Les Nobel français de l’Histoire (de 1901 à 1927) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

Depuis 1901, six domaines sont récompensés : Prix Nobel de la paix (10 lauréats français), de littérature (15), de physique (17), de chimie (10), de physiologie ou médecine (13), d’économie (4). Au total 69 lauréat(e)s.
Les femmes sont très sous-représentées, mais bien présentes dans la famille Curie qui bat tous les records, au fil d’une saga passionnante (voir nos éditos : Femmes, Panthéon).

Dans cette sélection de 30 noms, L’Histoire en citations apparaît en bonne place avec Romain Rolland, Anatole France, Aristide Briand, Roger Martin du Gard, André Gide, François Mauriac, Albert Camus, cités pour leur rôle politique plus que littéraire.

Trois cas particuliers : Jean-Paul Sartre refuse le prix, la CEE le reçoit en des circonstances chaotiques, MSF (Médecins sans frontières) est associé au nom de son co-fondateur, Bernard Kouchner.

Sont exclus de cet édito des lauréats peu connus et peu médiatiques, avec une majorité de scientifiques dont les travaux restent difficilement accessibles au public. Un regret ? Frédéric Passy premier Nobel de la paix en 1901 (conjointement avec le Suisse Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge).

Dernière catégorie qui nous tient à cœur, les « Nobel de l’Histoire en citations ».
Voici 10 grands noms, absents de la liste officielle, mais candidats légitimes au Nobel de la paix : « hors-jeu » mort avant 1901 et mondialement connu, le scientifique Louis Pasteur, l’incontournable général de Gaulle (présent en 1963 sur la liste des 80 candidats en… Littérature !) et un « outsider » de renommée internationale, l’Abbé Pierre, héros de film en 1989 et 2023.
Restent sept autres noms connus à divers titres : Émile Zola, Jean Jaurès, Charles Péguy, André Malraux, Paul Valéry, Pierre Mendès France, Joséphine Baker.

À vous de juger s’ils méritaient de figurer sur la liste des Nobel… et de suggérer d’autres noms.

Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.

1. Sully Prudhomme (1901)

Premier prix Nobel de littérature le 10 décembre 1901. Sully Prudhomme incarne le Poète parnassien et la somme reçue lui permet de créer un prix de poésie (décerné par la Société des gens de lettres). Gravement blessé à la guerre de 1870, il sera moralement déchiré par l’Affaire Dreyfus.

« Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut l’effleurer à peine :
Aucun bruit ne l’a révélé. »1

Sully PRUDHOMME (1839-1907), Le Vase brisé, Stances et poèmes (1865)

À 25 ans, il publie son premier recueil de vers et donne le plus connu de ses poèmes : Le Vase brisé, assez clair et court pour être intégralement cité, avec sa délicate métaphore du cÅ“ur brisé par un chagrin d’amour :

« Mais la légère meurtrissure, / Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre, / En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte, / Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute, / N’y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu’on aime, / Effleurant le cÅ“ur, le meurtrit ;
Puis le cÅ“ur se fend de lui-même, / La fleur de son amour périt ;
Toujours intact aux yeux du monde, / Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ; / Il est brisé, n’y touchez pas. »

« Ce beau printemps qui vient de naître
À peine goûté va finir ;
Nul de nous n’en fera connaître
La grâce aux peuples à venir. »

Sully PRUDHOMME (1839-1907), Printemps oublié, Stances et poèmes (1865)

Même style, même élégance, même pudeur des sentiments aux antipodes du romantisme cher au XIXe siècle et du style parnassien qu’il adoptera ensuite et qui passera bientôt de mode. Peut-on parler ici d’écologie avant la lettre et le mot ? C’est le privilège des poètes d’anticiper le monde à venir.

« Au fond, un homme d’un commerce doux, onctueux, d’une sociabilité presque prêtreuse. »

Edmond de GONCOURT (1822-1896), Journal, novembre 1891

Il fait une description de Sully Prudhomme en une vingtaine de lignes et conclut par ces mots.

René Armand François Prudhomme, dit Sully Prudhomme, eut une première vocation d’ingénieur, encouragée par son amitié avec Henri Schneider (dynastie industrielle), mais contrariée par une ophtalmie (maladie oculaire). Il reprend ses études de droit, travaille chez un notaire, revient à la philosophie qui imprègnera toujours son œuvre et décide finalement de se vouer à la littérature.

Son premier recueil, Stances et Poèmes (1865) est loué par le plus grand critique du temps, Sainte-Beuve : sa carrière est lancée. Son esthétisme naturel lui ouvre les portes de la revue du Parnasse. Le mouvement regroupe Théophile Gautier (doctrine de « l’art pour l’art »), Théodore de Banville, Leconte de Lisle, José Maria de Heredia, François Coppée, voire Baudelaire. L’influence parnassienne est particulièrement sensible dans Les Solitudes (1869) et Les Destins (1872). Entre les deux, le poète subit le premier grand traumatisme de sa vie : la guerre.

« Je suis citoyen du monde, en tous lieux où la vie abonde, le sol m’est doux et l’homme cher ! […] Mon compatriote, c’est l’homme. »

Sully PRUDHOMME (1839-1907), « Impressions de la guerre » (1872)

Il consacra ce bref recueil de poèmes à cette expérience dont il garda de graves séquelles. Le style académique et la lourdeur patriotique peuvent rebuter. Reste l’alternance originale de la double vision, celle de la nature et celle de l’humanité. La nature continue sa vie sans se soucier des malheurs des hommes, mais elle est la première victime de la guerre et des hommes, les arbres sevrant de bois de chauffage au lieu de peupler les forêts.

Second traumatisme majeur qui déchire également la France : l’Affaire Dreyfus lancée par le célèbre « J’accuse » de Zola (13 janvier 1898, lettre ouverte dans l’Aurore).

« Jamais je n’ai tant souffert dans ma paix morale. Je suis un rêveur lancé dans l’action brutalement. Il faut que je m’y fasse. »

Sully PRUDHOMME (1839-1907), Lettre à Gaston Paris, La fin du Parnasse, Les Droits de l’Homme, 22 janvier 1899. Dictionnaire de l’Affaire Dreyfus (2020)

Cet aveu est déchirant et Sully Prudhomme ne s’y fera jamais, handicapé par un état de santé de plus en plus visiblement délabré.

Gaston Paris (médiéviste et philologue romaniste) était depuis longtemps son ami et admirateur : « Vous avez mérité la sympathie et la reconnaissance de tous ceux qui lurent vos vers dans leur jeunesse ; vous les avez aidés à aimer ». Bel hommage au poète né. Mais il ne sera jamais un « battant » comme tous les grands dreyfusards du temps, Zola, Clemenceau, Anatole France…

Devant l’Affaire qui déchire la France, le savant juge ainsi de la position diversement comprise et relatée du poète : « Je ne doute aucunement de sa sincérité : et si son attitude a été ambiguë, hésitante et un peu plaintive, c’est affaire de tempérament. Sully-Prudhomme n’est point du tout un esprit combatif et même d’action. Les subtilités et les scrupules de sa dialectique l’intimident devant toute décision ; sa poésie exprime moins les affres du doute devant les cruelles énigmes qu’il se pose, que les tourments de l’irrésolution devant la vérité aperçue. Soyez persuadé que Sully-Prudhomme a parfaitement senti de quel côté était la justice dans l’Affaire. Mais il a eu cette angoisse que son adhésion ne l’engageât en une lutte qui n’annonçait pas devoir rester une lutte courtoise de paroles dans les jardins d’Acédémus ! Que l’idée puisse se déformer en fait, c’est là pour Sully-Prudhomme un scandale auquel répugne sa pudeur de métaphysicien. Il a donc été logiquement ce qu’il devait être. Et il n’y a pas à chercher d’autres calculs à son « attitude « » (La fin du Parnasse, Les Droits de l’Homme, 22 janvier 1899).

2. Henri Becquerel (1903)

10 décembre 1903, prix Nobel de physique décerné à Henri Becquerel et à Marie et Pierre Curie « en reconnaissance des services extraordinaires qu’ils ont rendu par leur travail commun sur les phénomènes de rayonnement découverts par le professeur Henri Becquerel ».

« Henri Becquerel, dans sa modestie, aimait à reporter le mérite de sa découverte sur son grand-père et sur son père : il disait que les découvertes qui s’étaient succédées depuis une cinquantaine d’années dans ce même laboratoire du Muséum [où avaient travaillé ces deux parents] formaient une chaîne qui devait nécessairement aboutir à la radioactivité. » 2

Jean BECQUEREL (1878-1953), La Radioactivité (1922)

Les Becquerel, c’est une génération de quatre scientifiques qui tiennent une place importante durant plus d’un siècle d’histoire de la physique. Jean est son fils, physicien et dernier rejeton de l’arbre généalogique.

Chercheur scientifique et professeur de physique à l’école Polytechnique, Henri Becquerel découvre la radioactivité naturelle par hasard ! Étudiant les rayons X et la fluorescence des sels d’uranium, il stocke un soir ses sels d’uranium près de ses plaques photo. Quand il les développe quatre jours après, il voit des empreintes nées dans le lieu clos où elles étaient rangées. La lumière du soleil n’a pas pu jouer : il en déduit que ce rayonnement provient de l’uranium. Il parle de rayons « uraniques » et en poussant ses expériences, de corps « radioactifs », reprenant un terme « dû à Pierre et Marie Curie, et utilisé pour la première fois par Marie Curie, le 18 juillet 1898. »

Les rôles respectifs sont clairement distribués, dans ce trio scientifique. La radioactivité naturelle, découverte aussi fortuite que fondamentale pour la physique contemporaine, est aussi le résultat d’un travail d’équipe.

« Mes découvertes sont les filles de celles de mon père et de mon grand-père. »

Henri BECQUEREL (1852-1908), cité par Loïc Barbo, Les Becquerel, Une dynastie de scientifiques (2003)

Il se sentait déjà redevable de sa découverte - la radioactivité de l’uranium - à son père Edmond et son grand-père Antoine-César, eux aussi physiciens.

Mais c’est en collaborant avec le couple Pierre et Marie Curie que cette découverte va devenir fondamentale par ses applications, des débuts de l’électricité aux secrets de l’atome.

Très (trop ?) modeste et moins connu (moins médiatique) que les Curie, son nom est quand même devenu un nom commun : le becquerel (Bq), unité de mesure de la radioactivité ou quantité de rayonnement émis par une matière radioactive. La mesure de l’activité permet de déterminer en becquerels l’importance d’une source radioactive à l’origine de la contamination atmosphérique (becquerels par mètre cube), de la contamination de surface (becquerels par mètre carré) ou de la contamination d’effluents liquides (becquerels par litre).

« La découverte de la radioactivité n’est pas la dernière découverte du XIXe siècle finissant, mais plutôt la première du XXe siècle naissant. Elle est l’événement fondateur d’une nouvelle branche de la physique, et au-delà, d’une nouvelle ère de l’humanité : celle du nucléaire. Jamais un siècle ne se sera, pour le meilleur et hélas, pour le pire, autant identifié à un phénomène physique! »

Loïc BARBO (né en 1948), Les Becquerel, Une dynastie de scientifiques (2003)

Les travaux des Curie, et notamment la découverte du radium presque un million de fois plus actif que l’uranium, permettront à la communauté scientifique internationale de reconnaître l’importance de ce nouveau phénomène.

3. Pierre Curie (1903)

10 décembre 1903, prix Nobel de physique décerné à Henri Becquerel et à Marie et Pierre Curie, « en reconnaissance des services extraordinaires qu’ils ont rendu par leur travail commun sur les phénomènes de rayonnement découverts par le professeur Henri Becquerel ».

« Cher Monsieur, J’ai appris qu’il était question de nous proposer, M. Becquerel et moi, pour le prix Nobel pour l’ensemble des recherches sur la radioactivité et que vous vouliez bien vous occuper de cette question. Ce serait pour moi un très grand honneur, cependant je désirerais beaucoup partager cet honneur avec Mme Curie et que nous soyons jugés ici comme solidaires, de même que nous l’avons été dans nos travaux. »3

Pierre CURIE (1859-1906), Lettre à Henri Poincaré (cousin germain de Raymond Poincaré), président de l’Académie des sciences et le plus grand mathématicien de son temps. Cité par Karin Blanc, Pierre Curie. Correspondances (2009)

Voici donc les coulisses de ce prix Nobel exceptionnel : partagé par trois scientifiques, dont une femme, première nobélisée. Il s’en fallut de peu pour qu’il ne fût pas attribué. Et pourtant…

« Mme Curie a examiné les propriétés radioactives des sels d’uranium et de thorium et des minéraux radioactifs. C’est elle qui a eu le courage d’entreprendre la recherche chimique des éléments nouveaux, elle a fait tous les fractionnements nécessaires pour la séparation du radium et déterminé le poids atomique de ce métal. »

Pierre Curie terminait sa lettre en disant : « Il me semble que si nous n’étions pas considérées comme solidaires dans le cas actuel, ce serait déclarer en quelque sorte qu’elle a seulement rempli le rôle de préparateur, ce qui serait inexact. »

Quelques mois plus tard, il envoya une autre lettre à un membre de l’académie Nobel pour répéter ce qu’il avait écrit à Henri Poincaré, terminant par une formule lourde de sous-entendus : « Il va sans dire que je ne compte pas du tout sur ce prix et que s’il ne nous est pas donné, je n’en aurai aucune déception. »

L’Académie royale des sciences de Suède attribua finalement le prix pour moitié à Henri Becquerel et pour moitié au couple Pierre et Marie Curie. Ce couple voué à la science sera non seulement nobélisé, mais aussi panthéonisé (en 1995).

« Je suis de ceux qui pensent avec Nobel que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles. »

Pierre CURIE (1859-1906), Conférence Nobel (1903)

Réponse simple à une question existentielle et philosophique, conclusion d’un long attendu : « On peut concevoir que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux, et ici on peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible. L’exemple des découvertes de Nobel est caractéristique, les explosifs puissants ont permis aux hommes de faire des travaux admirables. Ils sont aussi un moyen terrible de destruction entre les mains des grands criminels qui entraînent les peuples vers la guerre. Je suis de ceux qui pensent… »

Cet optimisme face à la découverte de la radioactivité naturelle tranchera avec le pessimisme et l’angoisse de Frédéric (et Irène) Joliot-Curie devant la radioactivité artificielle.

« Veuillez, je vous prie, remercier Monsieur le Ministre et l’informer que je n’éprouve pas du tout le besoin d’être décoré, mais que j’ai le plus grand besoin d’avoir le laboratoire. »

Pierre CURIE (1859-1906), Pierre Curie par Mme Curie (1924), Gallica, fonds numérisé de la BNF

Il persiste et signe une autre lettre, quelques mois plus tard : « J’ai été informé que vous aviez l’intention de me proposer de nouveau au préfet pour la décoration. Je viens vous prier de n’en rien faire. Si vous me procurez cette distinction, vous me mettrez dans l’obligation de la refuser, car je suis bien décidé à n’accepter jamais aucune décoration d’aucune sorte. »

Le Nobel fut une exception à cette règle, mais rappelons qu’il était également prêt à y renoncer, si sa femme n’était pas honorée en même temps que lui (et Henri Becquerel, autre grand modeste !). Ajoutons que l’argent fut bien utile pour financer leurs expériences.

« Il faut faire de la vie un rêve et faire d’un rêve une réalité. »

Pierre CURIE (1859-1906), Journal intime (manuscrit) écrit à 18 ans. Gallica, fonds numérisé de la BNF

En 1895, Pierre Curie épousa Maria Sklodowska, jeune Polonaise venue poursuivre ses études scientifiques à la Faculté des sciences de Paris. Elle s’intéresse aux travaux de Röntgen sur les rayons X et aux découvertes d’Henri Becquerel sur la radioactivité en 1896. Pierre Curie abandonne ses propres recherches sur le magnétisme pour travailler avec sa femme sur l’uranium.

Pendant dix ans, le couple tente d’extraire une quantité suffisante pour en déterminer la masse atomique – ils y parviennent en 1902. Ils reçoivent la moitié du prix Nobel de physique en 1903 (partagé avec le Professeur Becquerel). La même année, la Royal Society of London leur attribue la Médaille Davy décernée pour une « découverte récente remarquablement importante dans le domaine de la chimie », assortie d’une récompense financière.

Le couple continue à travailler avec acharnement. Pierre, grand garçon timide, silencieux et doux, au visage méditatif jusqu’à la tristesse, fuyait le bruit fait autour de ses recherches. La gloire ne l’intéressait pas ! Il cherchait le calme nécessaire à son étude et redoutait les conclusions hâtives tirées des faits constatés. Fuyant les honneurs et les décorations, l’argent du Nobel servit à financer la suite de leurs recherches dans une sorte de hangar mal éclairé. Des tables, des fourneaux, des flacons de verre, des éprouvettes, un matériel succinct, rue Lhomond, derrière le Panthéon – les photos en font foi. Le chimiste W. Ostwald dit que le lieu tient « à la fois de l’étable et du hangar à pommes de terre « .

Ces conditions vétustes n’empêchent pas Pierre et Marie de parvenir à extraire deux éléments à l’origine du rayonnement d’un minerai, en 1898 : le polonium et le radium. Avec les travaux d’Henri Becquerel sur l’uranium (1896), c’est la découverte de la radioactivité naturelle ! C’est là que va naître le radium extrait de l’uranium, dans des conditions aujourd’hui impensables, vu la dangerosité des manipulations, en attendant le laboratoire en cours de construction…

« On voit la confiance inébranlable qu’il avait dans la science et dans le pouvoir de celle-ci pour le bien général de l’humanité ; et il semble légitime de rapprocher ce sentiment de celui qui dicta à Pasteur les paroles bien connues : ‘Je crois invinciblement que la science et la paix triompheront de l’ignorance et de la guerre’. »

Marie CURIE (1867-1934), Pierre Curie par Mme Curie (1924), Gallica, fonds numérisé de la BNF

Sa femme confirmera cette foi en l’avenir et ce rêve poursuivi sans relâche par le couple. Mais le 19 avril 1906, Pierre meurt dans un accident de la circulation… Fatigué par les radiations (dont sa femme finira par mourir) et sortant d’une réunion scientifique, il traverse la rue Dauphine sans regarder. Un camion de l’époque (véhicule tiré par deux chevaux de trait) fonce droit sur lui. Saisi par le choc, il veut se raccrocher aux brides des chevaux. Mais il glisse sur les pavés mouillés, sitôt écrasé par les roues arrière du véhicule. Il meurt sur le coup, à l’âge de 48 ans.

Sa femme se retrouve seule avec leurs deux filles, Irène (8 ans) et Ève (2 ans). Les obsèques ont lieu le surlendemain, en présence de la famille et des proches.

Comme si le destin n’était pas assez cruel, ce fait divers médiatisé est instrumentalisé par les adversaires jaloux de la réussite du couple et surtout hostile à Marie l’étrangère (éventuellement juive) mal acceptée du milieu scientifique, supposée maîtresse de Paul Langevin, ancien élève de son mari et en instance de divorce. On parle de suicide de Pierre, voire d’assassinat… Des livres suivront sur cette fausse énigme, vraie fake-news avant la lettre.

Marie Curie va continuer le combat, tout entière vouée à la cause scientifique : « En science, nous devons nous intéresser aux choses, non aux personnes. »

4. Marie Curie (1903)

10 décembre 1903, prix Nobel de physique décerné à Henri Becquerel et à Marie et Pierre Curie « en reconnaissance des services extraordinaires qu’ils ont rendu par leur travail commun sur les phénomènes de rayonnement découverts par le professeur Henri Becquerel ».

« Sans la curiosité de l’esprit, que serions-nous ? Telle est bien la beauté et la noblesse de la science : désir sans fin de repousser les frontières du savoir, de traquer les secrets de la matière et de la vie sans idée préconçue des conséquences éventuelles. »4

Marie CURIE (1867-1934) citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Première et principale source de connaissance du personnage, précieux témoignage signé par la seconde fille du couple Curie. Bon sang ne saurait mentir !

Ève Curie, femme de lettres, pianiste, mannequin et modèle (remarquablement belle), femme engagée, héroïne de la France Libre, journaliste et diplomate française, conseillère spéciale du Secrétaire général de l’OTAN, mariée en 1954 à l’américain Henry Labrousse, président de l’Unicef et nobélisé en 1965 à ce titre : « Il y a eu six Prix Nobel dans ma famille : deux pour ma mère, un pour mon père, un pour ma sÅ“ur, un pour mon beau-frère et un pour mon mari. Il n’y a que moi qui n’ai pas réussi … » aimait-elle dire avec humour. Elle meurt à 103 ans.

Ève Curie reste surtout connue comme l’auteur de la première biographie de sa mère Madame Curie, éditée chez Gallimard, best-seller mondial traduit en 35 langues. Ce sera notre principale source bibliographique.

« Je ne crois pas que l’esprit d’aventure risque de disparaître dans notre monde. Si je vois quelque chose de vital autour de moi, c’est précisément cet esprit d’aventure, qui me paraît indéracinable et s’apparente à la curiosité. »

Marie CURIE (1867-1934), citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Tel est son caractère. Ajoutons le bref résumé de la vie exceptionnelle d’un être d’exception : « Elle est femme, elle appartient à une nation opprimée, elle est pauvre, elle est belle. Une vocation puissante lui fait quitter sa patrie, la Pologne, pour venir étudier à Paris où elle vit des années de solitude, de difficulté. Elle rencontre un homme qui a du génie comme elle. »

« C’est toujours bon d’épouser votre meilleur ami. »

Marie CURIE (1867-1934), citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Elle épouse Pierre Curie qui lui donnera deux filles, Irène et Ève, auteur de sa biographie et très proche de sa mère jusqu’à la fin. Elle résume en quelques lignes cette destinée scientifique à la fois simple et exceptionnelle :

« Leur bonheur est d’une qualité unique. Par l’effort le plus acharné et le plus aride, Marie et Pierre Curie découvrent un corps magique, le radium. Leur découverte ne donne pas seulement naissance à une nouvelle science et à une nouvelle philosophie : elle apporte aux hommes le moyen de soigner une maladie affreuse [le cancer]. Au moment même où la gloire arrive, son merveilleux compagnon lui est ravi par la mort. »

Marie Curie réagit selon sa nature forte et fière, plus que jamais consciente de cette évidence : « J’ai appris que la voie du progrès n’était ni rapide ni facile. » La liaison avérée avec un autre grand scientifique, Paul Langevin, authentique passion, rend cette femme à la fois plus forte et plus fragile : on la surnomme « la Veuve radieuse ». Et alors ? « Pensez à être moins curieux des personnes que de leurs idées » dit-elle. Et elle poursuit sa route.

« Premier principe : ne jamais se laisser abattre par des personnes ou par des événements. »

Marie CURIE (1867-1934), citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Veuve à 39 ans, seule à élever ses deux filles, Ève et Irène, elle est d’apparence froide, allure austère, silhouette fantomatique, toujours de noir vêtue, sans nul souci de son apparence. Son monde reste celui des laboratoires, des chaudrons fumants et des fioles débordant de liquide incandescent. Les images que nous en avons semblent d’un autre âge.

Histoire à suivre. On la retrouvera en 1911, de nouveau prix Nobel pour la suite de ses recherches. Irène Joliot-Curie recevra comme ses parents le prix Nobel de chimie en 1935 avec son époux Frédéric Joliot-Curie pour leurs travaux sur la radioactivité artificielle. Quelle famille !

« La vie n’est facile pour aucun de nous. Mais il faut avoir de la persévérance, et surtout de la confiance en soi. Il faut croire que l’on est doué pour quelque chose, et que cette chose, il faut l’atteindre coûte que coûte. »

Marie CURIE (1867-1934), citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Elle reste un modèle inégalé de femme et de scientifique. La Grande Guerre (1914-18) lui donnera l’occasion de se surpasser, au service des blessés. On estime à un million le nombre de vies sauvées par son action. « Coûte que coûte » - elle mourra victime du radium, à 66 ans.

5. Frédéric Mistral (1904)

Prix Nobel de Littérature attribué en 1904 « en considération de sa poésie si originale, si géniale et si artistique, ainsi qu’en raison des travaux importants dans le domaine de la philologie provençale. »

« Le soleil me fait chanter. »5

Frédéric MISTRAL (1830-1914), sa devise

Écrivain et lexicographe provençal de langue d’oc, né le 8 septembre 1830 à Maillane (Bouches-du-Rhône) et mort le 25 mars 1914 dans la même ville. Il ne quittera pas le soleil, faisant ses études à Avignon, au collège de la rue qui porte aujourd’hui son nom si évocateur de cette région : Mistral. Et ce n’est pas un pseudonyme.

Signe très particulier, il bat le record des pseudonymes, naturellement en langue provençale.

Mèste Franc, Gui de Mount-Pavoun, Cousinié Macàri, Michèu Gai, Lou Cascarelet, Grand la Borgno, Boufarèu, Lou Felibre de Bello Visto, Un Maianen, Lou Felibre dóu Mas, Ambròsi, Antoine Chansroux, Lou Canounge de N-D. de Casten, Lou Felibre de Bèuvezet, Lou Felibre Calu, Jan Chaplo Verne, Un Jouine Felibre, Lou Medecin di Torro, Tounin Clapo, Lou Tout-Obro.

Série non exhaustive des pseudos de Mistral, qui plus est très originaux et difficilement traduisibles.

Autre signe particulier, Mistral est sans doute le seul poète auteur d’un dictionnaire, Lou Tresor dóu Felibrige (1878). Loin d’être centré sur le dialecte provençal, le Trésor du Félibrige, dictionnaire français/occitan du XIXe siècle, regroupe l’intégralité de la langue occitane sous l’appellation « langue provençale » usitée à l’époque. Pour Mistral, la langue constitue « le témoignage le plus marquant des générations qui se succèdent au cÅ“ur même de la culture. » Avec l’accent et en VO, cela semble encore plus évident : « La gardaren riboun ribagnon nosto rebello lengo d’o »…

« La gardaren riboun ribagnon nosto rebello lengo d’o »
 « Nous la garderons bon gré mal gré, notre rebelle langue d’oc. »
« Lou plus bèu de tóuti li libre es lou païs ounte abitan »
« Le plus beau de tous les livres est le pays où l’on habite »

Frédéric MISTRAL (1830-1914), profession de foi (version bilingue pour le public non initié)

Défenseur le plus célèbre de la langue provençale pour l’ensemble de son Å“uvre (écrite en occitan dans son dialecte provençal), son titre le plus connu reste Mirèio, alias Mireille.

« Troupeau qui mène son gardien est broyé tôt ou tard dans la gueule du loup. »

Frédéric MISTRAL (1830-1914), Mirèio (Mireille) (1859)

Il commença très jeune et écrivit à 25 ans ce long poème en langue provençale, composé de 12 chants. Il nous conte l’histoire de Mireille, jeune fille de Provence, amoureuse de Vincent. Outre cette romance entre les amants, c’est une déclaration d’amour à la Provence et l’œuvre littéraire la plus emblématique de la culture provençale, reconnue comme telle par deux noms qui font autorité, Ripert et Lamartine.

« Les mots amour et jeunesse situent Mirèio comme poème d’amour en même temps que comme poème national, puisqu’à cet amour sont liés par le troisième vers les paysages de la Provence, cultivée, déserte et maritime, les blés, la Crau, la mer. »

Émile RIPERT (1882-1948), Notes et Commentaires pour le Poème de Miréio (1935)

Selon ce professeur de langue et de littérature provençale (ami proche du poète), Mistral introduit le sujet et l’essence de son poème dès les premiers vers : « Cante uno chato de Prouvènço. Dins lis amour de sa jouvènço,. A travès de la Crau, vers la mar, dins li bla. »

Le thème est classique, dans la tradition de Roméo et Juliette : passionnément éprise de Vincent depuis longtemps, Mireille, lors d’une féria (foire) dans la ville d’Arles, repousse les avances de trois riches prétendants : Ourrias l’éleveur de taureaux, Véran l’éleveur de chevaux, Alâri propriétaire de troupeaux. Mais les parents de Mireille, cultivateurs aisés, refusent son union avec Vincent, un va-nu-pieds de 16 ans, réparateur de paniers.

Cœur en peine, elle prend la route des Saintes-Maries-de-la-Mer pour prier et implorer les Trois Maries, disciples de Jésus, afin que ses parents reviennent sur leur décision. Ce périple lui sera fatal. Écrasée par la chaleur du soleil de Camargue, Mireille voit les Saintes Maries lui apparaître et lui conter leur histoire. Quand sa famille la retrouve enfin, la mourante (à jamais vierge) entrevoit le bonheur d’un autre monde.

Lamartine qui apprécie Mistral et son action en faveur de la langue provençale chante ses louanges dans son « Cours familier de littérature », lors de la publication de Mirèio.

« Je vais vous raconter, aujourd’hui, une bonne nouvelle ! Un grand poète épique est né. Un vrai poète homérique, en ce temps-ci ; […] Oui, ton poème épique est un chef-d’Å“uvre ; le parfum de ton livre ne s’évaporera pas en mille ans. »

Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), texte publié dans Le Figaro, 28 mars 2014

Le jeune Mistral doit beaucoup à cet adoubement signé d’un poète renommé (personnage politique de premier plan sous la Monarchie de Juillet et aux premières heures de la Deuxième République).

Il lui dédie son livre en ces termes :
« À Lamartine / Je te consacre Mireille : c’est mon cÅ“ur et mon âme ;
C’est la fleur de mes années ; / C’est un raisin de Crau qu’avec toutes ses feuilles / T’offre un paysan. »

Mirèio sera bientôt traduite en une quinzaine de langues européennes, dont le français et par Mistral lui-même.

Consécration lyrique de poids à l’époque, le poème épique en provençal devient Mireille, opéra en cinq actes, composé par Charles Gounod (qui mit aussi en musique Faust et Roméo et Juliette) sur un livret de Michel Carré, créé le 19 mars 1864 au Théâtre Lyrique. Boudé à l’origine par sa fin mélodramatique, l’œuvre est régulièrement reprise avec succès.

Suprême honneur, le prix Nobel de littérature attribué à Frédéric Mistral.

Dès 1901, lors de la première session il faisait figure de favori, mais on lui préféra Sully Prudhomme, candidat officiel de l’Académie française.

L’Académie suédoise récompense sa poésie originale et ses travaux en philologie provençale. La légitimité poétique de la langue d’oc se trouve ainsi reconnue à l’échelle internationale, le prix Nobel signalant sa valeur universelle dépassant le régionalisme.

Ce prix récompensant une langue minoritaire se renouvellera une seule fois, en 1978 : Isaac Bashevis Singer distingué pour son œuvre écrite en yiddish.

6. Marie Curie (1911)

Second prix Nobel en 1911 « pour ses contributions à l’avancement de la chimie par la découverte des éléments Radium et Polonium, l’isolation du Radium et l’étude de la nature et des composants de ce remarquable élément ».

« Je suis de ceux qui pensent que la science est d’une grande beauté. Un scientifique dans son laboratoire est non seulement un technicien : il est aussi un enfant placé devant des phénomènes naturels qui l’impressionnent comme des contes de fées. »6

Marie CURIE (1867-1934), citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Parole de femme, mère de deux filles, et d’une scientifique deux fois prix Nobel, de physique (1903) et de chimie (1911). Très proche de sa mère, Ève Curie témoigne fidèlement : « Malgré la détresse du cœur et des maux physiques, elle continue seule la tâche entreprise, et développe avec éclat la science créée par le couple. » C’est sa manière d’être fidèle à son mari disparu et au personnage qu’elle incarne elle-même.

« On ne fait jamais attention à ce qui a été fait ; on ne voit que ce qui reste à faire. »

Marie CURIE (1867-1934), citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Sa carrière culmine en 1911 : prix Nobel de chimie - doublé unique dans l’histoire, après son Nobel de physique partagé avec son époux et leur confrère Becquerel.

Comme Pierre, Marie n’a que faire de reconnaissance, mais elle doit affronter la rumeur : terrible surnom, la « Veuve radieuse » est la maîtresse de son confrère Paul Langevin en instance de divorce. La presse nationaliste prompte à réagir dans cette première entre-deux-guerres dénonce le scandale, tandis que plusieurs duels à l’épée au vélodrome du Parc des Princes opposent les partisans et les détracteurs du nouveau couple !

Marie consacre pourtant l’essentiel de sa passion à la recherche. Quand la guerre éclate en 1914, elle se rapproche du Dr Béclère qui lui enseigne l’usage des rayons X à des fins diagnostiques. Elle décide alors de mettre ses connaissances au service de la santé - et de la France. Ses recherches auraient pu lui assurer une situation financière très confortable, mais elle a choisi de ne pas les breveter : « Les découvertes appartiennent au peuple ».

« Chacun de nous doit travailler pour son propre perfectionnement et en même temps partager une responsabilité générale pour toute l’humanité. »

Marie CURIE (1867-1934), citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Sur le front, elle découvre l’horreur de la guerre : pénurie de denrées alimentaires et de médicaments, blessés évacués à même la paille dans des wagons à bestiaux, avec une majorité de médecins qui ne savent pas opérer. Des milliers de soldats meurent faute de soins. D’autres sont amputés à cause d’erreurs de diagnostic.

Mi-août 1914, Marie Curie crée le premier service de radiologie mobile. Soutenue désormais par de riches bienfaiteurs, elle récupère plus de 200 véhicules (les « Petites Curie ») qu’elle équipe de dynamos, d’appareils à rayons X et de matériel photo. Elle sillonne les routes et longe les terribles tranchées à la recherche de blessés. Ses postes de radiologie auraient sauvé un million de vies pendant la guerre ! À 17 ans, Irène rejoint Marie au front : sa fille cadette la seconde, en même temps qu’elle apprend sur le terrain.

« Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »

Marie CURIE (1867-1934), citée par sa fille Ève Curie, Madame Curie (1938)

Et d’ajouter ce message qui vaut aujourd’hui encore : « C’est maintenant le moment de comprendre davantage, afin de craindre moins. La seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même. » Cela fait écho à la phrase de Jésus dans l’évangile de Matthieu, lors de l’épisode de la Transfiguration (Mt, 17, 7) ou dans l’épisode de la Marche sur les eaux, rapportée dans l’évangile de Jean (Jn, 6, 20) : « N’aie pas peur ! » Reprise par le pape Jean Paul II : « N’ayez pas peur ! »

Mais Marie Curie souffre d’une trop grande exposition aux éléments radioactifs qu’elle étudie depuis 1898, atteinte au niveau des yeux et des oreilles. Au début des années 1920, très affaiblie, elle pense que le radium pourrait avoir une responsabilité dans ses problèmes de santé… Elle continue malgré tout de diriger son Institut du radium, spécialisé dans la thérapeutique contre le cancer grâce aux radiations produites par le radium.

Atteinte d’une leucémie radio-induite ayant déclenché une AA (anémie aplasique), elle part en juin 1934 au sanatorium de Sancellemoz (Haute-Savoie). Elle refuse tout acharnement thérapeutique qu’elle sait inutile et meurt le 4 juillet, à 66 ans. Sa fille Irène Joliot-Curie mourra en 1956 d’une leucémie aiguë liée aussi à son exposition au polonium et aux rayons X.

20 avril 1995, sur décision du président Mitterrand, les cendres de Pierre et Marie Curie sont transférées du cimetière familial de Sceaux au Panthéon de Paris.

Au-delà de son génie pour les sciences, Marie Curie a travaillé toute sa vie pour que ses découvertes soient mises au service du plus grand nombre. Elle s’est aussi engagée pour les droits des femmes, l’émancipation par le savoir, le progrès social et la paix entre les peuples. Sa fille Irène poussera plus loin encore cet engagement personnel. Cette fois encore, bon sang ne saurait mentir.

7. Romain Rolland (1915)

En novembre 1916, l’Académie suédoise décerne à Romain Rolland le Prix Nobel de littérature de 1915  « comme un hommage à l’idéalisme de sa production littéraire et à la sympathie et l’amour de la vérité avec laquelle il a décrit les différents types d’êtres humains. »

« Peu importe le succès, il s’agit d’être grand, non de le paraître. »7

Romain ROLLAND (1866-1944), La Vie de Beethoven (1903)

Après cette biographie et avec une culture musicale très poussée, l’auteur prendra le personnage de Beethoven comme héros de son Å“uvre la plus connue, Jean-Christophe, entre autres titres de gloire dans une Å“uvre considérable : près de 100 titres, dont ce roman-fleuve en 10 tomes, cycle qui l’occupera près de dix ans. Il devra en grande partie son prix Nobel à cette Å“uvre, son succès populaire, ses « grands sentiments » et la transcendance  qui l’animent. Le fond reste valable, la forme peut aujourd’hui décourager le lecteur, mais Jean-Christophe demeure une véritable mine de citations à méditer, étrangement interchangeables au fil de ses écrits.

« Un héros, c’est celui qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas. »
« On ne fait pas ce qu’on veut. On veut, et on vit : cela fait deux. »
« Chacun porte au fond de lui comme un petit cimetière de ceux qu’il a aimés. »

Romain ROLLAND (1866-1944), Jean-Christophe (1904-1912)

L’œuvre retrace la vie de Jean-Christophe Krafft, pianiste, violoniste, chef d’orchestre et compositeur de génie, de sa naissance (1. L’Aube) à sa fin (10. La Nouvelle journée). Le héros, type de personnage cher à l’auteur, incarne l’espoir d’une humanité réconciliée, illustrant la complémentarité de la France et de l’Allemagne – à la veille de la Grande Guerre… C’est aussi un héros romantique comme le Werther de Goethe et l’ombre portée du géant musical, Beethoven, qui appartiennent véritablement au patrimoine national de l’humanité.

La vie du héros se transforme ainsi en quête d’une sagesse humaine : il passe par une série d’épreuves – référence aux « cercles de l’Enfer » dans la Divine Comédie de Dante - et doit maîtriser ses passions, avant de dominer sa vie et d’atteindre à l’Harmonie, en coïncidence avec le rythme de la Vie universelle.

« Celui qu’on aime a tout droit contre vous, même de ne plus vous aimer. »
« Tu ne vivrais pas, si tu ne croyais pas. Chacun croit. »
« La vie n’est pas triste. Elle a des heures tristes. »
« Quand un Français a des idées, il veut les imposer aux autres. Quand il n’en a pas, il le veut tout de même. »

Romain ROLLAND (1866-1944), Jean-Christophe (1904-1912)

À travers son héros, l’auteur s’exprime tout entier, passant du mysticisme à l’humour avec une sincérité absolue, « marque de fabrique » de cet intellectuel de gauche, l’un des plus déchirés de sa génération, déplorant d’être souvent mal compris… mais néanmoins reconnu et honoré.

« Le métier des intellectuels est de chercher la vérité au milieu de l’erreur. »

Romain ROLLAND (1866-1944), Au-dessus de la mêlée (1915), à lire en ligne [archive] sur Gallica

Ce manifeste pacifiste doit être contextualisé plus que toute autre Å“uvre et médité aussi longtemps que les guerres succèdent aux guerres, avec une prise de conscience qui nous oblige à réagir : « Les hommes ont inventé le destin afin de lui attribuer les désordres de l’univers, qu’ils ont pour devoir de gouverner. »

Ce militantisme inlassablement réaffirmé explique aussi le prix Nobel de Romain Rolland, qui aurait pu être de Paix autant que de Littérature. Mais pendant les quatre années de la Grande Guerre, le seul Nobel de la Paix attribué récompensera le CICR (Comité International de la  Croix-Rouge) en 1917.

« Que votre Révolution soit celle d’un grand peuple, sain, fraternel, humain, évitant les excès où nous sommes tombés ! »

Romain ROLLAND (1866-1944) adressant son salut et cette mise en garde aux Russes, en mai 1917. Bernard Duchatelet, Romain Rolland tel qu’en lui-même (2002)

Le mouvement révolutionnaire qui abattit le régime tsariste en février 1917 fit naître autant d’espoirs que de craintes en Europe. Tous les intellectuels seront concernés – et divisés. Après la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917, la révolution aboutit à l’instauration de la République socialiste soviétique fédérative de Russie en janvier 1918.

Au milieu des années 1920, de par son engagement de plus en plus affirmé en faveur de l’URSS, on trouvera Romain Rolland au cœur des réseaux de soutien au régime soviétique, devenant le plus connu des « Amis de l’URSS » européens.

« Tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous – et au besoin contre tous. »

Romain ROLLAND (1866-1944), Clérambault (1920)

Agénor Clérambault (ne pas confondre avec le Clérambard de Marcal Aymé !) est une sorte de Français moyen un peu romantique, plein de bonté, vivant plutôt bien entre sa femme et ses deux enfants. Mais la guerre donne un nouveau sens à son existence, suite au drame qui le frappe : son fils Maxime tué dans une offensive militaire. Sa prise de conscience, sa reconnaissance des préjugés collectifs font de lui un « poète de guerre ».

Il va « lutter pour conquérir sa liberté personnelle » (Stefan Zweig), dénoncer avec courage la tragédie de la guerre, devenir « un contre tous », « martyr de la vérité. » Pour conclure, désabusé : « On ne peut pas aider les hommes, on ne peut que les aimer. »

Pourtant, l’homme le plus simple peut être plus fort que la multitude, « pourvu qu’il maintienne fermement sa volonté d’être libre à l’égard de tous et vrai envers soi-même. » Autrement dit, « La vérité, c’est de chercher toujours la vérité. » Ce que fera inlassablement Romain Rolland, envers et contre tout et tous.

« Même sans espoir, la lutte est encore un espoir (…) Agir, c’est croire. »

Romain ROLLAND (1866-1944), L’Âme enchantée (1922)

Il fut plus douloureusement que tout autre la conscience européenne de l’entre-deux-guerres. Intellectuel engagé, écrivain pacifiste, animé d’un idéal humaniste en quête d’un monde non violent et cherchant inlassablement un moyen de communion entre les hommes, il faut imaginer ce qu’il a pu souffrir : enfant durant la guerre franco-allemande de 1870-1871, prix Nobel exposé aux regards  du monde au début de la Grande Guerre de 1914-1918 et mort le 30 décembre 1944, quand la Seconde Guerre mondiale n’est pas encore finie. Avec le même acharnement dans l’action et la pensée : « En voulant, on se trompe souvent. Mais, en ne voulant pas, on se trompe toujours. »

« Avec le prolétariat, toutes les fois qu’il respectera la vérité et l’humanité. Contre le prolétariat, toutes les fois qu’il violera la vérité et l’humanité. »2642

Romain ROLLAND (1866-1944), à Amédée Dunois, Réponse à l’Humanité (1922). Un beau visage à tous les sens (1967), Marie Romain Rolland (sa veuve)

Écrivain lancé dans l’action avec le cœur à gauche, une sincérité n’ayant d’égale que sa générosité, mais un refus de tout embrigadement, une volonté de conserver « l’indépendance de l’esprit, d’abord, et avant tout, et contre tout, coûte que coûte ». D’où son hostilité à toute dictature et raison d’État, maintes fois répétée à ses amis communistes souvent inconditionnels, et sa certitude que « l’esprit vraiment révolutionnaire est armé aussi bien contre les préjugés nouveaux de la Révolution prolétarienne que contre les préjugés anciens de la monarchie bourgeoise » (À l’Académie de Moscou, 1925).

« La religion de la Non-violence n’est pas seulement pour les saints, elle est pour le commun des hommes. C’est la loi de notre espèce, comme la violence est la loi de la brute. »

Romain ROLLAND (1866-1944), Mahatma Gandhi (1924)

Son livre sur Gandhi (surnommé par son peuple « Mahatma », la grande âme) contribue à faire connaître ce guide spirituel de l’Inde et du mouvement pour l’indépendance de son pays (il le rencontrera personnellement en 1931). Cela renforce son engagement pour la non-violence, au cÅ“ur de l’œuvre de Léon Tolstoï qu’il admirait aussi : » La violence n’est le Credo d’aucune religion. »

« Nous ne choisissons point. Notre destin choisit. Et la sagesse est de nous montrer dignes de son choix, quel qu’il soit. »

Romain ROLLAND (1866-1944). Le Voyage intérieur (1942)

Dernière œuvre de cet éternel pacifiste à contre-temps de son époque, il ne verra pas la fin de « sa » troisième guerre. Il appartient douloureusement à une génération directement exposée aux tragédies de l’Histoire.

8. Anatole France (1921)

Prix Nobel de Littérature en 1921 « pour l’ensemble de son œuvre. »

L’Histoire en citations sert de tribune à l’intellectuel engagé, grand historien contemporain et dreyfusard de la première heure, réputé le meilleur auteur de son temps, styliste et ironique, tombé dans une disgrâce injuste.

« Napoléon, Monsieur le Vidame, eut une autre femme que Joséphine et que Marie-Louise. Cette compagne porte un manteau d’azur constellé d’étoiles, elle est couronnée de lauriers […] la croix d’honneur brille sur sa poitrine […] Elle se nomme la Gloire. »8

Anatole FRANCE (1844-1924), Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881)

Premier succès littéraire de François-Anatole Thibault, dit Anatole France, fils de libraires, médiocre élève au collège, mais animé d’une vocation littéraire et d’un don évident. Jeune poète parnassien (c’est la mode), il se lance dans le roman à 37 ans, créant le personnage de l’érudit enfermé (voire réfugié) dans sa bibliothèque, distrait, lunaire, aimable et souvent naïf.

Quant à son goût pour l’Histoire, il se manifeste ici par sa quête d’un vieux manuscrit, La Légende dorée, et un aimable bavardage sur Napoléon à Sainte-Hélène.

« Puisqu’elle [la Troisième République] gouverne peu, je lui pardonne de gouverner mal. »2390

Anatole FRANCE (1844-1924), Histoire contemporaine (publiée de 1897 à 1901). L’Anneau d’améthyste (1899)

La Troisième République née en 1871 s’est installée non sans mal : modérée, mais surtout faible. La faute en revient aux hommes qui gouvernent et aux institutions qui ont débouché sur un parlementarisme où les crises, les scandales et les diverses « affaires » se multiplient.

Anatole France prête son scepticisme intellectuel et souvent désabusé à son héros, M. Bergeret qui prend la défense du régime, faisant un éloge inattendu des faiblesses de cette République.

« Nous n’avons point d’État. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d’État, c’est la raison des bureaux. »2392

Anatole FRANCE (1844-1924), Histoire contemporaine. L’Anneau d’améthyste (1899)

C’est une plainte et un mal typiquement français qui augmente avec la complexité de la vie publique et l’omniprésence de l’État. Mais l’impôt et l’intendant polarisaient déjà l’essentiel des doléances, sous l’Ancien Régime.

« Il n’est pas de gouvernements populaires. Gouverner, c’est mécontenter. »2397

Anatole FRANCE (1844-1924), Histoire contemporaine. Monsieur Bergeret à Paris (1901)

Telle est l’une des leçons tirée de son Histoire contemporaine : scepticisme philosophique de l’écrivain qui n’hésite cependant pas à s’engager de plus en plus dans les grandes luttes de son temps : pour Dreyfus, pour le socialisme et même pour le communisme – mais sans l’inconditionnalité des convertis à cette nouvelle religion politique.

« Il n’y a plus beaucoup de républicains en France. La République n’en a pas formé. C’est le gouvernement absolu qui forme les républicains. »2529

Anatole FRANCE (1844-1924), Histoire contemporaine. Monsieur Bergeret à Paris (1901)

Dernier des quatre volumes de son Histoire contemporaine, « pamphlet formidable présenté avec un sourire enchanteur » (Émile Faguet), c’est le résumé piquant et pessimiste de la société française marquée par l’Affaire Dreyfus. Anatole France demeure fidèle à ses convictions socialistes, bientôt communistes, mais loin de tout dogmatisme et même de tout parti.

Vérité paradoxale : le régime a résisté à toutes les crises, la République modérée est devenue radicale, mais les Français sont plus que jamais critiques et divisés. C’est sans doute dans nos gènes. Rappelons le mot de Louis XVI, encore Dauphin en 1770 : « Les Français sont inquiets et murmurateurs, les rênes du gouvernement ne sont jamais conduites à leur gré […] On dirait que la plainte et le murmure rentrent dans l’essence de leur caractère. »

« Ils [les ministres] tomberont de si bas que leur chute même ne leur fera pas de mal. »2507

Anatole FRANCE (1844-1924), Les Opinions de M. Jérôme Coignard (1893)

On croirait entendre Clemenceau, même humour, même clairvoyance…

Le temps des crises s’éternise sous cette République (surtout de 1885 à 1905) et le régime s’y épuise, lentement mais sûrement. Le personnel politique est toujours aussi médiocre dans la « République des camarades » et l’opinion publique se lasse des jeux de ces politiciens professionnels, pimentés de scandales nombreux.

« Envions-le [Zola], sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine. »2536

Anatole FRANCE (1844-1924), Éloge funèbre d’Émile Zola, 5 octobre 1902. Réhabilitation d’Alfred Dreyfus par la Chambre des députés [en ligne], Assemblée nationale

Discours prononcé au cimetière de Montmartre, à l’enterrement de Zola. Anatole France fait naturellement allusion au combat mené par son confrère romancier pour que la vérité éclate enfin dans l’Affaire. Lui-même fit partie de ces intellectuels minoritaires, engagés dans le camp des « révisionnistes » contre une opinion publique majoritairement antisémite et/ou nationaliste.

« J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme. La raison nous guide et nous éclaire; quand vous en aurait fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes. »
« C’est la certitude qu’ils tiennent la vérité qui rend les hommes cruels. »
« L’unique fin des êtres semble de devenir la pâture d’autres êtres destinés à la même fin. »
« Ne me dis pas que la Révolution établira l’égalité, parce que les hommes ne seront jamais égaux ; ce n’est pas possible, et l’on a beau mettre le pays sans dessus dessous : il y aura toujours des grands et des petits, des gras et des maigres. »
« Quand la nation se trouve sous le canon des ennemis et sous le poignard des traîtres, l’indulgence est parricide. »

Anatole FRANCE (1844-1924), Les Dieux ont soif (1912)

Cette critique du climat de Terreur et des idéaux utopistes est mal reçu par la gauche. Mais ce roman historique est le chef d’œuvre de sa maturité. L’auteur écrivait en 1891 : « Les hommes de 93 furent dans une situation horrible. Il furent surpris, lancés, perdus dans une formidable explosion : ils n’étaient que des hommes ».

Le récit illustre cette vision de la Terreur. L’histoire n’est pas une science, c’est un art et comme tel, elle doit accorder la plus grande importance à l’existence des hommes.

À côté du fanatique révolutionnaire Évariste Gamelin, jeune peintre parisien engagé dans la section de son quartier du Pont-Neuf, les autres personnages des Dieux ont soif, entraînés par le mécanisme tragique d’un pouvoir épris d’absolu et altéré de sang, nous sont décrits au cœur d’une situation d’urgence, avec leurs soucis et leurs plaisirs quotidiens. Mais les responsables de la Terreur, menant le pays par des idées abstraites, sont décidés à faire le bonheur des hommes malgré les hommes. L’imagination froide d’Évariste Gamelin ne lui permet pas de mesurer les ravages du « déisme d’État » (rappelons la Fête de l’Être suprême, chère à Robespierre à la veille de sa chute). Peintre raté, Évariste Gamelin devient un excellent juré du Tribunal révolutionnaire, envoyant chacun à la mort avec indifférence. Lui-même sera pris dans le terrible engrenage. Reste que la vie continue, avec ses forces invincibles incarnées par Élodie, sa maîtresse. Cette vision de l’Histoire est une interrogation sur le pouvoir qui dépasse le cadre strict de la Terreur et renvoie à toutes les dictatures de gauche comme de droite.

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. »2641

Anatole FRANCE (1844-1924), L’Humanité, 18 juillet 1922. La Mêlée des pacifistes, 1914-1945 (2000), Jean-Pierre Biondi

À partir des années 1920, les liens entre la politique et l’économie, l’imbrication de la haute administration, du monde des affaires et du personnel politicien deviennent de plus en plus évidents et le problème de l’engagement se pose plus que jamais aux intellectuels.

Prix Nobel de littérature en 1921, Anatole France prête son appui au socialisme, puis au communisme naissant. Animé d’une « ardente charité du genre humain », souvent engagé dans des luttes politiques (aux côtés de Zola dans l’Affaire Dreyfus), il se garde cependant de tout dogmatisme et se méfie de toutes les mystiques, contrairement à nombre d’intellectuels aveuglés par leur engagement.

9. Aristide Briand (1926)

Prix Nobel de la Paix en 1926, conjointement avec Gustav Stresemann, pour son action comme ministre des Affaires étrangères en faveur de la réconciliation entre la France et l’Allemagne (accords de Locarno, 1925). L’Histoire en citations met en scène le personnage et cette action déterminante – avec ses limites.

« Si pour défendre l’existence de la nation […] le gouvernement n’avait pas trouvé dans la loi de quoi rester maître de ses frontières […] aurait-il dû recourir à l’illégalité, il y serait allé. »9

Aristide BRIAND (1862-1932), Chambre des députés, 29 octobre 1910. Aristide Briand (1932), Victor Margueritte

Chef du gouvernement, il est interpellé au sujet de la grande grève des cheminots qui entraîne révocations et réquisitions – cette grève menaçant la circulation des troupes, au cas où il aurait fallu amener les soldats aux frontières. Évoquer le recours possible à l’illégalité, c’est répondre au slogan de la CGT : « La grève générale, révolutionnaire et violente pour la révolution sociale intégrale ».

Par ses outrances verbales, son délire anarchiste, ses irresponsabilités, le syndicat s’est coupé du pays. Gouvernement, majorité radicale, syndicats, absolument personne en France n’a la maturité nécessaire pour affronter, et moins encore résoudre les grands conflits sociaux du temps !

« Certes, nos différends n’ont pas disparu, mais, désormais, c’est le juge qui dira le droit […] Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! »2654

Aristide BRIAND (1862-1932), ministre des Affaires étrangères, Discours du 10 septembre 1926. Histoire de l’Europe au XXe siècle : de 1918 à 1945 (1995), Jean Guiffan, Jean Ruhlmann

À l’inverse de Poincaré qui (avec le président Doumergue) incarne la fermeté face à l’Allemagne, Briand croit à la réconciliation, au désarmement, au droit international et à la Société des nations (SDN) garante de la paix.

Après le pacte de Locarno d’octobre 1925 qui garantit les frontières fixées au traité de Versailles, le ministre des Affaires étrangères salue l’entrée de l’Allemagne au sein de la SDN.

« Moi, je dis que la France […] ne se diminue pas, ne se compromet pas, quand, libre de toutes visées impérialistes et ne servant que des idées de progrès et d’humanité, elle se dresse et dit à la face du monde : « Je vous déclare la Paix ! » »2655

Aristide BRIAND (1862-1932), Paroles de paix (1927)

Le 10 décembre 1926, le « Pèlerin de la Paix », surnommé aussi « l’Arrangeur » pour son aptitude à trouver à tout problème une solution de compromis, plus de vingt fois ministre (notamment aux Affaires étrangères), reçoit le prix Nobel de la paix – avec son homologue allemand Gustav Stresemann.

« Il est un droit supérieur à tous les autres : c’est le droit, pour une collectivité nationale, de vivre dans son indépendance et dans sa fierté. »2657

Aristide BRIAND (1862-1932), Paroles de paix (1927)

Inlassable partisan de la paix et de la collaboration internationale, notre ministre des Affaires étrangères veut renouer d’heureuses relations avec les États-Unis en froid avec la France, ne remboursant pas ses dettes américaines et occupant la Ruhr en 1924 – parce que l’Allemagne ne payait pas. Briand négocie avec Frank Billings Kellogg, secrétaire d’État aux Affaires étrangères du président Coolidge.

« Voilà ce qu’est le pacte de Paris. Il met la guerre hors la loi. Il dit aux peuples : la guerre n’est pas licite, c’est un crime. La nation qui attaque une autre nation, la nation qui déclenche ou déclare la guerre, est une criminelle. »2658

Aristide BRIAND (1862-1932), Chambre des députés, 1er mars 1929. La Mêlée des pacifistes, 1914-1945 (2000), Jean-Pierre Biondi

Ministre des Affaires étrangères, Briand est lyrique pour présenter à l’Assemblée nationale le pacte Briand-Kellogg du 27 août 1928 qu’il a conçu avec son homologue américain couronné à son tour par le Nobel de la Paix à la fin de cette année.
Au terme de ce traité signé à Paris, 15 pays (bientôt suivis par 48 autres, y compris l’Allemagne, le Japon et l’URSS) condamnent la guerre « comme instrument de la politique nationale ».

Malheureusement, nulle sanction n’est prévue en cas d’infraction ! Et déjà, Adolf Hitler a rédigé Mein Kampf (1924), ne dissimulant rien de l’Ordre nouveau qu’il veut imposer à l’Europe ; déjà il organise le parti nazi (Parti national-socialiste ouvrier) et a créé en 1926 les SS (police militarisée). Le krach de Wall Street, ce « Jeudi noir » du 24 octobre 1929 où les valeurs boursières s’effondrent avant d’entraîner l’économie mondiale dans la tourmente, ruine les rêves de paix et favorise l’arrivée d’Hitler au pouvoir. C’en est bientôt fini de l’ère Briand.

10. Henri Bergson (1927)

Prix Nobel de Littérature attribué en 1927 au philosophe qui voulait œuvrer « dans le même sens que l’art », autrement dit en écrivain faisant place aux images, aux figures, à la fiction, aux créatures imaginaires, voire aux fantômes.

« L’idée de l’avenir est plus féconde que l’avenir lui-même. »10

Henri BERGSON (1859-1941), Essai sur les données immédiates de la conscience (1889)

Né à Paris d’un père juif polonais et d’une mère anglaise, Bergson devient une star de la philosophie et bien avant son prix Nobel ! Nommé professeur au Collège de France en 1900, on se presse à ses cours, on le lit et on le commente dans les salons, on le cite encore aujourd’hui malgré sa complexité.

Il consacre ce premier essai (sa thèse de doctorat) à l’idée de durée, concept clef de la pensée bergsonienne. La durée échappe à la conscience qui passe elle-même par une multiplicité d’états.

À la différence du temps objectif mesurable par les horloges, la durée correspond à la succession de nos états de conscience, une multiplicité organisée comme les différents éléments d’une mélodie. À une époque où le positivisme d’Auguste Comte, la foi dans la science et le progrès sont à leur comble, cela peut paraître étonnant. Bergson sera le philosophe de l’élan vital, de la durée opposée au temps objectivement mesurable, du refus de réduire la conscience et la mémoire au cerveau.

Il trouve aussitôt son public. Dans Matière et Mémoire (1896), il distingue la mémoire qui fonctionne comme une bibliothèque personnelle d’images et de souvenirs, et celle qui s’ancre dans les habitudes du corps.

« L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. »

Henri BERGSON (1859-1941), L’Évolution créatrice (1907)

Dans ce nouvel essai philosophique, il développe l’idée d’une « création permanente de nouveauté » par la nature.

Il privilégie l’instinct : « L’instinct achevé est une faculté d’utiliser et même de construire des instruments organisés ; l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés. »

Il s’oppose au positivisme d’Auguste Comte selon qui le progrès de l’humain est tel que toute chose peut être expliquée par les découvertes des six sciences fondamentales : chimie, physique, biologie, mathématique, astronomie, sociologie. « La science antique portait sur des concepts, tandis que la science moderne cherche des lois. »

Si Bergson se méfie de la science qui considère le vivant d’un point de vue mécanique, il s’approprie les débats scientifiques de son époque. L’Évolution créatrice fait de l’évolution des espèces chère à Darwin un élan vital créateur de nouveauté, qui anime les organismes et se confond avec « la durée réelle, efficace, qui est l’attribut essentiel de la vie ». Sans oublier que « La route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. »

Après Darwin, Bergson se confronte à Einstein. Il croit reconnaître sa propre notion de durée dans la théorie de la relativité et l’idée d’un temps relatif au système physique dans lequel l’observateur est pris. Durée et Simultanéité (1922) se compose pour l’essentiel d’équations compliquées… qui se révèleront fausses, au grand dam de Bergson.

Qu’importe, on ne retient que son essai le plus réussi et le plus populaire !

« La seule cure contre la vanité, c’est le rire, et la seule faute qui soit risible, c’est la vanité. »

Henri BERGSON (1859-1941), Le Rire (1900)

Notre philosophe y analyse le comique comme « du mécanique plaqué sur du vivant », tout en percevant le rire comme une façon de prendre ses distances avec autrui – « l’indifférence est son milieu naturel ».

« Certains ont défini l’homme comme « un animal qui rit ». Ils pourraient aussi le définir justement comme un animal dont on rit. »

Henri BERGSON (1859-1941), Le Rire (1900)

L’auteur fait du rire le propre de l’homme. Lorsque nous rions d’un animal, c’est parce que nous déplaçons ce qui nous ferait rire chez un homme sur un animal. « Le comique suppose une certaine forme d’insensibilité. » Pour Bergson, le rire s’adresse à l’intelligence pure, au cérébral.

Comme au théâtre depuis le XVIIe classique, il distingue le comique de gestes (gifles, chutes, mimiques, etc.), de mots (jeux de mots, grossièretés, patois, etc.), de situation (ignorance, quiproquo, etc.), de caractère (personnage stupide, jaloux, avare, etc.) et le comique de répétition (une situation ou une phrase qui se répète).

En synthèse, Bergson réduit toutes les situations comiques à trois procédés : la répétition, l’inversion et l’interférence des séries (le quiproquo). Tout effet comique étant médiatisé par le langage, le comique de langage résulte lui aussi de ces procédés, mais il y ajoute une plus forte dimension culturelle.

Autre thème aussi universel que le rire, la religion.

« On trouve des sociétés qui n’ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n’y a jamais eu de sociétés sans religion. »

Henri BERGSON (1859-1941), Les Deux sources de la morale et de la religion (1932)

Il pose la distinction restée célèbre entre « société ouverte » et « société fermée (ou close) », reprise dans une autre perspective par l’épistémologue Karl R. Popper.

Les sociétés closes reposent sur un ensemble de principes – une morale valable uniquement pour un groupe de personnes donné (la famille, le clan). Les sociétés ouvertes sont parvenues à bâtir un système de valeurs qui se veulent universelles.

« La cohésion sociale est due en grande partie à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres. »

Henri BERGSON (1859-1941), Les Deux sources de la morale et de la religion (1932)

De fait, « l’union sacrée » est souvent de règle en temps de guerre, surtout au début. La mobilisation est la même face à un danger réel ou fantasmé.

C’est le dernier essai du philosophe et il expose à la fin sa vision de l’avenir avec le passage sur le « supplément d’âme » dont le corps serait en attente, à la suite des possibilités extraordinaires que lui confère la technique. Cette réflexion est placée sous le signe de la dualité mécanique / mystique : la fonction essentielle de l’univers est « une machine à faire des dieux. » De bout en bout, la question centrale est celle de la mystique qui déifie les êtres. On en revient à l’idée qu’il n’y a jamais eu de société sans religion.

« Notre esprit a une irrésistible tendance à considérer comme plus claire l’idée qui lui sert le plus souvent. »

Henri BERGSON (1859-1941), La Pensée et le mouvant (1934), recueil de textes et conférences

C’est le dernier livre publié par Bergson. Réédité en 1938 aux PUF (Presses universitaires de France), réédité régulièrement jusqu’à l’édition de 2013 augmentée d’un important appareil critique.

« Tout le long de l’histoire de la philosophie, temps et espace sont mis au même rang et traités comme choses du même genre. On étudie alors l’espace, on en détermine la nature et la fonction, puis on transporte au temps les conclusions obtenues. La théorie de l’espace et celle du temps se font ainsi pendant. Pour passer de l’une à l’autre, il a suffi de changer un mot : on a remplacé ‘ juxtaposition’ par ‘succession’. De la durée réelle, on s’est détourné systématiquement. Pourquoi ? La science a ses raisons de le faire ; mais la métaphysique, qui a précédé la science, opérait déjà de cette manière et n’avait pas les mêmes raisons. En examinant les doctrines, il nous sembla que le langage avait joué ici un grand rôle. » En vrai philosophe, Bergson ne cessera d’interroger la nature, de chercher la vérité et de cultiver la sagesse avec une forme d’optimisme pas vraiment dans l’air du temps : l’entre-deux-guerres.

« Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action. »

Henri BERGSON (1859-1941), Écrits et paroles, Message au Congrès Descartes (1937)

C’est « la devise que je proposerais au philosophe, et même au commun » dit-il. Ajoutons cette pensée de simple bon sens qui pourrait nous servir plus souvent de précepte et contredit la démarche de nombreux philosophes :  « L’homme devrait mettre autant d’ardeur à simplifier sa vie qu’il en met à la compliquer. »

Mais à l’approche du second conflit mondial, Bergson est âgé, visiblement handicapé. Face aux nazis et au régime de Vichy, il saura répondre clairement, sans ambiguïté philosophique…

« J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés.  »

Henri BERGSON (1859-1941), « Testament » de 1937

« Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme, où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti, si je n’avais vu se préparer depuis des années la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés. » Document rendu public l’année de sa mort, publié dans le volume Correspondances, PUF, 2002.

Alors qu’on lui offre le titre d’« aryen d’honneur  », Bergson réclame l’étoile jaune supposée infâmante sous l’Occupation. C’est sa dernière Légion d’Honneur. Il meurt le 4 janvier 1941.

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