des arguments comparables à ceux du centriste François Bayrou. Bien au-delà de l’intérêt économique qu’on peut éternellement discuter dans la situation de crise qui frappe presque tous les pays européens depuis 2008, l’argument de la paix demeure indiscutable et doit être sans cesse mis en avant, pour les nouvelles générations qui n’ont pas connu la guerre.

Le prix Nobel de la paix attribué à l’Union européenne le 12 octobre 2012 viendra consacrer cette évidence. (Le « machin » fait allusion à l’expression du général de Gaulle pour qualifier l’ONU, et non l’Europe). En 2022, la guerre en Ukraine confirme l’union face à la Russie.

4. Agriculture et Alimentation : Sully

Protestant modéré, peu aimé du peuple et compagnon de route d’Henri IV, le « bon roi » doit une part de sa popularité à ce grand ministre.

« Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée et les vrais mines et trésors du Pérou. »649

Duc de SULLY (1560-1641), Économie royale (1594-1597)

À la fin du XVIe siècle, la paix civile enfin revenue, Sully peut entreprendre de réorganiser l’agriculture française, établir un programme de routes, ponts et canaux. Henri IV l’a nommé surintendant des Finances : il récompense sa fidélité de toujours, sa sagesse politique, et reconnaît ses talents de gestionnaire et d’administrateur grâce auxquels il fait très honnêtement fortune – l’homme est pourtant peu sympathique et le ministre impopulaire, à l’opposé du roi.

Deux autres protestants sont d’une grande aide. Premier agronome français, Olivier de Serres répand la culture du mûrier et l’élevage du ver à soie. Barthélemy de Laffemas, contrôleur général du commerce, favorise l’établissement de nombreuses manufactures. Ainsi, la France fabrique de précieuses soieries au lieu de les importer. Pour la première fois dans son histoire, notre pays a une politique économique cohérente et globale. Richelieu et Colbert suivront cet exemple.

5. Armées : La Fayette

Républicain à l’enthousiasme communicatif, « Héros des deux mondes » à moins de 20 ans, créateur de la cocarde tricolore en 1789, il réussit son dernier coup médiatique au début de la Monarchie de Juillet. On l’imagine capable de rajeunir une vieille institution et de lui redonner un élan républicain et patriotique, pour ne pas dire cocardier.

« Voici une cocarde qui fera le tour du monde. »1336

LA FAYETTE (1757-1834), 17 juillet 1789. Petite histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours (1883), Victor Duruy

Nommé le 15 juillet commandant de la garde nationale, La Fayette prend la cocarde bleue et rouge aux couleurs de Paris, y joint le blanc, couleur du roi et présente cette cocarde tricolore à Louis XVI venu « faire amende honorable » à l’Hôtel de Ville. Le roi met la cocarde à son chapeau et reconnaît ainsi la Révolution. Ce geste médiatique et hautement symbolique trouvera son équivalent quarante ans plus tard !

Révolution de Juillet 1830 : au terme des Trois glorieuses (journées), Louis-Philippe se rend à l’Hôtel de Ville où l’attend La Fayette, redevenu populaire comme aux grandes heures. Le marquis lui donne l’accolade et fait de lui le futur roi des Français.

Rappelons que La Fayette est entré dans l’Histoire par un authentique exploit. Issu d’une riche lignée dont la noblesse remonte au XIe siècle, orphelin à 13 ans, militaire de cœur, il signe sa profession de foi adolescente : « Les relations républicaines me charmaient. » Contre l’avis de sa famille et du roi, à 19 ans il s’embarque à ses frais sur une frégate et débarque en Amérique en juin 1777, pour se joindre aux troupes de Virginie luttant contre l’Angleterre coloniale. Nommé major général, le jeune marquis paie de sa personne au combat. Il s’enthousiasme pour l’égalité des droits et le civisme des citoyens : « C’est au bras de la noblesse de France que la démocratie américaine a fait son entrée dans le monde », dira Claudel. De retour en France en 1779, triomphalement accueilli, il pousse le gouvernement à s’engager dans la guerre d’Indépendance et gagne son titre de « Héros des deux mondes ». Les États-Unis se rappelleront cette dette historique à la France, s’engageant en avril 1917 dans la Guerre mondiale : « La Fayette, nous voici ! »

6. Cause animale : La Fontaine

Irrésistiblement sympathique, maître des Eaux et Forêts proche de la nature dans un siècle qui cherche surtout à la « domestiquer » (comme à Versailles), le « Bonhomme » fut surtout attentifs aux animaux avec un anthropomorphisme plus instinctif que scientifique.

« Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. »,

Jean de LA FONTAINE (1621-1695), Fables (premier recueil, 1668)

Né bourgeois, auteur à qui sa charge de « maître des Eaux et Forêts » laisse tout loisir pour fréquenter les salons, lire les Modernes, leur préférer les Anciens, écrire enfin. Fouquet est son premier mécène. À la chute du surintendant (1661), il trouve d’autres riches protecteurs et surtout protectrices. Mme de La Sablière qui tient salon, méchamment surnommée « la tourterelle » par Mme de Sévigné, l’hébergea pendant vingt ans. Elle avait la passion des chiens et résolut un jour de s’en guérir, les remplaçant par des chats noirs… Elle fut définitivement séduite par ces animaux. On dirait une fable, mais c’est vrai. Ont-ils servi de modèles au fabuliste pour les Grippeminaud et autres Raminagrobis ?

Le meilleur de nos poètes animaliers serait aujourd’hui l’avocat médiatique de leur cause. À son époque, il ne pouvait souscrire à la thèse de « l’animal-machine » chère à Descartes : selon ce philosophe, l’animal n’est rien d’autre qu’une machine perfectionnée, autant dire un automate qui n’a ni âme, ni raison, ni sensibilité à la douleur. Deux siècles plus tard, cette thèse n’a plus de défenseur, mais elle « justifie » l’élevage industriel et intensif.

Les services rendus aux hommes par les animaux sont innombrables et La Fontaine serait l’avocat des chiens d’aveugle comme des chiens policiers, de la ronron-thérapie des chats de compagnie, du miel et de la pollinisation des abeilles menacées par les pesticides, du chant des oiseaux de plus en plus rares dans nos villes et nos campagnes, des chevaux de course dopés pour mieux « performer », des animaux sauvages esclaves des Zoos…

7. Commerce extérieur : Colbert

Ministre à tout faire de Louis XIV (hormis la guerre confiée à Louvois), doué d’une étonnante force de travail et voué au bien de l’État, il est capable de s’adapter à toute situation politique.

« Il n’y a rien de plus nécessaire dans un État que le commerce […] Le commerce est une guerre d’argent. »835

Jean-Baptiste COLBERT (1619-1683), Mémoire sur le commerce (1664)

Infatigable homme-orchestre du gouvernement, il dresse un vaste programme qui résume la politique industrielle, commerciale, fiscale, maritime de la France : « Il faut rétablir ou créer toutes les industries, même de luxe ; établir le système protecteur dans les douanes ; organiser les producteurs et les commerçants en corporations ; alléger les entraves fiscales nuisibles à la population ; restituer à la France le transport maritime de ses produits ; développer les colonies et les attacher commercialement à la France […] ; développer la marine militaire pour protéger la marine marchande. » Dans une France restée agricole à 90 %, Colbert fait porter ses efforts sur l’industrie et le commerce. Sa plus grande réussite est le relèvement et le développement de la marine française.

Ce mercantilisme, doctrine exaltant la mentalité et l’activité marchandes, poursuit un but plus politique qu’économique : avant le bien-être des Français, Colbert veut la puissance de l’État. Et l’État interventionniste y met les moyens.

8. Communication et potins numériques : Mme de Sévigné

Un talent personnel et un brin de génie qui peuvent faire merveille à ce poste ! L’essentiel de sa Correspondance est destinée à sa fille mariée, Mme de Grignan qui vit à Marseille. La marquise est sympathique, cultivée, curieuse de tout et de tous.

« Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie… »875

Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), Lettre, 15 décembre 1670

Quelle « chose » déchaîne le talent de l’infatigable chroniqueuse du Grand Siècle dans la plus célèbre de ses lettres ? Tout simplement le mariage annoncé pour dimanche prochain de M. de Lauzun avec… « Devinez qui ? […] Mademoiselle, la Grande Mademoiselle ; Mademoiselle fille de feu Monsieur ; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV ; Mlle d’Eu, Mlle de Dombes, Mlle de Montpensier, Mlle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. » En fait, Mademoiselle n’épousera pas Lauzun, ou du moins pas « dimanche prochain » comme annoncé. Le roi s’y oppose.

Quelque 1 500 lettres nous restent de la géniale commère du siècle. Savoureuse chronique du temps : la guerre y figure au même titre que le procès de son ami Fouquet, les potins de la cour ou les grandes créations théâtrales. Son humour fait toujours sourire. Ici, un épisode de la guerre de Hollande : « La nouvelle du siège de Charleroi a fait courir tous les jeunes gens, même les boiteux. » Lettre, mardi au soir, 10 août 1677 (posthume).

Un fait divers qui va devenir affaire d’État, l’affaire des Poisons, inspire naturellement l’infatigable épistolière qui nous met dans la confidence avec gourmandise : « La duchesse de Bouillon alla demander à la Voisin un peu de poison pour faire mourir un vieux mari qu’elle avait qui la faisait mourir d’ennui. » Lettre, 31 janvier 1680 (posthume).

9. Condition féminine : Olympe de Gouges

Victime de son courage sous la Révolution, féministe d’avant-garde et provocatrice, elle se montre sensible à d’autres causes et en quête d’une reconnaissance posthume au Panthéon.

« La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »1397

Olympe de GOUGES (1755-1793), Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791. Le XIXe siècle et la Révolution française (1992), Maurice Agulhon

Le préambule du texte est dédié à la reine. Cette féministe, l’une des premières de l’histoire, plaide pour l’égalité entre les sexes, ce qui inclut le droit de vote et l’éligibilité (permettant de monter à la tribune en tant que député). Mais c’est impossible aussi longtemps que la femme est considérée comme juridiquement mineure, soumise au père ou à l’époux. Les femmes seront la « minorité » la plus durablement brimée dans l’Histoire. Quelques-unes vont s’illustrer, héroïnes et souvent martyres, au fil de la Révolution : Charlotte Corday, Théroigne de Méricourt, Mme Roland – à suivre dans ce gouvernement.

« Rappelez-vous cette virago, cette femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui abandonna tous les soins du ménage, voulut politiquer […] Cet oubli des vertus de son sexe l’a conduite à l’échafaud. » Triste oraison funèbre de Pierre-Gaspard Chaumette au club des Jacobins, novembre 1793. Olympe de Gouges est politiquement coupable d’avoir défendu le roi et courageusement attaqué Robespierre en « brissotine » (synonyme de girondine). Elle se bat également pour la cause des Noirs et l’abolition de l’esclavage. Arrêtée en juillet 1793, elle meurt guillotinée le 3 novembre : « Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort. » La reconnaissance espérée par la condamnée sera tardive et Olympe de Gouges attend toujours à la porte du Panthéon.

10. Culture : André Malraux

Personnage, atypique à divers titres, il marqua ce ministère créé à son intention par de Gaulle. Parions qu’il donnerait aujourd’hui un nouveau souffle et un autre sens à la Culture, grande absente des programmes politiques !

« Autant qu’à l’école, les masses ont droit au théâtre, au musée. Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry faisait pour l’instruction. »3031

André MALRAUX (1901-1976), Discours à l’Assemblée nationale, 27 octobre 1966. André Malraux, une vie dans le siècle (1973), Jean Lacouture

De Gaulle a créé le ministère des Affaires culturelles pour Malraux. Leur dialogue au sommet est l’une des rencontres du siècle, saluée par François Mauriac : « Ce qu’ils ont en commun, c’est ce qu’il faut de folie à l’accomplissement d’un grand destin, et ce qu’il y faut en même temps de soumission au réel. »

Ministre de 1958 à 1968, chaque automne, lors de la discussion du budget, Malraux enchante députés et sénateurs par des interventions communément qualifiées d’éblouissantes sur les crédits de son département – notoirement insuffisants au regard des ambitions proclamées pour une véritable culture de masse. Il faut attendre l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 pour que ce ministère frôle le 1 % du budget de l’État.

Malraux définit ici la mission des maisons de la Culture implantées dans les villes moyennes, lieux de rencontre, de création, de vie, chargées de donner à chacun les « clés du trésor ». Ce rêve de démocratie culturelle est à la fois vital et irréalisable : « Les peuples sont en train de demander la culture, alors qu’ils ne savent pas ce que c’est. » Il note ce « fait extrêmement mystérieux [qui] se produit aujourd’hui dans le monde entier ». Mais l’argent manque. Comme le dira Jacques Duhamel passant du ministère de l’Agriculture à celui de la Culture : « Ce sont les mêmes chiffres, mais les uns sont libellés en nouveaux francs, alors que les autres le sont en anciens francs » - autrement dit, cent fois inférieurs.

11. Droits de l’enfant : Rousseau

Le père n’est pas exemplaire et le philosophe affiche une misogynie rare pour l’époque, mais il fut le premier intellectuel sensible à ce problème sociétal majeur, l’éducation des enfants.

« Il n’y a qu’une science à enseigner aux enfants, c’est celle des devoirs de l’homme. »1050

Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)

Pas de société saine sans des hommes sains. Premier idéal pédagogique : préserver la liberté naturelle de l’enfant. Rousseau qui doit beaucoup à Montaigne s’inspire aussi de son expérience d’autodidacte : « L’essentiel est d’être ce que nous fit la nature ; on n’est toujours que trop ce que les hommes veulent que l’on soit. »

Dans ton traité d’éducation, il somme les parents : « Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C’est comme si l’on me disait : proposez de faire ce que l’on fait […] Pères, mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire. » Toute la Révolution va marcher dans l’élan de ce « vouloir, c’est pouvoir », appliqué aux choses politiques.

Immense succès de cette œuvre singulière qui a d’heureux effets immédiats : des mères se mettent à allaiter leurs enfants, on cesse d’emmailloter les nouveau-nés comme des momies et d’imposer les baleines aux corps des petites filles. Cette « régénération » morale profite aussi aux esprits. « Il me semble que l’enfant élevé suivant les principes de Rousseau serait Émile, et qu’on serait heureux d’avoir Émile pour son fils » dira Mme de Staël en 1788. Moins heureux furent les cinq enfants de Rousseau et Thérèse Levasseur, abandonnés aux Enfants-trouvés. Il vécut trente-trois ans avec cette modeste lingère et lui imposa sa décision : « Je m’y déterminai gaillardement sans le moindre scrupule et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, qui n’obéit qu’en pleurant. »

L’auteur se révèle encore dans l’Émile : « La femme est faite pour céder à l’homme et pour supporter même son injustice. » C’est une ombre à la philosophie des Lumières, dans un siècle où les femmes, reines en leurs salons littéraires, ont aussi une influence dans la politique et l’art. Rousseau précise : « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance. » Bref ! la petite Sophie ne part pas avec les mêmes chances dans la vie que le petit Émile… et Jean-Jacques eut beaucoup de chance de vivre avec une Thérèse dont il reconnut le dévouement quotidien.

12. Écologie raisonnée : Voltaire

Premier écolo plein de bon sens, prompt à s’intéresser à tous les « bonne causes », philosophe à la fois pragmatique et médiatique, ce prophète des Lumières pourrait se révéler bon politique à ce poste ministériel qu’il prendrait à cœur.

« Cultivons notre jardin. »1021

VOLTAIRE (1694-1778), Candide (1759)

Conclusion du conte. Non sans rapport avec les soucis du jardinier qui vient d’acheter le château de Ferney. 

« L’aubergiste de l’Europe » y recevra tout ce que le siècle des Lumières compte d’écrivains, de princes, d’admirateurs. Son sens des affaires lui permit de « civiliser » la région. Le sexagénaire fait assécher les marais, bâtir des maisons, construire un théâtre et une église, planter des arbres, créer des prairies artificielles, utiliser des semoirs perfectionnés, développer l’élevage. Il installe une tannerie, une fabrique de bas de soie que Mme de Choiseul présente à la cour et des montres que nos ambassadeurs recommandent à l’étranger. Il délivre le pays de la gabelle et le patriarche de Ferney se retrouve acclamé en bienfaiteur : « Un repaire de quarante sauvages est devenu une petite ville opulente habitée par douze cents personnes utiles », écrit-il.

La formule de Candide est surtout symbolique et souvent mal comprise. C’est tout sauf de l’égoïsme : « notre jardin », c’est le monde ! Et si la Providence se désintéresse des hommes, il leur appartient d’agir et de rendre meilleur leur « jardin », de faire prospérer leur terre, d’y travailler pour le progrès. C’est un credo écologique avant l’heure.

13. Économie : Turgot

Ministre authentiquement réformateur à la fin de l’Ancien Régime, homme politique à vocation et compétence économiques, physiocrate libéral, sa « rage » du bien public serait mieux employée en 2022 qu’elle ne fut en son temps sous Louis XVI – à la veille de la Révolution.

« Point de banqueroute, point d’augmentation d’impôts, point d’emprunt. »1212

TURGOT (1727-1781), Lettre au roi, résumant ses projets de nouveau contrôleur général des Finances, fin août 1774. Œuvres de Mr. Turgot, ministre d’État : précédées et accompagnées de Mémoires et de notes sur sa vie, son administration et ses ouvrages

Ses idées sont bonnes et il a l’art du raccourci. Intendant du Limousin où il fit passer d’excellentes réformes, il est appelé au gouvernement le 20 juillet 1774. Âgé de 47 ans, apprécié et connu d’un cercle restreint (les philosophes), c’est un « enragé », ce que lui reproche affectueusement Malesherbes, grand juriste et magistrat. Turgot est capable de rédiger avec passion six édits à la fois, pour les déposer le même jour sur la table du roi… qui n’en demande pas tant !

« Si le bien ne se fait pas, c’est que le bien est impossible » dit d’Alembert apprenant sa promotion. Mais il doute déjà. Voltaire regrette d’être aux portes de la mort, alors qu’il aperçoit « en place la vertu et la raison ». Les deux philosophes savent la valeur de ce réformateur courageux et honnête. Turgot, lui-même philosophe et savant éclairé, croit-il possible une réforme touchant aux fondements de la société et de la monarchie, alors que tant d’intérêts puissants s’y opposent !? Il lutte pendant deux ans, le roi s’effraie parfois : « Voilà le grand grief de M. Turgot. Il faut, aux amateurs des nouveautés, une France plus qu’anglaise ! » Le modèle anglais est exemplaire aux yeux des philosophes et de leurs amis. Mais Louis XVI n’adhère pas à ces idées nouvelles, trop éloignées de sa monarchie de droit divin. Il hésite encore et toujours. C’est dans son caractère !

Janvier 1776, Turgot demande au Conseil l’abolition de la corvée royale des paysans (les Jacques), remplacée par une taxe additionnelle payable par tous les propriétaires terriens. S’y ajoute une série de mesures fiscales pour plus de justice et d’efficacité. Au total, six édits. C’est l’amorce d’une véritable équité fiscale. La mesure est très populaire auprès du petit peuple, mais tous les privilégiés frappés fiscalement vont réagir : « Je vois qu’il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple » soupire le roi à ses conseillers du Parlement de Paris, 12 mars 1776.

Le peuple chante : « Enfin, j’ons vu les Édits / Du roi Louis Seize ! / En les lisant à Paris, / J’ons cru mourir d’aise […] / Je n’irons plus au chemin / Comme à la galère / Travailler soir et matin / Sans aucun salaire. / Le Roi, je ne mentons / point, / A mis la corvée à bas. » Mais les magistrats prient le roi de retirer les édits et tous les privilégiés de France font chorus. Louis XVI abandonne son ministre en mai 1776. Il renonce aux réformes. Toute l’économie reste prisonnière de réglementations jadis utiles et à présent paralysantes. La Révolution devient inévitable. Necker aux Finances sera prisonnier de la même impasse, cinq ans plus tard.

14. Éducation nationale : Jules Ferry

Créateur de l’éducation gratuite et obligatoire sous la Troisième République, violemment contesté de son temps, mais reconnu comme le meilleur ministre à ce poste, il oserait sans doute devenir l’indispensable réformateur attendu sous la Cinquième ?

« Néron, Dioclétien, Attila, préfigurateur de l’antéchrist ! »2466

Les catholiques insultant Jules Ferry. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Surnommé Ferry-la-Famine (sous la Commune) et bientôt Ferry-Tonkin (contre sa politique coloniale), il est aussi violemment attaqué en tant que ministre de l’Instruction publique : son projet de réforme de l’enseignement public primaire réduit logiquement l’importance de l’enseignement privé. Débats animés, dès le 15 mars 1879. Le 16 juin, la loi Ferry enflamme la Chambre. Le bouillant Gambetta défend son ami Ferry et tape si fort du poing sur la table qu’il perd son œil de verre. Les députés en viennent aux mains. Et volent manchettes et faux cols ! Il faut encore trois ans avant que passe le train des lois Ferry, fondatrices de notre école publique – et républicaine.

La politique scolaire de Jules Ferry est inspirée (à tous les sens du mot) par une idée force de Victor Hugo, qu’on trouve dans Claude Gueux (1834), bref roman de jeunesse contre la peine de mort : « Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la […], éclairez-la […], vous n’aurez pas besoin de la couper. » Autrement dit, pour régler la question sociale, il faut faire disparaître « la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité de l’éducation » et permettre « la première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur le banc de quelque école ».

Les « lois Ferry » de 1881-1882 rendent l’enseignement primaire gratuit, ce qui permet de le rendre obligatoire de 7 à 13 ans, puis laïque. On pense aussi à la formation des maîtres, en créant des Écoles normales d’instituteurs (et d’institutrices) dans chaque département. Ce nouveau service public de l’enseignement donne un minimum d’instruction aux fils de paysans et va créer la fameuse rivalité entre l’instituteur et le curé. Mais Ferry le sait bien, « celui qui est maître du livre est maître de l’éducation. »

15. Égalité sociale : Jean Jaurès

Référence historique indiscutable pour la gauche, homme de cœur et socialiste de conviction, il est capable de donner vie et sens au ministère dédié à cette cause et de lutter contre la « fracture sociale » dénoncée par tous les « Gilets jaunes » et autres insoumis à la loi du marché.

« À mesure que l’égalité politique devenait un fait plus certain, c’est l’inégalité sociale qui heurtait le plus les esprits. »2405

Jean JAURÈS (1859-1914), Histoire socialiste (1789-1900), volume 4, La Convention (1908)

Député de Carmaux en 1893, très actif au sein du Parti socialiste unifié créé en 1905 (SFIO), il mène toutes les grandes batailles socialistes du temps. Il dirige ce travail en 13 volumes et s’est réservé toute la Révolution française (les 4 premiers volumes) et le bilan social du XIXe siècle (fin du volume 12). Il juge en historien et en socialiste, ce qui est logique. Homme politique, il sera toujours du côté du Travail et des travailleurs : « Ce n’est pas seulement par la force des choses que s’accomplira la Révolution sociale. C’est par la force des hommes. » Histoire socialiste, 1, La Constituante.

Il s’est incliné devant la loi du parti socialiste : pas de participation au gouvernement… et des hommes comme lui manqueront à la République radicale. C’est donc en député d’opposition qu’il mène les grands combats pour les lois ouvrières. « Le capitalisme n’est pas éternel, et en suscitant un prolétariat toujours plus vaste et plus groupé, il prépare lui-même la force qui le remplacera. » L’Armée nouvelle (1911). Idée-force dans la pensée de Jaurès, très sensible à la société en train de se faire sous ses yeux. Il parle aussi en historien visionnaire : « L’ouvrier n’est plus l’ouvrier d’un village ou d’un bourg […] Il est une force de travail sur le vaste marché, associé à des forces mécaniques colossales et exigeantes […] Par sa mobilité ardente et brutale, par sa fougue révolutionnaire du profit, le capitalisme a fait entrer jusque dans les fibres, jusque dans la chair de la classe ouvrière, la loi de la grande production moderne, le rythme ample, rapide du travail toujours transformé. »

L’œuvre fait scandale. L’auteur suscite des haines dans la droite nationaliste. Il en mourra, assassiné trois ans plus tard à la veille de la Grande Guerre.

16. Emploi : Léon Blum 

L’homme du Front populaire en Mai 36, le socialiste dont le gouvernement imposa les  congés payés, la semaine de 40 heures, l’augmentation des salaires en même temps que la réduction du temps de travail. Autant dire un miracle économique et social dans le contexte de l’entre-deux-guerres, avec des acquis sociaux irréversibles. De quoi ne serait-il pas capable aujourd’hui ?

« Il est revenu un espoir, un goût du travail, un goût de la vie. »2681

Léon BLUM (1872-1950), constat du chef du gouvernement, 31 décembre 1936. Histoire de la France : les temps nouveaux, de 1852 à nos jours (1971), Georges Duby

« … La France a une autre mine et un autre air. Le sang coule plus vite dans un corps rajeuni. Tout fait sentir qu’en France, la condition humaine s’est relevée. »

Et Georges Duby confirme, dans son Histoire de la France : « Le Front populaire, ce n’est pas seulement un catalogue de lois ou une coalition parlementaire. C’est avant tout l’intrusion des masses dans la vie politique et l’éclosion chez elle d’une immense espérance […] Il y a une exaltation de 1936 faite de foi dans l’homme, de croyance au progrès, de retour à la nature, de fraternité et qu’on retrouve aussi bien dans les films de Renoir que dans ce roman de Malraux qui relate son aventure espagnole et justement s’appelle L’Espoir. »

17. Engagement politique : Léon Gambetta

Éloquence de l’avocat, courage sans faille, enthousiasme inné, sens politique acquis en quelques années décisives à l’aube de la Troisième République, carrière trop brève… L’homme mérite un ministère sur mesure pour ses compétences exceptionnelles. Il pourrait redonner sens aux valeurs républicaines et réalité à une citoyenneté quotidienne.

« La république, c’est l’inévitable et vous devriez l’accepter. Vous devriez prendre votre parti de l’existence dans le pays d’une démocratie invincible à qui restera certainement le dernier mot. »2442

Léon GAMBETTA (1838-1882), Chambre des députés, 5 août 1874. Les Partis politiques sous la IIIe République (1913), Léon Jacques

Le « commis voyageur de la République » qui s’est fait remarquer depuis son entrée fracassante en politique (1870) propose une constitution républicaine. Légitimistes (royalistes) et conservateurs refusent toujours, mais il va rallier une partie de la gauche à la cause du seul régime possible dans la France de cette époque : une république modérée qui n’effraie pas le pays (majoritairement bourgeois et paysans).

La commission de 30 membres désignés par l’Assemblée travaille dans ce sens et accouche d’un projet de constitution : « À reculons, nous entrons dans la République ! » ironise Gambetta dans son journal, mais la Constitution passe sous forme de trois lois constitutionnelles, du 25 mai au 16 juillet 1875. On va pouvoir gouverner entre « honnêtes gens » et en gentlemen : « Puisque nous sommes les plus forts, nous devons être modérés » dit-il devant le progrès constant des républicains aux élections en 1876.

5 février 1879, le bouillant député fulmine contre le nouveau gouvernement : « Nos ministres ? De simples numéros d’ordre sortis au hasard de la foule représentative que nous décorons du beau nom de Parlement ! Dans trois mois, ils iront rejoindre dans les sous-sols de la vie publique les inconnus engendrés par le scrutin d’arrondissement. Ils végéteront jusque-là, ne disant rien, ne faisant rien, ex nihilo nihil. » De fait, avec Grévy à la présidence commence le système des crises ministérielles qui va empoisonner la Troisième République.

Le président en place riposte : « Gambetta […] ce n’est pas du français, c’est du cheval ! » Deux avocats, deux républicains, mais trente ans les séparent et la haine éclate au grand jour. Le rigide Grévy se moque de Gambetta qui parle, passionnément, précipitamment, impressionnant à la tribune. Il l’écarte du pouvoir, craignant qu’il fasse peur au pays, surtout aux ruraux largement majoritaires. L’Assemblée nationale élit des présidents de la République choisis pour leur effacement, lesquels nommeront des présidents du Conseil assez insignifiants pour ne pas leur porter ombrage.

Mais Gambetta apprend son métier, sans renoncer à ses idées : « Vous allez peut-être m’accuser d’opportunisme ! Je sais que le mot est odieux. Pourtant je pousse encore l’audace jusqu’à affirmer que ce barbarisme cache une vraie politique. » Chambre des députés, 21 juin 1880. Le mot est lancé, il va faire fortune en politique, les opportunistes devenant les disciples de Gambetta après sa mort accidentelle et prochaine, à 44 ans (1882). Plus qu’un mot, c’est une conviction et la preuve d’une sagesse reflétée par la fameuse formule de Gambetta : « La politique est l’art du possible. »

18. Entreprise : Jean-Baptiste Say

Sa théorie économique et son exemple personnel prouvent l’utilité de l’Entreprise dans un monde où prévaut le capitalisme libéral. Proudhon, notre socialiste français, l’a qualifié d’« homme de génie », le saint-simonisme (socialisme utopique) lui doit beaucoup, Auguste Blanqui le socialiste (anarchiste) engagé à l’extrême gauche se réfère à sa pensée et grâce à lui, l’École française est universellement reconnue au XIXe siècle. Bref, un homme exceptionnel. 

« Les vraies colonies d’un peuple commerçant, ce sont les peuples indépendants de toutes les parties du monde. »1740

Jean-Baptiste SAY (1767-1832), Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses (1803)

Économiste et journaliste, il prêche un anticolonialisme intelligent et précurseur. L’indépendance rend les peuples plus industrieux et plus riches, d’où davantage d’occasions et de facilités pour les échanges, alors que les colonies sont une charge présente et deviendront bientôt une honte.
Le libéralisme économique de Say rime avec optimisme, au contraire de ses célèbres confrères anglais, Malthus et Ricardo. Mais il contrarie Napoléon Bonaparte qui songe au Blocus continental pour ruiner l’Angleterre. Il lui demande de réécrire certains passages et de mettre en exergue l’économie de guerre fondée sur le protectionnisme. L’auteur refuse, ne peut rééditer son Traité, est révoqué du Tribunat, interdit de journalisme.

Il devient entrepreneur et fait fortune dans le coton. L’économiste retrouve sa liberté d’expression après l’Empire, devient célèbre et inaugure la chaire d’économie politique au Collège de France. Un beau CV.

19. Famille : Louise Weiss

Femme de conviction plus que de séduction, soucieuse d’efficacité plus que de popularité, fuyant « les salons » pour aller se battre sur le terrain, féministe de gauche et européenne volontaire qui s’engage comme infirmière pour les soldats en 1914 et défend un « service national féminin » à la veille de la Seconde guerre mondiale, elle donnerait un sens à ce ministère trop souvent associé (et confondu) avec les droits de l’enfance et le droit des femmes.

« Les paysannes restaient bouche bée quand je leur parlais du vote. Les ouvrières riaient, les commerçantes haussaient les épaules, les bourgeoises me repoussaient horrifiées. »2665

Louise WEISS (1893-1983) évoquant une de ses conférences de 1934. Ce que femme veut (1946), Louise Weiss

Née en 1893 (année où la loi accordait à la femme séparée de corps la pleine capacité civile), morte en 1983 (année où la loi du 13 juillet instaure l’égalité professionnelle entre les sexes), cette militante féministe et européenne sera témoin de tous les progrès dans la condition féminine (le droit de vote sera reconnu aux femmes par ordonnance du 5 octobre 1944, prise par le gouvernement (GPRF) du général de Gaulle.)

Louise Weiss se présente symboliquement aux élections municipales de Montmartre le 5 mai 1935. Elle excelle dans la provocation ironique : transformant des cartons à chapeaux en urnes, elle recueille 18 000 bulletins en sa faveur. Aux élections législatives de 1936, elle se présente symboliquement dans le 5e arrondissement de Paris et mène des actions spectaculaires destinées à attirer l’attention de la presse. Le Front national étant au pouvoir, elle refuse un poste ministériel répondant à Léon Blum : « J’ai lutté pour être élue, pas pour être nommée ». Journaliste de combat et femme politique, doyenne des députés au Parlement européen, le bâtiment à Strasbourg porte son nom en guise d’hommage.

En 2022, la tâche reste immense et floue quand on parle de la Famille – une valeur traditionnelle, jugée capitale dans un monde en quête de repères. Il faudrait une personnalité de son genre (sans jeu de mot) pour donner sens à ce ministère, avec des applications concrètes et une « politique familiale » digne de ce nom. « La tribu des il-n’y-a-qu’à est la plus redoutable » dit-elle. À vous de jouer, Madame ! Rappelons le titre de son livre :  Ce que femme veut.

20. Finances : Jacques Necker

Banquier suisse aussi honnête que riche, il fit ses preuves à ce poste ingrat et jouit d’une immense popularité, à la veille de la Révolution. Les chansons se font l’écho fidèle des événements, mais plus rien ni personne ne peut arrêter l’emballement de l’Histoire.

« Grand prince, votre bienfaisance
De nos maux peut tarir le cours.
Rendez vous aux cris de la France :
Rappelez Necker à votre cour. »1257

Ô toi qui sais de la finance (1788), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier

Bien tard, le 25 août 1788, Louis XVI se décide à rappeler Necker.

Sa carrière aux Finances illustre l’indécision maladive du roi : sous divers titres (directeur du Trésor royal, conseiller ou directeur général des Finances), il est nommé et renvoyé quatre fois entre 1781 et 1790 ! C’est le peuple qui le porte. Il fut d’abord connu pour son Essai sur la législation et le commerce de grains (1775) qui coïncide avec la « guerre des farines » (émeutes de la faim) et la hausse de prix du pain, libéré par l’édit de Turgot aux Finances. On espère alors le retour d’un nouveau Colbert prêt à moderniser l’économie de la France.

Necker revient donc aux Finances et Turgot (qui l’a évincé en 1774) prend connaissance de son projet : « Cela ressemble à mes idées comme un moulin à vent ressemble à la lune. » Certes, tout oppose les deux hommes, à commencer par leurs idées : Turgot, proche des physiocrates, prône une politique économique libérale, Necker est interventionniste (comme Colbert sous Louis XIV). Leur caractère les oppose aussi : le doctrinaire Turgot passe en force quand Necker, philanthrope et diplomate, cherche la conciliation en esprit « moelleux et flexible ». 

« Voici enfin M. Necker roi de France ! » ironise Mirabeau au rappel du banquier suisse promu ministre principal (ministre d’État), fin août 1788. C’est l’homme de la dernière chance pour la monarchie. Il prête 2 millions à l’État sur sa fortune personnelle et en trouve quelques autres, le temps de tenir jusqu’aux États généraux. Il convoque une nouvelle Assemblée des notables pour novembre. Le peuple chante : « Vous qui nous traitez de racaille, / Si poliment, / Comme nous vous payerez la taille / Très noblement. / Vive le sauveur de la France, / Necker, vivat ! / D’où ce héros tient-il naissance ? / Du tiers état. » On célèbre le roi et son ministre - il a obtenu que le tiers ait à lui seul autant de représentants que les deux autres ordres réunis. Paris illumine à cette nouvelle, connue le 1er janvier 1789. Mais l’effervescence populaire est aggravée par de mauvaises récoltes, le prix du pain monte, de nouvelles émeutes s’ensuivent. Le roi invite son directeur général des Finances à « sortir momentanément du royaume ». Il s’incline : « Votre Majesté perd l’homme du monde qui lui était le plus tendrement dévoué. » Exiler l’hommes le plus populaire du royaume est une erreur grave !

Le renvoi de Necker est connu le 12 juillet au matin. Le peuple s’amasse au Palais-Royal. Camille Desmoulins saute sur une chaise, brandit son épée d’une main, un pistolet dans l’autre, et crie : « Aux armes ! » Il improvise son premier discours : « Necker est chassé ; c’est le tocsin d’une Saint-Barthélemy de patriotes. Ce soir même tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de Mars pour nous égorger. Une ressource nous reste, c’est de courir aux armes ! » Des milliers de voix hurlent : « Aux armes ! » Les manifestations ne vont plus cesser dans les rues : la Révolution est en marche, la Bastille est prise le 14 juillet.

Rappelé par le roi le 16 juillet, Necker accepte de reprendre un pouvoir impossible à assumer, situation économique et financière déplorable, contexte politique et social explosif :  « Je retourne en France en victime de l’estime dont on m’honore […] Il me semble que je vais rentrer dans le gouffre. » Cet homme honnête et sage en est douloureusement conscient. Il se heurte déjà à Mirabeau qui veut financer le déficit par l’émission des assignats (papier-monnaie).

Retiré de la scène politique en 1790, installé en Suisse à Coppet, sur les bords du lac Léman avec sa fille Mme de Staël, le septuagénaire revient pourtant sur son préjugé contre la Révolution : « Une suite d’événements sans pareils ont fait de la France un monde nouveau. » Dernières vues de politique et de finances (1802).

21. Flux migratoires : Aristide Briand

Émigrations et immigrations pour cause politique, écologique, économique, nouveaux défis du siècle : Aristide Briand pourrait être l’homme de la situation et trouver des solutions. « Monstre de souplesse » (selon Maurice Barrès) également réputé (ou critiqué) pour son idéalisme engagé (l’homme « se prend pour Jésus-Christ » selon Clemenceau), il joua un rôle diplomatique capital dans les relations internationales, après la Première Guerre mondiale.

« La politique est l’art de concilier le désirable avec le possible. »

Aristide BRIAND (1862-1932), Paroles de paix (1927)

« Certes, nos différends n’ont pas disparu, mais, désormais, c’est le juge qui dira le droit […] Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! »2654

Aristide BRIAND (1862-1932), ministre des Affaires étrangères, Discours du 10 septembre 1926

À l’inverse de Poincaré qui (avec le président Doumergue) incarne la fermeté face à l’Allemagne, Briand croit à la réconciliation, au désarmement, au droit international et à la Société des nations (SDN) garante de la paix. Après le pacte de Locarno d’octobre 1925 qui garantit les frontières fixées au traité de Versailles, le ministre des Affaires étrangères salue l’entrée de l’Allemagne au sein de la SDN.

« Moi, je dis que la France […] ne se diminue pas, ne se compromet pas, quand, libre de toutes visées impérialistes et ne servant que des idées de progrès et d’humanité, elle se dresse et dit à la face du monde : « Je vous déclare la Paix ! » »2655

Aristide BRIAND (1862-1932), Paroles de paix (1927)

Le 10 décembre 1926, le « Pèlerin de la Paix », surnommé aussi « l’Arrangeur » pour son aptitude à trouver à tout problème une solution de compromis, plus de vingt fois ministre (notamment aux Affaires étrangères), reçoit le prix Nobel de la paix – avec son homologue allemand, Gustav Stresemann.

22. Francophonie politique : Joséphine Baker

Porte-parole ô combien médiatique et légitime de ce ministère voué à la promotion de la langue française, et plus globalement au rayonnement culturel et géo-politique d’un ensemble de pays fondé sur des valeurs communes. La Francophonie (16 % du PIB mondial, 7% de taux de croissance moyen et 14 % des réserves mondiales minières et énergétiques) est une réponse aux défis de la mondialisation et une conquête permanente. Cette mission a de quoi enthousiasmer la femme qui n’a jamais eu peur de rien, après son triomphe dans la « Revue nègre » en 1925 !

« C’est la France qui m’a fait ce que je suis, je lui garderai une reconnaissance éternelle. La France est douce, il fait bon y vivre pour nous autres gens de couleur, parce qu’il n’y existe pas de préjugés racistes. Ne suis-je pas devenue l’enfant chérie des Parisiens. Ils m’ont tout donné, en particulier leur cœur. Je leur ai donné le mien. Je suis prête, capitaine, à leur donner aujourd’hui ma vie. Vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendez. »

Joséphine BAKER (1906-1975) à Jacques Abtey chef du contre-espionnage militaire à Paris qui la cite dans « Les Français Libres ». La Guerre secrète de Josephine Baker (1948), Jacques Abtey

Septembre 1939. Le capitaine Abtey est chargé de recruter des « Honorables Correspondants » susceptibles de se rendre partout sans éveiller les soupçons afin de recueillir des renseignements sur l’activité des agents allemands. Elle se présente à lui en toute simplicité, lors de leur première rencontre, villa Beau Chêne au Vésinet. Elle expliquera ensuite sa méthode pour faire passer des messages secrets : « C’est très pratique d’être Joséphine Baker. Dès que je suis annoncée dans une ville, les invitations pleuvent à l’hôtel. A Séville, à Madrid, à Barcelone, le scénario est le même. J’affectionne les ambassades et les consulats qui fourmillent de gens intéressants. Je note soigneusement en rentrant… Ces papiers seraient sans doute compromettants si on les trouvait. Mais qui oserait fouiller Joséphine Baker jusqu’à la peau ? Ils sont bien mis à l’abri, attachés par une épingle de nourrice (à son soutien-gorge). D’ailleurs mes passages de douane s’effectuent toujours dans la décontraction… Les douaniers me font de grands sourires et me réclament effectivement des papiers… mais ce sont des autographes ! »

Lors de son passage à Alger en 1943, le général de Gaulle, reconnaissant pour ses actions dans la Résistance, lui offre une petite Croix de Lorraine en or - qu’elle vendra aux enchères pour la somme de 350.000 francs au profit exclusif de la Résistance. Titulaire d’un brevet de pilote, pour masquer son engagement dans le contre-espionnage, elle rejoint les Infirmières Pilotes Secouristes de l’Air (IPSA) et accueille des réfugiés de la Croix Rouge.

À ses funérailles en 1975, c’est la première femme d’origine américaine à recevoir les honneurs militaires. Le Panthéon suivra. Idée émise par l’écrivain Régis Debray dans une tribune du Monde, 16 décembre 2013. Son passé de résistante, sur lequel la Vénus noire fut toujours discrète, ainsi que son combat contre le racisme  beaucoup plus médiatisé, méritent de rester dans nos mémoires.

23. Fraternité humaine et solidarités sociales : Victor Hugo

Une grande cause pour un grand Nom, n°3 sur le podium de l’Histoire en citations (après Napoléon et de Gaulle). De plus en plus attiré par la politique et ardent républicain, il pourrait incarner ce nouveau ministère et redonner sens à cette valeur souvent oubliée de la trilogie républicaine, indispensable au « vivre ensemble » bien compris.

« Le vrai socialisme, ce n’est pas le dépouillement d’une classe par l’autre, c’est-à-dire le haillon pour tous, c’est l’accroissement, au profit de tous, de la richesse publique […] Quant au communisme, je n’ai jamais eu pour idéal un damier. Je veux l’infinie variété humaine. »2138

Victor HUGO (1802-1885), Avant l’exil (discours 1841-1851)

C’est l’un des plus brillants députés de cette brève (et Deuxième) République. Celui qui se veut l’« écho sonore » de son siècle sera successivement libéral sous la Restauration, réservé puis favorable à Louis-Philippe sous la Monarchie de Juillet, monarchiste pour les beaux yeux de la duchesse d’Orléans, hostile à l’émeute pendant la Révolution de 1848, partisan du prince Louis-Napoléon, avant d’en devenir l’opposant absolu quand il voit poindre le dictateur.

Hugo demeure toujours fidèle à un idéal humanitaire et généreux, dénonçant la misère du peuple, l’injustice sociale, la peine de mort, les restrictions à la liberté de la presse, s’engageant personnellement avec une constance et un courage qui le forcent à l’exil sous le Second Empire.

Le peuple le touche viscéralement, même s’il craint ses excès : « Haine vigoureuse de l’anarchie, tendre et profond amour du peuple. » C’est la devise de L’Événement, journal qu’il dirige et rédige de juillet 1848 à septembre 1851. La formule est empruntée à l’un de ses discours électoraux de mai 1848. Le poète qui a renoncé au théâtre (après l’échec de sa dernière pièce, Les Burgraves) entre sur la scène politique. Élu par la bourgeoisie le 4 juin 1848, favorable à la fermeture des Ateliers nationaux (inspirés par Louis Blanc, mais gérés catastrophiquement), partisan résolu de la répression des journées insurrectionnelles de juin, il demeure profondément libéral. Tout en refusant le socialisme, il s’oppose au gouvernement Cavaignac qui, avec le parti de l’Ordre, menace les libertés et multiplie les mesures répressives. Napoléon III incarnera bientôt tout ce qu’il déteste, jusqu’au retour de la République.

24. Industrie : comte de Saint-Simon

Économiste classé « socialiste utopique », il a pressenti et démontré le premier l’importance de l’industrie avant le début de l’ère industrielle en France – très en retard sur l’Angleterre.

« La société tout entière repose sur l’industrie. »1900

Comte de SAINT-SIMON (1760-1825), L’Industrie (revue)

Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (arrière-cousin du duc de même nom, célèbre mémorialiste du règne de Louis XIV) est un philosophe et un économiste admiré d’un petit cénacle qui, après sa mort, diffusera sa pensée tout en la déformant. Précurseur de la science sociale, il met tous ses espoirs dans le développement de l’industrie et fonde en 1816 une revue qui porte ce nom.

« La nation a admis pour principe fondamental que les pauvres devaient être généreux à l’égard des riches. »1901

Comte de SAINT-SIMON (1760-1825), L’Organisateur (1819)

C’est « le monde renversé » : l’aristocratie terrienne exploite et domine le monde paysan, mais aussi l’État et l’administration.

« L’homme a jusqu’ici exploité l’homme. Maîtres, esclaves ; patricien, plébéien ; seigneurs, serfs ; propriétaires, fermiers ; oisifs et travailleurs. »1902

Comte de SAINT-SIMON (1760-1825), Doctrine de Saint-Simon : Exposition. Première année (1829)

Beau résumé de toute l’histoire du monde des origines à nos jours… et du socialisme à la française aux accents messianiques, vingt ans avant le marxisme. Saint-Simon est mort. Mais avec les saint-simoniens se constitue en France une sorte de mouvement socialiste, à la veille de la Révolution de 1830 : il ne rassemble encore qu’une infime élite, destinée à se diversifier et s’élargir, à Paris comme en province, dans l’atmosphère des lendemains révolutionnaires.

25. Intérieur : Georges Clemenceau

Autoproclamé « premier flic de France », homme de gauche capable de tous les courages politiques et bravant l’impopularité sans état d’âme, il ferait merveille à ce poste combattant.

« Pas ça ou pas vous ! »2547

Jean JAURÈS (1859-1914) à Aristide Briand, ministre de Clemenceau, Chambre des députés, 10 mai 1907. La Démocratie et le travail (1910), Gabriel Hanotaux

Troisième République. Le gouvernement de Clemenceau, dont Briand fait partie à divers postes ministériels en trois ans, est confronté à une dramatique agitation sociale, dès 1906 : mineurs, ouvriers électriciens à Paris, dockers à Nantes, etc. C’est donc à lui, responsable de la politique actuelle, que s’adresse Jaurès en cette année cruciale.

Clemenceau doit prendre des mesures énergiques pour rétablir l’ordre. En avril 1907, il décide la révocation de fonctionnaires qui se sont élevés contre sa politique. La CGT déclenche la grève que Jaurès défend, en chef de l’opposition socialiste, invectivant aussi Briand devenu ministre, mais ancien propagandiste de la grève générale. Jaurès ajoute que son « jeu de duplicité souille et décompose successivement tous les partis », alors que Maurice Barrès le qualifiera de « monstre de souplesse ».

Jaurès prendra souvent à partie Clemenceau. Parvenu au pouvoir, cet ancien républicain de choc, radical d’extrême gauche, impitoyable « Tombeur de ministères », constate l’évidence : « Je suis de l’autre côté de la barricade. » Donc, dans la logique de son rôle qu’il définit lui-même : « Premier flic de France » et « briseur de grèves » pour l’opposition.

Clemenceau n’est pas sympathique et ne cherche pas la popularité. « Le Tigre » a la dent dure, l’homme est détesté autant que redouté. Mais c’est un animal politique parfaitement adapté à cette République toujours en crise, qu’il sait pourfendre autant que défendre : « Gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait » dit le député en 1888. « On perd trop de temps en de trop longs discours » dit le président du Conseil vingt ans après, se plaignant des débats sans fin à la Chambre. Autrement dit : « L’honneur de la République est dans la libre parole avec ses risques et ses inconvénients. »

26. Jeunesse et sports : Albert Camus

« Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. » Sportif passionné, journaliste militant, auteur toujours aimé des jeunes, personnage attachant et trop tôt disparu, il trouverait les mots pour défendre les sports qui forment la jeunesse et promouvoir l’idéal Olympique, horizon 2024.

« Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »2913

Albert CAMUS (1913-1960), à Stockholm, 5 octobre 1957. Albert Camus ou la mémoire des origines (1998), Maurice Weyembergh

Il répond à un étudiant algérien, partisan du FLN, qui l’interpelle lors de sa remise du prix Nobel. Le mot sera retourné contre son auteur, non sans injustice. Engagé dans la Résistance, Camus fut rédacteur en chef de Combat de 1944 à 1946. S’opposant au communisme qui fascine tant d’intellectuels et à l’existentialisme de Sartre, maître à penser de toute une génération, il manifeste sa soif de justice et son humanisme dans Actuelles (trois recueils d’articles de 1939 à 1958), obtenant le prix Nobel de littérature en 1957 pour avoir « mis en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ».

« L’idée de révolution ne retrouvera sa grandeur et son efficacité qu’à partir du moment où elle mettra au centre de son élan la passion irréductible de la liberté. » L’Express, 4 juin 1955. Camus vient de passer à l’Express, autrement dit à l’ennemi, selon Sartre et ses compagnons. Dans la guerre des gauches qui fait rage en cette décennie, il défend l’objectivité journalistique dans un article qui fait sensation. Loin du militantisme révolutionnaire, il se veut lucide face aux vices inhérents au communisme soviétique.

La guerre d’Algérie qu’il voit naître avant sa mort accidentelle le bouleverse : « Quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice. » Les raisons de l’adversaire, L’Express, 28 octobre 1955. Natif d’Algérie, épris de justice autant que de liberté, Camus est plus qu’un autre déchiré par les événements : « Telle est, sans doute, la loi de l’histoire. Il n’y a plus d’innocents en Algérie, sauf ceux, d’où qu’ils viennent, qui meurent. » La fiction du « maintien de l’ordre » est vite insoutenable. Il s’agit d’une guerre, une sale guerre.

L’engagement de Camus est tout aussi clair dans son théâtre : « La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. » Les Justes (1949). Il est de ces intellectuels qui se mêlent ardemment à l’actualité de leur temps marqué par le totalitarisme, pour crier sa soif de justice, revendiquer dans L’Homme révolté « la liberté, seule valeur impérissable de l’Histoire » et préférer la révolte à la révolution : « Je me révolte, donc nous sommes. » Se défiant des idéologies, Camus s’oppose aux communistes, repousse les mirages de l’absolu et les violences révolutionnaires, contrairement à Sartre et sa revue des Temps modernes. L’effondrement des régimes communistes dans l’Europe de l’Est à l’automne 1989 l’aurait sans doute comblé, le « Printemps arabe » en 2011 l’aurait fait vibrer. Se battre pour la jeunesse et pour l’idéal sportif est une autre forme de combat. Camus pourrait relever ce défi.

27. Juste parole : Gisèle Halimi

Ministère original, peu coûteux et sans précédent historique, superflu et pourtant si nécessaire quand les mots perdent la tête et les discours dérivent en tout sens ! Gisèle Halimi est avocate – profession fréquente dans le personnel politique. Mais elle fait exception à la règle, mettant toujours sa voix au service de la cause qui lui est chère et de la femme victime des lois. Se consacrer au « parler juste » des pouvoirs publics serait une nouvelle mission d’intérêt général.

« Quand j’entre dans le prétoire, j’emporte ma vie avec moi. »

Gisèle HALIMI (1927-2020), Début de sa plaidoirie pour Marie-Claire Chevalier (1972)

Pour cette avocate, on ne peut exercer ce métier sans une totale cohérence entre ses valeurs et son travail. Sa vie sera en parfaite adéquation avec ses convictions, ce qui exclut toute notion de « carrière ». Et pourtant, quel parcours !

Née en Tunisie française dans une famille pauvre, juive et dominée par l’ordre patriarcal, elle fait tout pour s’affranchir de plusieurs dominations : celle de sa famille, de la religion, des hommes. Adolescente, elle gagne de quoi quitter sa terre natale pour rejoindre Paris en 1945 et y étudier le droit.

Jeune avocate, elle défend les indépendantistes tunisiens et algériens, puis des femmes accusées d’avoir avorté. Pour atténuer leur peine, il faut évoquer des « circonstances atténuantes », ce qui revient à plaider coupable. En 1971, c’est la  seule avocate à signer le Manifeste des 343 – vu le risque de sanctions déontologiques du Barreau. Lors du procès de Bobigny en 1972, elle refuse de demander pardon au nom de sa cliente et fait elle-même le procès de la loi liberticide de 1920 sur l’avortement. Marie-Claire Chevalier, qui a avorté après avoir été violée, est acquittée. C’est une étape importante dans la marche vers la légalisation de l’avortement en 1975, obtenue aussi par l’entêtement et le courage de Simone Veil, ministre de la Santé.

Ses engagements ont tous une dimension politique forte, mais elle n’a jamais voulu faire de carrière politique, hors une brève expérience de député au début du premier septennat de François Mitterrand. Fondatrice de l’association « Choisir la cause des femmes », elle témoigne d’un courant du féminisme français persuadé que cette lutte émancipatrice ne peut se passer des hommes.

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