Qui a dit quoi de Qui ? (Troisième République) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

Un personnage parle d’un autre personnage.
Exemple type : « Un fou a dit « Moi, la France » et personne n’a ri parce que c’était vrai. » François Mauriac évoquant de Gaulle en juin 1940.

Le premier « qui » est quelquefois le peuple (acteur anonyme) s’exprimant en chanson, pamphlet, slogan, épitaphe. Le second « qui » peut être un groupe, une assemblée, une armée à qui le discours est destiné.
Si les deux « qui » sont identiques, c’est un autoportrait, une profession de foi politique, parfois une devise.
Les lettres (Correspondance) et Mémoires (sous diverses formes) sont des sources précieuses, les « mots de la fin » livrent une ultime vérité sur l’auteur.

Dans ce défilé de Noms plus ou moins connus ou célèbres, le ton passe de l’humour à la cruauté avec ces citations référentielles ou anecdotiques, mais historiquement toujours significatives.
« Qui a dit quoi de Qui » est une version résumée en 12 éditos de notre Histoire en citations – « quand, comment et pourquoi » donnant l’indispensable contexte.

Ça peut aussi devenir un jeu : « Qui a dit quoi de Qui ». À vous de voir.

9. Troisième République (1870-1939).

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« Citoyens, j’avais dit : le jour où la République rentrera, je rentrerai. Me voici ! »2335

Victor HUGO (1802-1885), de retour à Paris, gare du Nord, 5 septembre 1870. Actes et Paroles. Depuis l’exil (1876). 

Après dix-neuf ans d’exil, il rentre, sitôt proclamée la République.

Il a pris le train de nuit de Bruxelles pour passer inaperçu. Peine perdue. La foule l’attend. La renommée du poète proscrit a encore grandi. Il doit parler. C’est un orateur né pour le peuple, la tribune, les temps héroïques, la résistance : « Les paroles me manquent pour dire à quel point m’émeut l’inexprimable accueil que me fait le généreux peuple de Paris. […] Deux grandes choses m’appellent. La première, la république. La seconde, le danger. Je viens ici faire mon devoir. Quel est mon devoir ? C’est le vôtre, c’est celui de tous. Défendre Paris, garder Paris. Sauver Paris, c’est plus que sauver la France, c’est sauver le monde. Paris est le centre même de l’humanité. Qui attaque Paris attaque tout le genre humain. »

« Il me convient d’être avec les peuples qui meurent, je vous plains d’être avec les rois qui tuent. »2339

Victor HUGO (1802-1885), 9 septembre 1870. Actes et Paroles. Depuis l’exil (1876), Victor Hugo

Il en appelle aux Allemands pour que cesse cette « guerre civile » entre peuples d’Europe.

Mais la guerre continue, l’ennemi approche, Paris est saisi d’une fièvre patriotique. Chaque quartier a son club où l’on parle d’abondance et dans chaque arrondissement se créent des comités de vigilance, sous l’impulsion des militants de la première Internationale, rejoints par des radicaux et des Jacobins. Le mot de « Commune » est acclamé, l’idée est lancée dès septembre, dans ce Paris révolutionnaire.

« La ville de Paris est une personne trop puissante et trop riche pour que sa rançon ne soit pas digne d’elle. »2353

Otto von BISMARCK (1815-1898), le chancelier allemand qui fixe donc la « rançon » à au moins un milliard de francs, le 23 janvier 1871. Bismarck et son temps (1905), Paul Matter

L’ironie du vainqueur vise aussi le pays tout entier, la France vaincue qui doit payer.

Jules Favre propose 100 millions, ses collègues ont fixé la limite à 500, l’indemnité de guerre sera finalement de 200 millions pour Paris et cinq milliards de francs or pour l’ensemble de la France au lieu de six, Thiers ayant négocié en bon bourgeois.

Le pays s’acquittera de cette dette considérable dès 1873, grâce à l’emprunt et à l’empressement des souscripteurs, les troupes allemandes évacuant alors le territoire. Ce n’est pas la clause la plus humiliante d’un armistice que la capitale va refuser de toutes ses forces bientôt combattantes et de nouveau révolutionnaires, sous la Commune qui se terminera par la Semaine sanglante du 22 au 28 mai 1871.

« Elles ont pâli, merveilleuses
Au grand soleil d’amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
À travers Paris insurgé. »2329

Arthur RIMBAUD (1854-1891), Les Mains de Jeanne-Marie (1871)

Adolescent de 17 ans, bouleversé par la déclaration de guerre, puis par l’échec de la Commune, il fugue deux fois à Paris en 1870 et 1871, chante Le Dormeur du val, jeune soldat cueilli par la mort, mais aussi les communardes sur les barricades, mêlant poésie, révolte, soif de révolution sociale et morale.

Il comprend très vite l’impuissance des vers à « changer la vie ». A vingt-ans, il cesse d’être poète pour se lancer dans une vie d’explorateur, journaliste, aventurier, trafiquant d’armes, négociant en café. Parti de Charleville, il part vers l’Abyssinie et passe de l’Aden au Yémen. Volonté de vivre à en mourir, toujours plus intensément, d’être sans cesse en mouvement dans une quête éperdue vers l’inconnu, l’inexploré. Course folle, marche vaine. « L’Homme aux semelles de vent » rêvait de s’enrichir, mais plus encore de découvrir, sans savoir quoi ni comment ni pourquoi. Quête épuisante.

Il en meurt à trente-sept ans.

Il laisse une œuvre incomprise de son vivant et qui fascine toujours, comme son histoire d’amour fou avec Verlaine, épisode tragique dans deux vies chaotiques de poètes inspirés.

« Elle fut dans son essence, elle fut dans son fond la première grande bataille rangée du Travail contre le Capital. Et c’est même parce qu’elle fut cela avant tout […] qu’elle fut vaincue et que, vaincue, elle fut égorgée. »2384

Jean JAURÈS (1859-1914), Histoire socialiste, 1789-1900, volume XI, La Commune, Louis Dubreuilh (1908)

Tous les historiens de gauche se sont passionnés pour la Commune.
Jaurès qui dirige ce travail en 13 volumes juge à la fois en historien et en socialiste. Homme politique, il sera toujours du côté du Travail et des travailleurs. N’excluant pas le recours à la force insurrectionnelle, il aurait été Communard, malgré son pacifisme qui sera d’ailleurs la raison de son assassinat.

Karl Marx rend lui aussi hommage à la Commune en tant que militant révolutionnaire, même si le théoricien socialiste émit de nombreuses réserves : « Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Ses martyrs seront enclos dans le grand cœur de la classe ouvrière. »  La Guerre civile en France (1871).

Le mouvement ouvrier français restera marqué par les conséquences de la Commune : vide dans le rang de ses militants, haine des victimes contre les bourreaux, force du mythe qui s’attache à jamais au nom de la Commune.

« J’ai reçu le drapeau blanc comme un dépôt sacré, du vieux roi mon aïeul. Il a flotté sur mon berceau, je veux qu’il ombrage ma tombe ! »2417

Comte de CHAMBORD (1820-1883), Manifeste du 5 juillet 1871, à Chambord. La Droite en France, de la première Restauration à la Ve République (1963), René Rémond

Henri de Bourbon, comte de Chambord, se fait appeler Henri V et se voit déjà roi de France, succédant aux derniers Bourbons, Louis XVI, Louis XVIII et Charles X (mais pas Louis-Philippe, roi des Français de la maison d’Orléans). On frappe des monnaies à son effigie, on construit des carrosses pour son entrée à Paris… Les deux partis, légitimistes et bonapartistes, se sont en effet mis d’accord sur son nom et sa plus grande légitimité.

Mais dans ce discours, il renie le drapeau tricolore. Scandalisés, certains de ses partisans en deviennent républicains ! L’ « Affaire du drapeau » sert la stratégie politicienne du très républicain Thiers qui pavoise devant tant de maladresse. Il dit même que le prétendant mérite d’être « appelé le Washington français, car il a fondé la république ! »

Cette attitude s’explique : le comte de Chambord a vécu quarante ans en exil, dont trente dans un château coupé du monde, entouré d’une petite cour d’émigrés aristocrates, assurément « plus royalistes que le roi » comme tant de courtisans.

« Gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait. »2387

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Chambre des députés, 4 juin 1888. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920-1922), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac

Cette citation référentielle a un contexte précis, mais une portée très générale. Elle permet aussi de mieux comprendre ce grand personnage politique.

Député aux accents hugoliens, il s’oppose au général Boulanger (qu’il a d’abord soutenu), voyant poindre en lui un nouveau Bonaparte accusé de « faire disparaître la politique de parti et le parlementarisme ». Ce sera une crise, une « affaire » parmi toutes celles qui illustrent le régime parlementaire de la IIIe République.

Mais Clemenceau le « Tombeur de ministères », le « Tigre » redouté, dévoile ici un visage moins connu. Se déclarant solidaire de l’histoire du parti républicain et de ses luttes depuis un siècle, il proclame son attachement à un régime de libre discussion : « L’honneur de la République est dans la libre parole avec ses risques et ses inconvénients. »

C’est rendre hommage à ce régime si souvent décrié, y compris par Clemenceau. Vingt ans après, devenu président du Conseil, il se plaindra des débats sans fin à la Chambre : « On perd trop de temps en de trop longs discours. »

Ce dilemme est inhérent au régime parlementaire : comment assurer la libre expression des forces politiques représentées dans les assemblées sans paralyser le fonctionnement de l’institution parlementaire ? Le Parlement, lieu où l’on vote, est aussi et par définition celui où l’on parle.

« Républicains. – Les républicains ne sont pas tous des voleurs, mais les voleurs sont tous républicains. »2389

Gustave FLAUBERT (1821-1880), Dictionnaire des idées reçues (posthume, 1913)

C’est à peine une caricature des préjugés bourgeois dans les années 1870, très proche de la citation originale, signée du marquis de La Rochejaquelein : « Certes, je ne prétends pas que tous les républicains sont des voleurs, mais, ce que je garantis, c’est que tous les voleurs sont républicains. » (La Constitution, 31 mai 1871). Les républicains passent même pour des « buveurs de sang » dans bien des esprits.

Mais au fil des années, la France devient républicaine et les républicains font de moins en moins peur. Les radicaux, dans l’opposition sous la République d’abord modérée, vont à la faveur d’élections de plus en plus à gauche accéder au pouvoir sous la République radicale à partir de 1899 : leur politique sociale sera alors bien timide et la « République des députés » se heurtera aux socialistes, les nouveaux épouvantails pour le bourgeois.

« Puisqu’elle gouverne peu, je lui pardonne de gouverner mal. »2390

Anatole FRANCE (1844-1924), Histoire contemporaine (publiée de 1897 à 1901)

Il parle de la République : la Troisième est enfin installée, modérée, mais surtout faible. La faute en revient aux hommes qui gouvernent et aux institutions qui ont débouché sur un parlementarisme où les crises se multiplient.

Anatole France prête son scepticisme intellectuel et souvent désabusé à son héros M. Bergeret qui prend la défense du régime, faisant un éloge inattendu des faiblesses de cette République.

« L’insurgé, son vrai nom c’est l’homme !
Qui n’est plus la bête de somme,
Qui n’obéit qu’à la raison
Et qui marche avec confiance
Car le soleil de la science
Se lève rouge à l’horizon. »2407

Eugène POTTIER (1816-1888), paroles, et Pierre DEGEYTER (1848-1932), musique, L’Insurgé (1884), chanson

Poète et révolutionnaire, chansonnier socialiste le plus important (et sincère) du XIXe siècle, Pottier est déjà l’auteur de l’Internationale. Membre de la Commune, réfugié aux États-Unis après la Semaine sanglante de mai 1871, il rentre de son exil après la loi d’amnistie et dédie cette chanson « à Blanqui et aux Communards » : « Devant toi, misère sauvage, / Devant toi, pesant esclavage, / L’insurgé se dresse / Le fusil chargé. / On peut le voir en barricades / Descendr’ avec les camarades, / Riant, blaguant, risquant sa peau… »

Beaucoup de chansons communistes voient le jour dans les années 1880 : lutte des classes, guerre sociale contre les patrons, appel à la révolte armée des ouvriers, mineurs, paysans. L’agitation sociale connaîtra une nouvelle flambée avant la Première Guerre mondiale. Ni l’État, ni les patrons, ni les syndicats français de cette époque ne sont aptes à résoudre les conflits sociaux nés du développement économique et du capitalisme.

« Ni Dieu ni maître. »2408

Auguste BLANQUI (1805-1881), titre de son journal créé en 1877

Entré en politique il y a juste un demi-siècle (sous la Restauration), arrêté en 1871, condamné à mort et amnistié, cet infatigable socialiste reprend son activité révolutionnaire à 72 ans. Son « Ni Dieu ni maître » deviendra la devise des anarchistes qui troubleront la Troisième République pendant un quart de siècle.

« La présidence est un enfer, je n’y retournerai pas. Et vous-même, mon cher Maréchal, n’y entrez pas. Aujourd’hui le pouvoir est un guêpier dans lequel une nature militaire telle que la vôtre perdrait patience en quarante-huit heures. »2428

Adolphe THIERS (1797-1877), 24 mai 1873. Cent ans de République (1970), Jacques Chastenet

Dans la nuit qui suit la démission de Thiers et l’élection à la présidence de Mac-Mahon, le « cher Maréchal » s’est rendu au domicile de Thiers, au cas où celui-ci regretterait sa lettre de démission. En vieux routier de la politique, Thiers lui tient ce discours, sans résultat. Mac-Mahon reste droit dans ses bottes, investi de sa mission monarchique. Il sera donc président de la République.

« Le roi a été assassiné, rien ne sera stable en France tant que le sceptre ne retournera pas au sang légitime. »2432

Louis VEUILLOT (1813-1883), L’Univers. La Fièvre hexagonale : les grandes crises politiques de 1871 à 1968 (1987), Michel Winock

Le « roi assassiné » est Louis XVI et le « sang légitime » est celui du comte de Chambord, prétendant légitimiste au trône de France. Veuillot, directeur du journal L’Univers de 1848 à 1874, est le chantre d’un courant de populisme chrétien qui régente les esprits d’une bonne partie des 220 000 religieux et religieuses que compte le clergé.

« Je croyais avoir affaire à un Connétable de France, je n’ai trouvé qu’un capitaine de gendarmerie. »2438

Comte de CHAMBORD (1820-1883), apprenant le refus de Mac-Mahon qui se récuse, le 12 novembre 1873. L’Échec de la restauration monarchique en 1873 (1910), Arthur Loth

Durant son long exil autrichien, sa cour d’aristocrates habitua le prétendant à plus d’égards que n’en a le maréchal ! Mac-Mahon devait introduire le monarque à la Chambre, appuyé à son bras, venant se faire acclamer par la majorité monarchiste.

Mais le maréchal est choqué par cette affaire de drapeau blanc que le comte entend rétablir et certain que l’armée, son armée, n’acceptera jamais. Bref, en son âme et conscience, il dit non à ce « roi » et il garde sa présidence.

« La gentilhommerie du pair de France subsistait sous le poil broussailleux du radical-socialisant. »2446

Maurice BARRÈS (1862-1923), Mes cahiers, 1896-1898 (1929)

Victor Hugo, nommé pair de France en 1845, est élu sénateur à presque 74 ans le 30 janvier 1876. Idole de la gauche républicaine, il se bat pour l’amnistie des communards : « Ô juges, vous jugez les crimes de l’aurore. » Il faut attendre 1880 pour que la France pardonne, avec la loi d’amnistie.

« Je suis, vous le savez, messieurs, profondément républicain et profondément conservateur. »2448

Jules SIMON (1814-1896), président du Conseil, Chambre des députés, Déclaration ministérielle du 14 décembre 1876. Histoire de la Troisième République, volume I (1973), Jacques Chastenet

Dans son premier discours, le personnage se montre onctueux et conciliateur. Les présidents du Conseil des ministres - fonction qui apparaît dans l’histoire de France - brilleront souvent par leur insignifiance jusqu’en 1900. 

Les républicains ayant triomphé aux élections, la situation devient inconfortable pour Mac-Mahon, président de la République et monarchiste. On parlerait aujourd’hui de « cohabitation ». Il s’en tire en appelant un centriste, Jules Simon, républicain modéré, pour former le gouvernement.

« Il sera cardinal avant moi ! »2449

Monseigneur DUPANLOUP (1802-1878). Histoire de la France contemporaine, 1871-1900 (1903), Gabriel Hanotaux

Évêque d’Orléans et député, il a ce mot sur Jules Simon… qui ne restera pas longtemps à la tête du gouvernement.

Professeur de philosophie connu pour s’être opposé avec courage à Napoléon III, Jules Simon tente une politique de conciliation entre la droite et l’extrême gauche. C’est mission impossible et la crise explose au bout de quelques mois, le 16 mai 1877. On parlera (improprement) du « coup d’État » de Mac-Mahon qui le renvoie alors qu’il a l’appui des députés. Mais le gouvernement est responsable devant la Chambre et le président (parlementarisme dualiste).

« Vous êtes le gouvernement des prêtres et le ministre des curés. »2451

Léon GAMBETTA (1838-1882), au ministre de l’Intérieur Fourtou, mi-juin 1877. Discours et plaidoyers politiques de M. Gambetta (1884)

Oscar Bardy de Fourtou, adepte de la manière forte, de nouveau en poste à l’Intérieur, a pour mission d’empêcher le retour en force des républicains à l’Assemblée. La coalition monarchiste et conservatrice caresse cette fois encore la France à rebrousse-poil.

Le 18 juin, les 363 députés républicains font adopter un ordre du jour – l’Ordre des 363 – qui refuse la confiance au cabinet de Broglie. Une semaine plus tard, avec l’accord du Sénat, Mac-Mahon dissout la Chambre des députés le 25 juin. C’est la crise la plus grave depuis la Commune : le sort du régime républicain est en jeu. Tout va dépendre des prochaines élections, fixées au 14 octobre.

« L’ordre moral atteint au délire de la stupidité » écrit Flaubert (Correspondance, volume IV). Dans la campagne électorale qui bat son plein, cet été 1877, Mac-Mahon prend parti, tel un maréchal à la tête de ses troupes et lance dans la bataille les fonctionnaires et le clergé. De leur côté, les républicains font bloc, avec deux têtes d’affiche : le toujours jeune Gambetta (40 ans) et le déjà vieux Thiers qui, malgré ses 80 ans, se verrait bien succéder à son successeur Mac-Mahon. Trop tard…

« Je n’aimais pas ce roi des prud’hommes. N’importe ! comparé aux autres, c’est un géant. »2456

Gustave FLAUBERT (1821-1880), à la mort de Thiers, Correspondance (1893)

« … et puis il avait une vertu rare : le patriotisme. Personne n’a résumé comme lui la France, de là l’immense effet de sa mort. »

Flaubert, un an plus tôt, s’exclamait pourtant : « Rugissons contre M. Thiers ! Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! Non, rien ne peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie ! Il me semble éternel comme la médiocrité ! »

Cet hommage posthume et du bout de la plume prendra encore plus de valeur par la suite : le personnel politique de la Troisième République fut – sauf exceptions – d’une grande médiocrité. Pour l’heure, il reste Gambetta, leader des républicains qui se dépense sans compter, dans cette campagne.

« Néron, Dioclétien, Attila, préfigurateur de l’antéchrist ! »2466

Les catholiques insultant Jules Ferry. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Surnommé hier Ferry-la-Famine – sous la Commune – et demain Ferry-Tonkin – pour sa politique coloniale.

Cette fois, il est attaqué en tant que ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts : son projet de réforme de l’enseignement public primaire (laïc, gratuit et obligatoire) réduit l’importance de l’enseignement privé. Débats déjà animés, le 15 mars 1879. Le 16 juin, la loi Ferry enflammera la Chambre. Gambetta défend son ami Ferry et tape si fort du poing sur la table qu’il perd son œil de verre. Les députés en viennent aux mains. Et volent manchettes et faux cols ! Il faut encore trois ans avant que passe le train des lois Ferry – une des réussites incontestées de la Troisième.

« Ah ! quel malheur d’avoir un gendre […]
Avec lui, j’en ai vu de grises,
Fallait qu’j’emploie à chaque instant
Mon nom, mon crédit, mon argent
À réparer toutes ses sottises. »2487

Émile CARRÉ (1829-1892), Ah ! quel malheur d’avoir un gendre (1887), chanson. Jules Grévy, ou la République debout (1991), Pierre Jeambrun

Ainsi fait-on chanter Jules Grévy, le vieux président de la République : « J’suis un honnête père de famille / Ma seule passion, c’est l’jeu de billard / Un blond barbu, joli gaillard / Une fois m’demande la main d’ma fille […] / Y sont mariés, mais c’que j’m’en repens ! / Ah ! quel malheur d’avoir un gendre ! »

Alfred Capus, auteur de théâtre et journaliste en vue, commente avec humour : « Jadis on était décoré et content. Aujourd’hui on n’est décoré que comptant ! » Le Gaulois, 7 octobre 1887. Ce journal dénonce comme bien d’autres le scandale de l’Élysée. La corruption, tant reprochée aux (républicains) opportunistes qui sont au pouvoir, atteint la famille du président Grévy. Son gendre Daniel Wilson est accusé d’avoir créé à l’Élysée un « ministère des Recommandations et Démarches ». Bien entendu, il fait payer ses services. Ce trafic des décorations, découvert en septembre, porte notamment sur la Légion d’honneur. Le temps des crises parlementaires va de pair avec celui des sales affaires et le personnel politique est gravement déconsidéré.

« J’en appelle à la France ! Elle dira que, pendant neuf années, mon gouvernement a assuré la paix, l’ordre et la liberté. Elle dira qu’en retour, j’ai été enlevé du poste où sa confiance m’avait placé. »2490

Jules GRÉVY (1807-1891). Gouvernements, ministères et constitutions de la France depuis cent ans (1893), Léon Muel

Démission forcée, le 2 décembre 1887. Un autre Jules est candidat à la présidence de la République, Ferry, mais les radicaux détestent ce républicain opportuniste et les républicains opportunistes ont besoin de l’appui des radicaux pour gouverner. Jeu classique des partis et l’on se rabat sur le troisième homme – un compromis dont Clemenceau se moque plaisamment : « Votons pour Carnot, c’est le plus bête, mais il porte un nom républicain ! » Sadi Carnot mourra assassiné par un anarchiste.

« Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant. »2499

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), apprenant le suicide du général Boulanger sur la tombe de sa maîtresse à Ixelles (Belgique), le 30 septembre 1891. Histoire de la France (1947), André Maurois

L’épitaphe est cinglante, la fin du « Brave Général » qui fit trembler la République est un fait divers pitoyable.

Le gouvernement a réagi après ce qui aurait tourné au coup d’État, si Boulanger avait osé marcher sur l’Élysée, porté par la foule ! Accusé de complot contre l’État, craignant d’être arrêté, il s’est enfui le 1er avril 1889 à Londres, puis à Bruxelles, avec sa maîtresse (de mèche avec la police). Son prestige s’effondre aussitôt. Le 14 août, le Sénat réuni en Haute Cour de justice le condamne par contumace à la déportation.

Mme de Bonnemains meurt du mal du siècle (la phtisie), le 16 juillet 1891. Sur sa tombe, toujours fou d’amour, le général Boulanger fait graver ces mots : « Marguerite… à bientôt ». Le 30 septembre, il revient se tirer une balle dans la tête, pour être enterré dans la même tombe où l’on gravera ses derniers mots écrits : « Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ? »

« Parlez-nous de lui, grand-mère,
Grand-mère, parlez-nous de lui ! »2500

MAC-NAB (1856-1889), Les Souvenirs du populo, chanson. Chansons du chat noir (1890), Camille Baron, Maurice Mac-Nab

Parodie de la célèbre chanson de Béranger à la gloire de Napoléon, comme si Bonaparte et Boulanger étaient également sensibles au cœur du peuple : « Devant la photographie / D’un militaire à cheval / En habit de général / Songeait une femme attendrie. / Ses quatre petits-enfants / Disaient « Quel est donc cet homme ? » / « Mes fils, ce fut dans le temps / Un brave général comme / On n’en voit plus aujourd’hui / Son image m’est bien chère ! » » Le phénomène Boulanger aura duré trois ans – une forme de populisme rassemblant une partie du peuple contre les élites dirigeantes. Le nationalisme revanchard va survivre dans les milieux de droite.

« Ils tomberont de si bas que leur chute même ne leur fera pas de mal. »2507

Anatole FRANCE (1844-1924), Les Opinions de M. Jérôme Coignard (1893)

Voix littéraire très respectée, il parle des ministres sur un ton qui rappelle Clemenceau. Le temps des crises s’éternise sous cette République (surtout de 1885 à 1905) et le régime s’y épuise lentement mais sûrement. Le personnel politique est toujours aussi médiocre et l’opinion publique se lasse des jeux de ces politiciens professionnels, malheureusement pimentés de scandales nombreux.

« Je désire reposer en face de cette ligne bleue des Vosges d’où monte jusqu’à mon cœur fidèle la plainte des vaincus. »2508

Jules FERRY (1832-1893), Testament. Jules Ferry (1903), Alfred Rambaud

Mort le 17 mars 1893, il reste dans l’histoire pour sa politique scolaire, mais aussi coloniale. Ses derniers mots prouvent qu’il n’oubliait pas l’Alsace et la Lorraine perdues, alors même qu’il lançait la France à la conquête de la Tunisie et du Tonkin (Indochine, nord du Vietnam). Mal compris, Ferry a pu voir relancée à la fin de sa vie une nouvelle colonisation prise en main par des politiques, des militaires, des hommes d’affaires : Indochine, Madagascar, Afrique noire, Maroc.

« Vos mains sont couvertes de sang.
— Comme l’est votre robe rouge ! »2511

Émile HENRY (1872-1894), répondant au président du tribunal, 27 avril 1894. Historia (octobre 1968), « L’Ère anarchiste », Maurice Duplay

Fils de bourgeois, il épouse la cause anarchiste par idéal révolutionnaire et veut frapper partout, parce que la bourgeoisie est partout. Il a 19 ans quand sa bombe portée pour examen au commissariat de police des Bons-Enfants explose : 5 morts le 8 novembre 1892. Nouvelle bombe au café Terminus de la gare Saint-Lazare : un mort, 20 blessés le 12 février 1894.

À son procès, il proclame que l’anarchie « est née au sein d’une société pourrie qui se disloque. Elle est partout, c’est ce qui la rend indomptable, et elle finira par vous vaincre et vous tuer. » Émile Henry sera guillotiné le 21 mai 1894, criant ses derniers mots : « Courage, camarades ! Vive l’anarchie ! »

« Alors tendant ses longs bras roux
Bichonnée, ayant fait peau neuve,
Elle attend son nouvel époux, / La Veuve. »2513

Jules JOUY (1855-1887), La Veuve (1887) - nom de la guillotine, en argot, chanson. Les Chansons de l’année (1888), Jules Jouy

L’auteur finira dans un asile en camisole de force, hanté par le spectacle (public) des exécutions capitales. Damia crée la chanson (mise en musique par Pierre Larrieu) en 1928 : « Voici venir son prétendu / Sous le porche de la Roquette / Appelant le mâle attendu / La Veuve, à lui, s’offre coquette. / Pendant que la foule autour d’eux / Regarde, frissonnante et pâle / Dans un accouplement hideux / L’homme crache son dernier râle. »

Un décret de 1871 a supprimé les exécuteurs de province. Il ne reste plus qu’un « national ». Après la dynastie des Sanson (six générations) vint celle des Deibler. Louis Deibler cesse d’exercer à 79 ans et meurt en 1904. Il exécuta plus de 1 000 condamnés en une trentaine d’années. L’exécution cesse d’être publique en 1939. La peine de mort sera abolie en 1981. Reste cette allégorie funèbre : la Veuve, appelée aussi la Grande veuve ou la Veuve rouge. Les juges et les magistrats parlaient du « bois de justice ».

« J’accuse. »2517

Émile ZOLA (1840-1902), titre de son article en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898

L’Aurore est le journal de Clemenceau et le titre est de lui. L’article en forme de lettre ouverte au président de la République Félix Faure est l’œuvre de Zola.

Dernier grand romancier populaire après Balzac et Hugo, Zola accuse deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major et les experts en écriture d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion » et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ».

Le ministre de la Guerre, général Billot, intente au célèbre écrivain un procès en diffamation. L’Affaire rebondit.

« L’intervention d’un romancier, même fameux, dans une question de justice militaire m’a paru aussi déplacée que le serait, dans la question des origines du romantisme, l’intervention d’un colonel de gendarmerie. »2519

Ferdinand BRUNETIÈRE (1848-1906), Après le procès (1898)

Intellectuel type, historien de la littérature et critique français, professeur à l’École normale supérieure et à la Sorbonne, directeur de la Revue des Deux Mondes, Brunetière est antidreyfusard par respect des institutions, comme il est conservateur en littérature par fidélité aux classiques.

Rejetant l’engagement dreyfusard de Zola et refusant lui-même de se prononcer sur la culpabilité du capitaine Dreyfus, il déclare seulement que « porter atteinte à l’armée, c’est fragiliser la démocratie. » Beaucoup d’antidreyfusards vont aller plus loin. « La révision du procès de Dreyfus serait la fin de la France » selon Henri Rochefort, 1er mai 1898. Cité souvent pour son humour cinglant, il s’impose ici en polémiste. Son journal l’Intransigeant dénonce le syndicat des dreyfusards et soutient le camp des antidreyfusards, très majoritaires, mais plus ou moins militants.

Parmi les intellectuels, Charles Maurras se distingue. La Ligue de la Patrie française, plus modérée, réunit nombre d’écrivains et académiciens joints à des artistes et des mondains : Maurice Barrès, François Coppée, Jules Lemaître et Paul Bourget, les peintres Degas et Renoir, les dessinateurs Forain et Caran d’Ache, le compositeur Vincent d’Indy. La Ligue des patriotes créée par Paul Déroulède en 1882 (pour la revanche, contre l’Allemagne) rassemble la majorité des nationalistes antidreyfusards. Déroulède croit Dreyfus innocent et rejette les slogans antisémites, mais l’honneur de la patrie et de l’armée passe avant tout. La justice militaire qui doit faire autorité ne peut donc être remise en cause. La Ligue atteindra 300 000 membres, avant de disparaître en 1905.

Beaucoup d’officiers sont antidreyfusards par esprit de corps. Trois hommes politiques célèbres se déclarent contre la révision du procès : Cavaignac, ministre de la Guerre qui s’opposera à la seconde révision réclamée par Jaurès ; Félix Faure, président de la République durant la période où la révision est refusée ; Jules Méline, le président du Conseil qui s’y oppose également. Mais en juin 1899, la Cour de cassation annulera la condamnation de Dreyfus.

« Nulla dies sine linea » « Pas de jour sans une seule ligne ».

Émile ZOLA (1840-1902), sa devise

La citation est empruntée à l’historien latin Pline l’Ancien : il pensait au peintre grec Apelle qui ne passait pas une journée sans tracer au moins une ligne. L’artiste Paul Klee en fera sa devise, sorte d’« incitation à s’exercer chaque jour au dessin » et ses dernières années seront les plus productives, point commun à nombre de peintres. Jean-Paul Sartre citera l’expression dans Les Mots : « J’écris toujours. Que faire d’autre ? Nulla dies sine linea. C’est mon habitude et puis c’est mon métier. »

Zola est connu pour sa force de travail et sa régularité, résumées par cette devise peinte sur la cheminée de son cabinet de travail à Médan, dans la maison de campagne acquise en 1878 grâce au succès de l’Assommoir et qu’il ne cessera d’embellir. Sa vie obéit pendant plus de trente ans à un strict emploi du temps - hormis le journalisme qui le détourne de son œuvre et l’Affaire Dreyfus qui l’accapare, le contraint à l’exil, mais contribue à sa gloire dans le monde. Au total, des millions de lignes et 101 titres de romans, dont quelques « long-sellers ».

« Il voulait être César, il ne fut que Pompée. »

Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Censure et caricatures : les images interdites et de combat de l’histoire de la presse en France et dans le monde (2006), Jean-Michel Renault

Dans le genre humour noir, on lui prête aussi ce mot plus politique : « Félix Faure est retourné au néant, il a dû se sentir chez lui. » Le président de la République, bel homme de 58 ans, meurt le 16 février 1899 en galante compagnie. La rumeur murmure le nom de Cécile Sorel, actrice célèbre. En fait, la compagne de ses derniers instants est une demi-mondaine, Marguerite Steinheil, bientôt surnommée la Pompe funèbre. D’où la saillie…

On lui prête aussi ce mot plus politique : « Félix Faure est retourné au néant, il a dû se sentir chez lui. » Et encore…

« Cela ne fait pas un homme de moins en France. Néanmoins, voici une belle place à prendre. »2523

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), L’Aurore, au lendemain de la mort de Félix Faure, fin février 1899. Contre la justice (1900), Georges Clemenceau

Ce mot cruel rappelle certaines sorties de scène historiques plus ou moins ratées, mais il faut dire que le bilan du président défunt est assez nul… et qu’il était notoirement antidreyfusard.

Après Grévy démissionnaire pour cause de scandale, Sadi Carnot assassiné, Jean Casimir-Périer démissionnaire au bout de six mois, Félix Faure est à son tour remplacé le 18 février par Émile Loubet - qui ira au bout de son septennat. Le 23 février, à la fin des obsèques du président, sa mort fait encore scandale.

« Aujourd’hui, la vérité ayant vaincu, la justice régnant enfin, je renais, je rentre et reprends ma place sur la terre française. »2524

Émile ZOLA (1840-1902), L’Aurore, 5 juin 1899

Il tire la conclusion finalement heureuse de l’Affaire qui a bouleversé sa vie d’homme et d’auteur.

Le 3 juin, la Cour de cassation « toutes Chambres réunies » s’est prononcée pour « l’annulation du jugement de condamnation rendu le 22 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus ». Dreyfus a été sauvé par les « dreyfusards » ou « révisionnistes » : gracié par le président de la République, il sera réintégré dans l’armée en 1906. Mais l’Affaire a littéralement déchiré en deux la France, tous les partis, les milieux, les familles.

« Envions-le, sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine. »2536

Anatole FRANCE (1844-1924), Éloge funèbre d’Émile Zola, 5 octobre 1902. Réhabilitation d’Alfred Dreyfus par la Chambre des députés [en ligne], Assemblée nationale

Discours prononcé au cimetière de Montmartre, lors de l’enterrement de Zola. Anatole France fait naturellement allusion au combat mené par son confrère pour que la vérité éclate enfin dans l’affaire Dreyfus. Lui-même fit partie de ces intellectuels engagés dans le camp des « révisionnistes ».

Mais un doute plane sur la mort de Zola, retrouvé mort dans sa chambre, asphyxié à l’oxyde de carbone. L’enquête conclut à un accident dû à une cheminée défaillante. Un demi-siècle plus tard, l’affaire rebondit avec le témoignage d’un ramoneur qui assure avoir délibérément bouché le conduit : cet Henri Buronfosse mort quelques semaines après d’un crise cardiaque était vraisemblablement militant au sein de la Ligue des patriotes fondée par Paul Déroulède et notoirement antidreyfusarde.

« Pas ça ou pas vous ! »2547

Jean JAURÈS (1859-1914) à Aristide Briand, Chambre des députés, 10 mai 1907. La Démocratie et le travail (1910), Gabriel Hanotaux

Jaurès qui apostrophe le ministre s’adresse en fait à Clemenceau, chef du gouvernement dont Briand fera partie à divers postes ministériels, confronté à une dramatique agitation sociale dès 1906 : mineurs, ouvriers électriciens à Paris, dockers à Nantes, etc.

Clemenceau doit prendre des mesures énergiques pour rétablir l’ordre. En avril 1907, le gouvernement décide la révocation de fonctionnaires qui se sont élevés contre sa politique. La CGT déclenche la grève que Jaurès défend en chef de l’opposition socialiste, invectivant Briand devenu ministre, mais ancien propagandiste de la grève générale. Jaurès ajoute que son « jeu de duplicité souille et décompose successivement tous les partis » alors que Maurice Barrès le qualifiera de « monstre de souplesse ».

Jaurès prendra souvent à partie Clemenceau en personne, personnage bien différent de Briand ! Étant au pouvoir, cet ancien républicain de choc, radical d’extrême gauche, impitoyable « tombeur de ministères », constate l’évidence : « Je suis de l’autre côté de la barricade. » Donc, dans la logique de son rôle qu’il définit lui-même : premier flic de France.

« Je suis le premier des flics. »,

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Clemenceau (2017), Michel Winock

Président du Conseil en même temps que ministre de l’Intérieur, il se lie d’amitié avec le préfet de police Louis Lépine et réalise d’importantes réformes : il crée police-secours et la PJ (police judiciaire à Paris), il promeut la Police scientifique (avec Alphonse Bertillon, criminologue, promoteur de l’anthropométrie et des empreintes digitales) et les brigades régionales mobiles dites « Brigades du Tigre », immortalisées par une série télévisée (36 épisodes de 55mn sur Antenne 2, 1974-1983) pour lutter contre les « Apaches » (bandes de voyous à la une de la presse sous la Belle-Époque). De leur côté, les « nomades » sont fichés avec le nouveau service des archives : un « carnet anthropométrique d’identité » s’applique aux Tsiganes, préfigurant la carte d’identité nationale.

C’est dire tout ce que l’on doit à Clemenceau et son équipe de « flics » - terme d’argot né justement au début du XXe siècle, issu de l’argot allemand Flick (garçon) ou Fliege (mouchard) et désignant toujours les policiers.

« Voilà un homme admirable, courageux, qui a toujours eu des couilles au cul… même quand ce n’étaient pas les siennes. »

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), L’Éducation d’un voyou (2021), Gérard Fauré

Il parle du Maréchal Lyautey, homosexuel trouvant quand même grâce à ses yeux. Résident général au Maroc, chargé de la pacification du pays, il a osé dire et prédire au déclenchement de la guerre en 1914 : « C’est la plus monumentale ânerie que le monde ait jamais faite. » Il sera ministre de la Guerre quelques mois, dans le cabinet Briand.

« La place n’est pas mauvaise, mais il n’y a pas d’avancement. »2561

Armand FALLIÈRES (1841-1931), à Raymond Poincaré reçu à l’Élysée, 17 janvier 1913. Commémoration du centenaire de l’élection d’Armand Fallières à la présidence de la République (2006), Christian Poncelet, président du Sénat

Fallières, huitième président de la Troisième République, fit une carrière politique classique : maire, député, sénateur, plusieurs fois ministre, président du Conseil. Il a le physique de l’emploi : la barbe et la moustache, le ventre, une assurance tranquille. De son septennat, retenons la réintégration de Dreyfus dans l’armée et la création de l’isoloir pour assurer le secret des votes. Il choisit de ne pas se représenter.

Clemenceau, candidat à « la place » après la guerre, ironisait sur le magistrat suprême qui est surtout là pour inaugurer les chrysanthèmes : « Il y a deux organes inutiles : la prostate et le président de la République. » Il a tenté de barrer la route à Poincaré, faisant campagne pour Pams, ministre de l’Agriculture. Mais Poincaré est élu, avec une carrière et un physique comparables à Fallières. Il devra affronter la plus grande tragédie du siècle.

« Ce n’est pas un homme qui triomphe, ce n’est pas un parti. C’est une idée nationale. »2562

Le Journal, 18 janvier 1913. La Troisième République, 1870-1940 (2000), Paul M. Bouju, Henri Dubois

Au lendemain de l’élection de Raymond Poincaré, nouveau président de la République qui, député ou ministre, s’est toujours tenu prudemment « ailleurs », hors du Bloc et des radicaux. C’est le résultat d’une nouvelle alliance : celle de la droite traditionnelle, des républicains de gouvernement et d’une partie des radicaux touchés par le renouveau nationaliste et sensibles aux mots d’ordre d’union, de patrie. Caillaux, plus clairvoyant, prophétise : « C’est la guerre. » Mais qui peut le croire ?

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Première Guerre mondiale (1914-1918)

« Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine […] Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu’on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés. »2576

Henri BARBUSSE (1873-1935), Le Feu, journal d’une escouade (1916)

Engagé volontaire, témoignage sur la vie des tranchées, prix Goncourt en 1917. Barbusse, idéaliste exalté, militant communiste bientôt fasciné par la révolution russe de 1917, se rend plusieurs fois à Moscou où il meurt en 1935. Le roman soulèvera nombre de protestations : en plus du document terrible sur le cauchemar monotone de cette guerre, les aspirations pacifistes transparaissent.

La voie est étroite entre le « bourrage de crânes » et la censure qui « doit supprimer tout ce qui tend à surexciter l’opinion ou à affaiblir le moral de l’armée ou du public », deux phénomènes propres à toute guerre, mais plus accentués dans ce conflit qui va s’éterniser sur quatre ans. Le journal d’opposition de Clemenceau, L’Homme libre, est devenu L’Homme enchaîné au début de la guerre : façon de dénoncer la censure d’ailleurs justifiée – en 1870, on a dit que des batailles furent perdues simplement parce que l’ennemi a su lire nos journaux !

« La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires. »2579

Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Soixante Années d’histoire française : Clemenceau (1932), Georges Suarez

À 76 ans, il est appelé à la tête du gouvernement et en dernier recours par le président Poincaré (16 novembre 1917). Jusque-là, le Tigre s’est tenu à l’écart, accablant de sarcasmes les chefs civils et militaires : très opposé à la dictature de fait du maréchal Joffre, le grand homme de la France jusqu’en 1916, comme aux ministres de la Guerre qui se succèdent – Millerand le premier qui couvrait Joffre sans le contrôler.

Désormais, plus question de laisser carte blanche au général en chef ! À la tête d’une France fatiguée, divisée, à bout de nerfs et de guerre, et devenue défaitiste par lassitude, il saura imposer son autorité à l’armée comme au pays et méritera son nouveau surnom de Père la Victoire.

« Je tordrai les Boches avant deux mois. »2586

Généralissime JOFFRE (1852-1931), août 1914. G.Q.G., secteur 1 : trois ans au Grand quartier général (1920), Jean de Pierrefeu

Généralissime (chef suprême des armées en guerre et commandant à tous les généraux), tel est son titre. La croyance en une guerre courte prévaut en France comme en Allemagne – qui a déclaré la guerre le 3 août. Et tout commence par une guerre de mouvement.

Ces mots souvent cités font aussi partie de la propagande. Joffre a élaboré le plan français (plan XVII) : se fiant aux forces morales et aux baïonnettes, il prévoit la défense de l’Est. Mais la bataille des frontières va se dérouler selon le plan allemand (plan Schlieffen) : gros effectifs et artillerie lourde pour la tactique, et pour la stratégie, invasion de la Belgique. Selon le chancelier allemand Bethmann-Hollweg, le traité international garantissant la neutralité de ce pays n’est qu’un « chiffon de papier ». D’où l’attaque de la France par le nord et le contournement des défenses françaises.

« La méprisable petite armée du général French. »2587

GUILLAUME II (1859-1941), Ordre du jour à Aix-la-Chapelle, 19 août 1914. Pages d’histoire, 1914-1918, La Folie allemande (1914), Paul Verrier

L’empereur d’Allemagne a nié la paternité de ces mots. Mais le Times cite la phrase complète (2 octobre 1914), l’Angleterre étant également concernée, directement menacée et donc obligée d’entrer en guerre avec la France. « C’est mon commandement impérial et royal, que vous concentriez vos énergies pour le présent vers la poursuite d’un but unique, à savoir que vous mettiez en œuvre votre habileté et toute la valeur de mes soldats pour exterminer tout d’abord l’Anglais félon et bousculer et annihiler la méprisable petite armée du général French. »

Grâce à son effort militaire, la France a pu aligner presque autant de divisions que l’Allemagne (plus peuplée). Mais nos soldats sont moins entraînés, moins disciplinés, mal équipés (uniformes trop voyants, manque d’artillerie lourde). Après la bataille des Ardennes et de Charleroi – bataille des frontières perdue –, Joffre renonce au plan XVII et à l’« offensive à tout prix ». Il fait « limoger » plus de cent généraux – nommés à des postes dans des villes de l’arrière comme Limoges, d’où l’expression. Et il ordonne le repli stratégique des troupes au nord de Paris, pour éviter l’enveloppement.

« Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre !
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! »2588

Charles PÉGUY (1873-1914), Ève (1914)

Deux derniers alexandrins d’un poème qui en compte quelque 8 000. Rejeté de tous les groupes constitués, parce que patriote et dreyfusard, socialiste et chrétien, suspect à l’Église comme au parti socialiste, isolé par son intransigeance et ignoré jusqu’à sa mort du grand public, c’est l’un des rares intellectuels de l’époque échappant aux étiquettes. De plus en plus isolé, il témoigne à la fois contre le matérialisme du monde moderne, la tyrannie des intellectuels de tout parti, les manœuvres des politiques, la morale figée des bien-pensants.

Le poète appelle ici de tous ses vœux et de tous ses vers la « génération de la revanche » après la guerre perdue de 1870-1871. Lieutenant, il tombe à la tête d’une compagnie d’infanterie, frappé d’une balle au front à Villeroy le 5 septembre, veille de la bataille de la Marne.

« Mon centre cède, ma droite recule, situation excellente, j’attaque. »2590

Général FOCH (1851-1929), Message au GQG (Grand Quartier Général), pendant la première bataille de la Marne, du 6 au 9 septembre 1914. Le Maréchal Foch (1918), Contamine de Latour

Pour ce théoricien passé par Polytechnique, élève et professeur à l’École supérieure militaire, une bataille se perd moralement, mais se gagne de même : « Une bataille gagnée, c’est une bataille dans laquelle on ne veut pas s’avouer vaincu. » La défaite semblait certaine dès les premiers jours. Il la refuse. D’où ce télégraphe envoyé à Joffre.

Au moment le plus critique, le généralissime l’a mis à la tête de l’IXe armée. Quatre jours de bataille acharnée, auxquels participent les fameux taxis de la Marne : 1 100 chauffeurs réquisitionnés ont conduit sur le front 5 000 hommes de la 7e DI (division d’infanterie). Le Trésor public versera 70 102 francs à la compagnie des taxis G7, appartenant au comte André Walewski (petit-fils de Napoléon Ier). C’est lui qui a qui a eu l’idée de cette opération, parfaitement menée par Gallieni, gouverneur de Paris.

Cette victoire sauve de justesse la capitale de l’assaut allemand et redonne tout son prestige à Joffre.

« Debout les morts ! »2593

Adjudant PÉRICARD (1876-1944) du 95e RI (régiment d’infanterie), 8 avril 1915. Fait rapporté par Maurice Barrès, L’Écho de Paris du 18 novembre 1915

Dans l’attaque de la Woëvre (plaine à l’ouest de la Lorraine), les Allemands ont envahi la tranchée, les soldats français gisent à terre. De cet amas de blessés et de cadavres, soudain un homme se soulève et crie. À cet appel, les blessés se redressent et chassent l’envahisseur.

Par cette citation épique et mystique, l’adjudant de 36 ans, engagé volontaire, entre dans la légende en héros. Durant l’entre-deux-guerres, devenu père de dix enfants, c’est un « ancien combattant » qui réunit 6 000 témoignages de poilus dans un ouvrage collectif : Verdun 1914-1918.

Joffre devait rompre le front pour reprendre la guerre de mouvement en terrain libre et il multiplie les attaques. Bilan des opérations : 250 000 morts français (autant de blessés et de prisonniers), pour des gains de terrain insignifiants : « Je les grignote. »

« Ils ne passeront pas. »2596

Défi des Français face aux Allemands, à Verdun. Verdun 1916 (2006), Malcolm Brown

L’offensive allemande sur Verdun, menée par le Kronprinz Frédéric-Guillaume, fils aîné du Kaiser Guillaume II, commence le 21 février 1916. Ses canons et mortiers sont très supérieurs aux nôtres, il a l’initiative, le premier choc est terrible – un déluge de feu – et le fort de Douaumont est pris par surprise. Mais Joffre réagit, fait appel à Pétain, la percée allemande échoue et l’on se retrouve face à face, dans une guerre d’usure.

Cette résistance proclamée, c’est d’ailleurs la réaction espérée par les Allemands : voulant à tout prix défendre ce « cœur de la France », l’armée française va épuiser toutes ses forces et l’Allemagne gagnera.

Elle ne gagnera pas et « ils ne passeront pas », mais à quel prix ! Verdun symbolise l’horreur de la Grande Guerre, dramatiquement coûteuse en hommes, ici Français contre Allemands. C’est aussi un tournant dans ce premier conflit mondial, avec une industrialisation très poussée pour une technologie toujours plus meurtrière : obus et canons, lance-flammes et gaz asphyxiants.

« Courage ! On les aura ! »2597

Général PÉTAIN (1856-1951), derniers mots de l’Ordre du jour rédigé le 10 avril 1916. Verdun, 1914-1918 (1996), Alain Denizot

Ce n’est pas sans mal et sans morts que Pétain va défendre Verdun contre les Allemands !
Commandant de la IIe armée, il prend la direction des opérations après la première offensive allemande, réorganise le commandement et le ravitaillement des troupes par la Voie sacrée (qui relie Verdun à Bar-le-Duc). L’équilibre des forces est rétabli et la brèche colmatée. Il redonne confiance aux « poilus » et même s’il n’obtient pas les renforts demandés, il impose que les troupes soient périodiquement remplacées - c’est le système du « tourniquet » en vertu de quoi 70 % de l’armée française a « fait » Verdun.

Dix mois de batailles de tranchées, chaque jour 500 000 obus de la Ve armée allemande pour « saigner à blanc l’armée française », 80 % des pertes venant de l’artillerie. Chaque unité perdra plus de la moitié de ses effectifs – 162 000 morts et 216 000 blessés, côté français. La saignée est comparable chez l’ennemi.

Dans l’« enfer de Verdun » - le mot est juste -, la résistance française devient aux yeux du monde un exemple d’héroïsme et de ténacité, demeurant une page de l’histoire de France et un symbole pour des générations. Cependant que Pétain reste comme le vainqueur de Verdun. Mais pour « avoir » ainsi les Allemands, la guerre d’usure a dépassé les forces physiques, morales, militaires du pays.

« Je trouve que c’est une victoire, parce que j’en suis sorti vivant. »2611

Roland DORGELÈS (1885-1973), Les Croix de bois (1919)

L’auteur prête ce mot à l’un des héros de retour du front, mutilé et réformé peu avant l’armistice du 11 novembre 1918. La littérature de guerre va donner beaucoup d’œuvres et quelques chefs-d’œuvre.

Pour les seuls Français, les statistiques de la Grande Guerre se résument en ces chiffres : sur 8,4 millions de soldats mobilisés, près de 4 millions de blessés (la moitié deux fois ou plus), parmi lesquels 1 million d’invalides permanents (dont 56 000 amputés, 65 000 mutilés fonctionnels). Et 1,4 million de morts et disparus, soit 10 % de la population active du pays.

Ajoutons la mortalité chez les civils, due aux privations et à l’épidémie de grippe espagnole qui double le compte des morts. La France, proportionnellement au nombre d’habitants, est le pays qui a le plus souffert de la guerre.

« Il me semble qu’à cette heure, en cette heure terrible, grande et magnifique, mon devoir est accompli […] Au nom du peuple français, au nom du gouvernement de la République française, j’envoie le salut de la France une et indivisible à l’Alsace et à la Lorraine retrouvées. »2612

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours écrit et parlé à la Chambre des députés, 11 novembre 1918. Histoire politique de la Troisième République : la Grande Guerre, 1914-1918 (1967), Georges Bonnefous, Édouard Bonnefous

Le député Paul Deschanel, président de la Chambre, a appelé Clemenceau qui monte à la tribune sous les vivats, tire de sa poche un long papier. Et cet homme de 77 ans lit d’une voix claire avant de conclure… « Honneur à nos grands morts. Grâce à eux, la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours soldat de l’idéal. »

Pour la France, c’est le Père la Victoire qui lui a donné le courage de vaincre. Pour les Alliés, la France qui a fourni l’effort de guerre essentiel ressort auréolée d’un immense prestige.

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Entre-deux-guerres (1918-1939)

« Il est plus facile de faire la guerre que la paix. »2633

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours de Verdun, 14 juillet 1919. Discours de paix (posthume)

Le Père la Victoire est toujours à la tête du gouvernement d’une France épuisée par l’épreuve des quatre ans de guerre. Le vieil homme est devenu le « Perd la Victoire » : piètre négociateur au traité de Versailles signé le 28 juin, il a laissé l’Anglais Lloyd George et l’Américain Wilson l’emporter sur presque tous les points. Il ne sera jamais président, l’Assemblée préférant voter en 1920 pour un homme qui ne lui portera pas ombrage, Deschanel.

Les paroles de Clemenceau sont prophétiques d’une autre réalité qui marque les vingt ans à venir : « L’Allemagne, vaincue, humiliée, désarmée, amputée, condamnée à payer à la France pendant une génération au moins le tribut des réparations, semblait avoir tout perdu. Elle gardait l’essentiel, la puissance politique, génératrice de toutes les autres » (Pierre Gaxotte, Histoire des Français).

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »2618

Paul VALÉRY (1871-1945), La Crise de l’esprit (1919)

L’angoisse de l’intellectuel dépasse largement l’horizon d’un après-guerre et d’un pays. Valéry, l’un des esprits les plus lucides de l’époque, dès la paix revenue, lance ce cri d’alarme qui trouve un grand écho. « Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences […] Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues […] Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. »

« Il y eut quelque chose d’effréné, une fièvre de dépense, de jouissance et d’entreprise, une intolérance de toute règle, un besoin de nouveauté allant jusqu’à l’aberration, un besoin de liberté allant jusqu’à la dépravation. »2631

Léon BLUM (1872-1950), À l’échelle humaine (1945)

C’est le début des « Années folles », chrononyme aussi connu que la « Belle Époque » de la fin du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale. Elles ne concernent qu’une minorité privilégiée, artistique et culturelle. Le jazz entre en scène. Le tango chavire les corps. Le charleston fait rage. Les dancings font fortune. Les artistes se doivent d’être anarchistes, dadaïstes, bientôt surréalistes. Les femmes ont l’air de garçons. « C’est bien parce que c’est mal ; c’est mal parce que c’est bien. »

« Faisons donc la grève, camarades ! la grève des ventres. Plus d’enfants pour le Capitalisme, qui en fait de la chair à travail que l’on exploite, ou de la chair à plaisir que l’on souille ! »2637

Nelly ROUSSEL (1878-1922), La Voix des femmes, 6 mai 1920. Histoire du féminisme français, volume II (1978), Maïté Albistur, Daniel Amogathe

Rares sont les féministes aussi extrêmes que cette journaliste marxiste, militante antinataliste en cette « Journée des mères de familles nombreuses ». Le féminisme revendiquant des droits pour une catégorie injustement traitée se situe logiquement à gauche dans l’histoire. Mais du seul fait de la guerre, la condition des femmes a changé.

Devenues majoritaires dans le pays avec un million de veuves de guerre et plusieurs millions de célibataires, elles ont pris l’habitude d’occuper des emplois jadis réservés aux hommes et d’assumer des responsabilités nouvelles. De tels acquis sont irréversibles. Le droit, la médecine, la recherche, le sport leur ouvrent enfin de vrais débouchés. Les femmes entreront au gouvernement à la faveur du Front populaire de 1936 dans le ministère Blum. Mais elles n’ont toujours pas de droit de vote.

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. »2641

Anatole FRANCE (1844-1924), L’Humanité, 18 juillet 1922. La Mêlée des pacifistes, 1914-1945 (2000), Jean-Pierre Biondi

Prix Nobel de littérature en 1921, l’auteur est devenu l’une des consciences de son temps. Il prête son appui au socialisme, puis au communisme naissant. Animé d’une « ardente charité du genre humain », souvent engagé dans des luttes politiques (jadis aux côtés de Zola dans l’Affaire Dreyfus), il se garde cependant de tout dogmatisme et se méfie de toutes les mystiques.

À partir des années 1920, les liens entre la politique et l’économie, l’imbrication de la haute administration, du monde des affaires et du personnel politicien deviennent de plus en plus évidents. Et le problème de l’engagement se pose aux intellectuels.

« Je suis communiste parce que cela me dispense de réfléchir. »2643

Frédéric JOLIOT-CURIE (1900-1958). La Politique en citations : de Babylone à Michel Serres (2006), Sylvère Christophe

Position radicale – et radicalement différente d’Anatole France. Ce grand scientifique (prix Nobel de chimie avec sa femme, en 1935) sera membre actif du Parti communiste à partir de 1942.

« Moi, je dis que la France […] ne se diminue pas, ne se compromet pas, quand, libre de toutes visées impérialistes et ne servant que des idées de progrès et d’humanité, elle se dresse et dit à la face du monde : « Je vous déclare la Paix ! » »2655

Aristide BRIAND (1862-1932), Paroles de paix (1927)

Le 10 décembre 1926, le « Pèlerin de la Paix », surnommé aussi « l’Arrangeur » pour son aptitude à trouver à tout problème une solution de compromis, plus de vingt fois ministre (notamment aux Affaires étrangères), reçoit le prix Nobel de la paix – avec son homologue allemand, Gustav Stresemann.

« Voilà ce qu’est le pacte de Paris. Il met la guerre hors la loi. Il dit aux peuples : la guerre n’est pas licite, c’est un crime. La nation qui attaque une autre nation, la nation qui déclenche ou déclare la guerre, est une criminelle. »2658

Aristide BRIAND (1862-1932), Chambre des députés, 1er mars 1929. La Mêlée des pacifistes, 1914-1945 (2000), Jean-Pierre Biondi

Ministre des Affaires étrangères, Briand est lyrique pour présenter à l’Assemblée le pacte Briand-Kellogg du 27 août 1928, conçu avec son homologue américain le secrétaire d’État Frank Billings Kellogg, couronné à son tour par le Nobel de la Paix à la fin de cette année.
Au terme de ce traité signé à Paris, 15 pays (bientôt suivis par 48 autres, y compris l’Allemagne, le Japon et l’URSS) condamnent la guerre « comme instrument de la politique nationale ».

Malheureusement, nulle sanction n’est prévue en cas d’infraction ! Et déjà, Adolf Hitler a rédigé Mein Kampf (1924), ne dissimulant rien de l’Ordre nouveau qu’il veut imposer à l’Europe ; déjà il organise le parti nazi (Parti national-socialiste ouvrier), ayant créé en 1926 les SS (police militarisée). Le krach de Wall Street, ce « Jeudi noir » du 24 octobre 1929 où les valeurs boursières s’effondrent avant d’entraîner l’économie mondiale dans la tourmente, ruine les rêves de paix et favorise l’arrivée d’Hitler au pouvoir. C’en est bientôt fini de l’ère Briand.

« Comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État. »2662

Charles de GAULLE (1890-1970), à propos d’Albert Lebrun, Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

Albert Lebrun est élu président de la République en 1932, après l’assassinat du président Paul Doumer et au terme d’un parcours politique typique de cette Troisième République.

Personnage insignifiant face à la tragédie de la guerre qui commence en 1939 sous son second septennat, force est de reconnaître qu’il a déjà été dépassé par les événements du premier : retombées de la crise économique de 1929, montée du fascisme et du nazisme en Europe, nouveaux scandales financiers (dont l’affaire Stavisky), agitation politique et sociale à épisodes. Homme de centre-droit, il devra coexister avec un gouvernement d’union nationale après les événements sanglants du 6 février 1934, et surtout avec le Front populaire de Léon Blum, signant « la mort dans l’âme » dit-il, les grands textes de cette majorité politique.

« Sans doute faut-il incriminer d’abord les institutions qui, d’avance, détruisent les chefs. Nul régime n’aura, autant que le nôtre, usé d’individus plus rapidement. »2624

François MAURIAC (1885-1970), Mémoires politiques (1967)

L’écrivain engagé écrit ces mots en juillet 1933 : valse des gouvernements, crédibilité du régime entamée dans l’opinion, d’où ce procès du radicalisme et plus généralement de la politique sous cette République frappée d’impuissance. Selon André Tardieu, on a « substitué la souveraineté parlementaire à la souveraineté populaire ».

« Les paysannes restaient bouche bée quand je leur parlais du vote. Les ouvrières riaient, les commerçantes haussaient les épaules, les bourgeoises me repoussaient horrifiées. »2665

Louise WEISS (1893-1983) évoquant une de ses conférences de 1934. Ce que femme veut (1946), Louise Weiss

Née en 1893 (année où la loi accordait à la femme séparée de corps la pleine capacité civile), morte en 1983 (année où la loi du 13 juillet instaure l’égalité professionnelle entre les sexes), cette militante féministe et européenne sera témoin de tous les progrès dans la condition féminine.

Rappelons que le droit de vote est reconnu aux femmes par ordonnance du 5 octobre 1944, prise par le gouvernement (GPRF) du général de Gaulle.

« Un rien m’agite, mais rien ne m’ébranle »

Louise WEISS (1893-1983), citée dans Louise Weiss (1999), Célia Bertin

S’est-on assez interrogé sur le mystère de ces mots souvent cités ! La réponse est pourtant simple. C’est la devise de son auteur, illustrée par le chêne. Cet arbre est particulièrement solide, autrement dit inébranlable, contrairement à la fable de La Fontaine l’opposant au roseau qui plie mais ne rompt pas. Considéré comme le roi des arbres, le chêne symbolise la puissance et la pérennité : l’arbre le plus grand et le plus majestueux de nos forêts de l’hémisphère nord, sa croissance est lente. Mais son feuillage (aux superbes couleurs automnales) frémit au moindre souffle du vent. Ainsi se définit Louise Weiss.

Morte à 90 ans et encore députée, c’est peu dire qu’elle s’est battue avec constance et fermeté pour les deux grandes causes qui ont donné un sens à sa vie. L’Europe (et la paix à maintenir), le féminisme (et les droits à conquérir). Consciente de la difficulté à atteindre des résultats concrets au-delà des beaux discours, elle s’est toujours insurgée contre une certaine race de militants ou de témoins : « La tribu des il-n’y-a-qu’à est la plus redoutable. »

« Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. »2669

André BRETON (1896-1966), Position politique du surréalisme, Discours au Congrès des écrivains (1935)

Citation doublement référentielle pour une nouvelle ligne politique ! La politisation du surréalisme explique son éclatement. Le « pape » du mouvement, André Breton au Parti communiste depuis 1927, a entraîné nombre de camarades, mais il rompt en 1935. Les poètes Paul Éluard et Louis Aragon demeureront fidèles à l’engagement et au communisme.

Être ou ne pas être communiste, l’être ou ne pas l’être inconditionnellement, telles sont les questions que se posent nombre d’artistes et d’intellectuels dans l’entre-deux-guerres. La guerre à venir, l’attitude de la Russie soviétique et la Résistance vont encore bouleverser les données du problème.

« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours… Cette grève est en elle-même une joie. »2678

Simone WEIL (1909-1943), La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936. Histoire de la Troisième République, volume VI (1963), Jacques Chastenet

Agrégée de philosophie, ouvrière chez Renault un an avant, pour être au contact du réel, elle écrit son article sous le pseudonyme de Simone Galois.

Passionnée de justice, mystique d’inspiration chrétienne quoique née juive, toujours contre la force et du côté des faibles, des vaincus et des opprimés, la jeune femme vibre à cette aventure et – comme elle le fera jusqu’à sa mort, à 34 ans – participe pleinement : « Joie de vivre parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine. Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme des soldats en permission pendant la guerre. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Joie de parcourir ces ateliers où on était rivé sur sa machine. »

« Je veux pas faire la guerre pour Hitler, moi je le dis, mais je veux pas la faire contre lui, pour les Juifs… On a beau me salader à bloc, c’est bien les Juifs et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses… Il aime pas les Juifs Hitler, moi non plus… »2688

Louis-Ferdinand CÉLINE (1894-1961), Bagatelles pour un massacre (1937)

(Notons que Céline met une majuscule aux Juifs dans la logique de la doctrine nazie, faisant référence au peuple et plus encore à la race).

Ce n’est pas le seul antisémite de ces années-là, mais c’est l’un de ceux qui s’expriment avec le plus de violence et un génie littéraire non contestable. Ce pamphlet où la haine l’égare achève de faire l’unanimité contre lui. Il s’est déjà créé des ennemis chez les bien-pensants avec son Voyage au bout de la nuit (1932) qui attaque le militarisme, le colonialisme, l’injustice sociale. Ses impressions de retour d’URSS publiées dans Mea Culpa (1936) lui ont ensuite aliéné tous les sympathisants communistes.

« Elle ne voulait de la guerre en aucun cas, et elle n’avait pas peur de Hitler, parce que toute sa capacité de peur était accaparée par le Front populaire, et surtout par le communisme. »2696

Léon BLUM (1872-1950), À l’échelle humaine (1945)

Cette analyse qui date de 1941 donne une autre explication du pacifisme et parle de la bourgeoisie.

La bourgeoisie accable le gouvernement de Front populaire, également critiqué sur sa gauche par les communistes, quand des difficultés financières et des troubles sociaux obligent à faire une pause dans les réformes. Blum abandonne le gouvernement en juin 1937. Chautemps essaie de poursuivre l’expérience, un second cabinet Blum (mars-avril 1938) est remplacé par le ministère Daladier, radical-socialiste. La fin du Front populaire est officielle le 30 octobre 1938, quand le chef du gouvernement rompt avec les communistes.

« Croquemitaine se dégonflera. »2705

Paul CLAUDEL (1868-1955), Le Figaro, 19 août 1939. Mémoires du monde : cinq siècles d’histoires inédites et secrètes au Quai d’Orsay (2001), Sophie de Sivry, Emmanuel de Waresquiel, ministère des Affaires étrangères. Archives

Claudel fait naturellement allusion à Hitler ! Mais le dramaturge qui fut également diplomate de 1893 à 1936 se trompe. Hitler envahit la Pologne, le 1er septembre. Deux jours après, la Seconde Guerre mondiale est déclarée.

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