Lecture recommandée en temps de vacances : les Mémoires, de la Monarchie de Juillet à nos jours | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Histoire & Littérature. Lecture recommandée en temps de vacances. D’où cette série d’éditos en huit épisodes (indépendants) : 1. Romans - 2. Poésie - 3. Théâtre - 4. Lettres - 5. Histoire et Chronique - 6. Mémoires - 7. Pamphlets et autres œuvres polémiques - 8. Discours.

6. Mémoires.

Catégorie littéraire importante dans un pays qui conjugue plaisir d’écrire et passion de l’histoire, c’est surtout une autre manière de la raconter.

Les Mémoires (souvent posthumes), textes plus ou moins intimes, anecdotiques et factuels ou très personnels, sont diversement titrés : Commentaires, Confidences, Confessions, Pensées, Cahiers, Carnets, Notes, Souvenirs, Témoignages, Journal, Essais, Antimémoires… Cette vision de l’histoire complète celle des historiens en plus libre : infinie variété de ton, feu d’artifice de talent et d’intelligence.

Outre le trio de tête de l’Histoire en citations (Napoléon, de Gaulle, Hugo), nous retrouvons des noms et des œuvres connues, à commencer par Les Essais de Montaigne, petit chef d’œuvre inlassablement remanié par l’auteur qui fera école. Les Caractères de la Bruyère sont aussi un modèle du genre. Voltaire disserte au fil de ses Lettres anglaises en historien original et Montesquieu se confie dans ses Cahiers. Les récits autobiographiques de Rousseau annoncent le romantisme du siècle suivant, d’autres mémorialistes témoignant d’un Ancien Régime finissant.

Avant et pendant la Révolution, Rivarol nous régale de son humour (de droite, mais irrésistiblement intelligent). D’autres témoins ont d’autres formes de courage.

Le prince de Talleyrand fait carrière de l’Ancien Régime à la Monarchie de Juillet, au service de la France et de ses intérêts personnels, ministre (malheureusement) éphémère de Napoléon qu’il juge à sa juste valeur dans ses Mémoires. L’empereur se dévoile dans son Mémorial de Sainte-Hélène (avec la complicité de Las Cases), comme dans ses Maximes et Pensées.

Chateaubriand, notre plus grand mémorialiste, écrit ses Mémoires d’outre-tombe (posthumes par définition), tentative superbement avortée d’une histoire de France projetée. Autre témoin et acteur de premier plan, Victor Hugo nous livre ses Choses vues, son Année terrible et autres pages d’un génie aux prises avec l’Histoire.

L’Extinction du paupérisme de Louis-Napoléon Bonaparte reflète l’homme, ses idées et son temps. Les poètes romantiques déchantent, déçus par l’histoire et la politique (Musset, Vigny, bientôt Lamartine). Les socialistes français (le comte de Saint-Simon, Proudhon, Louis Blanc, Auguste Blanqui, Georges Sorel) multiplient les essais exprimant leur foi politique. De grands romanciers nous étonnent et nous régalent : Stendhal, Dumas, Flaubert (Dictionnaire des idées reçues).

Au XXe siècle, Malraux nous offre ses Antimémoires et de Gaulle entre à la Pléiade avec ses Mémoires en trois tomes. Tous les « intellectuels engagés » à divers titres, parfois aussi romanciers et poètes, ont témoigné dans des essais très personnels : Péguy, Blum, Valéry, Mauriac, Maurras, Vailland, Brasillach, Sartre (Situations I, II, III) et Camus (Actuels I, II, III), Saint-Ex, Duhamel, Bernanos, Gide, Montherlant, Giraudoux, Aron, Sauvy, Jean Rostand et d’autres, cependant que Mitterrand, Chirac et Sarkozy délivrent leur message plus ou moins présidentiel.

Au fil de l’histoire, combien d’autres découvertes ! Militaires de tous rangs (simple soldat ou grognard, général ou maréchal), courtisans et cardinaux, ministres et députés, économistes et savants, croyants déchirés (Lamennais), révolutionnaires et anarchistes.

Des femmes témoignent, souvent en relation avec un homme célèbre : Marie Mancini, la comtesse du Barry, Mme Campan, Mme Roland, Mme de Staël, Mme de Genlis, la duchesse de Berry, Louise Michel, Simone de Beauvoir.

Et Casanova, Goldoni, Goethe, Metternich : quand leur destin croise celui de la France.

Toutes les citations de cet édito sont à retrouver dans nos Chroniques de l’Histoire en citations : en 10 volumes, l’histoire de France de la Gaule à nos jours vous est contée, en 3 500 citations numérotées, sourcées, contextualisée, signées par près de 1 200 auteurs.

« Il y a des hommes qui, après avoir prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq personnes, au Consulat en trois, à l’Empire en une seule, à la première Restauration, à l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, à la seconde Restauration, ont encore quelque chose à prêter à Louis-Philippe ; je ne suis pas si riche. »2059

François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), De la Restauration et de la Monarchie élective (1830)

… Et Chateaubriand joint le geste aux mots de cette brochure écrite au lendemain de la Révolution de juillet (1830). Il renonce à son titre et à sa pension de pair de France, attitude d’autant plus digne que toute la fin de sa vie sera empoisonnée par des problèmes d’argent. Il restera notre plus grand mémorialiste pour ses Mémoires d’outre-tombe, 12 volumes rédigés de 1809 à 1841, destinés à n’être publiés qu’après sa mort, d’où le titre.

« Madame […] votre fils est mon roi ! »2075

François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), à la duchesse de Berry (mère d’Henri V). Mémoires d’outre-tombe (posthume), François René de Chateaubriand

La duchesse a débarqué secrètement en France, le 30 avril 1832. Pour Chateaubriand, Louis-Philippe le « roi des Français » n’est qu’un usurpateur (orléaniste et non pas légitimiste). L’auteur est poursuivi en cour d’assises pour son Mémoire sur la captivité de la duchesse de Berry - et acquitté en 1833.

Quant à la duchesse, elle tente en vain de soulever la Provence, puis la Vendée. Arrêtée le 6 novembre à Nantes, internée au fort de Blaye sous la surveillance du futur maréchal Bugeaud, elle accouche en prison d’une fille, fruit d’un mariage secret : scandale ! La branche légitimiste en est discréditée pour longtemps.

« Sans jalousie, sans petitesse, sans morgue et sans préjugés, [Thiers] se détache sur le fond terne et obscur des médiocrités du temps. »2039

François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)

Témoignage d’un incontestable géant des lettres, mais éternel déçu de la politique, noble restant attaché à la cause qu’il sait sans espoir de la monarchie légitimiste, en cette époque où la noblesse perd pour la première fois le pouvoir au profit de la bourgeoisie montante. Thiers sera le défenseur de cette classe, qu’il soit au gouvernement ou dans l’opposition.

« Ce qui effraie le plus dans les partis, ce n’est pas ce qu’ils disent, c’est ce qu’ils négligent ou refusent de dire. »2042

Louis BLANC (1811-1882), L’Organisation du travail (1839)

Les partis politiques, au sens moderne du terme, sont nés sous la Monarchie de Juillet. Louis Blanc, journaliste de gauche, socialiste d’opposition violente, exprime également sa méfiance vis-à-vis de la politique. On le retrouvera toujours fidèle à lui-même et à ses opinions extrêmes.

« La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde ; c’est la parole à l’état de foudre : c’est l’électricité sociale […] Plus vous prétendrez la comprimer, plus l’explosion sera violente. »2043

François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)

La liberté de la presse réduite sur ordonnance de Charles X avait mis le feu aux poudres de sa monarchie et des journaux comme Le National ont joué un rôle direct dans la Révolution de juillet.

Plus libre sous le nouveau régime, la presse se diversifie (des magazines illustrés aux revues savantes) et se démocratise : La Presse, quotidien gouvernemental de Girardin et Le Siècle, quotidien d’opposition de Dutacq, sont lancés à 40 francs l’abonnement annuel en 1836, La Liberté d’Alexandre Dumas sera vendue un sou et tirée en 1840 à plus de 100 000 exemplaires. Avec l’introduction du roman-feuilleton et de la publicité, la création de l’Agence Havas et de la presse rotative, la presse moderne est née.

« Il ne s’agit pas de tuer la liberté individuelle, mais de la socialiser. »2046

Pierre Joseph PROUDHON (1809-1865), Système des contradictions économiques (1846)

Ses écrits sont l’exact reflet de l’homme, qu’ils prennent la forme d’essais ou de « Confessions d’un révolutionnaire ».

Proudhon est le socialiste français numéro un de cette époque. Radicalement opposé à Marx, individualiste farouche, affirmant que « le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression », c’est à la fois le père de l’anarchisme, le fondateur du système mutualiste et l’ancêtre du syndicalisme – les syndicats ne seront autorisés par la loi qu’en 1884.

« Le cri du pauvre monte jusqu’à Dieu, mais il n’arrive pas à l’oreille de l’homme. »2048

Félicité Robert de LAMENNAIS (1782-1854), Paroles d’un croyant (1834)

Prêtre et soucieux d’appliquer un idéal de justice et de charité conforme à l’Évangile, il profite de la nouvelle liberté de la presse en 1830 et lance le journal L’Avenir avec ses amis Lacordaire et Montalembert. En exergue : « Dieu et la liberté ». Il est condamné par l’Encyclique Mirari vos (1832). Souverainetés du peuple et de Dieu sont incompatibles.

Après une grave crise de conscience, Lamennais rompt avec l’Église pour n’être plus que socialiste, à l’inverse de ses deux amis qui se soumettent, sans abandonner leur action généreuse. Il publie ses Paroles d’un croyant sous forme de versets (comme la Bible) et y affirme son socialisme chrétien : Dieu veut l’égalité, la liberté et la fraternité des hommes. En philosophe et bientôt en militant politique, il encourage le peuple au combat contre tous ceux qui l’oppriment.

« La liberté est le pain que les peuples doivent gagner à la sueur de leur front. »2083

Félicité Robert de LAMENNAIS (1782-1854), Paroles d’un croyant (1834)

« C’est la Marseillaise du christianisme et l’auteur est un prêtre en bonnet rouge ». C’est surtout un courant d’opinion très représentatif de cette fermentation des idées, face à la misère du peuple qui s’aggrave et contraste avec l’enrichissement de la bourgeoisie. On parlera plus tard de catholicisme social et de gauche chrétienne.

« Les journaux qui devraient être les éducateurs du public, n’en sont que les courtisans, quand ils n’en sont pas les courtisanes. »2089

BARBEY d’AUREVILLY (1808-1889). L’Esprit de J. Barbey d’Aurevilly (1908), Jules Barbey d’Aurevilly, Léon Bordellet

Polémiste et critique, adversaire proclamé de son siècle, il accable ses contemporains de son mépris indigné, dénonce les progrès de la médiocrité dans les mœurs, les sentiments, les œuvres. Face aux bourgeois, il s’affiche dandy.

Si la démocratisation de la presse va de pair avec vulgarisation, voire vulgarité, la Monarchie de Juillet marque un incontestable progrès dans la communication des idées. En 1836, création de La Presse, quotidien à bon marché et gros tirages d’Émile de Girardin : il se battra pour la liberté des journaux qu’il crée, gère et modernise en homme d’affaires.

« Le bourgeois de Paris est un roi qui a, chaque matin à son lever, un complaisant, un flatteur qui lui conte vingt histoires. Il n’est point obligé de lui offrir à déjeuner, il le fait taire quand il veut et lui rend la parole à son gré ; cet ami docile lui plaît d’autant plus qu’il est le miroir de son âme et lui dit tous les jours son opinion en termes un peu meilleurs qu’il ne l’eût exprimée lui-même ; ôtez-lui cet ami, il lui semblera que le monde s’arrête ; cet ami, ce miroir, cet oracle, ce parasite peu dispendieux, c’est son journal. »2097

Alfred de VIGNY (1797-1863), Journal d’un poète (1839)

Encore un déçu de la politique et de ses contemporains. Le désenchantement semble inhérent au romantisme. Celui de Vigny est sincère plus que tout autre. Il date de la Restauration - la vie de garnison lassa vite le jeune militaire élevé dans le culte des armes et de l’honneur - et s’aggrave lors de la révolution de 1830, qui amène au pouvoir un bourgeois si peu roi, aux yeux de la vieille aristocratie dont Vigny est le délicat et sensible rejeton.

« L’idée napoléonienne n’est point une idée de guerre, mais une idée sociale, industrielle, commerciale, humanitaire. »2100

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), Idées napoléoniennes (1839)

Sous l’influence des saint-simoniens et des séjours qu’il fit en Angleterre, le futur Napoléon III, entre deux coups de force (Strasbourg en 1836 et Boulogne en 1840), porte un réel intérêt aux problèmes économiques et sociaux qui agitent et divisent la France. Il « récupère » les idées napoléoniennes à son profit, tout comme le Nom de l’illustre ancêtre. Avec quel degré de sincérité ? Impossible de le dire. Pure hypocrisie, selon Hugo aveuglé par sa haine pour Napoléon le Petit.

« Pour chaque indigent qui pâlit de faim, il y a un riche qui pâlit de peur. »2101

Louis BLANC (1811-1882), Organisation du travail (1839)

Cet ouvrage fait connaître le jeune journaliste : il y expose un programme de réformes socialistes qu’il ne va plus cesser de défendre jusque sous la Troisième République où, fidèle à ses idées, il se retrouve député d’extrême gauche. Les idées proclamées, c’est l’homme, dans le cas de Louis Blanc et de rares hommes politiques prêts à tout sacrifier pour leur credo.

« La propriété, c’est le vol. »2102

Pierre Joseph PROUDHON (1809-1865), Qu’est-ce que la propriété ? (1840)

Cette formule retentissante schématise la pensée de l’auteur qui en est pourtant très fier : « Cette proposition fera le tour du monde et causera plus d’émoi que la cocarde de La Fayette. »

L’homme est attachant, ne serait-ce que par cet aveu : « Je sais ce que c’est que la misère. J’y ai vécu. Tout ce que je sais, je le dois au désespoir. » Fils d’une cuisinière et d’un tonnelier, seul théoricien révolutionnaire issu d’un milieu populaire, au XIXe siècle, il critique le communisme de Marx (grand bourgeois) dans La Philosophie de la misère (1846). Marx lui répond dans La Misère de la philosophie (1847), le traitant, insulte suprême, de « petit-bourgeois constamment ballotté entre le Travail et le Capital, entre l’économie politique et le communisme ».

« La pauvreté ne sera plus séditieuse, lorsque l’opulence ne sera plus oppressive. »2118

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), L’Extinction du paupérisme (1844)

Le prince qui gouvernera bientôt la France n’est encore qu’un évadé du fort de Ham. Il y a passé six ans, après sa tentative de coup d’État à Boulogne, et a réussi à fuir en Angleterre, déguisé en maçon, sous le nom de Badinguet – surnom qui restera ironiquement et parfois cruellement attaché à sa personne fort chansonnée.

Il a profité de sa captivité pour exposer ses théories économiques, largement influencées par le socialisme utopique de Saint-Simon. Il sait se présenter comme le protecteur du monde ouvrier. Sa sincérité socialiste est suspecte, à en croire Victor Hugo qui, dans Napoléon le Petit, reproduira un billet joint à l’ouvrage envoyé à un de ses amis : « Lisez ce travail sur le paupérisme et dites-moi si vous pensez qu’il soit de nature à me faire du bien. »

« Véritable Saturne du travail, l’industrie dévore ses enfants et ne vit que de leur mort. »2251

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), L’Extinction du paupérisme (1844)

L’utopie de ces trente pages écrites par le prisonnier au fort de Ham et le désir d’un futur souverain de se poser en « homme social » n’excluent pas une certaine sincérité. Fait unique pour l’époque de la part d’un prétendant au pouvoir, il tient à visiter les régions industrielles anglaises. Il a 25 ans et le spectacle de la misère le frappe.

« Louis-Philippe tend la main droite et montre le poing gauche. »2129

Victor HUGO (1802-1885), Choses vues, 1847-1848 (posthume)

Bon titre pour ces Mémoires d’un témoin privilégié et de plus en plus engagé (à gauche, alors qu’il a commencé à droite dans le nouvel échiquier politique de la France) face aux événements qui marquent son siècle.

Le roi comprend la gravité de la situation, le 23 février 1848. Le matin, c’est l’assaut d’une barricade, rue Quincampoix : 16 soldats tués. Le sang versé l’atterre, autant que l’effraie la garde nationale sympathisant avec les émeutiers. Il renvoie Guizot, appelle Molé au gouvernement. Paris illumine, la rue semble se calmer. Le roi se rassure : « Les Parisiens ne font jamais de révolution en hiver. » Mais les républicains ne veulent pas laisser passer l’occasion comme en juillet 1830.

Malgré la pluie glacée, les manifestants vont huer Guizot le soir, boulevard des Capucines, devant le ministère des Affaires étrangères. La troupe se croit menacée, un coup de feu part, les forces de l’ordre ripostent : la fusillade des Capucines laisse plus de 50 cadavres sur le pavé, promenés en charrette à la lueur des torches, sur fond de tocsin.

Louis-Philippe se résigne à appeler l’homme de la dernière chance à la tête du gouvernement, Thiers qu’il n’aime guère, « Mirabeau-mouche », « singe à portefeuilles ». C’est la main droite tendue. Dans le même temps, le roi met le maréchal Bugeaud à la tête de l’armée : le pacificateur de l’Algérie va pacifier Paris, pense-t-il. C’est le poing gauche.

« La populace ne peut faire que des émeutes. Pour faire une révolution, il faut le peuple. »2133

Victor HUGO (1802-1885), Tas de pierres (posthume)

Hugo, grand témoin des événements qui succède à Chateaubriand, observe le corps social malade : « Je continue de tâter le pouls à la situation. » Il oppose, comme dans ses fiction, le bien et le mal, le peuple glorieux et la populace méprisable.

« Les quatre mois qui suivirent février furent un moment étrange et terrible. La France stupéfaite, déconcertée, en apparence joyeuse et terrifiée en secret, […] en était à ne pas distinguer le faux du vrai, le bien du mal, le juste de l’injuste, le sexe du sexe, le jour de la nuit, entre cette femme qui s’appelait Lamartine et cet homme qui s’appelait George Sand. »2154

Victor HUGO (1802-1885), Choses vues (posthume). L’Écrivain engagé et ses ambivalences : de Chateaubriand à Malraux (2003), Herbert R. Lottman

Le plus grand témoin à la barre de l’histoire de son temps note toutes ses impressions, dans son Journal. Son œuvre est une mine de citations - les plus belles appartiennent aux grandes époques de trouble qui déchirèrent la France. En prime, l’humour est présent et l’antithèse hugolienne parfaitement en situation.

« Le monde a la démarche d’un sot, il s’avance en se balançant mollement entre deux absurdités : le droit divin et la souveraineté du peuple. »2159

Alfred de VIGNY (1797-1863), Journal d’un poète (posthume)

Élevé dans une famille de vieille noblesse avec le culte de la monarchie de droit divin, écorché vif par les bouleversements de la société depuis sa naissance, Vigny s’est pris d’enthousiasme pour la Révolution de 1848 et s’est présenté à la députation en Charente. Il obtient si peu de voix que cet échec politique le rend de nouveau bien amer.

Ses confrères ont plus de chance : Lamartine triomphe (dans dix départements, avec 1 600 000 voix) et Hugo est bien élu. Chateaubriand, octogénaire à demi paralysé, retiré de la vie politique, mourra en juillet. Musset, usé avant l’âge, ne se présente pas non plus. Tocqueville l’historien est élu. Michelet vibre pour la révolution, mais milite par ses cours d’histoire et son œuvre engagée.

« Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle Assemblée nationale, pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent. »2164

Pierre-Joseph PROUDHON (1809-1865), Les Confessions d’un révolutionnaire (1849)

Nul mieux que cet homme du peuple ne mérite ce titre de « représentant du peuple ». Le plus célèbre socialiste de France critique ses confrères (à commencer par les socialistes), lui-même très critiqué sur le fond et la forme de ses premiers discours, lus à la tribune, difficiles à comprendre. Le portrait qu’en fait Hugo (Choses vues) est assez cruel. Ce sera pire avec le futur Napoléon III : Louis-Napoléon Bonaparte  éprouve les mêmes difficultés en entrant dans cette arène politique, mais il s’en sortira bien différemment ! Hugo est à l’évidence le plus éloquent des orateurs. Ces trois hommes, élus députés aux élections complémentaires du 4 juin 1848, entrent le même jour à l’Assemblée constituante. L’Histoire a un vrai talent théâtral, au siècle du théâtre roi.

« Demain, nous dresserons dans Paris autant de guillotines que nous y avons dressé d’arbres de liberté. »2165

Le chef des émeutiers (nom inconnu), 15 mai 1848. Choses vues (posthume), Victor Hugo

La foule envahit l’Assemblée, Hugo est témoin de la manifestation : « On se figure la Halle mêlée au Sénat, cela dura trois heures. » Les mois de mai sont traditionnellement agités, dans notre histoire.

En 1848, le mouvement est organisé par les clubs révolutionnaires et les socialistes (Barbès, Blanqui, Cabet, Raspail). Point de départ : une manifestation de soutien aux patriotes polonais (dont le soulèvement a été écrasé dans le sang) regroupe des ouvriers des Ateliers nationaux, des émigrés politiques, des hommes de gauche qui n’ont pas la parole à l’Assemblée. La foule se précipite à l’Hôtel de Ville et veut la dissolution de l’Assemblée. Le coup de force échoue, les principaux instigateurs sont arrêtés et emprisonnés. Lamartine a tenté de rétablir le calme, par son éloquence.

« Une Chambre ressemble trop à un théâtre où les grands acteurs seuls peuvent réussir. »2183

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), Améliorations à introduire dans nos mœurs et nos habitudes parlementaires (1856)

En ces temps d’éloquence politique, il est conscient de ses insuffisances à la tribune, ce qui est déjà preuve d’intelligence. Le talent lui venant en parlant, il se révélera, au fil des discours et des années, un vrai personnage public et populaire.

« Monsieur de Lamartine […] est bien toujours le même, un pied dans chaque camp et sur chaque rive, un vrai colosse de Rhodes, ce qui fait que le vaisseau de l’État lui passe toujours entre les jambes. »2191

Auguste BLANQUI (1805-1881), Critique sociale (1885)

Lamartine va quitter la scène politique et vivre ses vingt dernières années en « galérien de la plume » : pas assez riche pour s’exiler comme Hugo ni pour se draper dans sa dignité d’opposant comme Chateaubriand, il est condamné à des travaux forcés littéraires pour éponger ses dettes, obligé de vendre sa propriété de Milly, et devra même solliciter de l’Empire un secours d’abord refusé. Sa famille refusera les funérailles nationales, en 1869.

« L’an passé, ils adoraient le sabre. Les voilà maintenant qui adorent le gourdin. »2209

Victor HUGO (1802-1885), mots prémonitoires, datés de novembre 1849. Actes et Paroles. Avant l’exil (1875), Victor Hugo

Titre simple et juste pour des Mémoires à suivre - le meilleur des feuilletons historiques, au siècle du feuilleton roi.

Hugo constate les progrès de l’autorité et l’irrésistible ascension du prince Louis-Napoléon. Le premier Bonaparte a eu sa campagne d’Italie, le second s’offre une campagne de France. La « folie impériale » redoutée se précise. Jusqu’au coup d’État du 2 décembre (1851).

« Qu’importe ce qui m’arrive ? J’ai été exilé de France pour avoir combattu le guet-apens de décembre […] Je suis exilé de Belgique pour avoir fait Napoléon le Petit. Eh bien ! je suis banni deux fois, voilà tout. Monsieur Bonaparte m’a traqué à Paris, il me traque à Bruxelles ; le crime se défend, c’est tout simple. »2221

Victor HUGO (1802-1885), Pendant l’exil (écrits et discours de 1852-1870)

Hugo a fui le 11 décembre 1851, pour éviter d’être arrêté. L’exil commence. Il va durer près de vingt ans, avant le retour au lendemain de l’abdication de l’empereur, en pleine guerre, à la veille de la défaite et de la Commune.

« Louis Bonaparte […] ne connaissait qu’une chose, son but […] Toute sa politique était là. Écraser les républicains, dédaigner les royalistes. »2222

Victor HUGO (1802-1885), Histoire d’un crime (1877)

Ainsi résume-t-il la politique du nouvel homme fort, entre le coup d’État du 2 décembre 1851 et le rétablissement de l’Empire à son profit, en novembre 1852.

« La révolution féminine doit maintenant compléter la révolution prolétaire, comme celle-ci consolida la révolution bourgeoise émanée d’abord de la révolution philosophique. »2240

Auguste COMTE (1798-1857), Catéchisme positiviste (1852)

Héritier du socialisme utopique de Saint-Simon qu’il renia, créateur du positivisme qui prétend faire de la politique une « science positive et physique », précurseur de la sociologie scientifique, Auguste Comte va jusqu’à penser un État positiviste ayant pour devise morale : « L’Amour pour principe, l’Ordre pour base et le Progrès pour but. » Son amour platonique pour Clotilde de Vaux explique sans doute l’orientation de sa philosophie.

La « révolution féminine » se bornera sous l’Empire à une mesure qu’il faut mettre au crédit de l’empereur (et de son ministre Victor Duruy) : création d’un enseignement secondaire pour les jeunes filles, réforme très mal vue par l’Église qui perd son monopole en ce domaine.

« Aujourd’hui, le règne des castes est fini, on ne peut gouverner qu’avec les masses. »2243

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), L’Extinction du paupérisme (1844)

L’essai de jeunesse rédigé par le futur prétendant au pouvoir, six ans captif au fort de Ham, va beaucoup lui servir. Le futur empereur sait séduire les foules, les manipuler à l’occasion – élections, plébiscites. C’est aussi l’homme du mieux-être économique, grâce au progrès industriel et commercial. Mais les mesures sociales chargées de bonnes intentions seront suivies de peu d’effets et le régime ne prendra que tardivement un tournant vraiment libéral.

« L’Empereur [Napoléon Ier] doit être considéré comme le messie des idées nouvelles. »2246

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), Des idées napoléoniennes (1839)

Sa bible, c’est le Mémorial de Sainte-Hélène, revu, corrigé, influencé par le saint-simonisme et ses séjours en Angleterre, qui le font s’intéresser aux problèmes économiques et sociaux. L’empereur conservera le double idéal de sa jeunesse, Napoléon et la liberté, « les deux grandes choses du siècle », dit Hugo. Le drame, c’est qu’elles sont inconciliables et le « césarisme démocratique » est une utopie de plus.

L’indécision reprochée à Napoléon III viendra parfois de ce que ses idées fixes sont contradictoires. L’âge venant, et la maladie, cet « entêtement dans l’indécision » (Émile Ollivier) deviendra dramatique.

« Qui arracherait une plume à son aigle risquerait d’avoir dans la main une plume d’oie. »2248

Victor HUGO (1802-1885), Histoire d’un crime (1877)

Le « crime » de l’histoire, c’est le coup d’État du 2 décembre 1851 auquel Hugo tenta en vain de s’opposer par la force des pavés, avant de s’en remettre à la force des mots. Le ridicule blesse, même s’il ne tue pas à tout coup.

Le coup d’État réussi donne une soudaine assurance au personnage, mais Napoléon III souffrira toujours de la comparaison avec Napoléon Ier. (Il prit le numéro trois, le roi de Rome ayant reçu officiellement le nom de Napoléon II).

« En politique, il faut guérir les maux, jamais les venger. »2250

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), Des idées napoléoniennes (1839)

L’homme privé se montre bienveillant pour ses amis, bien-aimé de ses serviteurs, fidèle par nature et indulgent par scepticisme. Si l’homme politique tente de guérir les maux sociaux au nom de « l’extinction du paupérisme », il veut venger la France humiliée aux traités de 1815, d’où les premières guerres du Second Empire (Crimée, campagnes d’Italie).

« Les journaux sont les chemins de fer du mensonge. »2260

BARBEY d’AUREVILLY (1808-1889). L’Esprit de J. Barbey d’Aurevilly (1908), Jules Barbey d’Aurevilly, Léon Bordellet

Romancier, journaliste, polémiste au parcours politique complexe, le « Connétable des Lettres » dénonce les effets de la censure. Cela vaut jusqu’en 1860, tournant politique à la suite duquel le gouvernement favorisera la multiplication des journaux, faute de pouvoir contrôler leur création : il pense ainsi baisser l’audience des opposants en les noyant dans la masse. Jusqu’à ce que la liberté soit redonnée à la presse en 1868, sous un Empire plus libéral.

« La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur. »2365

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

Ex-institutrice, militante républicaine et anarchiste (prête à un attentat contre Thiers), auteur de poèmes et de théâtre, c’est d’abord une idéaliste comme tant de communards. Un quart de siècle après, elle fait revivre ces souvenirs vibrants et tragiques. La pasionaria des barricades appelle les quartiers populaires à l’insurrection et au sacrifice : « Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes, / Venez, c’est l’heure d’en finir. / Debout ! La honte est lourde et pesantes les chaînes, / Debout ! Il est beau de mourir. »

Face aux Communards (ou Fédérés), les Versaillais se préparent. L’État dispose de 63 500 hommes, plus les 130 000 prisonniers libérés par le chancelier Bismarck – contre tout mouvement populaire à tendance révolutionnaire. Le 30 mars, Paris est pour la seconde fois ville assiégée, bombardée.

« Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’ait droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part, moi ! Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi ! »2375

Louise MICHEL (1830-1905). Histoire de ma vie (2000), Louise Michel, Xavière Gauthier

La Vierge rouge s’est battue sur les barricades, fusil sur l’épaule. Durant la Semaine sanglante,  Paris est reconquis, rue par rue, et incendié. La dernière barricade des Fédérés tombe le 28 mai 1871. Toute résistance a cessé.

« On ne peut pas tuer l’idée à coups de canon ni lui mettre les poucettes [menottes]. »2381

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

Condamnée, déportée en Nouvelle-Calédonie, amnistiée en 1880, elle reviendra en France, pour se battre encore et toujours du côté des « damnés de la terre ».

« Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout », dit Hugo à propos de la Commune. La force des idées est l’une des leçons de l’histoire et la Commune en est une illustration, malgré la confusion des courants qui l’animèrent. Un chant y est né, porteur d’une idée qui fera le tour du monde et en changera le cours : c’est L’Internationale.

« La République, en France, a ceci de particulier que personne n’en veut et que tout le monde y tient. »2388

Comte de GOBINEAU (1816-1882), La Troisième République française et ce qu’elle vaut (1873)

Cet écrivain et diplomate français exprime parfaitement la situation : en 1873, le pays est à l’image de l’Assemblée nationale, en majorité monarchiste (400 royalistes, 250 républicains modérés et radicaux, 80 « centristes », 15 bonapartistes).

Il n’existe pas de grande nation républicaine dans l’Europe de l’époque et la République fait peur : souvenirs de la Révolution de 1789 qui engendra la Terreur, de la Deuxième République avec ses désordres meurtriers en 1848. La Commune insurrectionnelle de Paris en 1871 a encore gauchi l’idée qu’on se fait du républicain.

« Républicains. – Les républicains ne sont pas tous des voleurs, mais les voleurs sont tous républicains. »2389

Gustave FLAUBERT (1821-1880), Dictionnaire des idées reçues (posthume, 1913)

C’est à peine une caricature des préjugés bourgeois, dans les années 1870. Les républicains passent même pour des « buveurs de sang » dans bien des esprits.

Au fil des années, la France devient républicaine et les républicains font de moins en moins peur. Les radicaux, dans l’opposition sous la République d’abord modérée, vont, à la faveur d’élections de plus en plus à gauche, accéder au pouvoir sous la République radicale à partir de 1899 : leur politique sociale sera alors bien timide et la « République des députés » se heurtera aux socialistes, devenus les nouveaux épouvantails pour le bourgeois.

« Michelet appelait la République : « une grande amitié ». Michelet était un poète et les temps sont changés : la République n’est plus qu’une grande camaraderie. »2393

Robert de JOUVENEL (1882-1924), La République des camarades (1913)

Journaliste de renom, frère du diplomate Henry de Jouvenel (second mari de Colette) et oncle du politologue Bertrand de Jouvenel, ce militant pour la gauche républicaine et démocratique n’est pas « antiparlementaire ». Le titre de son essai définit simplement l’influence de la camaraderie sur la vie publique de la Troisième République. Les mêmes hommes se retrouvent, dans des ministères qui se succèdent et se ressemblent, la politique devient à la fois un métier et un jeu : les acteurs seront souvent médiocres et le spectacle de la « politique politicienne » lassera le pays.

« Qu’on soit modéré, radical ou révolutionnaire, on est avant tout député. »2394

Robert de JOUVENEL (1882-1924), La République des camarades (1913)

La Troisième République voit naître la « profession parlementaire » : le relèvement massif de l’indemnité des députés en 1906 est révélateur d’un milieu de politiciens professionnels qui accaparent l’État à la faveur du « Bloc » radical. Le mécanisme des unions, ralliements et autres regroupements à des fins purement électorales, laisse une impression de grande confusion. « La lacune la plus notable du régime était l’absence de grands partis politiques, sans lesquels un régime parlementaire est voué aux incertitudes, aux allures cahotantes et erratiques » (Georges Duby, Histoire de la France).

« C’est à la violence que le socialisme doit les hautes valeurs morales par lesquelles il apporte le salut au monde moderne. »2046

Georges SOREL (1847-1922), Réflexions sur la violence (1908)

Penseur socialiste influencé par Marx et Proudhon (deux socialistes pourtant ennemis), mais aussi Nietzsche et Bergson, Sorel oppose au libéralisme et au réformisme démocratique (à la Jaurès) un anarcho-syndicalisme qui mythifie la violence, notamment la grève générale. Il inspire à la CGT de l’époque son slogan : « la grève générale révolutionnaire et violente pour la révolution sociale intégrale ». Ce syndicalisme anarchique et outrancier coupe la CGT du pays et n’aide en rien à la solution des conflits sociaux. Proudhon l’avait prédit !

« L’Épargne, cette divinité du jour, prêchée dans toutes les chaires, l’Épargne est une peste. »2467

Auguste BLANQUI (1805-1881), Critique sociale (1881)

Révolutionnaire théoricien et militant, élu député socialiste le 30 avril 1879, siégeant à l’extrême gauche de la Chambre,  il se retrouve en prison à Clairvaux, à 75 ans (prisonnier plus de la moitié de sa vie !).  Il écrit aussi : « Le capital est du travail volé. » Mais la stabilité du franc jusqu’en 1914 favorise l’épargne et encourage l’esprit rentier du Français.

Le régime ne s’est guère préoccupé des questions sociales et de la condition ouvrière, malgré le socialisme montant.

À défaut d’un programme social digne de ce nom, quelques lois verront le jour : uniformisation de la journée de travail, 11 heures, puis 10 heures (loi Millerand du 30 mars 1900) ; préparation du Code du travail (1902) ; hygiène dans les ateliers (11 juillet 1903) ; repos hebdomadaire (3 juillet 1906) ; retraites ouvrières et paysannes à 60 ans (9 avril 1910).

« La tour Eiffel, témoignage d’imbécillité, de mauvais goût et de niaise arrogance, s’élève exprès pour proclamer cela jusqu’au ciel. C’est le monument-symbole de la France industrialisée ; il a pour mission d’être insolent et bête comme la vie moderne et d’écraser de sa hauteur stupide tout ce qui a été le Paris de nos pères, le Paris de nos souvenirs, les vieilles maisons et les églises, Notre-Dame et l’Arc de Triomphe, la prière et la gloire. »2497

Édouard DRUMONT (1844-1917), La Fin du monde (1889)

Mon vieux Paris (1878), premier livre qui le fait connaître, déborde de nostalgie pour cette capitale où il est né et qui a tant changé, depuis le Second Empire et les travaux d’Haussmann. Écrivain et journaliste, il reste surtout connu comme polémiste d’extrême droite.

« Sa tour ressemble à un tuyau d’usine en construction, à une carcasse qui attend d’être remplie par des pierres de taille ou des briques. On ne peut se figurer que ce grillage infundibuliforme soit achevé, que ce suppositoire solitaire et criblé de trous restera tel. »2498

Joris-Karl HUYSMANS (1848-1907), évoquant Eiffel et sa Tour, Écrits sur l’art - Certains (1894)

Monument inauguré le 6 mai 1889, pour la nouvelle Exposition universelle et le centenaire de la Révolution de 1789. Trois cents personnalités ont écrit pour protester contre la construction de la tour Eiffel, plus attaquée en son temps que le Centre Beaubourg de Renzo Piano et Richard Rogers, ou l’Opéra Bastille de Carlos Ott, un siècle plus tard.

Des savants prédisent sa chute, mais c’est le triomphe des ingénieurs sur les architectes, le défi réussi de l’acier utilisé à l’extrême de ses possibilités - comme la pierre dans les cathédrales, le verre et le béton dans l’Arche de la Défense.

« Radicalisme. – D’autant plus dangereux qu’il est latent. La république nous mène au radicalisme. »2532

Gustave FLAUBERT (1821-1880), Dictionnaire des idées reçues (posthume, 1913)

Le mot de Flaubert est à la fois vrai et faux. La République a bien mené au radicalisme, mais parvenu au pouvoir, il n’a plus le même sens et ne fait plus peur à la majorité des Français, même si la minorité conservatrice l’a toujours en horreur. Le mouvement radical, si important dans l’histoire de la Troisième République, est aussi le premier parti politique né sous le nom de Parti républicain et radical-socialiste, les 21, 22 et 23 juin 1901. Mais il manque à ce point de cohérence que ses membres ne forment pas de vrai groupe parlementaire à la Chambre avant 1911.

« Le socialiste par raison peut avoir tous les défauts du riche ; le socialiste par sentiment doit avoir toutes les vertus du pauvre. »2538

Jules RENARD (1864-1910), Journal, 9 janvier 1905

Le socialisme est le mouvement qui monte. Son problème ? Une extrême division entre courants, jusqu’en 1905. Son dilemme ? Celui de la participation aux gouvernements dits bourgeois.

Jules Guesde, révolutionnaire marxiste, est contre, Jean Jaurès, socialiste humaniste et pacifiste, est pour. Mais Jaurès s’est incliné devant la majorité guesdiste. Au congrès de Paris, 23 avril 1905, il se rallie au nouveau parti socialiste, la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière). Il met à son service L’Humanité, quotidien fondé pour défendre ses idées en journaliste ardent. De grandes signatures s’y côtoient : Jules Renard, Anatole France, Octave Mirbeau, Aristide Briand. Jaurès continue de se battre en député d’opposition : des hommes comme lui vont manquer à cette République radicale, dans les ministères où se succèdent des politiciens souvent médiocres ou discrédités.

« Le peuple est bête, pue et crache partout. »2553

Jules RENARD (1864-1910), Journal, 27 mars 1908

On est loin de l’empathie d’Hugo (dans les Misérables) ou de Zola dans toute son œuvre. Cruel observateur de la société, Jules Renard n’épargne personne, pas plus le monde littéraire dont il fait partie en marginal, que celui des ouvriers et de la misère, qu’il critique en connaissance de cause. Il a vécu pauvrement et surtout malheureux, dans la peau de Poil de carotte, roman autobiographique d’un enfant martyr à force d’être mal aimé, qui lui apporta finalement le succès et l’argent.

« L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude. »2540

Charles PÉGUY (1873-1914), Cahiers de la Quinzaine, 5 novembre 1905

Rejeté de tous les groupes constitués, parce que patriote et dreyfusard, socialiste et chrétien, suspect à l’Église comme au parti socialiste, isolé par son intransigeance et ignoré jusqu’à sa mort du grand public, Péguy est l’un des rares intellectuels de l’époque échappant aux étiquettes. Voyant d’abord pour seul « remède au mal universel l’établissement de la République socialiste universelle », il crée ses Cahiers de la Quinzaine pour y traiter tous les problèmes du temps, y publier ses œuvres et celles d’amis (Romain Rolland, Julien Benda, André Suarès).

« La mystique républicaine, c’est quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. »2256

Charles PÉGUY (1873-1914), Notre jeunesse (1910)

Et « l’essentiel est que […] la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance ». C’est dire si Péguy, l’humaniste engagé jusqu’à sa mort (aux premiers jours de la prochaine guerre), doit souffrir de la politique politicienne née sous la Troisième République. De plus en plus isolé, il témoigne contre le matérialisme du monde moderne, la tyrannie des intellectuels de tout parti, les manœuvres des politiques, la morale figée des bien-pensants.

« L’erreur des démocrates est de croire que leur vérité en soit une pour tout le monde, et force l’adhésion. »2566

André SUARÈS (1868-1948), Trois hommes, Moi et Démocratie (1913)

La tension internationale s’aggrave en Europe. L’Allemagne de l’empereur Guillaume II (comme jadis celle de Bismarck) est persuadée que le régime démocratique condamne la France à la faiblesse en cas de guerre, alors que l’allié anglais est plutôt porté à la neutralité. Mais un siècle après, le propos est toujours à méditer, comme la plupart de ces citations !

« À l’issue d’une longue guerre nationale, la victoire bouleverse comme la défaite. »2617

Léon BLUM (1872-1950), A l’échelle humaine (1945)

(Texte écrit en 1941 par le leader socialiste en internement administratif).

1914-1918. La Première Guerre mondiale fit 8,5 millions de morts militaires (dont 1,3 million de Français) et 20,5 millions de blessés. L’humiliation de 1871 est vengée, le pays est vainqueur, de nouveau entier, mais exsangue, dévasté, divisé, moralement bouleversé après l’épreuve. Cette guerre a coûté vraiment très cher en hommes, en argent : la France ne s’en remettra pas vraiment, avant la prochaine guerre.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »2618

Paul VALÉRY (1871-1945), La Crise de l’esprit (1919)

Valéry, l’un des esprits les plus lucides de l’époque, dès la paix revenue, lance ce cri d’alarme qui trouve un grand écho. « Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences […] Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues […] Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. »

« L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique, ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? »2619

Paul VALÉRY (1871-1945), La Crise de l’esprit (1919)

Voilà posé le destin de l’Europe, dans cette phrase célèbre, sitôt qu’écrite. Devant les ruines matérielles et morales de l’après-guerre, une question capitale se pose : « L’Europe va-t-elle garder sa prééminence ? ».

Cette conscience européenne aiguë replace le destin de la France dans un contexte plus large. Pour des raisons politiques et idéologiques, aussi bien qu’économiques et commerciales, il est, il sera, de moins en moins permis de raisonner en termes d’« histoire de France ». Cela vaut naturellement en 2020, de même que la réflexion d’André Siegfried.

« Il y a manifestement une crise de l’Europe : après une longue période de prédominance, qui semblait aux contemporains devoir durer toujours, le Vieux Monde voit, pour la première fois, son hégémonie contestée. Mais ce qui risque d’être mis en cause de ce fait, c’est, avec la destinée d’un continent, celle de toute une forme de civilisation. Sous son aspect le plus grave, la crise est là. »2620

André SIEGFRIED (1875-1959), La Crise de l’Europe (1935)

Économiste et sociologue, professeur au Collège de France, il répond, quinze ans après, à l’interrogation de Valéry devenue plus cruciale, d’autres dangers menaçant l’Europe et même le monde, en marche vers une autre guerre.

« Sans doute faut-il incriminer d’abord les institutions qui, d’avance, détruisent les chefs. Nul régime n’aura, autant que le nôtre, usé d’individus plus rapidement. »2624

François MAURIAC (1885-1970), Mémoires politiques (1967)

L’écrivain engagé a écrit ces mots en juillet 1933 : valse des gouvernements, crédibilité du régime entamée dans l’opinion, d’où ce procès du radicalisme et, de façon plus générale, de la politique sous cette République frappée d’impuissance. Selon André Tardieu, on a « substitué la souveraineté parlementaire à la souveraineté populaire ». Le journal Ordre nouveau se déchaîne en février 1934 (époque de l’affaire Stavisky) : « Il n’y a plus de politique ; il n’y a plus que des politiciens, six cents bavards soit inconscients, soit trop malins, toujours impuissants. Élire un député signifie trop souvent aujourd’hui donner l’impunité parlementaire à un escroc, un receleur, un dangereux imbécile. » On reconnaît le « tous pourris » devenu plus tard slogan délétère et plus ou moins populiste. Sans parler de la théorie du complotisme amplifiée de nos jours par les réseaux sociaux. Vertigineuse actualité de l’Histoire !

« Les poisons sont quelquefois des remèdes, mais certains poisons ne sont pourtant que des poisons. »2625

Léon BLUM (1872-1950), À l’échelle humaine (1945)

Le socialiste parle des doctrines nazie (Allemagne) et fascistes (Italie et Espagne) qui sont autant de « barbaries totalitaires ». C’est l’un des grands maux européens de l’entre-deux-guerres, dont se fait l’écho La Montée des périls – titre d’un des 27 tomes des Hommes de bonne volonté, publiés par Jules Romains de 1932 à 1947.

« Il n’est pas une idée née d’un esprit humain qui n’ait fait couler du sang sur la terre. »2627

Charles MAURRAS (1868-1952), La Dentelle du rempart (1937)

Une des leçons de l’histoire, de France, d’ailleurs et de toujours, qui prend une vérité plus dramatique au cœur du XXe siècle où la guerre des idéologies l’emporte sur la guerre des patries. Les statistiques ne comptent plus par milliers, mais par millions les victimes des « ismes » : hitlérisme, fascisme, stalinisme, communisme.

« Si l’État est fort, il nous écrase. S’il est faible, nous périssons. »2630

Paul VALÉRY (1871-1945), Regards sur le monde actuel, « Fluctuations sur la liberté » (1938)

Observateur toujours lucide des problèmes qui se font drames de ce temps, Valéry se refuse à tout engagement politique personnel, mais tire (dans cet ensemble de textes rédigés à partir de 1930) une des leçons de l’histoire. Le dilemme est d’autant plus terrible que la faiblesse des démocraties fait la force des dictatures.

« Il y eut quelque chose d’effréné, une fièvre de dépense, de jouissance et d’entreprise, une intolérance de toute règle, un besoin de nouveauté allant jusqu’à l’aberration, un besoin de liberté allant jusqu’à la dépravation. »2631

Léon BLUM (1872-1950), À l’échelle humaine (1945)

Socialiste témoin de son temps, il évoque le bouleversement moral qui suit la Première Guerre mondiale durant dix ans. Le jazz entre en scène. Le tango chavire les corps. Le charleston fait rage. Les dancings font fortune. Les artistes se doivent d’être anarchistes, dadaïstes, bientôt surréalistes. Les femmes ont l’air de garçons. « C’est bien parce que c’est mal ; c’est mal parce que c’est bien. » C’est le début des « Années folles ».

« De toutes les « inventions » surréalistes, la tentation du communisme est bien sûr la plus démoniaque. »2647

Roger VAILLAND (1907-1965), Le Surréalisme contre la révolution (1948)

Le Manifeste du surréalisme d’André Breton (1924) lance le mouvement. De nombreux artistes sont séduits par le communisme, plus nombreux encore à partir de 1930, quand paraît le Second Manifeste du surréalisme. La revue du mouvement, Révolution surréaliste, devient Le Surréalisme au service de la Révolution. Mais Roger Vailland, littérairement proche du surréalisme par sa révolte, est toujours politiquement hostile au communisme.

« L’esprit donne l’idée d’une nation ; mais ce qui fait sa force sentimentale, c’est la communauté de rêves. »2656

André MALRAUX (1901-1976), La Tentation de l’Occident (1926)

Malraux, 25 ans, a déjà flirté avec l’Action française et le surréalisme, fait la contrebande de statues khmères en Indochine, croisé les révolutionnaires communistes en Chine. Il confronte ici deux cultures, Extrême-Orient face à Occident, et va participer à l’histoire en train de se faire.

C’est la dernière grande génération d’écrivains français qui fait rimer aventure et littérature : Malraux et Montherlant, Camus et Saint-Exupéry, Sartre et Aragon, d’autres noms encore, chacun suivant un itinéraire personnel.

« Être patriote, et être Français, en 1932, c’est vivre crucifié. La France est en pleine décomposition. »2659

Henry de MONTHERLANT (1895-1972), Carnets, 1930-1944 (1957)

Fervent lecteur de Barrès, patriote, sans être pour autant nationaliste, adversaire déclaré de l’Allemagne nazie, mais soupçonné ensuite de collaboration, Montherlant est moins politiquement engagé que la plupart de ses confrères. Il se veut surtout lucide, dans son pessimisme hautain.
La France est malade de la crise économique mondiale qui l’atteint avec retard. La bataille politique perturbe un régime parlementaire dont l’instabilité ministérielle est chronique. L’affaire Oustric (banquier spéculateur) a provoqué un scandale financier qui implique diverses personnalités politiques, dont le ministre de la Justice, Raoul Péret. Les accords de Lausanne (juillet 1932) entérinent le renoncement de la France aux réparations allemandes. Et le nouveau président de la République, Paul Doumer, est victime d’un attentat commis par un émigré russe, le 6 mai 1932.

« Comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État. »2662

Charles de GAULLE (1890-1970), à propos d’Albert Lebrun, Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

Voici notre dernier grand mémorialiste, par ailleurs acteur majeur de l’histoire à venir. On reconnaît tout de suite le sens de la formule et la justesse du jugement.

Albert Lebrun est élu président de la République en 1932, après l’assassinat du président Paul Doumer et au terme d’un parcours politique typique de cette Troisième République. Personnage insignifiant face à la tragédie de la guerre qui commence en 1939 sous son second septennat, il fut déjà dépassé par les événements du premier : retombées de la crise économique de 1929, montée du fascisme et du nazisme en Europe, nouveaux scandales financiers (dont l’affaire Stavisky), agitation politique et sociale à épisodes. Homme de centre-droit, il devra coexister avec le Front populaire de Léon Blum, signant, « la mort dans l’âme », dit-il, les grands textes de cette majorité politique.

« Si le 6 [février 1934] fut un mauvais complot, ce fut une instinctive et magnifique révolte, ce fut une nuit de sacrifice, qui reste dans notre souvenir avec son odeur, son vent froid, ses pâles figures courantes, ses groupes humains au bord des trottoirs, son espérance invincible d’une révolution nationale. »2664

Robert BRASILLACH (1909-1945), Notre avant-guerre (1941)

Jeune intellectuel séduit par le fascisme et la pensée de Maurras, il regrette « la révolution manquée du 6 février ». Le 6 février 1934 est quand même une menace contre les institutions républicaines. Le 9 février, des contre-manifestations communistes feront 11 morts et 300 blessés. Un front commun antifasciste se crée entre communistes et socialistes. Le Front populaire en naîtra bientôt.

« On a ri longtemps de ce mélodrame où l’auteur faisait dire à des soldats de Bouvines : « Nous autres, chevaliers de la guerre de Cent Ans ». C’est fort bien fait, mais il faut donc rire de nous-mêmes : nos jeunes gens s’intitulaient « génération de l’entre-deux-guerres » quatre ans avant l’accord de Munich. »2668

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)

Il faut citer ce « maître à penser » d’une ou deux générations, même si sa voix ne porte plus comme celle de son frère ennemi, Albert Camus, l’homme révolté, autre version de l’intellectuel engagé.

Munich, ce sera en octobre 1938. Quatre ans plus tôt, l’Europe assiste à la montée au pouvoir d’Adolf Hitler. Autrichien naturalisé allemand, porté au pouvoir par la crise économique des années 1930, qui jette les millions d’ouvriers chômeurs et de petits rentiers ruinés vers les partis extrêmes, manipulant l’armée et les puissances financières, devenant chancelier du Reich le 30 janvier 1933, puis Führer, maître absolu, dictateur en 1934. Plébiscité, promettant à son pays de le libérer du « Diktat » de Versailles, mais lui annonçant déjà de gros sacrifices en échange : « Des canons plutôt que du beurre. »

« Le temps du monde fini commence. »2693

Paul VALÉRY (1871-1945), inscription au fronton du Palais de Chaillot en 1937. Regards sur le monde actuel (1931), Paul Valéry

Nommé en 1937 professeur au Collège de France – un honneur entre tant d’autres – ce « poète d’État » est chargé la même année des inscriptions qui ornent le Palais de Chaillot ouvert pour l’Exposition internationale « Arts et Techniques dans la vie moderne », renfermant, outre un théâtre, trois musées (des Monuments français, de la Marine et de l’Homme).

Cette réflexion sur le destin de notre civilisation et le devenir de la science va figurer en bonne place sur le fronton. C’est l’une des plus citées de Valéry : mise en abyme intellectuelle, éternellement d’actualité.

« [La bourgeoisie] ne voulait de la guerre en aucun cas, et elle n’avait pas peur de Hitler, parce que toute sa capacité de peur était accaparée par le Front populaire, et surtout par le communisme. »2696

Léon BLUM (1872-1950), À l’échelle humaine (1945)

Cette analyse qui date de 1941 donne une autre explication du pacifisme.

La bourgeoisie accable le gouvernement de Front populaire, critiqué sur sa gauche par les communistes quand des difficultés financières et des troubles sociaux obligent à faire pause dans les réformes. Blum abandonne le gouvernement en juin 1937. Chautemps essaie de poursuivre l’expérience, un second cabinet Blum, éphémère (mars-avril 1938), est remplacé par le ministère Daladier, radical-socialiste. La fin du Front populaire est officielle le 30 octobre 1938, quand le chef du gouvernement rompt avec les communistes. Mais le communisme triomphant à Moscou continue de faire peur.

« Je sais bien que nous nous réveillerons de cette joie et qu’au-delà de ce grand mur de Versailles abattu par le poing allemand, une route inconnue s’ouvre pour nous, pleine d’embûches. »2699

François MAURIAC (1885-1970), Le Temps présent. François Mauriac (1990), Jean Lacouture

Lucidité au lendemain de Munich d’un romancier célèbre, intellectuel engagé qui a déjà témoigné contre les cruautés de la guerre civile espagnole aux côtés de l’autre grand romancier chrétien, Bernanos.

Léon Blum dénonce le « lâche soulagement ». Daladier lui-même, en signant, savait la guerre inéluctable et se résignait au pire, tout en le différant.

« La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s’identifier avec le naufrage de la France. »2708

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, 1940-1942 (1954)

1939-1945. La France vit l’une des pages les plus dramatiques de son histoire : guerre et défaite, occupation de son territoire, pillage de ses ressources, destructions, hécatombes.

En 1940, le recours au maréchal Philippe Pétain, héros de la Première Guerre mondiale, vieillard de 84 ans, va se révéler le pire des pièges et le pays se divise dans une autre guerre fratricide. C’est aussi la chance du général de Gaulle, lui-même âgé de 50 ans, qui va entrer dans l’Histoire de France.

« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. »2710

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, 1940-1942 (1954)

Premiers mots des Mémoires rédigés entre l’échec du RPF (1953) et le retour au pouvoir (mai 1958), parus de 1954 à 1959. L’Appel (1940-1942), L’Unité (1942-1944), Le Salut (1944-1946) : six années d’histoire de France et du monde en trois tomes – suite de récits, portraits, méditations et formules – signés d’un personnage historique qui est aussi un écrivain parmi les grands du siècle. Son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade (Gallimard, 2002) en fait foi.

Le début est devenu page d’anthologie : « Le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. »

« Pour soulever le fardeau, quel levier est l’adhésion du peuple ! Cette massive confiance, cette élémentaire amitié, qui me prodiguent leurs témoignages, voilà de quoi m’affermir. »2712

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome II, L’Unité, 1942-1944 (1956)

De Gaulle, d’abord seul, rassemble autour de sa personne et de l’idée-force de Résistance une « armée des ombres » et des troupes de militaires qui grossiront. La France, pétainiste dans son immense majorité en 1940, se retrouve gaulliste dans les mêmes proportions, en 1945. Divisions, oppositions, contestations au nouveau chef de la France se manifesteront après le « salut ».

« La guerre, ce n’est pas l’acceptation du risque. Ce n’est pas l’acceptation du combat. C’est, à certaines heures, pour le combattant, l’acceptation pure et simple de la mort. »2715

Antoine de SAINT-EXUPÉRY (1900-1944), Pilote de guerre (1942)

Livre témoignage d’un homme et d’un esprit libres, pourtant capable d’un engagement total et passionné.

Pilote de ligne qui traça l’un des premiers la liaison France-Amérique, pilote d’essai et de raid, alors que le succès littéraire lui vint au début des années 1930 – Courrier du Sud, Vol de nuit –, journaliste partant pour de grands reportages, combattant en 1939-1940, Saint-Ex rejoint en 1943 les Forces françaises libres et meurt en 1944, pilote volontaire pour une mission de guerre. L’humanisme, le lyrisme, la façon simple et courageuse de faire ce métier d’aventurier et cette fin à 42 ans feront de « Saint-Ex » un héros et un écrivain toujours aimés, notamment de la jeunesse.

« Faire la guerre au loin est assurément une épreuve très pénible, mais […] la supporter sur le territoire national, et cela trois fois en un siècle, face au plus savamment cruel des ennemis, c’est beaucoup plus qu’il n’en faut pour surmener un peuple édifié tour à tour dans le malheur et la gloire. »2716

Georges DUHAMEL (1884-1966), La Pesée des âmes (1949)

Comme Saint-Ex, Duhamel, témoin lucide de son temps, tire d’un métier qui lui fait côtoyer la mort l’essentiel de son inspiration littéraire et de son humanisme.

Biologiste et médecin, engagé à titre de chirurgien militaire dans « cette aventure absurde et monstrueuse » de la Grande Guerre, il a vu venir la suivante. Elle fait d’énormes dégâts matériels en France : ports, ponts, voies ferrées, usines et maisons détruites. La terre même a souffert, bouleversée par les bombardements, truffée de mines. Les pertes humaines sont estimées à 600 000 : 200 000 soldats, 400 000 civils (dont la moitié morts en déportation, dans les camps).

« Battus, brûlés, aveuglés, rompus, la plupart des résistants n’ont pas parlé ; ils ont brisé le cercle du Mal et réaffirmé l’humain, pour eux, pour nous, pour leurs tortionnaires mêmes. »2718

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)

Prisonnier, libéré grâce à un subterfuge, Sartre l’éternel engagé participe à la constitution d’un réseau de résistance. Activité clandestine à haut risque : en France, 30 000 résistants fusillés, plus de 110 000 déportés, dont la plupart morts dans les camps, ou à leur retour. Jean Moulin en est à la fois le chef (président du Conseil national de la Résistance), le héros, le martyr, le symbole.

« La vraie barbarie, c’est Dachau ; la vraie civilisation, c’est d’abord la part de l’homme que les camps ont voulu détruire. »2719

André MALRAUX (1901-1976), Antimémoires (1967)

Plus philosophe que mémorialiste, fasciné par la Vie et la Mort, l’art et le divin, la transcendance et le destin, mêlant l’humour et le tragique, mythomane avéré, fier et conscient de ses fabulations, l’auteur se sert de ses expériences et aventures, voyages, guerres, rencontres avec des civilisations extrême-orientales et des personnages hors du commun (Mao, Nehru, de Gaulle) pour interroger l’univers et chercher la clé de mystères auxquels il est plus sensible que le lecteur moyen. Son dialogue « au sommet » avec de Gaulle s’explique mieux : rencontre de deux êtres exceptionnels qui se reconnaissent et s’apprécient en tant que tels.

Le camp de concentration est une réalité littéralement sidérante : nombre des prisonniers qui en sont revenus se sont tus. Institution type des régimes totalitaires, c’est l’un des instruments de la terreur instaurée par le nazisme : on y enfermait les juifs, les gitans et les homosexuels, les résistants, tous les opposants. Dachau, près de Munich, est l’un des premiers camps ouverts, en 1933. Au total, 203 camps, entre 6 et 9 millions de morts (selon les sources), juifs en majorité.

« Il faut se méfier des ingénieurs, ça commence par la machine à coudre, ça finit par la bombe atomique. »2723

Marcel PAGNOL (1895-1974), Critique des critiques (1947)

Le Japon, écrasé par les bombardements, résiste encore, trois mois après la capitulation allemande : la caste militaire refuse une telle issue et l’amiral Onishi, inventeur des « kamikazes », envisage froidement la mort de 20 millions de Japonais. Harry Truman, président des États-Unis, décide le 6 août 1945 de lancer la première bombe atomique. Hiroshima : près de 100 000 morts des suites de l’explosion. Le 9 août, à Nagasaki, deuxième bombe atomique. Hiro-Hito l’empereur impose alors au pays sa volonté : le Japon capitule.

Sans ce recours à l’arme atomique, les plans les plus optimistes prévoyaient un débarquement qui aurait coûté dix-huit mois de préparation et un million de morts. La coopération des savants américains, anglais, canadiens, français, italiens et danois, permit également de devancer les « ingénieurs » allemands, près de trouver l’arme absolue.

« On ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l’avoir voulu. »2726

Charles de GAULLE (1890-1970), Le Fil de l’épée (1932)

La volonté et la croyance en son étoile sont venues très tôt au militaire qui n’était pas encore bien haut dans la hiérarchie militaire ni bien important dans les affaires de son pays. Il se fait d’abord connaître par cet écrit d’histoire politique, où il évoque déjà « le Caractère, vertu des temps difficiles ».

« La gloire se donne seulement à ceux qui l’ont toujours rêvée. »2727

Charles de GAULLE (1890-1970), Vers l’armée de métier (1934)

Il se dévoile à nouveau et l’on croirait entendre Napoléon. Comme lui, il se fait remarquer par ses idées de stratégie militaire. Il prédit l’importance d’une armée motorisée et blindée dans un prochain conflit, thèse à l’encontre des idées reçues chez les militaires français de l’entre-deux-guerres : la défaite éclair de l’armée française en 1940 lui donnera raison.

« La grandeur est un chemin vers quelque chose qu’on ne connaît pas. »2728

Charles de GAULLE (1890-1970). Les Chênes qu’on abat (1979), André Malraux

Propos recueillis par son plus fidèle historiographe, dans cet essai au titre gaullien. On retrouve, plus ou moins explicites, l’idée de destin et celle de grandeur chez de Gaulle comme chez Malraux. Leur dialogue « au sommet », que seule la mort interrompra, est l’une des rencontres du siècle, saluée par François Mauriac : « Ce qu’ils ont en commun, c’est ce qu’il faut de folie à l’accomplissement d’un grand destin, et ce qu’il y faut en même temps de soumission au réel. »

« On ne fait rien de sérieux si on se soumet aux chimères, mais que faire de grand sans elles ? »2729

Charles de GAULLE (1890-1970). Les Chênes qu’on abat (1979), André Malraux

Malraux a parfait le personnage de De Gaulle aussi soigneusement que le sien  - « son côté Chateaubriand » décelé par  Mauriac en Malraux. De Gaulle lui ressemblait, cultivant son personnage et soucieux de laisser à l’histoire ses Mémoires.

« Toujours le chef est seul en face du mauvais destin. »2730

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, 1940-1942 (1954)

C’est la solitude subie, imposée - et une fois encore, le sens du destin. Le 17 juin 1940, à la veille du fameux Appel, de Gaulle est l’homme seul de l’Histoire, et l’exprime dans ses Mémoires.

« Délibérer est le fait de plusieurs. Agir est le fait d’un seul. »2731

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome II, L’Unité, 1942-1944 (1956)

Solitude voulue par l’homme qui a conscience d’être le chef et veut en assumer les responsabilités. C’est une constante, au fil de l’action. Pendant la guerre, de Gaulle veut décider au nom de la France libre, diriger seul et coordonner l’action des diverses résistances intérieures, être le seul chef du Comité français de libération nationale (et il écarte le général Giraud préféré par les Américains), s’imposer comme chef politique incontesté après la libération de Paris, à la tête du gouvernement provisoire de la République française.

« Les choses capitales qui ont été dites à l’humanité ont toujours été des choses simples. »2732

Charles de GAULLE (1890-1970). Les Chênes qu’on abat (1979), André Malraux

Grand « communicateur » qui saura utiliser la radio, et plus tard la télévision, de Gaulle respecte cette règle de fond et de forme trop souvent oubliée, qui fait de lui une véritable « mine de citations ». Rien, sans doute, n’est plus difficile que de faire simple. Les professionnels de « la com » devraient s’en souvenir.

« Je survole donc des routes noires de l’interminable sirop qui n’en finit plus de couler. On évacue, dit-on, les populations. Ce n’est déjà plus vrai. Elles s’évacuent d’elles-mêmes. Il est une contagion démente dans cet exode. Car où vont-ils, ces vagabonds ? Ils se mettent en marche vers le sud, comme s’il était là-bas des logements et des aliments […] L’ennemi progresse plus vite que l’exode. »2743

Antoine de SAINT-EXUPÉRY (1900-1944), Pilote de guerre (1942)

Ils seront près de 12 millions, réfugiés de tous âges, toutes conditions, fuyant l’invasion venue du nord, mais qui les rattrape, qui est maintenant partout. Ces flots, ces fleuves humains gênent les dernières résistances et paralysent les voies de communication – le commandement allemand, en semant la panique, a encouragé l’exode.

« Oui, papa, nous voilà : vingt mille types qui voulaient être des héros et qui se sont rendus sans combattre en rase campagne. »2744

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), La Mort dans l’âme (1940)

Il y a eu des combats et il reste des poches de résistance, mais l’ampleur et la rapidité de la débâcle française surprirent tout le monde, même l’armée allemande.

« Je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage. »2749

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, 1940-1942 (1954)

Tel est son état d’esprit, juste avant l’Appel. Sous-secrétaire d’État à la Défense, il part le 16 juin demander à Londres des moyens de transport pour continuer la lutte en Afrique du Nord (française). À son retour, Pétain a remplacé Reynaud à la tête du gouvernement, et va demander l’armistice. De Gaulle reprend l’avion pour Londres, sa famille s’embarque à Brest sur un cargo, pour le suivre. Simple général de brigade, il a décidé de rompre avec la discipline militaire.

« La guerre commence infiniment mal. Il faut donc qu’elle continue. »2751

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, 1940-1942 (1954)

Idée fixe, idée folle, idée simple : la France ne peut pas être la vaincue de l’Histoire. Le caractère, « vertu des temps difficiles », et la rencontre de ces temps particulièrement difficiles vont permettre à cet homme de 50 ans, inconnu du pays, de se révéler en quelques jours, d’avoir raison seul contre tout et tous, et d’associer pendant quatre ans de lutte son destin à celui du pays.

« La Résistance fut une démocratie véritable : pour le soldat comme pour le chef, même danger, même responsabilité, même absolue liberté dans la discipline. »2784

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations III (1949)

La Résistance, fait européen, évolue de la même façon dans tous les pays. À côté de la Résistance extérieure et bientôt avec elle, la Résistance intérieure s’organise en France. On écoute la BBC, on se passe des informations, on fait passer des renseignements, des réseaux se créent, une presse clandestine (plus de 1 100 journaux recensés, dont certains tirent à plusieurs centaines de mille !), on imprime aussi des tracts pour dénoncer les mensonges de la propagande. On aide les prisonniers évadés des camps établis en France et des filières d’évasion se forment. On aidera tous les suspects, notamment les juifs. On arrive vite à l’action directe, la plus dangereuse : sabotages, attentats, guerre de maquisards, armée des ombres. Près de 100 000 morts au total, dans les rangs des Résistants dont le compte est forcément imprécis.

« Certes, nous sommes déjà vaincus. Tout est en suspens. Tout s’écroule. Mais je continue d’éprouver la tranquillité d’un vainqueur. »2792

Antoine de SAINT-EXUPÉRY (1900-1944), Pilote de guerre (1942)

Parfaite expression du tournant pris par la guerre en novembre 1942. L’Occupation se durcit et s’étend à la zone sud, le régime se rapproche du modèle nazi par ses lois d’exception et ses mesures policières, sous le gouvernement Laval. Mais à terme, on peut prévoir que la formidable puissance des États-Unis va faire basculer le rapport des forces, cependant qu’Hitler s’épuisera sur le front russe… Et déjà la Résistance s’organise en France, et le débarquement des Alliés en Afrique du Nord se fait le 8 novembre. Dans une certaine confusion.

« Les plaies, la neige, la faim, les poux, la soif ; puis la soif, la faim, les poux, la neige, les maladies et les plaies […] l’hallucination qui fait prendre la schlague meurtrière des kapos pour un bâton de chocolat, le petit morceau de bois indéfiniment sucé, le corps qui n’est plus que faim […], la faim a été la compagne quotidienne des déportés jusqu’à la limite de la mort. »2795

André MALRAUX (1901-1976), Antimémoires (1967)

Risque extrême du « métier » de résistant. On estime à 100 000 le nombre de déportés civils pour raisons politiques, parmi les Français. Mais certains qui étaient pris mouraient avant.

« Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine, sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous. »2796

Laure MOULIN (1892-1974), sœur et collaboratrice de Jean Moulin, témoignage. Antimémoires : Le Miroir des limbes, volume I (1976), André Malraux

Le personnage de Jean Moulin, son engagement absolu et son aventure extrême ne pouvaient que fasciner Malraux - qui présidera à sa panthéonisation dans un discours inoubliable.

Parachuté en France au début de l’année 1942, Jean Moulin va unifier les réseaux de la zone sud et obtient le ralliement des communistes, particulièrement précieux par leur discipline et leur expérience de la clandestinité. Il crée à Paris, le 27 mai 1943, le Conseil national de la Résistance (CNR), mais il est livré aux Allemands le 21 juin à Caluire (Rhône), emprisonné au fort de Montluc (à Lyon) et meurt quelques jours après des suites de tortures, dans le train qui l’emmène en Allemagne.

« Un seul combat, pour une seule patrie ! »2808

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome II, L’Unité, 1942-1944 (1956)

Un seul chef aussi : le 3 juin 1944, le général de Gaulle devient président du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). C’est le terme d’une longue bataille de quatre ans pour l’unité du pouvoir, et bientôt la fédération des diverses résistances (dont les FTP) en Forces françaises de l’Intérieur (FFI), la création hors métropole d’une armée (qui atteindra 500 000 hommes) pour aider les Alliés à nous aider à nous libérer – armée déjà présente à leurs côtés, au débarquement en Afrique du Nord, en Tunisie, à la libération de la Corse (septembre 1943).

« On meurt pour une cathédrale. Non pour des pierres. On meurt pour un peuple. Non pour une foule. On meurt par amour de l’Homme, s’il est clé de voûte d’une communauté. On meurt pour cela seul dont on peut vivre. »2809

Antoine de SAINT-EXUPÉRY (1900-1944), Terre des hommes (1939)

De retour des États-Unis où il s’est exilé après la défaite, poète et aviateur, il recommence le combat en 1943 et disparaît au cours d’une mission de reconnaissance aérienne où il est volontaire (à 44 ans), le 31 juillet 1944 – le jour même où le front allemand est percé à Avranches.
Le mur de l’Atlantique, système de défense créé par Hitler (mer et plages minées, murailles de béton antichars, blockhaus, barbelés), ne résiste plus que par « poches » (certaines villes tiendront jusqu’en 1945). Les Alliés progressent vers la Seine, lentement, sûrement, aidés par l’action héroïque des résistants du maquis.

« Je sais mal ce qu’est la liberté, mais je sais bien ce qu’est la libération. »2810

André MALRAUX (1901-1976), Antimémoires (1967)

Une phrase simple et vraie, dans une œuvre complexe et parfois fantasmée.

La libération de la France (métropolitaine) a commencé par la Normandie. Le général de Gaulle est arrivé le 14 juin à Bayeux, première ville libérée par les Alliés (le 8), pour affirmer sa qualité de chef du gouvernement.

Le mur de l’Atlantique étant percé, les forces alliées progressent vers la Seine. La division Leclerc débarque le 1er août. La libération de Paris apparaît comme l’urgence numéro un aux yeux des Français. Paris occupé s’impatiente.

« Je n’ai pas à proclamer la République. Elle n’a jamais cessé d’exister. »2814

Charles de GAULLE (1890-1970), à Georges Bidault, Hôtel de Ville de Paris, 26 août 1944. Mémoires de guerre, tome II, L’Unité, 1942-1944 (1956), Charles de Gaulle

De Gaulle mémorialiste continue de nous conter l’histoire contemporaine dont il fut, côté français, l’acteur principal et finalement heureux.

Georges Bidault est président du CNR (Conseil national de la Résistance) depuis la mort de Jean Moulin, et de Gaulle est venu à Paris pour y installer le GPRF (Gouvernement provisoire de la République française).

La foule en délire l’a acclamé, la veille : « Devant moi, les Champs-Élysées. Ah ! c’est la mer ! », écrira-t-il dans ses Mémoires, évoquant le plus beau jour de sa vie. Il a dit son émotion, devant Paris : « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! »

Cependant le droit ne perd jamais ses droits, dans l’esprit du général. Il refuse donc de « proclamer la République » : elle ne vient pas de ressusciter, il en a assuré la survie hors métropole, la continuité à Londres, puis à Alger. Une ordonnance du 9 août vient d’affirmer cette permanence de la République, frappant de nullité tous les actes du gouvernement de Vichy. Mais il y a un abîme entre le droit et les faits. D’où les problèmes du GPRF et de son chef, dans les mois à venir.

« Les problèmes innombrables et d’une urgence extrême que comporte la conduite du pays émergeant du fond de l’abîme se posent au pouvoir, à la fois de la manière la plus pressante, et cela dans le temps même où il est aussi malaisé que possible de les résoudre. »2815

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

Au lendemain de la libération de Paris, il y a trois séries d’urgences pour le gouvernement : remise en place de l’État, reconstruction de la France et fin de la guerre. Cependant qu’à certains, tout semble possible. Combat, le journal d’Albert Camus, créé et diffusé clandestinement, prend pour devise à la libération : « De la Résistance à la Révolution ».

« Dans les lettres, comme en tout, le talent est un titre de responsabilité. »2821

Charles de GAULLE (1890-1970), refusant la grâce de Robert Brasillach. Mémoires de Guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959), Charles de Gaulle

Sur 2 071 recours présentés, de Gaulle en acceptera 1 303. Condamné à mort pour intelligence avec les Allemands, Brasillach est fusillé le 6 février 1945. Ses convictions hitlériennes ne font aucun doute et son journal (Je suis partout) en témoigne abondamment. Le procès est bâclé, de nombreux confrères tentent de le sauver. Mais le PC voulait la tête de l’homme responsable de la mort de nombreux camarades et de Gaulle ne lui pardonnait pas celle de Georges Mandel, résistant exécuté par la Milice, après les appels au meurtre signés, entre autres, par Brasillach.

« L’histoire est écrite par les vainqueurs. »2826

Robert BRASILLACH (1909-1945), Les Frères ennemis (dialogue écrit à Fresnes fin 1944, posthume)

… Par les vivants plus que par les vainqueurs et Brasillach ne sera pas fusillé pour cause de défaite, mais de trahison.

L’histoire de la Seconde Guerre mondiale, cette page d’histoire de France encore si sensible et même brûlante, fut d’ailleurs réécrite tant de fois que les vaincus ont eu, légitimement, le droit de témoigner aux côtés des vainqueurs.

« La différence entre le massacre des Innocents et nos règlements de compte est une différence d’échelle […] De 1922 à 1947, soixante-dix millions d’Européens, hommes, femmes et enfants, ont été déracinés, déportés et tués. »2827

Albert CAMUS (1913-1960), Actuelles II : Chroniques 1948-1953 (1953)

Engagé dans la Résistance, Camus sera rédacteur en chef de Combat de 1944 à 1946. S’opposant à la fois au communisme et à l’existentialisme de Sartre, il manifeste sa soif de justice et son humanisme, dans Actuelles (trois recueils d’articles de 1939 à 1958), obtenant le prix Nobel de littérature en 1957 pour avoir « mis en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ».

Le quart de siècle évoqué va de la naissance du fascisme en Italie, puis en Allemagne, à l’immédiat après-guerre où l’Europe centrale et orientale subit des changements de frontières, causes de transferts de population, et l’instauration de régimes communistes, avec leur cortège de persécutions. Sans remonter au massacre des Innocents ordonné par Hérode, rappelons qu’au Moyen Âge, au début de la guerre de Cent Ans, la bataille de Crécy restée dans les mémoires comme un massacre historique a fait 3 000 morts.

« Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! »2830

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

Conclusion du vainqueur, grand premier rôle et grand témoin de cette période qui évoque et invoque la France, « Vieille Terre, rongée par les âges, rabotée de pluies et de tempêtes, épuisée de végétation, mais prête, indéfiniment, à produire ce qu’il faut pour que se succèdent les vivants ! »

« Il faut refaire des hommes libres. »2831

Georges BERNANOS (1888-1948), La Liberté pour quoi faire ? (1946)

Son credo au lendemain de la Libération. Visionnaire et prophète, plus soucieux des grandes options qui commandent l’Histoire que des détails institutionnels, ce catholique engagé refuse tous les postes et les honneurs pour rester libre : « Je n’entends nullement opposer le capitalisme au marxisme […] deux symptômes d’une même civilisation de la matière […] Le libéralisme capitaliste, comme le collectivisme marxiste, fait de l’homme une espèce d’animal industriel soumis au déterminisme des lois économiques. »

« Catholicisme ou communisme exige, ou du moins préconise, une soumission de l’esprit […] Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis. »2835

André GIDE (1869-1951), Journal, 24 février 1946

Les honneurs pleuvent sur le Gide d’après-guerre, prix Nobel de littérature en 1947 pour son « intrépide amour de la vérité ». Il a rompu avec le communisme en 1937 et vécu la guerre comme une apocalypse. Il ne songe plus qu’à sauver la culture de toute menace de totalitarisme et contrairement à Sartre, il ne croit pas que la littérature doive être politiquement engagée. Au XXIe siècle, son vœu ssemble exaucé, peut-être au-delà de ses désirs.

« La guerre froide est une guerre limitée, limitation qui porte non sur les enjeux, mais sur les moyens employés par les belligérants […] La guerre froide apparaît, dans la perspective militaire, comme une course aux bases, aux alliés, aux matières premières et au prestige. »2836

Raymond ARON (1905-1983), Guerres en chaîne (1951)

Fondateur avec Sartre des Temps Modernes, revue littéraire, politique et philosophique, éditée par Gallimard, il s’en sépare bientôt pour devenir éditorialiste au Figaro (1947-1977).

Toute la Quatrième République est placée sous le signe de la « guerre froide », quand le « rideau de fer » qui tombe divise l’Europe en deux mondes antagonistes : « La guerre a pris fin dans l’indifférence et dans l’angoisse […] la paix n’a pas commencé », dit Sartre en 1945. De Gaulle évoquera, en 1966, ce « jeu constamment grave et gravement dangereux qu’on appelait la guerre froide ». On imagine mal, aujourd’hui, la peur de cette menace atomique dans un monde bipolaire, divisé entre l’Ouest (les USA et l’Europe occidentale) et l’Est (l’URSS et le bloc communiste).

« L’opinion publique […] est souvent une force politique, et cette force n’est prévue par aucune constitution. »2839

Alfred SAUVY (1898-1990), L’Opinion publique (1956)

Née au siècle des Lumières, scientifiquement mesurée par les sondages depuis la veille de la Seconde Guerre mondiale, son influence se renforce encore à l’arrivée de la télévision. Le Journal télévisé est lancé par Pierre Sabbagh en avril 1949, pour quelques centaines de privilégiés. Il y aura 60 000 récepteurs en 1954, 680 000 en 1958. Les hommes politiques vont devoir apprendre à se servir de ce petit écran qui fait loupe redoutable, le plus souvent en direct.

« L’avantage de l’instabilité pour un gouvernement, c’est qu’elle ne lui laisse pas le temps de se désavouer. »2840

Jean ROSTAND (1894-1977), Inquiétudes d’un biologiste (1967)

Mais l’inconvénient est qu’elle ne lui laisse pas le temps de construire. En fait d’instabilité, la Quatrième République est bien la fille de la Troisième : 21 gouvernements se succéderont de 1947 à 1958.

« Quand les hommes ne choisissent pas, les événements choisissent pour eux. »2845

Raymond ARON (1905-1983), Immuable et changeante. De la IVe à la Ve République (1959)

Passivité des citoyens, isolement de la classe politique, tels sont les vices intimes du régime qui semble tourner en rond et s’autodétruire – « le cadavre bafouille ». On a pu dire qu’en se privant d’un de Gaulle, dès ses premiers mois, la Quatrième République se condamnait à terme plus ou moins rapide. Mais on ne réécrit pas l’histoire.

« Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens ; il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés. »2846

André SIEGFRIED (1875-1959), citant Paul Valéry (1871-1945), De la Quatrième à la Cinquième République au jour le jour (1958)

Telle est la loi de la pratique parlementaire dans les démocraties libérales, notamment sous la Troisième et la Quatrième Républiques : les libéraux de droite et du centre servent de forces d’appoint, faisant pencher le fléau tantôt à gauche, tantôt à droite, d’où les majorités fragiles et fluctuantes.

« La modernisation n’est pas un état de chose, c’est un état d’esprit. »2848

Jean MONNET (1888-1980), Présentation du premier Plan (1947)

C’est le père de la planification à la française, une des réussites incontestables de cette République.

Monnet sera aussi le farouche défenseur de l’idée d’Europe unie, qui naît sous le signe de l’économie dans les années 1950, avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).

« Despote conquérant, le progrès technique ne souffre pas l’arrêt […] L’humanité est condamnée au progrès à perpétuité. »2850

Alfred SAUVY (1898-1990), Théorie générale de la population (1952-1954)

Polytechnicien, il formule la théorie économique du déversement, selon laquelle les progrès techniques qui améliorent la productivité engendrent automatiquement un transfert (déversement) des emplois d’un secteur d’activité vers un autre. Cette évolution sera remise en cause plus tard, avec la prise de conscience écologique au niveau national et mondial.

Sauvy est surtout un grand démographe, qui veut encourager la natalité, contre la théorie du malthusianisme. Directeur de l’INED (Institut national des études démographiques) de sa création en 1945 jusqu’en 1962, il en fait un établissement de recherche multidisciplinaire, dont les statistiques servent de repères à la politique, à la recherche, à l’opinion.

« Le présent enveloppe le passé et dans le passé toute l’Histoire a été faite par des mâles. »2854

Simone de BEAUVOIR (1908-1986), Le Deuxième Sexe (1949)

Livre événement dans l’histoire du féminisme, mouvement qui ne s’est pas arrêté au vote attribué aux femmes, après la Libération. Une femme est ministre (éphémère) pour la première fois en 1947 : Germaine Poinso-Chapuis (à la Santé publique, dans le gouvernement Schuman). Mais c’est la Cinquième République qui, dans les années 1970, verra aboutir l’essentiel des luttes au féminin, d’où une égalité de droit, sinon de fait.

« Chacun, quelle que fût sa tendance, avait, au fond, le sentiment que le Général emportait avec lui quelque chose de primordial, de permanent, de nécessaire, qu’il incarnait de par l’Histoire, et que le régime des partis ne pouvait pas représenter. »2862

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

20 janvier 1946 : le président du Gouvernement provisoire de la République démissionne brutalement, après dix-huit mois au pouvoir. Le motif : son désaccord avec le Parti communiste sur l’élaboration de la Constitution de cette Quatrième République. Plus fondamentalement, il incrimine le système des partis. Commentant son départ, il fait appel à la raison pour prendre un souverain recul face à l’événement.

« Dans le tumulte des hommes et des événements, la solitude était ma tentation. Maintenant, elle est mon amie. De quelle autre se contenter, quand on a rencontré l’Histoire ? »2863

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

C’est « le sentiment qui parle » ici. Il se retire de la scène politique et sera (presque) absent de l’histoire, pour une traversée du désert de douze ans, dans une relative solitude. Ce 20 janvier 1946 n’est qu’un au revoir au pouvoir, et un faux départ de la scène politique : de Gaulle va bientôt créer son propre parti et ne cessera d’intervenir pour critiquer le régime.

« Le choix est simple : modernisation ou décadence. »2865

Jean MONNET (1888-1980), Mémoires (1976)

Il reste l’un des Pères de l’Europe et le promoteur du premier plan français, dit de modernisation et d’équipement, lancé le 27 novembre 1946. Après la guerre, les priorités économiques s’imposent : reconstruire le pays, moderniser l’outil de production. Le plan est la solution rationnelle – de Gaulle, revenu au pouvoir, dira que « les objectifs à déterminer par le Plan revêtent pour tous les Français un caractère d’ardente obligation ». Mais la planification à la française n’est pas dirigiste, se voulant surtout incitative, après concertation. Près d’un millier d’acteurs économiques sont consultés pendant un an (patrons, syndicalistes, fonctionnaires), de sorte que le plan est bien accepté, en 1947. Il bénéficie également du plan Marshall, initiative américaine, au niveau européen.

En 2020, il semble qu’une nouvelle planification soit un remède à la désindustrialisation du pays.

« À moitié victimes, à moitié complices, comme tout le monde. »2876

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), cité en exergue par Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949)

Romancière existentialiste dont toutes les œuvres se veulent « signifiantes », « Notre-Dame de Sartre » fait scandale avec ce livre. Elle démontre que la femme est à l’homme ce que le Nègre est au Blanc, un Autre infériorisé, irresponsable. Mais les femmes, à l’inverse des autres exploités de la terre, colonisés ou prolétaires, sont restées soumises, complices des structures qui les oppriment, tombant dans les pièges du mariage et de la maternité.

La génération suivante remettra en question le mariage traditionnel, cependant que par la contraception et l’IVG, la femme aura le droit d’avoir des enfants comme et quand elle le veut, pour la première fois dans l’Histoire.

« La guerre froide avait trouvé un point chaud, même brûlant. »2877

Edgar FAURE (1908-1988), parlant de la guerre de Corée, déclarée le 25 juin 1950. Mémoires (1982), Edgar Faure

La guerre froide est un équilibre de la terreur qui va durer cinquante ans, entre les deux grandes puissances mondiales qui disposent de l’arme atomique, les États-Unis et l’URSS. Churchill le premier dénonce en 1946 le rideau de fer qui est tombé sur le continent européen. L’opinion publique comprend l’évidence en 1948, lors du coup de Prague, quand les communistes prennent le pouvoir en Tchécoslovaquie. L’année suivante, l’OTAN crée une alliance militaire occidentale, et Staline riposte avec le Pacte de Varsovie.

La guerre de Corée est la première bataille de la guerre froide, bien vue par Edgar Faure (alors ministre des Finances).

« On doit aborder de front l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture : celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d’un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. »2908

Albert CAMUS (1913-1960), Actuelles III : Chroniques 1939-1958, sous titrées Chroniques algériennes (1958)

Entre 1955 et 1958, comme tant d’intellectuels et d’autant plus concerné qu’il est né dans le département (français) de Constantine, Camus s’interroge sur l’insupportable et insoluble problème de la torture et du terrorisme en Algérie : « Nous devons condamner avec la même force et sans précautions de langage le terrorisme appliqué par le FLN aux civils français comme d’ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu’on ne peut ni excuser ni laisser se développer. »

« Ils n’osent écrire qu’une police qui torture, si blâmable qu’elle soit, c’est une police qui fait son métier, une police sur laquelle on peut compter. »2909

François MAURIAC (1885-1970), Bloc-notes, I, 1952-1957

En 1952, Mauriac, écrivain catholique, reçoit le prix Nobel de littérature pour « la profonde imprégnation spirituelle et l’intensité artistique avec laquelle ses romans ont pénétré le drame de la vie humaine ». Il n’a pas pris position dans la guerre d’Indochine, mais il s’engage désormais en faveur de l’indépendance du Maroc, puis de l’Algérie, et condamne l’usage de la torture par l’armée française. Dans une méditation douloureuse et brûlante intitulée Imitation des bourreaux de Jésus-Christ, il dénonce l’État tortionnaire et pas seulement l’État policier. Il s’investit de plus en plus dans le drame algérien, qu’il commentera jusqu’en 1958. Il est alors convaincu que seul de Gaulle peut dénouer la situation.

« L’Occident qui, en dix ans, a donné l’autonomie à une dizaine de colonies, mérite à cet égard plus de respect et, surtout, de patience que la Russie qui, dans le même temps, a colonisé ou placé sous un protectorat implacable une douzaine de pays de grande et ancienne civilisation. »2911

Albert CAMUS (1913-1960), Actuelles III : Chroniques 1939-1958, sous titrées Chroniques algériennes (1958), Avant-propos

L’exposé des motifs de la loi-cadre du 23 juin 1956 sur les territoires d’outre-mer (loi Defferre) annonce clairement la couleur : « Il ne faut pas se laisser devancer et dominer par les événements pour ensuite céder aux revendications lorsqu’elles s’expriment sous une forme violente. Il importe de prendre en temps utile les dispositions qui permettent d’éviter des conflits graves. »

Cette loi facilitera une évolution rapide et paisible, passant par la Communauté de 1958, pour aboutir en 1960 à « l’année de l’indépendance de l’Afrique ». Cette décolonisation amorcée doit être portée à l’actif de la Quatrième République.

« Notre système, précisément parce qu’il est bâtard, est peut-être plus souple qu’un système logique. Les « corniauds » sont souvent plus intelligents que les chiens de race. »2935

Georges POMPIDOU (1911-1974), Le Nœud gordien (1974)

Témoignage de président, auparavant Premier ministre de De Gaulle durant six ans, et parole prophétique de la cohabitation, à commencer par celle des années 1986-1988 : il faudra en effet une souplesse certaine pour que coexistent plus ou moins pacifiquement un président de gauche (Mitterrand) et un gouvernement issu d’une Assemblée de droite. Et vice versa. Au total (jusqu’en 2013), il y aura trois cohabitations : 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002.

« Tout de même qu’à bord du navire l’antique expérience des marins veut qu’un second ait son rôle à lui à côté du commandant, ainsi dans notre nouvelle République, l’exécutif comporte-t-il après le président voué à ce qui est essentiel et permanent un Premier ministre aux prises avec les contingences. »2936

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires d’espoir, tome I, Le renouveau, 1958-1962 (1970)

Division du travail et problème fondamental du fonctionnement de nos institutions : existence d’un « domaine réservé » au chef de l’État, cependant que le « second », qui n’est plus président du Conseil, mais seulement le Premier des ministres de son gouvernement, gère le quotidien, rôle moins prestigieux et plus ingrat. On parlera de l’enfer de Matignon.

« Pourquoi cette Europe, qui a conquis les cinq parties du monde, a-t-elle honte de les avoir colonisées ? Nous nous reprochons d’avoir bâti Casablanca, alors que les Romains étaient tout fiers d’avoir détruit Carthage. »2940

Emmanuel BERL (1892-1976), Le Virage (1972)

La colonisation semble devenue un sujet tabou, le « politiquement correct » de la repentance entraînant bien des contre-vérités qui sont surtout des anachronismes. Cela dit, le colonialisme appartient naturellement au passé. On imagine mal un parti colonialiste ou même une idéologie coloniale, dans nos démocraties.

« Pour la première fois peut-être dans l’histoire, les nations riches ont le plus strict intérêt à se montrer beaucoup plus généreuses. »2941

René DUMONT (1904-2001), L’Afrique noire est mal partie (1962)

Premier candidat écologiste aux présidentielles, c’est d’abord un agronome qui lutte pour le développement rural des pays pauvres (dits alors « sous-développés » et bientôt « émergents »).

L’injuste répartition des richesses à l’échelle mondiale existe depuis toujours, même si les nantis n’en ont pris conscience que tard. L’aide au tiers-monde (terme né sous la IVe République) s’impose par souci de justice élémentaire, mais les pays en voie de développement sont aussi des marchés potentiels et des zones d’influence politique.

Le combat contre la misère, la faim, l’analphabétisme est éternel et certains pays d’Afrique régressent alors que d’autres, notamment en Asie et en Amérique latine, sont en pleine croissance au début du XXIe siècle.

« On ne change pas la société par décret. »2943

Michel CROZIER (1922-2013), titre de son livre (1982)

Idée-force de ce sociologue qui précise : « Le problème profond de la société française, ce n’est pas l’emploi, ce n’est pas la paix sociale, c’est l’abandon de l’esprit rentier. Si nous voulons survivre, il faut jouer l’avenir, c’est-à-dire l’esprit d’entreprise. »

Michel Rocard écrit en 1979 : « L’économie ne se change pas par décret » (Rendre ses chances à la gauche). Une évidence qu’il ne faut pas se lasser de répéter. Cela dit, la répartition des fruits de la croissance économique peut être changée par des lois qui varient, suivant les gouvernements de gauche ou de droite : redistribution fiscale, niveau de la protection sociale et autres arbitrages politiques.

« Quand le franc s’enfièvre, c’est la France qui est malade. »2944

François MITTERRAND (1916-1996), L’Abeille et l’Architecte (1978)

L’inflation, mal typiquement national, contribua à faire de la France « l’homme malade de l’Europe » sous la Quatrième République. Quand le phénomène devient mondial, il touche davantage certains pays, dont le nôtre. L’inflation « à deux chiffres » a commencé avec le premier choc pétrolier en 1974 : 15,2 %. Elle a varié entre 9 % et 14 % jusqu’en 1983. L’inflation rend la France d’autant plus malade dans les années 1970 qu’elle n’est plus associée à la croissance : de 1974 à 1982 sévit la « stagflation » (stagnation + inflation) qui accroît le chômage.

« Ouverte sur le monde, l’économie française est d’une telle sensibilité que l’expression « indépendance nationale » est anachronique. »2946

Alfred SAUVY (1898-1990), La Vie en plus (1981)

Fait nouveau, dû notamment au Marché commun, future Union européenne qui s’installe par étapes, depuis 1959. Les conséquences en sont multiples. Diriger ou seulement orienter l’économie est de moins en moins simple pour l’État : la planification perd une partie de son sens, la part de liberté d’un gouvernement, de gauche ou de droite, tend à se restreindre et l’opinion de plus en plus éclairée, ouverte à ces problèmes économiques, l’a compris. « L’ouverture des frontières a précipité l’industrie française dans une guerre économique mondiale de mouvement », écrit un expert de l’INSEE.

La mondialisation des échanges est l’un des défis du XXIe siècle, mais aussi un enjeu capital et pas seulement en termes d’économie. On parle de démondialisation, autrement dit de relocalisation de l’économie, pour freiner le libre-échange capitaliste et remédier à une interdépendance excessive vis-à-vis de pays trop lointains et pas toujours « amis ».

« Comme la société du Moyen Âge s’équilibrait sur Dieu ET sur le diable, ainsi la nôtre s’équilibre sur la consommation ET sur sa dénonciation. »2947

Jean BAUDRILLARD (1929-2007), Le Système des objets (1972)

Après la Quatrième République – celle du démarrage industriel –, la Cinquième est celle de la « société de consommation ». Le niveau de vie est en progrès, mais il s’accompagne de retombées fâcheuses. Progrès ou aliénation ? Progrès et aliénation. « Ne sommes-nous pas la proie d’un encombrement mortel ? Nous avons besoin d’un nombre croissant d’objets pour faire figure d’homme » (Michel Deguy). Phrase toujours actuelle, avec le nouveau souci de l’écologie.

« Selon notre manière de compter, nous nous enrichirions en faisant des Tuileries un parking payant et de Notre-Dame un immeuble de bureaux. »2948

Bertrand de JOUVENEL (1903-1987), Arcadie : Essais sur le mieux-vivre (1968)

L’urbanisme des « années béton », qui a certes donné plus de confort aux classes jusqu’alors défavorisées, a commis des crimes de lèse-civilisation, au centre ou aux abords des villes. Barres de béton, tours, cités radieuses devenues des villes dortoirs et des banlieues repoussoirs, tout cela dessine un paysage remis en question.

« L’homme est devenu trop puissant pour se permettre de jouer avec le mal. L’excès de sa force le condamne à la vertu. »2964

Jean ROSTAND (1894-1977), Inquiétudes d’un biologiste (1967)

De la bombe atomique aux manipulations génétiques, la liste des inventions est toujours à suivre… Certains des problèmes relèvent du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, créé le 23 février 1983 et présidé à l’origine par le professeur Jean Bernard. Tous les autres deviennent sujets de réflexion pour les philosophes et sociologues des temps nouveaux, en quête d’un autre « siècle des Lumières ».

« La barbarie de demain a pour elle toute la ressource de l’avenir et du progrès. »2965

Bernard-Henri LÉVY (né en 1948), La Barbarie à visage humain (1977)

L’un des « nouveaux philosophes », rescapés de Mai 68 et qualifiés de « postmarxistes », exprime une vieille angoisse toujours neuve face à l’hydre sans cesse renaissante de tous les fascismes, qu’ils soient de gauche ou de droite.

L’islamisme (fondamentaliste) s’ajoute à la liste des dangers pour les démocraties occidentales, avec le terrorisme international, autre forme de guerre qui frappe le monde par un attentat aussi spectaculaire que meurtrier à New York : « Comme 1914 a marqué l’entrée dans le XXe siècle, le 11 septembre 2001 marque l’entrée dans le XXIe siècle » (Jean-François Deniau, ex-ministre des Affaires étrangères et ambassadeur, Les Échos, 22 octobre 2001).

Autre menace, le populisme remet en question la démocratie – étymologiquement, gouvernement ou pouvoir du peuple.

« La seule solution d’une certaine grandeur française, c’est de faire l’Europe. »2966

Fernand BRAUDEL (1902-1985), Le Temps du monde (1979)

Professeur traduit dans le monde entier, Braudel promeut une nouvelle histoire économique et sociale qui ressortit de la géographie, la philosophie, et s’intéresse au temps long, opposé à l’histoire événementielle.

La construction de l’Europe s’inscrit dans cette thématique. Née du traité de Rome (1957), c’est d’abord une réalité économique, le Marché commun (ou Communauté économique européenne) qui réunit six pays en 1959 - France et Allemagne en tête. Elle devient Union européenne avec le traité de Maastricht (1992), nouvelle étape sur la voie de l’union économique et monétaire, et de l’intégration politique, concernant 27 pays en 2012.

Faire ou ne pas faire l’Europe, la question est à peu près résolue. Reste à savoir de quelle Europe l’on parle, plus ou moins fédérale, libérale, unifiée, élargie dans ses compétences et son espace.

« Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. »2970

André MALRAUX (1901-1976), La Légende du siècle (1972)

Prophétie de cet homme né avec le siècle dernier (1901), qu’il parcourut à la fois en acteur et témoin de l’Histoire, tour à tour romancier, combattant et résistant, compagnon de route et ministre du général de Gaulle.

Malraux tenait au mot « spirituel » – et non pas « religieux », voire « mystique », deux qualificatifs trahissant sa pensée. Tadao Takemoto fait précisément allusion à cette idée, dans son essai : André Malraux et la Cascade de Nashi (1989). Si cette phrase ne figure dans aucune de ses œuvres publiées, il l’a vraisemblablement prononcée, dans la série télévisée La Légende du siècle (Claude Santelli et Françoise Verny).

Reste à savoir de quelle spiritualité il s’agira. Entre le retour du religieux, la vogue des sectes, l’attrait pour la philosophie, la quête de sens et d’éternité, l’aspiration à un ailleurs ou autrement, toutes les voies, individuelles ou collectives, sont possibles comme antidote au matérialisme sous toutes ses formes.

« Le général de Gaulle se tient sous le regard du général de Gaulle qui l’observe, qui le juge, qui l’admire d’être si différent de tous les autres hommes. »2976

François MAURIAC (1885-1970), De Gaulle (1964)

Le romancier témoin de son temps est redevenu fervent gaulliste depuis 1958, sans être jamais du style « godillot », ni dans le fond, ni dans la forme : « Que de Gaulle se voie lui-même comme un personnage de Shakespeare et comme le héros d’une grande histoire, cela se manifeste clairement chaque fois (et c’est souvent) qu’il parle de lui à la troisième personne. » On doit à Mauriac l’une des plus originales et justes définitions du personnage : « Un fou a dit « Moi, la France » et personne n’a ri parce que c’était vrai. »

« Je quitte, par intervalles, le cortège officiel afin d’aborder la foule et de m’enfoncer dans ses rangs. »2977

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

Ce sont les « bains de foule » popularisés par le petit écran où l’on voit émerger le président, dominant d’une bonne tête les vagues se pressant autour de lui. Dans ses Mémoires, il parle ainsi de ses relations de toujours avec le peuple français : « Serrant les mains, écoutant les cris, je tâche que ce contact soit un échange de pensées. Me voilà, tel que Dieu m’a fait ! voudrais-je faire entendre à ceux qui m’entourent. Comme vous voyez, je suis votre frère, chez lui au milieu des siens. »

« Le caractère, c’est d’abord de négliger d’être outragé ou abandonné par les siens. »2979

Charles de GAULLE (1890-1970). Les Chênes qu’on abat (1979), André Malraux

Le président ressentira dramatiquement l’échec de son référendum en 1969. Il démissionne et s’en retourne dans sa retraite de Colombey-les-Deux-Églises, pour écrire des mémoires qui resteront inachevés.

« À la fin, il n’y a que la mort qui gagne. »2980

Charles de GAULLE (1890-1970), citant volontiers ce mot de Staline dans ses Mémoires de guerre

Malraux reprend cette phrase dans ses Antimémoires : le Miroir des limbes. La mort fut certainement omniprésente dans ce dialogue au sommet de l’intelligence, qui réunit les deux hommes. Jusqu’à la mort du général de Gaulle.

« Tant qu’il y aura des dictatures, je n’aurai pas le cœur à critiquer une démocratie. »3035

Jean ROSTAND (1894-1977), Inquiétudes d’un biologiste (1967)

Au-delà de débats politiques et constitutionnels parfois partisans, un grand savant sait replacer nos querelles franco-françaises à leur niveau.

« En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. »3080

Michel de CERTEAU (1925-1986), « Pour une nouvelle culture : prendre la parole », Études, juin-juillet (1968)

Mai 68. La fête est finie en juin. Les exégèses ne font que commencer. Une chose est sûre : tout le monde a eu droit à l’expression, presque tout le monde en a profité. Le meilleur a côtoyé le pire, éclairs de génie poétique et discours soporifiques. Foire aux idées, fraternité universelle, démocratie directe, société sans classe, spectacle permanent, happening. Était-ce si neuf ? En février 1848, Tocqueville, témoin de son temps, écrit à propos de la brève révolution : « J’avais sans cesse l’impression qu’ils étaient en train de représenter la Révolution française bien plutôt que de la continuer. » Proudhon confirme : « La nation française est une nation de comédiens. »

« L’homme de droite honnête parle de la liberté comme d’un axiome de droit public, et non comme d’une réalité vivante et quotidienne. Il fait un beau discours, rentre chez lui et dort en paix. On devine qu’il sera très surpris le jour où la liberté, passant sous sa fenêtre, chantera le « Ça ira ». »3096

François MITTERRAND (1916-1996), La Paille et le Grain (1975)

À mi-parcours de sa vie politique, ayant échoué de peu à la présidentielle de 1974 contre Giscard d’Estaing, Mitterrand, Premier secrétaire du Parti socialiste, prépare déjà la revanche, lentement et sûrement.

Il écrit cette chronique, mélange de portraits et de réflexions politiques, il parle aussi des choses de la vie qu’il aime. Contre la droite, contre « le centre, variété molle de la droite », Mitterrand, lui-même venu de la droite française, se pose en homme de gauche en se référant à 1789 et à la Révolution chantante.

« Quand la France rencontre une grande idée, elles font ensemble le tour du monde. »3099

François MITTERRAND (1916-1996), Ici et maintenant (1980)

Document pour l’histoire un an avant la présidentielle, il dépeint l’État-Giscard et la France malade, dans un monde esclave du couple dollar-pétrole. Reste à se battre, « ici et maintenant » pour vivre autrement et maîtriser le progrès.

« Être d’accord avec soi-même, je ne connais pas meilleur bulletin de santé. » Avare de confidences personnelles, l’homme se résume dans cette affirmation tranquille. Devenu leader de la gauche, il peaufine son image et sa « grande idée » : rester dans l’histoire comme l’homme du « socialisme à la française », voulu exemplaire pour le monde. Il emploie ce terme dans son premier entretien télévisé présidentiel, le 9 décembre 1981, précisant que ce n’est pas le marxisme – qui a échoué un peu partout dans le monde – mais pas non plus la social-démocratie – qui a vécu son âge d’or en 1970-1980 et se réconciliera avec l’économie de marché, pour se compromettre avec elle dans les crises à venir.

« Laissez la tyrannie régner sur un mètre carré, elle gagnera bientôt la surface de la Terre. »3100

François MITTERRAND (1916-1996), L’Abeille et l’Architecte (1978)

L’homme d’action se double toujours d’un observateur du temps qui passe, des êtres rencontrés, des éblouissements de la vie, des lectures quotidiennes, des voyages intérieurs ou des pèlerinages réels. Après La Paille et le Grain, le titre de cet essai nourri de ses méditations se réfère à la phrase de Marx : « Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans sa ruche. » Mitterrand construit ainsi la présidence à venir.

Droits de l’homme et libertés fondamentales : thème sensible au cœur comme à la raison du futur président. Le combat contre la peine de mort et son abolition feront date au début du premier septennat ; au début du second, il donnera un éclat particulier aux fêtes du bicentenaire de la Révolution française.

« Qu’appelez-vous pouvoir ? Un logement dans un palais ? Le grand cordon de la Légion d’honneur ? Le droit de grâce régalien ? La curiosité des foules ? La maîtrise des décrets ? Les hommes qui se courbent ? Les hommes qui se couchent ? La télévision à la botte ? La chasse au lièvre, au tigre, au pauvre ? […] Le doigt sur le bouton de la guerre atomique ? Un Président qui règne, qui gouverne, qui juge, qui légifère, qui commente lui-même les nouvelles qu’il inspire, monarque souverain d’un pouvoir absolu ? J’ai prononcé le mot qu’il fallait taire, l’absolu. »3102

François MITTERRAND (1916-1996), Ici et maintenant (1980)

Trois ans après la rupture de l’Union de la gauche et dans la perspective d’une troisième élection présidentielle (ayant perdu contre de Gaulle en 1965 et contre Giscard en 1974), il fournit ses clés pour (se) comprendre, savoir où il en est et où il veut aller. « Je fais partie, dit-il, du paysage de la France. » Il n’a pas l’intention d’en sortir. Un an plus tard, il aura enfin ce pouvoir « absolu », lui imprimant une marque personnelle qui l’oppose au giscardisme, plus qu’au gaullisme.

Remarquons le style Mitterrand, le plus intellectuel et le dernier de nos présidents appartenant à cette tradition littéraire.

« Cet homme est un mystère, habité par mille personnages, du tacticien sceptique au socialiste saisi par la ferveur. On a beaucoup dit que François Mitterrand était insaisissable ; il n’est simple ni à déchiffrer ni à défricher. À la fois personnage authentique et artiste en représentation. »3106

Franz-Olivier GIESBERT (né en 1949), François Mitterrand ou la Tentation de l’histoire (1977)

Son biographe fait le portrait d’une personnalité affirmée (à 60 ans), mais pas encore président. Sphinx, Florentin, Machiavel et autres Princes de l’équivoque ou de l’esquive, ces surnoms reviennent sans fin sous la plume des observateurs. Ils qualifient ses volte-face idéologiques de « convictions moirées ». Le président au pouvoir ne fait rien pour lever le voile, cultivant un certain silence, usant d’un sens inné du secret, et n’abusant pas du petit écran qui finit par être fatal à son prédécesseur.

Autre biographe, Catherine Nay : Le Noir et le Rouge (1984) et Les Sept Mitterrand ou les métamorphoses d’un septennat (1988). Elle reconnaît la profondeur des engagements partisans, l’obstination des choix. Pourtant, nul plus que ce président n’a su se plier aux circonstances et rebrousser chemin selon les données de la conjoncture ou les fatalités du mauvais sort. Ce diable d’homme a savamment joué sept rôles, sept masques désormais plaqués sur un visage dont on chercherait en vain l’ultime vérité. Personnage romanesque, il aura dérouté, irrité, mais fasciné tous ceux qui l’ont approché.

« L’économie ne se change pas par décret. »3190

Michel ROCARD (1930-2016), Rendre ses chances à la gauche (1979)

Avant de faire couple conflictuel, Premier ministre et président à partir de 1988, Rocard et Mitterrand s’affrontent devant l’opinion publique et dans leur propre parti : duel de deux hommes, deux gauches.

Rocard condamne un certain « archaïsme » politique, veut « parler plus vrai, plus près des faits », plus loin du marxisme – contre les nationalisations à 100 % et pour l’économie de marché. Il incarne la « seconde gauche », courant minoritaire auquel Mitterrand et les éléphants du PS laisseront peu de chance.

« Comment ne pas rêver à une société idéale où des hommes égaux et justes dans une cité ordonnée par leurs soins se répartiraient les fruits de leur travail, toute forme de profit écartée, quand il n’y a autour de soi qu’exploitation de l’homme par l’homme. »3195

François MITTERRAND (1916-1996), Ici et maintenant (1980)

Dernier écrit avant son élection à la présidence de la République : il donne à rêver au « socialisme à la française », qui emprunte à l’utopie sociale et à la théorie marxiste, et qu’il voudrait exemplaire pour le monde, ici et maintenant.

Recréateur du PS, Premier secrétaire à qui le parti doit une force électorale double de l’ancienne SFIO de Guy Mollet, homme de la mythique et défunte Union de la gauche, challenger courageux face à de Gaulle en 1965 et s’opposant au gaullisme toujours vivant, Mitterrand a acquis une stature d’homme d’État. Il doit cependant compter avec Michel Rocard qui pose sa candidature à la présidence le 19 octobre 1980, et qui le dépasse largement dans les sondages.

« Il ne faut pas blesser une bête : on la caresse ou on la tue. »3309

Jacques CHIRAC (1932-2019). Mémoires, tome I, Chaque pas doit être un but (2009), Jacques Chirac

« Le monde politique est une jungle. » Chirac et Sarkozy sont deux « fauves », pas de la même taille, pas de la même génération, mais leur rivalité va marquer la vie politique française. La haine répondra au mépris. Chirac a lui-même beaucoup tué. Dans les couloirs de l’Assemblée, peu avant la présidentielle de 2002, Balladur prévient Jospin : « Chirac a tué Chaban-Delmas, il a ensuite tué Giscard, puis il a tué Barre, et enfin il m’a tué. Méfiez-vous. »

Il a blessé aussi. Selon son biographe Franz-Olivier Giesbert, il ne garde rien, « même pas ses amis ».

« Chaque pas doit être un but. »3315

Jacques CHIRAC (1932-2019), Mémoires, tome I (2009)

Avant que la mémoire ne lui fasse défaut et qu’il se retire de la scène publique, l’homme se souvient d’une vie vouée à la politique, en deux tomes sous-titrés : I – Chaque pas doit être un but, IILe Temps présidentiel.

Chirac a déjà écrit sur ce thème et beaucoup parlé. Il a aussi son biographe, journaliste politique et observateur attentif : « On a tout dit sur Chirac. À juste titre. Un coup travailliste, le lendemain bonapartiste avant de tourner libéral, puis social-modéré, il aura fait tout le spectre politique, et dans les deux sens. On a souvent mis cette propension herculéenne à virer de bord sur le compte d’une rouerie qui pourtant n’est pas son fort. Non, c’est l’instinct, plutôt que le cynisme, qui l’emmène d’un bout à l’autre du champ politique, au gré du vent qu’il vient de humer. Cet homme donne le tournis. » (Franz-Olivier Giesbert, La Tragédie du président : scènes de la vie politique, 1986-2006).

Parti de l’ENA et de la Cour des comptes, ce marathonien accomplit un long parcours : du conseil municipal de Sainte-Férréole (Corrèze) à la mairie de Paris, il fut entre-temps député, plusieurs fois ministre, deux fois Premier ministre, pour arriver au but suprême : président de la République.

« La France est-elle soluble dans l’Europe ? »3352

Daniel COHN-BENDIT (né en 1945) et Henri GUAINO (né en 1957), titre de leur essai, publié en 1999

La France se moque bien de cette question et de l’Europe ! À preuve, l’abstention, parti gagnant aux européennes du 13 juin 1999 : 53 % ! La gauche et la droite obtiennent le même nombre de députés au Parlement européen. Au total, 15 pays votent en même temps à la mi-juin.
Henri Guaino, eurosceptique et dans le camp des souverainistes, avait dit non au traité de Maastricht, lors du référendum de 1995. Haut fonctionnaire, chargé de mission de Philippe Séguin, gaulliste social, il est classé à droite et ne signe jamais les discours « gagnants » écrits pour Chirac, Sarkozy et d’autres.

Il s’oppose à Cohn-Bendit, révolutionnaire de Mai 68, devenu écologiste convaincu et défenseur d’une Europe fédérale. Député européen depuis 1994, il alterne le Vert allemand et le Vert français, grâce à sa double nationalité.

« Tout est complexe entre un homme et une femme, mais quand tout est public, alors les petits événements de la vie quotidienne deviennent des monuments. »3429

Nicolas SARKOZY (né en 1955), Témoignage (2006)

Un an plus tôt, conscient du drame à venir, il témoignait de cette faiblesse d’homme fort. Il expose sa vie privée, les rumeurs courent, quand le couple élyséen explose. 18 octobre 2007, premier communiqué de l’Élysée : « Cécilia et Nicolas Sarkozy annoncent leur séparation par consentement mutuel. Ils ne feront aucun commentaire. » Un second communiqué, deux heures plus tard, précise que le couple a divorcé.

Très médiatisés, les Sarkozy furent comparés aux Kennedy, dans le style glamour et people. Cécilia, 49 ans, ancien mannequin, divorcée de l’animateur télé Jacques Martin, se veut femme libre : la vie de Première dame, « ça me rase », a-t-elle dit avant la présidentielle. Lui avoue ne penser qu’à ça et « pas seulement quand je me rase ».

Il a également exprimé la force de son attachement à Cécilia, sa collaboratrice dans son parcours politique. Une première séparation en 2005, qualifiée d’« ouragan » dans sa vie, l’a bouleversé. En 2012, il avouera : « Mon élection aurait dû être le couronnement de ma vie, mais une partie de ma tête était ailleurs. Ma famille explosait » (« Des paroles et des actes », France 2, 6 mars). Pour la première fois, un couple présidentiel divorce et un président se laisse aller à ces confidences.

« Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la Révolution citoyenne. »3442

Jean-Luc MÉLENCHON (né en 1951), titre et sous-titre de son essai (Flammarion, 2010)

Le nouveau tribun de la gauche fourbit ses arguments pour la prochaine présidentielle. Il sait que l’écrit deviendra parole : « La consigne, « Qu’ils s’en aillent tous », ne visera pas seulement ce président, roi des accointances, et ses ministres, ce conseil d’administration gouvernemental de la clique du Fouquet’s ! Elle concernera toute l’oligarchie bénéficiaire du gâchis actuel. « Qu’ils s’en aillent tous ! » : les patrons hors de prix, les sorciers du fric qui transforment tout ce qui est humain en marchandise, les émigrés fiscaux, les financiers dont les exigences cancérisent les entreprises. Qu’ils s’en aillent aussi, les griots du prétendu « déclin de la France » avec leurs sales refrains qui injectent le poison de la résignation. Et pendant que j’y suis, « Qu’ils s’en aillent tous » aussi ces antihéros du sport, gorgés d’argent, planqués du fisc, blindés d’ingratitude. Du balai ! Ouste ! De l’air ! »

Dans ce livre et les discours à venir, on voit la haine des riches, plus morale ou légitime, mais aussi violente et dangereuse que la haine des noirs, des juifs, des émigrés, des étrangers, tout ce qu’il reproche au Front national. Il se réfère à Robespierre et Saint-Just, symboles de la Terreur révolutionnaire - des liaisons toujours dangereuses, voire vertigineuses.

« Indignez-vous ! »3443

Stéphane HESSEL (1917-2013), titre de son essai (Indigène éditions, 2010)

Parole d’un jeune homme en colère de 92 ans. Ce livre de 32 pages, publié par un petit éditeur de Montpellier, vendu 3 euros, sans promotion médiatique, tourne au phénomène d’édition : 950 000 exemplaires en 10 semaines. Traduit en 34 langues, le livre se vendra à 4 millions d’exemplaires.
Né en Allemagne d’un père juif, naturalisé français en 1937, résistant face au nazisme et déporté à Buchenwald, l’auteur participe à la rédaction, en 1948, de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Diplomate de métier, européen de gauche, il est proche de Mendès France et Michel Rocard.

Le militant reprend les idées du CNR (Conseil national de la Résistance) : engagement politique de la société civile, primauté de l’intérêt général sur l’intérêt financier, solidarité entre les générations. Il les confronte aux sujets d’indignation actuels : existence des sans-papiers, planète maltraitée, écart des richesses dans le monde.

Le livre coïncide avec une vague de fond nourrie du mécontentement et du malaise des Français. Le mouvement des Indignés, soutenu par les réseaux sociaux sur Internet et associé au Printemps arabe, va essaimer dans le monde et manifester dans 70 pays en 2011 (comme en Mai 68).

« Les écolos sont capables du meilleur comme du pire ; mais c’est dans le pire qu’ils sont les meilleurs. »3457

Gabriel COHN-BENDIT (né en 1936), frère de Daniel, sélection du prix Press Club, humour et politique, 2011. À bas le parti vert ! : vive l’écologie ! (2011), Gabriel Cohn-Bendit

Gaby, l’aîné, fut enseignant, libertaire et proche de l’écologiste Noël Mamère. Il sait de quoi il parle et durant la saison 2011-2012, les Verts vont se surpasser dans le pire, sans profiter d’un contexte favorable : l’écologie est le problème majeur pour l’avenir et la cause écologique a la cote, dans une opinion de plus en plus sensible à l’environnement, alertée par les scientifiques et surinformée par les médias.

Ayant désigné Éva Joly pour candidate le 12 juillet 2011, les écologistes ne cesseront plus de se chamailler, entre courants, sensibilités, personnalités diverses, cependant que leur nouvelle tête d’affiche lance des idées mal reçues, créant aussitôt la polémique. Le message écologique devient inaudible dans cette campagne erratique. Les sondages annoncent la déroute. L’écologie redevient d’actualité brûlante en 2020 et le réchauffement de la planète n’est pas seul en cause. Aux dernières élections municipales de juin, certaines mairies virent au vert (et rose). L’Histoire reste toujours à suivre.

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