Une longue vie et une carrière politique exceptionnelle due à sa personnalité, aux hommes qu’il a rencontrés et servis (Napoléon en tête), aux événements affrontés (guerres et révolutions). Autre signe particulier, un pied-bot, d’où son surnom de « Diable boiteux » avec une mauvaise réputation entretenue à tort et à raison…
Né en 1754 sous l’Ancien Régime dans la haute noblesse et jouisseur de tous les privilèges de sa caste, Talleyrand va vivre la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire, les deux Restaurations (avec les Cent-Jours), la Monarchie de Juillet. En poste plus ou moins officiel et exposé sous chacun de ces régimes, il reste comme le plus grand de nos diplomates. Faut-il parler de hasard ou de destin ?
Ecclésiastique sans vocation, il quitte le clergé sous la Révolution et se lance en politique où il a tout pour réussir… sauf le talent oratoire, indispensable à l’époque. On pouvait tout espérer de sa rencontre avec Napoléon, ce fut un rendez-vous manqué – sauf sur la question religieuse (Concordat de 1801). L’empereur l’a mis aux Affaires étrangères et bien jugé : « Un homme d’intrigue, d’une grande immoralité, mais avec beaucoup d’esprit, et certes, le plus capable des ministres que j’aie eus. » Leur duo-duel se durcit au sommet de l’État, l’Histoire est suspendue à ce « jeu » subtil et brutal dont dépend la paix et surtout la guerre en Europe ! Quand l’empereur vaincu sort de scène, le diable diplomate va gagner à 60 ans son combat le plus difficile, représentant Louis XVIII et la France vaincue au Congrès de Vienne (1815), préparant les bases de l’Entente cordiale avec l’Angleterre sous Louis-Philippe et jouissant d’une réputation personnelle toujours en débat.
Talleyrand s’en tire finalement bien, comparé à la plupart de ses contemporains et à son compère Fouché, ministre de la Police dont il fut proche, sans avoir de sang sur les mains ! Cynique et ambitieux, « insupportable, indispensable et irremplaçable », le « Sphinx incompris » de l’historien Jean Orieux incarne à la fois Machiavel et le Prince. Image scintillante du mal qui fascina ses ennemis et séduira bien des jolies femmes, le personnage se décrira jusqu’à la fin comme une « vieille machine aimante » et la « petite histoire » de sa vie compte aussi.
Ses Mémoires et sa Correspondance, posthumes et maintes fois rééditées, reflet de l’homme et des événements, ont nourri ses biographies et seront souvent citées dans ce portrait.
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1. Le Diable boiteux : notre plus grand diplomate toujours au service de la France et de ses intérêts personnels.
« Il y a trois sortes de savoir : le savoir proprement dit, le savoir-faire et le savoir-vivre ; les deux derniers dispensent assez bien du premier. »
« Il y a une chose plus terrible que la calomnie, c’est la vérité. »
« Si les gens savaient par quels petits hommes ils sont gouvernés, ils se révolteraient vite. »
« La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. »TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
En quatre mots qui se passent de commentaires, le personnage définit clairement sa pensée toujours en action. Mais sa géopolitique à la fois claire, subtile et pragmatique, mérite d’être développée en quelques lignes.
« Une égalité absolue des forces entre tous les États, outre qu’elle ne peut jamais exister, n’est point nécessaire à l’équilibre politique et lui serait peut-être, à certains égards, nuisible. Cet équilibre consiste dans un rapport entre les forces de résistance et les forces d’agression réciproques des divers corps politiques. […] Une telle situation n’admet qu’un équilibre tout artificiel et précaire, qui ne peut durer qu’autant que quelques grands États se trouvent animés d’un esprit de modération et de justice qui le conserve. »
TALLEYRAND (1754-1838), cité par Léonard Chodźko, Négociations de 1813 et de 1814, jusqu’à l’ouverture du Congrès de Vienne (1864)
Longue citation à méditer aujourd’hui comme hier et demain. Talleyrand reste un diplomate d’avenir.
« Je veux que pendant des siècles, on continue à discuter sur ce que j’ai été, ce que j’ai pensé, ce que j’ai voulu. »
TALLEYRAND (1754-1838), cité dans Talleyrand : Le Prince immobile (2003), Emmanuel de Waresquiel
Cet historien contemporain, l’un de ses meilleurs biographes, ajoute sa propre conclusion parfaitement fondée : « À lire les injures, les jugements à l’emporte-pièce et les contresens qu’ont commis sur lui presque tous les historiens, le Diable boiteux a été entendu au-delà de ses espérances ! Il faut dire qu’il a lui-même brouillé les pistes à plaisir, qu’il est resté au pouvoir pendant plus d’un demi-siècle, qu’il a servi neuf régimes et prêté treize serments… Né et formé sous le règne de Louis XV et mort l’année de l’avènement de Victoria, ce corrompu, cet homme qui savait faire marcher les femmes, ce joueur invétéré n’est ni un traître par profession ni même un intrigant de haute volée, comme le voudraient la plupart de ses biographes. »
« On me croit immoral et machiavélique, je ne suis qu’impassible et dédaigneux. »1788
TALLEYRAND (1754-1838), à Lamartine. Talleyrand (1936), comte de Saint-Aulaire
Précisant sa pensée, il se compare à son ami et illustre confrère, comme lui monarchiste au début de la Révolution : « Mirabeau était un grand homme, mais il lui manquait le courage d’être impopulaire. Sous ce rapport, voyez, je suis plus homme que lui : je livre mon nom à toutes les interprétations et à tous les outrages de la foule. »
« On dit toujours de moi ou trop de mal ou trop de bien ; je jouis des honneurs de l’exagération. »
TALLEYRAND (1754-1838). Revue des Deux-Mondes, hors-série 17 mai 2017, éphéméride à l’occasion du décès de Talleyrand, 17 mai 1839
Apparemment insensible à l’impopularité, il semblera même stimulé par les critiques, justes ou injustes.
« Ne dites jamais de mal de vous. Vos amis s’en chargeront toujours. »1787
TALLEYRAND (1754-1838). Dictionnaire des citations françaises, Jean-Yves Dournon
Le mot qui lui est attribué convient à ce cynique, sans illusion sur les hommes. Prosper Mérimée, dans ses Lettres d’Espagne, reprend la citation : « Un vieux diplomate de mes amis, homme très fin, m’a dit souvent… »
En 1833, promu haut fonctionnaire, Mérimée rencontre à Londres Talleyrand, ambassadeur extraordinaire de France en fin de carrière. Dans une lettre à Stendhal, il décrit l’octogénaire : « un gros paquet de flanelle enveloppé d’un habit bleu et surmonté d’une tête de mort recouverte d’un parchemin. » Napoléon fut plus cruel, qualifiant publiquement son ex-ministre de « merde dans un bas de soie » - il est vrai que la situation s’y prêtait en 1809.
« Ne suivez jamais votre premier mouvement, il est toujours généreux. »1790
TALLEYRAND (1754-1838), aux jeunes secrétaires d’ambassade. Mémoires d’un touriste (1838), Stendhal
Conseil de diplomate. Selon Sainte-Beuve, sa consigne aux jeunes qui débutaient dans la carrière était : « Pas de zèle ! » Pour l’écrivain contemporain Cioran, c’est « le plus grand praticien du cynisme ; tous les philosophes cyniques sont des enfants de chœur à côté de lui ». Sous sa plume, c’est le plus beau des compliments. Quant à ses contemporains, leurs avis sont très partagés sur ce personnage complexe. Cela vaut aussi pour les historiens.
« Si la conversation pouvait s’acheter, je me ruinerais pour acheter la sienne. »
Madame de STAËL (1766-1817), cité dans le Dictionnaire amoureux de la diplomatie (2019), Daniel Jouanneau
Fille de son père (Jacques Necker, banquier suisse et ministre de Louis XVI), femme de l’ambassadeur de Suède à la cour de France, devenue philosophe, femme de lettres et fidèle opposante à Napoléon qui la déteste, elle tient l’un des salons littéraires les mieux fréquentés de Paris, rendez-vous de toute l’Europe intellectuelle. Elle admire Talleyrand très à l’aise dans ce milieu éclairé, son brio, son sens de la formule. Brillant parleur et authentique séducteur, ce n’est pourtant pas un orateur.
« Quand Monsieur de Talleyrand ne conspire pas, il trafique. »1786
François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)
Autre grand opposant à Napoléon (et à tous les régimes), authentique noble défendant les valeurs morales de sa caste et le plus grand auteur de sa génération (admiré par le jeune Hugo qui voulait « être Chateaubriand ou rien »), il méprise cet homme politique manœuvrier, âpre au gain et libre de tout scrupule, de surcroît son rival en politique sous la Restauration.
Talleyrand, homme de réseaux et de relations (internationales), sera accusé de bien des « trafics », trahisons et malversations. Mais dans son esprit, il sert la France et c’est souvent vrai. Malgré tout, le terme infâmant de trahison reviendra souvent pour condamner Talleyrand. Peu lui importe et de tous nos grands politiques, c’est sans doute le plus insensible à sa cote de popularité.
« Monsieur de Talleyrand n’est devenu si riche que pour avoir toujours vendu ceux qui l’achetaient. »1918
Aimée de COIGNY (1769-1820), Journal (posthume)
Celle qui inspira La Jeune Captive au poète André Chénier méprise Talleyrand, ce « revenant » qui a contribué à faire voter par le Sénat la déchéance de son ancien maître Napoléon et à appeler Louis XVIII au pouvoir. Son intérêt pour l’argent est indiscutable, mais son train de vie princier et ses dépenses étaient au service de ses ambitions politiques et donc de la France – aujourd’hui, on parlerait de « frais professionnels », admis ou non par le fisc !
« Si, quand cet homme vous parle, son derrière recevait un coup de pied, sa figure ne vous en dirait rien. »1789
Joachim MURAT (1767-1815) (roi de Naples), parlant de Talleyrand. Murat (1983), Jean Tulard
Le personnage, supérieurement intelligent, garde le souvenir de son éducation religieuse avec ses manières de seigneur, jointes à des qualités de grand diplomate. On ne l’a jamais vu en colère, même s’il a subi publiquement des affronts et des rebuffades.
Il est aussi différent que possible de Murat, jeune homme pauvre, fils d’aubergiste, remarqué par Bonaparte qui le prend comme aide de camp dans sa campagne d’Italie : intrépide et impétueux, il méritera son surnom, le Sabreur. Mais c’est un piètre politicien. À chacun son métier.
« La diplomatie est la police en grand costume. »1759
NAPOLÉON Ier (1769-1821), Maximes et pensées
L’aphorisme convient parfaitement à son ministre des Affaires étrangères ou Relations extérieures (jusqu’en 1807), Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, personnage principal sous l’Empire et notre plus grand diplomate.
Premier Consul, il écrit aussi au citoyen Fouché : « L’art de la police est de ne pas voir ce qu’il est inutile qu’elle voie. » Il s’adresse au ministre de la Police, autre éminence grise et prêtre défroqué, pilier du régime qui fait couple avec Talleyrand, tout aussi talentueux et détestable. Mais Fouché est un personnage autrement redoutable et redouté qui s’est illustré sous la Révolution, devenu Montagnard, régicide et pilleur d’églises. Surnommé le Mitrailleur de Lyon sous la Terreur, il remplaça la guillotine trop lente par le canon, pour venir à bout des insurgés.
« Certain prince qui n’est manchot que du pied, que je regarde comme un politique de génie et dont le nom grandira dans l’histoire. »
Honoré de BALZAC (1799-1850), Le Contrat de mariage (1835)
Paul de Manerville, l’un des héros de ce roman qui annonce la Comédie humaine, futur Rastignac mâtiné de Vautrin, exprime son ambition et se veut un disciple du prince de Talleyrand, menant comme lui une carrière à la fois mondaine et politique.
« Il disait de lui-même qu’il était un grand poète et qu’il avait fait une trilogie en trois dynasties. Acte premier : l’Empire de Bonaparte ; acte deuxième : la maison de Bourbon ; acte troisième : la maison d’Orléans. »
Victor HUGO (1802-1885), Choses vues (posthume)
Âgé de 36 ans et déjà célèbre, le plus grand auteur du siècle est fasciné par le personnage, héros du roman vrai qu’est sa propre vie. Il nous contera les détails qui suivront une mort si bien mise en scène, jusque dans des détails incroyables et (sans doute) vrais. À suivre dans ce portrait.
Contrairement à Voltaire, Chateaubriand, Hugo et autres géants des lettres, Talleyrand laisse comme seule œuvre son action politique (ses Mémoires en sont le reflet et le témoignage). C’est déjà considérable. Une leçon d’histoire à méditer. C’est l’œuvre des historiens fascinés par le personnage.
« Le problème moral que soulève le personnage de Talleyrand, en ce qu’il a d’extraordinaire et d’original, consiste tout entier dans l’assemblage, assurément singulier et unique à ce degré, d’un esprit supérieur, d’un bon sens net, d’un goût exquis et d’une corruption consommée, recouverte de dédain, de laisser-aller et de nonchalance. »
Charles-Augustin SAINTE-BEUVE (1804-1869), Monsieur de Talleyrand
Critique littéraire (redouté), mais aussi historien, il s’intéresse toujours à un auteur ou à un personnage en le replaçant dans son temps – méthode qui nous semble aujourd’hui évidente. Il résume ici en quelques mots les paradoxes et la complexité de l’homme.
Talleyrand fut sans doute « trop critiqué après avoir été trop loué » (François Furet et Denis Richet, La Révolution, 1965). Le XXe siècle a fait une nouvelle analyse de Talleyrand : dépouillé de l’habit du traître parjure et du « diable boiteux », ses biographes voient enfin une continuité politique dans sa vie.
« Talleyrand, ci-devant noble, ci-devant prêtre, ci-devant évêque, avait trahi les deux ordres auxquels il appartenait. »1785
Louis MADELIN (1871-1956), De Brumaire à Marengo, Histoire du Consulat et de l’Empire, tome III (1938)
Historien spécialiste du Consulat et de l’Empire, c’est aussi l’auteur d’une biographie de Talleyrand où il reprend la thématique de la trahison, tout en déroulant le film de cette carrière unique en son genre. Prêtre sans vocation religieuse sous l’Ancien Régime, noble rallié à la Révolution, ministre sous le Directoire, le Consulat et l’Empire, il trahit l’empereur (qui impose une politique de conquête fatalement suicidaire) et survit encore à deux régimes et deux rois, avec d’importantes fonctions politiques et diplomatiques. Il n’est pas le seul à jouer les « girouettes », mais il fut particulièrement habile et remarqué dans cet exercice.
Reste qu’il ne faudra jamais oublier son intime conviction : il fut toujours fidèle à la France et à ses intérêts bien compris. Ce que nous allons démontrer aussi clairement que possible.
2. De l’Ancien Régime à la Révolution : un slalom politico-diplomatique unique en son genre.
« Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1780 n’a pas connu le plaisir de vivre. »1231
TALLEYRAND (1754-1838), à Guizot. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps (1858-1867), François Guizot
Le témoignage est celui d’un vieil homme nostalgique de sa « belle époque ». Mais sa vérité correspond à la réalité : en 1780, la civilisation française est au zénith. Ensuite, ce sera le trouble dans les esprits, des calamités agricoles, le pays à bout de souffle après sa participation à la guerre d’Indépendance américaine, la course à l’abîme du régime, la Révolution fatalement traumatique, les guerres civiles et étrangères.
Charles Maurice de Talleyrand Périgord Talleyrand était pourtant mal parti dans la vie. Il conte l’accident dans ses Mémoires. Laissé en nourrice par ses parents à quatre ans, il tombe d’une commode et restera boiteux à vie. Sur ce handicap, d’autres versions existent : un pied-bot de naissance, une malformation génétique… Aujourd’hui, l’enfant aurait été vite et bien opéré.
Quoiqu’il en soit, cette infirmité le marquera à vie. Ses portraits, en pied ou en buste, affichent sa raideur extrême. Équipé de sa pesante chaussure orthopédique, impossible de faire une carrière digne des Talleyrand-Périgord dans l’armée ! Le voilà destiné à la prêtrise. La famille a des relations, son oncle est archevêque de Reims, il prendra sa place le temps venu. Le jeune homme n’a pas de vocation religieuse, ce n’est pas si important à l’époque. Il obtient l’abbaye de Saint-Rémi (diocèse de Reims). Il sera évêque d’Autun en 1788, député aux États généraux en 1789. C’est le début de sa carrière politique, mais « sur le terrain », il a déjà beaucoup appris.
Reste le « plaisir de vivre » : entre libertinage et débauche, ses dettes de jeu et le nombre de ses maîtresses ont quelque peu retardé sa carrière, mais il y a plus mauvais sujet dans le genre ! Ainsi, son ami Mirabeau, né avec un pied tordu, hydrocéphale, vérolé et débauché, qui fait la honte de sa noble famille et se retrouve en prison, trois ans au donjon de Vincennes. Rien de tel chez Talleyrand qui saura toujours jusqu’où ne pas aller trop loin, prenant bientôt ses distances avec la France sous la Révolution.
« C’est du sacre de Louis XVI que datent mes liaisons avec plusieurs femmes que leurs avantages dans des genres différents rendaient remarquables, et dont l’amitié n’a pas cessé un moment de jeter du charme dans ma vie. »
TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Et d’ajouter : « C’est de madame la duchesse de Luynes, de madame la duchesse de Fitz-James, et de madame la duchesse de Laval que je veux parler. » Entre tant d’autres… Malgré son physique ingrat, les femmes comptent beaucoup dans sa vie, séduites par son intelligence. Ça commence tôt. De 4 à 7 ans, il garde un souvenir ému d’une « femme délicieuse », sa bisaïeule Marie-Françoise de Mortemart de Rochechouart chez qui il séjourne.
Jeune séminariste, de 18 à 20 ans, il ne dissimule pas sa liaison avec une actrice de la Comédie-Française, Dorothée Luzy. De 1783 à 1792, il collectionne les maîtresses bien nées, mais s’affiche avec la comtesse Adélaïde de Flahaut dont il a un enfant né en 1785 : Charles de Flahaut fera une belle carrière, militaire sous l’Empire et diplomate jusqu’à la fin du Second Empire. Mort à 85 ans, ses portraits rappellent ceux de son père naturel, Talleyrand.
De retour d’Amérique, sous le Directoire, sa grande amie Germaine de Staël lui sera utile avec ses relations bien placées. Plus ou moins forcé par Napoléon, l’ex-évêque régularise son union avec Mme Grand sa maîtresse, avant la signature du Concordat avec le pape – les historiens ont douté du caractère religieux de ce mariage ! Les liaisons se suivent jusqu’au congrès de Vienne (1815) où l’on danse autant qu’on travaille. Notre diplomate au mieux de sa forme à 60 ans rencontre Dorothée de Périgord, 21 ans, sa nièce par alliance : « Vienne. Toute ma vie est dans ce mot ! » dit la belle et très intelligente jeune femme qui brille dans le monde. Devenue duchesse de Dino et toujours entourée d’amants, elle fera couple pendant vingt-trois ans avec Talleyrand en son hôtel Saint-Florentin de Paris, à Londres où il se retrouve ambassadeur, puis au château à Valençay où il se retire jusqu’à sa mort. Héritière par testament de ses papiers, elle devient la gardienne de sa mémoire (et des Mémoires) de Talleyrand.
« Les droits des hommes étaient méconnus, insultés depuis des siècles ; ils ont été rétablis pour l’humanité entière. »1362
TALLEYRAND (1754-1838), Adresse solennelle aux Français, lue le 11 février 1790 à l’Assemblée. Histoire populaire de la Révolution française de 1789 à 1830, volume I (1839), Étienne Cabet
Député du clergé sous la Constituante (1789-1791), noble acquis aux idées nouvelles et rallié au tiers état par opportunisme plus que par conviction, dans le camp majoritaire des royalistes constitutionnels et toujours lié à Mirabeau, il joue déjà un rôle important : ainsi commence l’une des plus longues carrières politiques de l’histoire.
Talleyrand n’est pas orateur ni improvisateur comme son ami, il doit lire son discours, mais il possède l’art de la formule. Il montre ici comme la Révolution a « tout détruit » – monarchie absolue, féodalité, privilèges, ordres – et « tout reconstruit » – souveraineté de la nation incarnée par l’Assemblée, citoyenneté, nouvelle division du royaume, égalité de tous devant la loi et, avant tout, droits de l’homme. Le cœur à droite et privilégié de naissance, Talleyrand prend acte de ce progrès avec intelligence et lucidité : qualités rares, dans les époques troublées.
« Moi, roi des Français, je jure […] de maintenir la Constitution. »1369
LOUIS XVI (1754-1793), Fête de la Fédération sur le Champ de Mars, 14 juillet 1790. Histoire de France depuis 1789 jusqu’à nos jours (1878), Henri Martin
Le jour anniversaire de la prise de la Bastille, toutes les provinces sont représentées à Paris par les délégations des gardes nationales venues de la France entière : c’est la Fête de la Fédération. Une messe est célébrée par l’évêque d’Autun : Talleyrand a répété la scène, d’autant plus qu’il ne célèbre pas souvent. Heure solennelle !
« Pitié, ne me faites pas rire ! »
TALLEYRAND (1754-1838) à la Fête de la Fédération, mots murmurés à La Fayette (ou à l’abbé Louis, selon les sources). Mot apocryphe, selon Chateaubriand qui le cite dans ses Mémoires d’outre-tombe
Pour nombre d’historiens à commencer par Michelet, la Révolution culmine avec cette « conjuration pour l’unité de la France ». C’est lui qui a lancé l’idée, géniale et généreuse. La Constituante a accepté sa proposition et le roi l’a chargé de célébrer la messe en tant qu’évêque d’Autun. Il n’en demandait pas tant, mais ça ne se refuse pas… « Par pitié, ne me faites pas rire ! » dit-il au jeune général de La Fayette qui parade sur l’estrade, toujours présent là où l’on peut gagner en popularité.
Heure solennelle devant 300 000 citoyens au Champ de Mars, Louis XVI jure de respecter la Constitution. Le roi est-il sincère ? Talleyrand croit-il vraiment à cet acte symbolique ? En tout cas, chacun joue le jeu. L’émotion publique est au comble. Le pays peut encore rêver à une monarchie constitutionnelle (à l’anglaise).
« Mon ami, j’emporte avec moi les derniers lambeaux de la monarchie. »1384
MIRABEAU (1749-1791), à Talleyrand, fin mars 1791. Son « mot de la fin politique ». Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières assemblées législatives (1832), Pierre Étienne Louis Dumont
Talleyrand est venu voir son ami malade juste avant sa mort (2 avril 1791). Certains députés, connaissant son double jeu entre le roi et l’Assemblée, l’accusent de trahison – le fait ne sera prouvé qu’en novembre 1792, quand l’armoire de fer où le roi cache ses papiers compromettants révélera ses secrets.
Le peuple prend le deuil de son grand homme qui a droit aux funérailles nationales et au Panthéon… dépanthéonisé l’année suivante. Talleyrand qui pratiquera toujours la diplomatie des coulisses et la « trahison » à tort ou à raison est nommément accusé par les papiers. Partisan du régime anglais, il misait sur une monarchie constitutionnelle et libérale : il a joué, il a perdu, mais il la verra plus tard, née de la Révolution de 1830, et le vieux pair de France reprendra du service, appelé par son ami orléaniste Louis-Philippe. Quelle histoire, quelle vie ! En attendant…
5 décembre 1792, décret d’accusation porté contre « le ci-devant évêque d’Autun » en tant qu’agent du roi. Il était déjà hors d’atteinte, comme des milliers d’émigrés. Il s’est quand même montré plus malin, se faisant envoyer en mission en Angleterre. Triple avantage : il ne sera pas sur la liste (plus ou moins infâmante) des émigrés, il est grassement payé, il enrichit son réseau de relations… En prime, il a pris ses distances avec la Révolution en marche.
« Les clubs et les piques tuent l’énergie, habituent à la dissimulation et à la bassesse et si on laisse contracter au peuple cette infâme habitude, il ne verra plus d’autre bonheur que de changer de tyran. »
TALLEYRAND (1754-1838), Lettre à un ami anglais, Lansdowne, 3 octobre 1793. Pallain, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792 (1889)
Phrase prémonitoire à plus d’un titre sous la Révolution ! Cette haine raisonnée de la violence est logique chez un diplomate : toute guerre est un échec de la diplomatie. Cela vaut bien au-delà de cette époque et concerne toutes les formes de violence, quel qu’en soit le motif.
Sous la brève Législative (octobre 1791-septembre 1792), Talleyrand a vu venir la Terreur en août 1792, juste avant les massacres de septembre. Il s’est arrangé pour être envoyé en mission diplomatique à Londres par le ministre de la Justice, Danton le nouvel homme fort, sous un prétexte bien trouvé : convaincre l’Angleterre d’adopter le nouveau système français de poids et mesures auquel il a travaillé. Il va outrepasser cette mission.
« J’essaie d’établir la paix du monde en équilibre sur une révolution. »
TALLEYRAND (1754-1838) à Lamartine, rapporté par Alphonse de Lamartine dans Vues, discours et articles sur la question d’Orient
Talleyrand diplomate s’inspire de la politique de Choiseul (1758-1864), ministre sous Louis XV et oncle de son ami Auguste de Choiseul. Un homme d’État doit gouverner en déléguant les tâches techniques à des hommes de confiance, pour avoir le temps de nouer des relations utiles et de réfléchir à l’essentiel.
Lors de sa première mission anglaise, Talleyrand inaugure une méthode de négociation qui fera de lui le « prince des diplomates » : réaliste et mesuré, il tient compte des opinions de son interlocuteur autant que de la situation de la France. Cette intelligence politique qui lui réussit parfaitement fera malheureusement défaut à Napoléon, surtout face à l’Angleterre !
« Une alliance intime entre la France et l’Angleterre a été au début et à la fin de ma carrière politique mon vœu le plus cher, convaincu comme je le suis que la paix du monde, l’affermissement des idées libérales et les progrès de la civilisation ne peuvent reposer que sur cette base. »
TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Dès ses débuts diplomatiques et bientôt envers et contre tous, l’équilibre européen doit passer par l’alliance entre les deux pays. Telle sera l’idée force, voire l’idée fixe de Talleyrand, sans doute banale aujourd’hui, mais prémonitoire sinon « révolutionnaire » à son époque. Les deux « guerres de Cent-Ans » (1337-1453 au Moyen Âge, 1688-1815 de Louis XV à la fin de l’Empire) furent responsables de trop de maux, de morts et de misère. La paix entre ces deux grandes nations peut et doit devenir perpétuelle. L’Entente cordiale conclue en 1843 entre son ami Louis-Philippe et la reine Victoria sera sa plus belle victoire posthume.
« En France nous avons 300 sauces et 3 religions. En Angleterre, ils ont 3 sauces mais 300 religions. »,
TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Quels que soient les pays où il exercera ses talents diplomatiques, il restera un homme de goûts et de plaisirs pluriels, particulièrement attentif à la qualité des repas qu’il partage avec ses convives et collègues, servis par l’illustre Antonin Carême. Roi des cuisiniers et cuisinier des rois, il sera le représentant de cet art bien français de la gastronomie conviviale, l’apothéose se jouant en Autriche au Congrès de Vienne (1815) d’illustre mémoire.
En attendant et « pendant toute l’effroyable année 1793 », Talleyrand vit à Londres dans le quartier chic de Kensington, fréquente les prêtres constitutionnels émigrés, noue des relations anglaises qui lui seront plus tard utiles. Mais il finit par manquer d’argent et à Paris, l’ouverture de « l’armoire de fer » a dévoilé sa complicité avec Mirabeau en faveur de Louis XVI. En janvier 1794, il apprend que le roi George III va l’expulser au nom de l’Aliens Act (« loi sur les étrangers »). Il anticipe et part pour un exil plus lointain, outre-Atlantique.
« J’y ai trouvé un pays avec trente-deux religions, mais une seule sauce. »
TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Réfugié aux États-Unis pendant deux ans, entre Philadelphie, New York, Boston, il découvre un nouveau continent, une jeune république riche de promesses et de libertés ! Après les exploits militaires (et diplomatiques) du marquis de La Fayette dans la guerre d’Indépendance (1775-1783), un Français aux idées libérales est bienvenu. Avec ses relations toujours bien placées et des lettres de mission venues de banques européennes, il pourrait faire fortune : spéculation sur les terrains, prospections dans les forêts du Massachusetts, commerce en projet avec l’Inde… Mais le prince en exil s’ennuie de la France, la gastronomie d’Outre Atlantique est pauvre, la chute de Robespierre annonce la fin de la Révolution avec le nouveau gouvernement du Directoire. Tous les espoirs politiques lui sont permis.
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3. Du Directoire à l’Empire et aux Cent-Jours : duo-duel avec Napoléon, un rendez-vous raté malgré quelques réussites, dont le Concordat.
« Au premier abord, Bonaparte me parut avoir une figure charmante ; vingt batailles gagnées vont si bien à la jeunesse, à un beau regard, à de la pâleur et à une sorte d’épuisement. »
TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Usant de ses relations avec Marie-Joseph Chénier (frère du poète guillotiné), Benjamin Constant (intellectuel engagé dans le genre « girouette ») et Germaine de Staël (leur grande, brillante et intelligente amie), Talleyrand est vite rentré en grâce. 16 juillet 1797, à l’occasion d’un remaniement et avec le soutien du directeur Paul Barras (« le roi des pourris »), le voilà ministre des Relations extérieures. Partisan affiché de l’équilibre européen et de la paix, il rassure les gouvernements voisins, mais ses collègues au pouvoir redoutent cet arriviste intrigant.
Il se charge des coups les plus tordus dans les missions les plus secrètes et recrute des écrivains experts en désinformation, ancêtre des fake-news. Il tire d’énormes profits personnels des commissions, pourboires et dessous de table lors des négociations avec les puissances étrangères. Il est surtout curieux du jeune général dont tout le monde parle, après son retour gagnant de la (première) campagne d’Italie.
6 décembre 1797, les deux hommes se rencontrent. Étonnant aveu de Talleyrand, si peu dans son genre… vu qu’il est naturellement plus sensible aux charmes féminins. De son côté, le futur Napoléon ne pourra bientôt plus se passer de Talleyrand, lui demandant son avis sur tout et tous : incroyable addiction chez ce leader né !
« L’espace qui sépare la Grande-Bretagne du continent n’est point infranchissable. »1718
Napoléon BONAPARTE (1769-1821), Lettre à Talleyrand, ministre des Relations extérieures, 19 avril 1801. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux
« Il est bon que l’Angleterre sache que l’opinion du Premier Consul est que l’espace… » Cela sonne comme une menace. En février 1798, le Directoire soumit à Bonaparte un projet d’invasion de l’Angleterre. Sur le conseil de Talleyrand, l’ambitieux a renoncé, préférant combattre l’ennemi en Méditerranée, d’où la campagne d’Égypte. L’idée revient après le coup d’État du 18 brumaire qui mit fin au régime bâtard du Directoire (9 novembre 1799), coorganisé avec l’abbé Sieyès, deux frères de Bonaparte et Talleyrand plus que parfait dans ce rôle ! Entre chantage et corruption, il poussa Barras à démissionner de son poste de Directeur, si habilement qu’il garde pour lui la compensation financière prévue. L’enrichissement personnel est l’exercice où il excelle. Richelieu et Mazarin furent aussi habiles en leur temps.
22 novembre 1799. Talleyrand est nommé à nouveau ministre des Relations extérieures. Il aurait aimé les Finances, mais Bonaparte se méfie de son goût pour l’argent. Sous le Consulat et l’Empire, le diable diplomate va se rendre indispensable et gagner des titres, des terres, de l’argent, beaucoup d’argent des États étrangers – ce sont les « douceurs diplomatiques ». Mais il n’est que le « second rôle » face à Napoléon. Les Affaires étrangères relèvent exclusivement du chef de l’État, son ministre doit lui rendre compte de tout - et leurs divergences s’aggraveront.
Résolu à s’opposer aux projets destructeurs de son maître, Talleyrand pense qu’il ne peut agir qu’en restant au pouvoir. Napoléon croit pouvoir surveiller le diable diplomate en l’ayant sous la main. Qui est dupe de qui ? Sur un seul point, les deux hommes s’entendent miraculeusement : la politique religieuse.
« Lorsqu’en 1801 Napoléon rétablit le culte en France, il a fait non seulement acte de justice, mais aussi de grande habileté […] Le Napoléon du Concordat, c’est le Napoléon vraiment grand, éclairé, guidé par son génie. »1721
TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
L’évêque défroqué ne pense pas à Dieu et le Corse est plus superstitieux que religieux. Mais ils savent la sensibilité de la France sur cette question. Dénués de sens moral en politique, ils croient à l’importance morale de la religion pour le peuple. Bonaparte le répète à l’envi, en 1800 : « Comment avoir de l’ordre dans un État sans une religion ? » « Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole. » Napoléon empereur confirmera : « Nulle société ne peut exister sans morale. Il n’y a pas de bonne morale sans religion. Il n’y a donc que la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable. » On croirait lire Voltaire !
Talleyrand est là pour négocier, avec sa diplomatie de ministre et son expérience d’ex-évêque. Parenthèse personnelle, après divers arrangements de coulisses et quelques contrariétés papales, relevé de l’excommunication (sous la Révolution) et rendu à l’état laïc, il peut (ou doit ?) épouser sa maîtresse, Mme Grand (agent du gouvernement anglais, il le sait et s’en sert). Bonaparte avait le respect des apparences et l’inconduite de son ministre était par trop notoire (même remarque pour certains membres de sa famille).
Le Concordat est signé (15 juillet 1801). Le pape reconnaît la République et renonce aux biens enlevés au clergé sous la Révolution. De son côté, « le Gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la plus grande majorité des Français ». Il s’engage à rémunérer les ministres du culte catholique et s’attribue la nomination des évêques. Le clergé (24 000 personnes) doit prêter serment de fidélité au Premier Consul. Bref, il garde la mainmise sur l’organisation de l’Église.
Talleyrand suggère d’aller plus loin dans le gallicanisme avec l’ajout des Articles organiques, « passeport » pour le texte devant les Assemblées. Portalis (juriste et directeur des Cultes) rédige les 77 articles limitant le pouvoir du Saint-Siège sur le clergé national. L’infaillibilité pontificale est supprimée ; les protestants et plus tard les juifs (très minoritaires) seront tolérés ; le mariage civil et le divorce seront admis. Pie VII proteste et ne signera pas ces articles, mais ratifié par les Chambres (8 avril 1802), le Concordat s’applique : ce compromis religieux règle les relations entre l’Église et l’État, jusqu’à la loi consacrant leur séparation en 1905.
« Je jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République […] de respecter et de faire respecter l’égalité des droits, la liberté politique et civile […] de gouverner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. »1797
NAPOLÉON Ier (1769-1821), cathédrale Notre-Dame de Paris, le jour de son sacre par Pie VII, 2 décembre 1804. Le Moniteur, phrase du journal officiel de l’époque, reprise dans toutes les bonnes biographies de l’empereur
La cérémonie du sacre dure cinq heures, entre la marche guerrière et le Te Deum, un premier serment religieux de Napoléon, la messe, l’Alléluia, les oraisons, les cris de « Vive l’empereur » et ce nouveau serment sur les Évangiles. C’est l’instant le plus heureux des relations entre le pape et l’empereur. Talleyrand, fait grand chambellan le 11 juillet 1804, est bien visible dans son costume rouge, à la cérémonie et sur le tableau de David.
Napoléon a quand même transformé le pape en figurant, se couronnant lui-même ! Le même jour, il lui dévoile son ambition : « Je n’ai pas succédé à Louis XVI, mais à Charlemagne. » Il vise le titre d’empereur d’Occident à la tête du Grand Empire. Mais Talleyrand a compris que le temps n’est plus à ce genre d’Empire ! La Révolution a parlé de Liberté aux peuples et l’équilibre européen est le seul garant de la paix.
« Vous voulez la guerre. Nous nous sommes battus pendant quinze ans. C’en est déjà trop. Mais vous voulez la guerre quinze années encore et vous m’y forcez ! […] Si vous armez, j’armerai aussi. Vous pouvez peut-être tuer la France, mais l’intimider, jamais ! »1733
Napoléon BONAPARTE (1769-1821), apostrophant Lord Whitworh, ambassadeur d’Angleterre à Paris, 13 mars 1803. La France, l’Angleterre et Naples, de 1803 à 1806 (1904), Charles Auriol
La scène se passe aux Tuileries, devant deux cents témoins pétrifiés : Talleyrand et le corps diplomatique. Bonaparte est furieux. Raison ou prétexte ? L’Angleterre n’a pas rempli les conditions du traité de paix d’Amiens (25 mars 1802) mettant fin aux guerres de la deuxième coalition. Elle refuse notamment d’évacuer l’île de Malte.
Pour le diplomate, c’est un échec personnel et le « commencement de la fin » de ses relations politiques avec Napoléon. Profondément déçu, il le rendra responsable de la suite des événements - quatre nouvelles coalitions contre la France. Faut-il rappeler que la guerre est toujours l’échec de la diplomatie au regard d’un Talleyrand, alors que pour Bonaparte et plus encore Napoléon, c’est un moyen de gouverner, une manifestation de sa puissance. Ce désaccord fondamental explique la rupture inévitable entre ces deux génies politiques.
« Cette paix [d’Amiens] n’avait pas encore reçu sa complète exécution, qu’il jetait déjà les semences de nouvelles guerres qui devaient, après avoir accablé l’Europe et la France, le conduire lui-même à sa ruine. »1734
TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Le ministre des Relations extérieures a tenté de minimiser la déclaration peu diplomatique du 13 mars 1803. Mais les Affaires étrangères relèvent toujours du Premier Consul et Talleyrand joue le second rôle comme il peut, y trouvant des avantages financiers plus ou moins occultes. Le diable boiteux est malin.
Quant à l’Angleterre, elle s’inquiète de la politique expansionniste de la France : Bonaparte s’est fait élire président de la République cisalpine (l’Italie), avant de transformer la Confédération helvétique en protectorat français… pour mieux contrôler les menées antifrançaises qui s’y trament !
« C’est pire qu’un crime, c’est une faute. »1747
Antoine Claude Joseph BOULAY de la MEURTHE (1761-1840), apprenant l’exécution du duc d’Enghien, le 21 mars 1804. Mot parfois attribué, mais à tort, à FOUCHÉ (1759-1820) ou à TALLEYRAND (1754-1838). Les Citations françaises (1931), Othon Guerlac
Conseiller d’État fidèle à Napoléon Bonaparte, il a ce jugement sévère. Le mot bien connu est aussi attribué à Fouché (par Chateaubriand) et à Talleyrand (par J.-P. Sartre).
Les deux hommes ont poussé Bonaparte au crime, mais il n’est pas dans leur caractère de s’en repentir. Les attentats royalistes se multiplient à la veille de l’Empire, au point que Paris est en état de siège : « L’air est plein de poignards ! » dit Fouché, ministre de la Police. Il conseille l’arrestation du « dernier Condé », même si le jeune duc n’est pas impliqué dans le dernier complot. Bonaparte décide de l’exécution : après un simulacre de jugement, on parle d’assassinat la nuit suivante, dans les fossés de Vincennes, le 21 mars.
Cette exécution sommaire indigne l’Europe. Toutes les têtes couronnées se ligueront contre l’empereur – là est « la faute ». Le drame émeut la France : détails sordides de l’exécution et douleur de la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort qui portera toute sa vie le deuil de cet amour. Mais les royalistes se rallieront majoritairement à Napoléon – en cela, il a politiquement bien joué.
L’Affaire d’Enghien et ses suites aggravent la mésentente entre Napoléon et Talleyrand. « N’ayant que trop bien reconnu, après cet attentat, ce dont ils étaient capables, ils se firent peur l’un à l’autre. Des deux parts, ils ne s’attendirent plus qu’à des perfidies, à des trahisons » écrit le préfet de police de Paris Étienne Pasquier.
« Sire […] c’est à vous de sauver l’Europe et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas. Le souverain de Russie est civilisé, son peuple ne l’est pas : c’est donc au souverain de Russie d’être l’allié du peuple français. »1833
TALLEYRAND (1754-1838), au tsar Alexandre Ier de Russie, Erfurt, 27 septembre 1808. Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Talleyrand a donné sa démission le 10 août 1807, au motif qu’il est « un ministre des Relations extérieures sans emploi ». En lot de consolation, il sera fait prince de Bénévent, Vice-grand Électeur de l’Empire - « le seul vice qui lui manquât » dit Fouché, apprenant cet honneur. Le diable d’homme reste surtout conseiller, entre quelques colères historiques de l’empereur et malgré quelques trahisons avérées du diplomate. Il est devenu « insupportable, indispensable et irremplaçable » selon son biographe Jean Orieux (Talleyrand ou le Sphinx incompris).
En 1808, Napoléon l’a chargé de préparer le terrain avec son nouvel allié, Alexandre Ier. Il prend quelques risques… Dans un entretien secret (dont il fera naturellement état dans ses Mémoires posthumes), Talleyrand conseille au jeune tsar de prendre ses distances avec l’empereur et de ménager la Prusse et l’Autriche : « Le Rhin, les Alpes, les Pyrénées sont les conquêtes de la France. Le reste est la conquête de Napoléon. La France n’y tient pas. »
Alexandre a compris le message : le peuple français peut, un jour prochain, ne plus soutenir Napoléon. Du même coup, cet homme faible va durcir sa position. Dans ses Mémoires, Talleyrand affirme : « À Erfurt, j’ai sauvé l’Europe. » L’histoire parle quand même de la trahison d’Erfurt. On peut encore en discuter à l’infini.
« Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi. Vous ne croyez pas à Dieu ; vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde […] Tenez, Monsieur, vous n’êtes que de la merde dans un bas de soie. »1834
NAPOLÉON Ier (1769-1821), à Talleyrand, Conseil des ministres restreint convoqué au château des Tuileries, 28 janvier 1809. Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
D’Espagne où il tente d’affermir le trône de son frère Joseph, Napoléon a appris que Talleyrand complote avec Fouché pour préparer sa succession – sans nouvelles de lui, on l’imagine victime de la guérilla qui fait rage contre l’occupant français. Il rentre aussitôt, épargne momentanément Fouché, son ministre de la Police, mais injurie le prince de Bénévent, Talleyrand, impassible - et sort en claquant la porte. Cette fois, c’est « de bonne guerre » !
« Quel dommage, Messieurs, qu’un si grand homme soit si mal élevé ! »1835
TALLEYRAND (1754-1838). Talleyrand, ou le Sphinx incompris (1970), Jean Orieux
Citation parfaitement en situation ce 28 janvier 1809, après l’injure lancée devant témoins par l’empereur furieux. Talleyrand se vengera de l’affront public, avec une certaine classe diplomatique. Il semble qu’il ait redit ce mot à divers ambassadeurs.
« Je me suis mis à la disposition des événements et, pourvu que je restasse Français, tout me convenait. »1836
TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Napoléon l’avait fait grand chambellan en 1804, prince de Bénévent en 1806, vice-grand électeur en 1807. En représailles, il lui retire son poste de grand chambellan. Il sera même menacé d’exil, sinon de mort.
« Que voulez-vous, mon cher, la religion se perd ! »1837
TALLEYRAND (1754-1838), à Fouché, en 1809. Le Crapouillot (1955)
Le ministre de la Police, totalement dépourvu de scrupules, s’étonnait qu’il ne se trouve pas en France un moine fanatique du genre de Jacques Clément qui assassina Henri III (1589), pour débarrasser la France du Corse. Dès juin 1810, Fouché rejoindra Talleyrand dans la disgrâce. Les deux compères se retrouveront au pouvoir à la Restauration : « le vice appuyé sur le bras du crime », notera Chateaubriand dans ses Mémoires.
« Il n’est aucun sacrifice qui ne soit au-dessus de mon courage, lorsqu’il m’est démontré qu’il est utile au bien de la France. »1842
NAPOLÉON Ier (1769-1821) annonçant son divorce au château des Tuileries devant la famille impériale, 15 décembre 1809. Histoire du Consulat et de l’Empire (1847), Adolphe Thiers
Il a pris brutalement cette décision qui lui coûte infiniment, car il est fort épris de Joséphine, veuve Beauharnais. Mais raison d’État oblige : l’empereur, à 40 ans, veut un héritier qu’elle n’a pu lui donner.
À la demande de Napoléon, Talleyrand travailla au divorce avec Joséphine – répudiée pour stérilité à 46 ans. Il lui suggère aussitôt le mariage autrichien - pour des raisons évidemment diplomatiques, l’ex-ennemi devenant alors un allié (contre la Prusse). L’empereur accepte en février, avec un enthousiasme qui bouscule tous les protocoles. L’ambassadeur d’Autriche à Paris (Schwarzenberg, successeur de Metternich à ce poste) n’a même pas le temps de prévenir l’empereur d’Autriche avant que Napoléon annonce sa décision aux Français ! Mais personne ne peut rien refuser à Napoléon, même pas sa fille.
« Je me donne des ancêtres. »1844
NAPOLÉON Ier (1769-1821), château de Compiègne, 27 mars 1810. Metternich (1965), Henry Vallotton
« Ivre d’impatience, ivre de félicité », il apprend la valse (viennoise) et attend sa future femme, Marie-Louise : archiduchesse d’Autriche, descendante de l’empereur Charles Quint et petite-nièce de Marie-Antoinette. Napoléon, de petite noblesse corse (d’origine génoise), évoque volontiers « ma malheureuse tante Marie-Antoinette » et « mon pauvre oncle Louis XVI ». Cette union flatte son orgueil.
La noce a lieu le 1er avril 1810. L’Aiglon naîtra en mars 1811. « Je l’envie. La gloire l’attend, alors que j’ai dû courir après elle. Pour saisir le monde, il n’aura qu’à tendre les bras. » Le père est bouleversé devant le berceau de son fils, cette naissance comble l’empereur. La dynastie semble installée à jamais. Mais le destin de l’insatiable conquérant en décide autrement. Napoléon a fait la folie de s’attaquer à la Russie et Talleyrand n’a rien pu faire.
« Il ne s’agit en aucun cas d’une retraite, mais d’une marche stratégique. Mon armée n’est pas battue, que je sache ! »1866
NAPOLÉON Ier (1769-1821), 13 octobre 1812. L’Incendie de Moscou (1964), Daria Olivier
Les premières neiges tombent et les dernières illusions de Napoléon s’envolent, mais il refuse encore de l’avouer. De Moscou, il envisage un repli sur Smolensk, le temps d’hiverner, pour repartir au printemps sur Saint-Pétersbourg. Il affectera de railler ces Russes « qui brûlent leurs maisons pour nous empêcher d’y passer la nuit. »
« Voilà le commencement de la fin. »1869
TALLEYRAND (1754-1838), à l’annonce du désastre de la retraite de Russie, décembre 1812. Monsieur de Talleyrand (1870), Charles-Augustin Sainte-Beuve
Il l’a prédit avant tout le monde, sans savoir l’ampleur de la débâcle. Il incite sans succès Napoléon à négocier la paix et à accorder d’importantes concessions, il le lui répètera plusieurs fois… En vain.
Les soldats sont victimes du « Général Hiver », comme prévu par le tsar Alexandre et le maréchal Koutousov. Le froid rend fous les chevaux et colle l’acier des armes aux doigts des soldats. Le passage de la Bérézina (25 au 29 novembre 1812) est un épisode devenu légendaire : par –20 °C le jour, –30 °C la nuit, ce qui reste de la Grande Armée réussit à franchir la rivière, grâce aux pontonniers du général Eblé et aux troupes qui couvrent le passage (Ney et Victor). 8 000 traînards n’ont pas le temps de passer, ils seront tués par les Cosaques.
« Fussé-je mort à Moscou, ma renommée serait celle du plus grand conquérant qu’on ait connu. Mais les sourires de la Fortune étaient à leur fin. »1870
NAPOLÉON Ier (1769-1821). Mémorial de Sainte-Hélène (1823), Las Cases
Après la campagne de Russie, Napoléon réunit un Conseil le 3 janvier 1813. Talleyrand lui redit de négocier et d’accepter une partie des conditions de l’ennemi. Napoléon refuse, mais lui offre à nouveau le poste de ministre des Relations extérieures. Talleyrand refuse. Étonnant, désolant dialogue de sourds, dans les coulisses de l’Histoire.
Une restauration devient probable, notre diplomate pense toujours à une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, le meilleur régime pour la France - et l’occasion de revenir au pouvoir comme Premier ministre. Louis XVIII attend son heure, exilé en Angleterre, entouré d’une petite cour plus royaliste que le roi. Talleyrand correspond avec lui, certaines lettres sont interceptées. Napoléon hésite entre l’exiler, le poursuivre en justice… mais continue de lui demander conseil et lui offre à nouveau le ministère !
Dernière entrevue en janvier 1814. Il nomme Talleyrand au Conseil de régence avant de partir pour une campagne de France sans espoir où la mort ne voudra pas de lui – « J’ai tout fait pour mourir à Arcis ! » (bataille du 19 mars).
La France est vaincue par les Alliés, envahie, occupée - il faut lui éviter d’être trop humiliée. Le pays est divisé en bonapartistes, républicains, royalistes - il faut une constitution libérale et un roi prêt à jouer le jeu. Talleyrand pousse Marmont (maréchal d’Empire) à signer la capitulation de Paris. Il reçoit le tsar dans son hôtel rue Saint-Florentin et le persuade de favoriser une restauration des Bourbons. C’est son « 18 brumaire à l’envers ». Et il convoque le Sénat pour assurer la transition légale.
« 1. Napoléon Bonaparte est déchu du trône et le droit d’hérédité établi dans sa famille est aboli.
2. Le peuple français et l’armée sont déliés du serment de fidélité envers Napoléon Bonaparte. »1886Sénat, Sénatus-consulte du 2 avril 1814. Mémoires de M. de Bourrienne, ministre d’État : sur Napoléon, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration (1829), Louis Antoine Fauvelet de Bourrienne
Le Corps législatif adhère à l’acte du Sénat le 3 avril, tandis qu’à l’Hôtel de Ville une majorité de conseillers voulaient le rétablissement de la monarchie en la personne de Louis XVIII… Mais le tsar n’aime pas Louis XVIII.
Talleyrand réunit 64 Sénateurs pour qu’ils nomment un gouvernement provisoire – qu’il va naturellement diriger.
« Dès les premiers jours, Talleyrand imprime à son gouvernement une touche très libérale. Par conviction mais aussi très habilement, il tente d’imposer la force de son autorité en supprimant tout ce que le despotisme napoléonien avait de plus insupportable. »
Emmanuel de WARESQUIEL (né en 1957), Talleyrand : Le prince immobile (2003)
Homme d’État bien en situation, il souhaite toujours s’inspirer du régime britannique et tentera de marier la Restauration avec ce système, malgré les ultras entourant Louis XVIII. En attendant, il se retrouve à la tête du pays et applique ses idées libérales. Son gouvernement provisoire lui vaut les félicitations de Benjamin Constant qui ne l’aime guère, mais le remercie d’ « avoir à la fois brisé la tyrannie et jeté les bases de la liberté. »
« Rien n’est changé en France, il n’y a qu’un Français de plus ! »1912
Comte d’ARTOIS et futur Charles X (1757-1836), Déclaration du 12 avril 1814. Mémoires et Correspondance du Prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Fringant et rayonnant, escorté de 600 gardes nationaux, ovationné par les Parisiens, le frère cadet du roi fait son entrée dans Paris et regagne le palais des Tuileries d’où la Révolution le chassa – il fut le premier émigré célèbre de l’histoire, le 17 juillet 1789. Phrase assez floue et minimaliste pour rassurer la France en état de choc, elle minore l’événement, la restauration de la monarchie, à moins qu’elle n’occulte à la fois la Révolution et l’Empire.
Talleyrand raconte comment le préfet Beugnot et le chancelier Pasquier finirent par accoucher de ce Mot historique qu’il envoya au Moniteur (journal officiel) en annonçant la rentrée du comte d’Artois. Le mot plut beaucoup à Paris et « à force de l’entendre répéter et admirer, le comte d’Artois finit par être sincèrement persuadé qu’il l’avait dit. » Cependant que Louis XVIII est à Calais, condamné par une crise de goutte à différer son débarquement du bateau venu d’Angleterre ! Ce mot fait aussi écho au dicton cruel évoquant l’abdication de l’empereur : « Bientôt, il n’y aura en France qu’un Français de moins. » Le soir même, 12 avril à Fontainebleau, Napoléon tente de se suicider.
« Je suis bien aise de vous voir ; nos maisons datent de la même époque. Mes ancêtres ont été les plus habiles ; si les vôtres l’avaient été plus que les miens, vous me diriez aujourd’hui : prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos affaires ; aujourd’hui, c’est moi qui vous dis : asseyez-vous et causons. »
Louis XVIII (1755-1824) à Talleyrand, Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
Le gouvernement provisoire de Talleyrand dure un mois. 1er mai 1814, il rejoint à Compiègne Louis XVIII qui le fait attendre des heures… Ce roi reste connu pour son humour. Il lui demande comment il a pu voir la fin de tant de régimes : « Mon Dieu, Sire, je n’ai vraiment rien fait pour cela, c’est quelque chose d’inexplicable que j’ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent » répond Talleyrand espérant une certaine reconnaissance.
Mais le roi refuse la Constitution sénatoriale : il préfère accorder à ses sujets la Charte constitutionnelle qui reprend les idées libérales proposées, mais rejette l’équilibre des pouvoirs. Le 13 mai, Talleyrand, déçu dans son ambition de présider le ministère, est quand même nommé ministre des Affaires étrangères. C’est bien le moins…
Le 30 mai, il signe le traité de Paris qu’il a négocié non sans mal : la paix entre la France et les Alliés, la fin de l’occupation, pas d’indemnités de guerre, le retour aux frontières de 1792 (plus quelques villes, une part de la Savoie et les anciens comtats pontificaux) et l’annonce du congrès de Vienne dont les bases sont posées. Il va naturellement représenter la France. À 60 ans, notre diable boiteux est au faîte de son art diplomatique.
« Alliées…, dis-je, et contre qui ? Ce n’est plus contre Napoléon : il est à l’île d’Elbe… ; ce ne n’est plus contre la France : la paix est faite… ; ce n’est sûrement pas contre le roi de France : il est garant de la durée de cette paix. Messieurs, parlons franchement, s’il y a encore des puissances alliées, je suis de trop ici. […] Et cependant, si je n’étais pas ici, je vous manquerais essentiellement… »
TALLEYRAND (1754-1838), Congrès de Vienne, 30 septembre 1814. « La diplomatie française, de Talleyrand à de Gaulle », Revue Politique et parlementaire, mars 2016, Charles Zorgbibe
Les tractations informelles ont débuté le 16 septembre. Tenu à l’écart des principales réunions entre les quatre pays (Royaume-Uni, Autriche, Prusse, Russie) qui ont déjà approuvé un protocole, il est invité le 30 septembre à une discussion parlant des « puissances alliées ». D’où sa réaction plus vive que de coutume… et la colère des quatre, exprimée par Metternich : « Nous aurions mieux fait de traiter nos affaires entre nous ! » Le 3 octobre, Talleyrand menace de ne plus assister à aucune conférence. Il se pose en défenseur des petites nations désormais présentes aux délibérations, exploitant les divisions entre les quatre grands. Appuyé par l’Angleterre et l’Espagne, il obtient l’annulation des procès-verbaux des précédentes réunions. Le congrès s’ouvre enfin le 1er novembre.
Mais aucun sujet important n’est abordé dans les réunions officielles - tout se passe dans les salons. Les petites nations se lassent et finissent par ne plus y assister. Talleyrand reste quand les véritables délibérations commencent le 8 janvier 1815 et le tour est joué : « C’est ainsi que le comité des Quatre devint le comité des Cinq. »
« Le meilleur auxiliaire d’un diplomate, c’est son cuisinier. »
TALLEYRAND (1754-1838). Benoît Bréville, Le Monde diplomatique, août-septembre 2015
Au moment de partir de Paris pour Vienne, il a réclamé au roi Louis XVIII plus de casseroles que d’instructions écrites. Il emmenait dans ses fourgons le plus grand cuisinier de son temps : Antonin Carême avait déjà servi en Angleterre chez le prince de Galles et séduit le tsar Alexandre lors de l’invasion de Paris - toujours à la demande de Talleyrand. On a pu dire que Carême fut un espion autant qu’un cuisinier génial. Il va se surpasser à Vienne.
Après des pourparlers difficiles, ces messieurs n’hésitaient jamais à partager un bon repas ! Carême et Talleyrand subjuguèrent les altesses et les plénipotentiaires : magnificence des menus et qualité des plats mitonnés par la brigade du « roi Carême ». Talleyrand descendait tous les matins en cuisine, ordonnait avec lui le dîner du jour et avait toutes les informations recueillies par le personnel de salle assurant les soins du service… et le renseignement. Les langues se déliaient et Talleyrand savait tout le lendemain matin.
Pour en revenir à l’art de la cuisine… Antonin Carême invente un pudding à servir froid - avec Talleyrand qui veille à tout. Il s’inspire du « cabinet pudding » très répandu en Europe (pudding sucré ou salé venant du Royaume-Uni). Il en tire une version à base de brioche émiettée agrémentée d’une crème, de fruits confits, le tout arrosé de kirsch et baptisé « à la diplomate ».
Au cours d’un dîner offert par le prince de Talleyrand, une controverse naît avec le prince de Metternich, ministre de l’empereur d’Autriche : quel est le meilleur fromage d’Europe ? Talleyrand opte pour le Brie, lord Castlereagh représentant l’Angleterre défend le Stilton, le baron de Falk, des Pays Bas, vante le Limbourg… 50 des meilleurs fromages d’Europe sont réunis, arrivés par courrier diplomatique, et ce jury vota à l’unanimité pour le Brie de Meaux, désigné roi des fromages - « le seul souverain que Talleyrand n’ait pas trahi » aux dires de ses ennemis.
« Le Congrès ne marche pas, mais il danse. »1920
Prince de LIGNE (1735-1814), au Congrès de Vienne, 1814. De la réorganisation de la société européenne (1925), Augustin Thierry
Âgé de 80 ans, feld-maréchal autrichien devenu cosmopolite éclairé, il parle du Congrès réuni à Vienne de septembre 1814 à juin 1815. Outre les souverains, les princes et les hommes d’État, les diplomates et les observateurs, une foule d’intrigants et de jolies femmes sont au rendez-vous viennois. Le prince de Metternich, chancelier d’Autriche (chef du gouvernement) et maître des lieux, organise une succession de fêtes et réceptions, bals et concerts, opéras et revues militaires. Le plaisir est roi, mis en scène à la viennoise… ou à la française.
Talleyrand danse comme un diable boiteux, mais il reçoit à souper comme un prince. Sa nièce, 21 ans, Dorothée de Courlande, bientôt duchesse de Dino, séduit tout le monde par son esprit et sa beauté. Elle sera la dernière présence féminine auprès de Talleyrand, par ailleurs l’amant de sa mère.
Le Congrès travaille aussi et Talleyrand y veille ! Il faut solder ce que les historiens appelleront la seconde guerre de Cent Ans : de 1688 à 1815, soit en cent vingt-sept ans, la France soutint contre l’Angleterre sept grandes guerres qui durèrent en tout soixante ans.
« Si cela va sans le dire, cela ira encore mieux en le disant. »1921
TALLEYRAND (1754-1838), au Congrès de Vienne, octobre 1814. L’Europe et la Révolution française, volume VIII (1908), Albert Sorel
Cité en français, ce mot figure dans beaucoup de dictionnaires étrangers. Représentant Louis XVIII, Talleyrand demande qu’on ajoute une précision à un texte. On lui dit : « Cela va sans le dire. » D’où la riposte.
La France abandonne ses conquêtes de la Révolution et de l’Empire, retrouve ses frontières de 1792, mais conserve Mulhouse, Annecy, Chambéry, diverses places fortes de l’Est, récupère une partie de ses colonies. Et les armées alliées se mettent en marche, pour repasser les frontières à partir du 1er juin. Talleyrand a bien joué !
« Maintenant, Sire, la coalition est dissoute, et elle l’est pour toujours […] la France n’est plus isolée en Europe. »1922
TALLEYRAND (1754-1838), Lettre à Louis XVIII, 4 janvier 1815. Correspondance inédite du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, publiée sur les manuscrits conservés au Dépôt des Affaires Étrangères (1881)
Message venu du congrès de Vienne où Talleyrand, intrigant comme il sait l’être et souvent pour le bien de la France, a conclu un traité secret avec l’Autriche et l’Angleterre contre la Prusse et la Russie. C’est un exploit diplomatique : le représentant du pays vaincu a réussi à diviser les Alliés, à limiter les exigences de la Prusse et de la Russie… Le plus étonnant come-back de l’Histoire va ruiner tous ses efforts.
« Ils n’ont rien oublié, ni rien appris. »1926
NAPOLÉON Ier (1769-1821), Golfe-Juan, Proclamation du 1er mars 1815. Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C.Roux
« Depuis le peu de mois que les Bourbons règnent, ils vous ont convaincu qu’ils n’ont rien oublié, ni rien appris. » Napoléon reprend la formule de Dumouriez parlant des courtisans qui entourent Louis XVIII. Le mot est également attribué à Talleyrand – on ne prête qu’aux riches… Quoi qu’il en soit, il résume parfaitement la mentalité des Bourbons et surtout de leurs partisans, les ultras, plus royalistes que le roi.
« Cet homme est revenu de l’île d’Elbe plus fou qu’il n’était parti. Son affaire est réglée, il n’en a pas pour quatre mois. »1931
Joseph FOUCHÉ (1759-1820), lucide quant à l’avenir, mars 1815. 1815 (1893), Henry Houssaye
Paroles de celui qui va redevenir ministre de la Police sous les Cent-Jours. Napoléon connaît les défauts et les qualités de l’homme. Fouché prendra son portefeuille le 21 mars 1815, confiant à Gaillard (lieutenant général de police) : « Avant trois mois, je serai plus puissant que lui et s’il ne m’a pas fait fusiller, il sera à mes genoux… Mon premier devoir est de contrarier tous les projets de l’empereur. »
Fouché a tort de trahir, mais il a raison de penser ainsi. Le retour de Napoléon déclenche une nouvelle guerre européenne et le second traité de paix sera beaucoup moins clément. La France n’a aucune chance de gagner, même avec ce fabuleux meneur d’hommes qui veut encore forcer le destin. C’est l’aventure de trop.
« Je ramènerai l’usurpateur dans une cage de fer. »1933
Maréchal NEY (1769-1815), au roi Louis XVIII. Vie du maréchal Ney (1816), Raymond Balthazar Maizeau
Surnommé le Brave des braves sous l’Empire, Ney a poussé Napoléon à abdiquer il y a moins d’un an et s’est rallié à Louis XVIII qui le fit pair de France. Le roi le charge à présent d’arrêter « le vol de l’Aigle ». Ney en fait le serment. Mais il va céder au charisme de l’empereur et se rallier à lui avec ses troupes, le 13 mars 1815.
« Il faut tuer Buonaparte comme un chien enragé. »1934
TALLEYRAND (1754-1838), Congrès de Vienne, 12 mars 1815. Le Roi de Rome (1932), Octave Aubry
Napoléon a bouleversé le bon ordre du Congrès et mis le ministre français dans une situation délicate, si habile que soit notre diplomate à 60 ans. On imagine sa colère froide.
« [Napoléon déclaré] hors des relations civiles et sociales et livré à la vindicte publique comme ennemi et perturbateur du monde. »1935
Les souverains alliés, Congrès de Vienne, 13 mars 1815. Le Moniteur universel (1815)
Les souverains présents au Congrès de Vienne - François Ier l’empereur d’Autriche (beau-père de Napoléon), le tsar Alexandre de Russie, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III - sont unanimes à mettre Napoléon hors-la-loi. Louis XVIII à Paris tient encore à son trône et joue son rôle… avant de fuir à l’arrivée de l’empereur. Il irait au bout du monde, malgré sa goutte qui en fait un infirme. Il allait déjà passer en Angleterre. Talleyrand use de toute son autorité (soutenu par le Congrès de Vienne) pour le stopper à Gand, en Belgique !
« La légitimité gisait en dépôt à l’hôtel d’Hane de Steenhuyse comme un vieux fourgon brisé. »1938
François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)
L’auteur des Mémoires est nommé ministre de l’Intérieur par Louis XVIII réfugié à Gand. Le roi a constitué un gouvernement en exil. Selon le duc de Castries, Chateaubriand devient vite à lui seul tout le gouvernement, mais n’est pas dupe… La situation est assez ridicule, en ce début du mois d’avril 1815. « Notre père de Gand » sera souvent surnommé « notre paire de gants » et tourné en dérision par les autres partis. L’humiliation des Cent-Jours va peser lourd, sur ce roi déjà malmené.
« Ma vie politique est terminée. Je proclame mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français. »1951
NAPOLÉON Ier (1769-1821), 22 juin 1815. Dictionnaire des sciences politiques et sociales (1855), Auguste Ott
Après le désastre historique de Waterloo (18 juin), l’empereur abdique une seconde fois, mais cette fois en faveur de son fils. Napoléon II est reconnu empereur le 23 juin par les Chambres des Cent-Jours, non sans tumulte et avec un argument juridique étonnant : dans le cas contraire, l’abdication serait nulle et Napoléon pourrait repartir en guerre avec 50 000 hommes…
Les Alliés veulent surtout se débarrasser de lui, définitivement. Le vaincu se rend aux Anglais, c’est la déportation dans l’île de Sainte-Hélène à 1 900 km, en plein océan Atlantique. Et le début de la légende. En attendant, la « seconde Restauration » commence avec le retour de Louis XVIII.
4. Fin de carrière tardive aboutissant (post mortem) à l’Entente cordiale avec l’Angleterre.
« Tout à coup, une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, Monsieur de Talleyrand soutenu par Monsieur Fouché. »1953
François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)
Arrivant à Saint-Denis pour y retrouver Louis XVIII, il aperçoit Talleyrand et Fouché venus se rallier au roi. Il décrit l’effet que lui causa cette entrée des deux hommes allant se présenter, ce 7 juillet 1815, à Louis XVIII qui leur rendra leurs portefeuilles – Affaires étrangères et Police. « La vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment. »
Fouché perdra son poste l’année suivante, proscrit, exilé en tant que régicide. Il sort de l’histoire par la petite porte. Talleyrand, honni des royalistes comme des républicains, éphémère président du Conseil des ministres, ne peut que démissionner après la victoire écrasante des ultras : la fameuse « Chambre introuvable » (août 1815). Il se place dans l’opposition libérale à la Chambre des pairs. Il ne semble même pas las de cette politique politicienne et de ces joutes intellectuelles à la française. D’une patience infinie, il sait que le temps travaille pour lui, il renoue des relations utiles parmi les libéraux qui finiront par avoir raison contre les ultras…
« Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde. »1985
TALLEYRAND (1754-1838), défendant la liberté de la presse contre la censure, Chambre des pairs, 24 juin 1821. Le Roi Voltaire (1860), Arsène Houssaye
La liberté est bien malade et la presse aussi, avec les ultras au pouvoir : les lois de Serre de 1819 (libérales) ont été suspendues dès mars 1820, l’autorisation préalable sera rétablie en 1822, le jugement des délits de presse rendu au juge correctionnel (plus sévère que le jury populaire). Beaucoup de journaux vont disparaître.
« Sire, je suis vieux.
— Non, Monsieur de Talleyrand, non, vous n’êtes point vieux ; l’ambition ne vieillit point. »1992LOUIS XVIII (1755-1824), qui réplique au « Discours au roi pour l’empêcher de faire la guerre ». Livret de Paul-Louis, vigneron, pendant un séjour à Paris en mars 1823 (1823), Paul-Louis Courier
Le roi qui ne paraît pas jeune - malade de la goutte et de plus en plus infirme - rassure ainsi M. de Talleyrand qui ne l’est plus guère avec sa boiterie de naissance. Ils ont le même âge (presque septuagénaires), mais Talleyrand ne renonce à rien et tient bon. Il assistera en 1824 à l’agonie du roi et à son enterrement.
Après Louis XVI et Napoléon, il assistera aussi à un troisième sacre – le dernier de notre histoire, 29 mai 1825. Charles X a voulu ressusciter cette cérémonie anachronique : « une belle fête costumée à la gothique ». Pour résumer sa ligne politique : « J’aimerais mieux scier du bois que de régner à la façon du roi d’Angleterre ! » C’est dire sa volonté de s’affranchir de la Charte constitutionnelle adoptée par son frère. Difficile pour Talleyrand de dialoguer avec cet homme certes charmant, jeune d’allure à 67 ans et populaire pendant quelques mois, mais entouré de courtisans et totalement coupé du peuple. Bête et borné, par ailleurs sportif (grand cavalier) et en bonne santé, il peut régner longtemps… mais il fera tant d’erreurs politiques que la prochaine révolution se dessine déjà.
« Je ne veux pas monter en charrette comme mon frère ! »2012
CHARLES X (1757-1836), hanté par le souvenir de Louis XVI guillotiné en 1793. La Cour de Charles X (1892), Imbert de Saint-Amand
L’exemple de son frère aîné, devenu un roi martyr, le confortait dans sa politique ultraroyaliste. N’est-ce pas sa faiblesse et ses concessions qui l’ont perdu ? Et Charles X assimile les Girondins de la Révolution aux libéraux de plus en plus agressifs sous la Restauration. Sa peur devient obsessionnelle.
« Un roi qu’on menace n’a de choix qu’entre le trône et l’échafaud !
— Sire, Votre Majesté oublie la chaise de poste ! »2013TALLEYRAND (1754-1838), à CHARLES X (1757-1836). Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand (1870), Amédée Pichot
Façon de rassurer le roi avec humour, lui rappelant au passage qu’il fut le premier émigré célèbre de la Révolution, au lendemain de la prise de la Bastille. Naturellement, le diable boiteux intrigué en coulisses, cette fois pour son ami le candidat orléaniste aux idées libérales. Il prépare son dernier changement de régime. Ce sera enfin « le bon », avec une monarchie à l’anglaise vraiment constitutionnelle ! Ce qu’il veut depuis toujours pour la France.
« Puisque M. de Talleyrand se prononçait, Louis-Philippe pouvait se risquer. »
SAINTE-BEUVE (1804-1869), Nouveaux Lundis, tome XII
Le prince de Talleyrand en « faiseur de rois », le rôle lui va si bien ! Ironie de l’Histoire, il va retrouver le marquis de La Fayette prêt à la parade républicaine, son emploi préféré ! Cette révolution sera l’une des guerres civiles les plus brèves et les moins sanglantes de l’histoire.
« Mettez en note que le 29 juillet 1830, à midi cinq minutes, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner sur la France ! »2029
TALLEYRAND (1754-1838). L’Esprit de M. de Talleyrand : anecdotes et bons mots (1909), Louis Thomas
Travaillant à ses Mémoires, il entend les troupes de Marmont qui refluent sous ses fenêtres, rue de Rivoli – le Louvre est pris par les insurgés, les soldats se débandent. Le vieux pair de France qui a vécu tous les tournants de l’histoire et survécu à tant d’épreuves, s’interrompt et dicte cette note à son secrétaire. Ce même jour, les députés font cause commune avec le peuple. C’est la « Troisième Glorieuse » de cette Révolution.
« Charles X a essayé de sauver la légitimité française et avec elle la légitimité européenne : il a livré la bataille et il l’a perdue […] Napoléon a eu son Waterloo, Charles X ses journées de juillet. »2030
François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)
Le 30 juillet, Charles X retire les quatre ordonnances « scélérates » contre la liberté de la presse. Trop tard ! Thiers et Mignet font placarder un manifeste orléaniste. Louis-Philippe attendait son heure, patiemment, prudemment réfugié à Neuilly, puis au Raincy. La Fayette, septuagénaire actif, est de retour pour son dernier rendez-vous avec l’Histoire, à la tête de la garde nationale rétablie qui occupe l’Hôtel de Ville. On hisse le drapeau tricolore.
« Habitants de Paris ! Charles X a cessé de régner sur la France ! »2031
Proclamation de la Commission municipale, 30 juillet 1830. Bulletin des lois et ordonnances : publiées depuis la Révolution de juillet 1830, volume I (1849), Dupont éd
Un véritable gouvernement provisoire est constitué par le banquier Laffitte et Casimir Périer député libéral dans l’opposition. Dernier suspense, qui va l’emporter, de la République ou de la branche orléaniste ? Après toute la galerie des rois de France, le nouveau « roi des Français » sort gagnant. Louis-Philippe fera construire la Colonne de Juillet place de la Bastille, pour commémorer les « Trois Glorieuses » journées de 1830 qui ont escamoté la République. Quant à Talleyrand… il va jouer sa dernière partie politique en vrai professionnel.
« Qui aurait pu croire que cet aristocrate entre les aristocrates qui menait à Valençay, en plein XIXe siècle la vie seigneuriale la plus intacte, enseignait avec la conviction la plus profonde que du 14 juillet 1789, dataient « les grands changements dans la vie moderne » ? Changements qu’il avait voulu réaliser en 1789 et auxquels il restait attaché en 1830 ? Il maintenait « l’Ancien Régime » des mœurs et de la civilité, mais il refusait celui des institutions. En lui, la France passait d’Hugues Capet aux temps démocratiques. »
Jean ORIEUX (1907-1990), Talleyrand ou le sphinx incompris (1970)
Rallié au « roi des Français » Louis-Philippe qu’il a soutenu et qui incarne la monarchie constitutionnelle qu’il veut pour la France, Talleyrand refuse le poste de Premier ministre qu’il a tant désiré, comme les Affaires étrangères où il fit ses preuves. Il a 75 ans, âge avancé pour l’époque. À sa demande, il est nommé ambassadeur extraordinaire à Londres pour assurer la neutralité du Royaume-Uni vis-à-vis du nouveau régime. Promotion critiquée à Paris, mais cette nomination rassure les cours d’Europe, effrayées par cette nouvelle révolution française, alors qu’éclate la révolution belge. Londres accueille le prince de Talleyrand comme un roi, le 24 septembre 1830.
« Je vois la France nous dominant tous, grâce à l’habile politique qui la représente ici, et je crains qu’elle n’ait dans ses mains le pouvoir de décision et qu’elle n’exerce ce que j’appellerai une influence dominante sur les affaires européennes, qui jusqu’alors avaient toujours été dirigées par la sagesse et le génie de l’Angleterre. »
Charles VANE, 3e Marquis de Londonderry (1778-1854) à la tribune. Dictionnaire amoureux de la diplomatie (2019), Daniel Jouanneau
Talleyrand entretient de bons rapports avec son ami Wellington et son cabinet. Applaudi au Parlement britannique, son raffinement et son habileté ont séduit Londres… Nul n’est prophète en son pays, tous les partis détestent le « diable boiteux » qui a trahi tout le monde. Mais le temps viendra de réviser ce jugement : « Le prince a évité à la France le démembrement, on lui doit des couronnes, on lui jette de la boue » écrit Balzac dans Le Père Goriot.
« Partout où il va, il se crée une cour et il fait la loi. Il n’y a rien de plus amusant que de voir les membres les plus influents de la Chambre des Lords, obséquieux et serviles. »
Prosper MERIMEE (1803-1870), Daniel Jouanneau, Dictionnaire amoureux de la diplomatie (2021)
Talleyrand reçoit fréquemment Prosper Mérimée (haut fonctionnaire) qui témoigne de sa popularité, au point que l’opposition anglaise accuse le gouvernement d’être trop influencé par lui. De fait, il travaille à la future Entente cordiale qui lui tient à cœur depuis toujours ! Actée par Louis-Philippe en 1843, elle sera bien utile à la France dans les deux guerres mondiales du XXe siècle. Sa géopolitique se révèlera prophétique et visionnaire sur d’autres points – comme la politique méditerranéenne de la France.
Il démissionne en 1834, abandonne toute fonction officielle et se retire enfin dans son château de Valençay.
« Dans ces quatre années, la paix générale maintenue a permis à toutes nos relations de se simplifier : notre politique, d’isolée qu’elle était, s’est mêlée à celle des autres nations ; elle a été acceptée, appréciée, honorée par les honnêtes gens et par les bons esprits de tous les pays. »
TALLEYRAND (1754-1838), Lettre au ministre des Affaires étrangères, 13 novembre 1834. Le Prince de Talleyrand et la Maison d’Orléans, Lettres et Mémoires publiées par la comtesse de Mirabeau (1890)
Prenant sa retraite, il fait le bilan de son ambassade à la signature du traité de la Quadruple-Alliance entre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, l’Empire russe, le royaume de Prusse et l’empire d’Autriche. Comme au congrès de Vienne, son but était de restaurer et de préserver l’équilibre européen.
« Il n’est point parvenu, il est arrivé. »2084
TALLEYRAND (1754-1838), parlant de Thiers, 1834. Monsieur de Talleyrand (1870), Charles-Augustin Sainte-Beuve
(Selon les sources, le mot marseillais de « parvenu » fait référence à la fortune de Thiers, à sa carrière politique rapide, voire à sa réception à l’Académie française où il est donc « arrivé » en 1834).
Talleyrand a volontiers joué le rôle de parrain politique auprès de Thiers, personnage comparable à lui, ambitieux, arriviste et intelligent, très fidèle à ses idées (républicaines), mais souvent mal compris, voire décrié.
« Sire, c’est le plus grand honneur qu’ait reçu ma maison. »
TALLEYRAND (1754-1838), mourant, souffrant et courtisan jusqu’à la fin. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle – article sur Talleyrand
Revenu à Paris, il conseille toujours Louis-Philippe qui viendra visiter le mourant, contrairement à l’étiquette. Talleyrand qui souffre atrocement d’un anthrax au dos est infiniment sensible à cette dernière marque d’honneur.
Une méchante anecdote court Paris, dans le même contexte. Le mourant soupire : « Sire, je souffre comme un damné. - Déjà ! murmure le roi. » Mot apocryphe et invraisemblable. Autre légende dans le même esprit, le Diable accueillant en enfer le « Diable boiteux » : « Prince, vous avez dépassé mes instructions. »
« N’oubliez pas que je suis évêque. »
TALLEYRAND (1754-1838), mourant le 17 mai 1838. Déclaration in extremis
Ainsi reconnait-il sa réintégration dans l’Église. L’événement, suivi par le tout-Paris, fait dire à Ernest Renan qu’il réussit « à tromper le monde et le Ciel ».
Des funérailles officielles et religieuses sont célébrées le 22 mai. Embaumé à l’égyptienne, son corps est placé dans la crypte qu’il a fait creuser sous la chapelle de la maison de charité fondée par lui en 1820 à Valençay et où il est ramené de Paris le 5 septembre. Lieu de sa sépulture ainsi que de ses héritiers jusqu’en 1952.
« Enfin il est mort en homme qui sait vivre. »2096
Mot d’une dame de la vieille cour à la mort de Talleyrand (17 mai 1838). Monsieur de Talleyrand (1870), Charles-Augustin Sainte-Beuve
Charles Maurice de Talleyrand-Périgord mourut à 84 ans, en désavouant ses irrégularités religieuses. Comme dira de lui le diplomate Jules Cambon mort en 1935 à 90 ans et ayant lui aussi traversé quelques régimes et nombre de crises dans l’histoire de France : « S’il a, au cours de sa vie, souvent changé de parti, [il] n’a jamais changé d’opinion. » On peut aussi lui reconnaître une forme de fidélité à la France et à ses intérêts tels qu’il les concevait, se trompant en cela moins souvent que la plupart de ses contemporains !
« C’était un personnage étrange, redouté et considérable ; il s’appelait Charles-Maurice de Périgord ; il était noble comme Machiavel, prêtre comme Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel comme Voltaire et boiteux comme le diable. ».
Victor HUGO (1802-1885), Choses vues
« On pourrait dire que tout en lui boitait comme lui ; la noblesse qu’il avait faite servante de la république, la prêtrise qu’il avait traînée au Champ de Mars, puis jetée au ruisseau, le mariage qu’il avait rompu par vingt scandales et une séparation volontaire, l’esprit qu’il déshonorait par la bassesse. Il avait fait tout cela dans son palais et, dans ce palais, comme une araignée dans sa toile, il avait successivement attiré et pris héros, penseurs, grands hommes, conquérants, rois, princes, empereurs, Bonaparte, Sieyès, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse, François d’Autriche, Louis XVIII, Louis-Philippe, toutes les mouches dorées et rayonnantes qui bourdonnent dans l’histoire de ces quarante dernières années. Tout cet étincelant essaim, fasciné par l’œil profond de cet homme, avait successivement passé sous cette porte sombre qui porte écrit sur son architecture : Hôtel Talleyrand.
Eh bien, avant-hier 17 mai 1838, cet homme est mort. Des médecins sont venus et ont embaumé le cadavre. Pour cela, à la manière des Égyptiens, ils ont retiré les entrailles du ventre et le cerveau du crâne. La chose faite, après avoir transformé le prince de Talleyrand en momie et cloué cette momie dans une bière tapissée de satin blanc, ils se sont retirés, laissant sur une table la cervelle, cette cervelle qui avait pensé tant de choses, inspiré tant d’hommes, construit tant d’édifices, conduit deux révolutions, trompé vingt rois, contenu le monde. Les médecins partis, un valet est entré, il a vu ce qu’ils avaient laissé : ‘Tiens ! Ils ont oublié cela. Qu’en faire ?’ Il s’est souvenu qu’il y avait un égout dans la rue, il y est allé, et a jeté le cerveau dans cet égout. »
« La sincère amitié qui m’unit à la reine de la Grande-Bretagne et la cordiale entente qui existe entre mon gouvernement et le sien me confirment dans cette confiance. »2115
LOUIS-PHILIPPE (1773-1850), Discours du trône, 27 décembre 1843. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps (1858-1867), François Guizot
Les mots de cordiale entente font leur entrée dans l’histoire des relations franco-anglaises. Qui l’eut pensé, il y a quelques siècles ou même quelques décennies ? Mais le Roi des barricades doit se faire accepter des cours européennes, l’Angleterre est la grande puissance mondiale du siècle et l’alliance avec elle est indispensable, malgré une certaine anglophobie que l’opposition sait parfois exploiter (affaire Pritchard). Guizot, dès 1841, encouragea cette politique d’entente cordiale qui ne dit pas encore son nom. Mais c’est Talleyrand qui en fut le plus constant défenseur, y compris auprès du roi son ami.
Le 2 septembre 1843, la reine Victoria a visité Paris. Louis-Philippe lui rendra la politesse à Londres, en octobre 1844 et replacera la formule : « La France ne demande rien à l’Angleterre. L’Angleterre ne demande rien à la France. Nous ne voulons que l’Entente cordiale. »
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