Au Panthéon ! Les Élu(e)s de la Patrie reconnaissante (2. Empire et Restauration) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

II. Empire (et Restauration)

43 transferts en moins de dix ans, véritable inflation patriotique voulue par Napoléon dans une hâte qui n’aura jamais d’équivalent ! Peut-on oser le mot de « panthéonite » galopante ? Au final, le maître de la France distingue plus de noms que tous les régimes à venir en plus de deux siècles.

Est-ce une volonté de marquer l’Histoire, en démontrant l’importance de son règne absolu mesurable par le nombre de grands hommes contemporains ? Toujours définitive, la panthéonisation est aussi un « hochet post mortem » comparable à la Légion d’honneur.

Le choix impérial obéit à des critères simples : militaires de carrière (généraux de la Révolution et de l’Empire n’ayant pas trouvé place aux Invalides), juristes d’expérience (déjà reconnus sous l’Ancien Régime, car le métier ne s’improvise pas), hommes politiques ralliés au régime après le coup d’État du 18 brumaire (1799) et tous les sénateurs. Restent quelques cas particuliers : un étranger (Italien), un artiste peintre (seul secteur culturel dont l’Empire peut s’enorgueillir), un cardinal (pour plaire au pape ?) et quelques scientifiques (encouragés par le mécénat d’État).

Voici les 10 noms les plus remarquables – connus ou exemplaires.

1. François Denis TRONCHET

« L’humanité réclamait depuis longtemps en faveur de l’accusé une procédure qui, déchirant le voile qui cachait à l’accusé la marche de l’accusateur, pût le mettre à portée de combattre à armes égales avec l’accusateur et le juge. »

François-Denis TRONCHET (1726-1806), Rapport sur les difficultés concernant le décret relatif à la procédure criminelle lors de la séance du 24 décembre 1789 au soir. Archives parlementaires de 1787 à 1860

Député du tiers État à la Constituante, l’avocat a déjà fait une belle carrière sous l’Ancien Régime. Il ne dissimule pas son enthousiasme pour les premiers changements révolutionnaires apportés à la procédure criminelle. Il se comporte tantôt en  expert, tantôt en homme politique, mêlant l’expertise du praticien et la force du verbe pour faire triompher ses idées. Son refus des extrêmes (gauche et droite nées à cette époque) est conforme à son pragmatisme acquis en praticien.

Il se révèlera aussi l’« homme de la transaction » entre modernité et tradition, réformateur attaché aux valeurs d’équilibre inséparables de la pratique de sa profession.

« Je n’accepterai aucun témoignage de reconnaissance de qui que ce soit sur la terre. »

François-Denis TRONCHET (1726-1806). François Denis Tronchet (2016), Philippe Tessier

Louis XVI l’a désigné (avec Malesherbes et De Sèze) pour lui servir de défenseur devant la Convention, troisième assemblée révolutionnaire érigée en tribunal pour l’occasion. Par ces mots prudents, Tronchet veut se protéger de toute accusation, « récupération » ou interprétation partisane pouvant lui porter préjudice. C’est aussi dans sa logique personnelle et professionnelle de vieux sage en quête de compromis, d’où son surnom de « Nestor de l’aristocratie ». C’est dire si sa position est délicate en ces temps politiquement et littéralement révolutionnaires !

Devenu suspect, il quitte prudemment Paris pour n’y revenir qu’après la chute de Robespierre.

Sous le nouveau régime du Directoire, ses compétences vont enfin être reconnues à leur juste valeur. Député, puis président du Conseil des Anciens, il participe à l’élaboration des lois. Sans prendre part au coup d’État du 18 brumaire (9 novembre 1799), il l’approuvera – toujours cette prudence d’un homme qui a beaucoup vécu en des temps difficiles.

Entré à la commission chargée de rédiger le Code civil en décembre 1799, il fera prédominer l’esprit du droit coutumier dans cette entreprise juridique sans équivalent.

« Ma vraie gloire, ce n’est pas d’avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil. »1751

NAPOLÉON Ier (1769-1821). Histoire générale du ive siècle à nos jours, volume IX (1897), Ernest Lavisse, Alfred Rambaud

En exil, l’empereur déchu est toujours aussi fier de « son » Code civil. Imagine-t-il l’avenir de ce monument juridique, voulu par lui et mené à terme grâce à la stabilité politique revenue en fin de Consulat ?

« Ce n’est point par une plate flatterie, mais par le plus juste hommage, que le Code civil devait recevoir le nom de « Code Napoléon » sous lequel il a passé à la postérité. » Louis Madelin, Histoire du Consulat et de l’Empire. Toujours en vigueur en France, bien que largement modifié, le Code a inspiré les législations de nombreux États d’Europe : Belgique, Luxembourg, Allemagne, Pays-Bas, Italie, Espagne, Pologne ; et au-delà, Amérique du Sud, Moyen-Orient, jusqu’au Japon.

Le Code s’inspire du travail décidé par la Constituante et commencé sous la Convention par Cambacérès, Portalis venant ensuite en « bon génie » attelé à la rédaction. Bonaparte choisit Tronchet pour présider la commission de rédaction qui va travailler quatre ans sans relâche. Il sait comme toujours estimer les mérites respectifs des noms qui l’entourent.

« Tronchet en était l’âme [du Code civil] et Napoléon le démonstrateur. Tronchet avait un esprit éminemment profond et juste ; mais il sautait par-dessus les développements, parlait fort mal, et ne savait pas se défendre. »

NAPOLÉON Ier (1769-1821), mai 1816. Mémorial de Sainte-Hélène (1823), Emmanuel de Las Cases

Malgré ses critiques de forme, Napoléon sait ce qu’il doit sur le fond à ce juriste reçu avocat en 1745, qui a occupé un grand nombre de postes importants, nommé finalement premier président de la Cour de cassation et sénateur, commandeur de la Légion d’honneur et premier panthéonisé, inhumé le 17 mars 1806.

Au final, Tronchet incarne le « juriste parfait » : un homme d’expérience acquise comme avocat confronté à l’humain et de compromis entre la théorie et la pratique, attaché à la fois aux traditions et aux réformes.

2. Jean-Étienne-Marie PORTALIS

« Portalis serait l’orateur le plus fleuri et le plus éloquent s’il savait s’arrêter. »,

NAPOLÉON Ier (1769-1821). L’Europe pendant le Consulat et l’Empire de Napoléon (1841), Baptiste Capefigue

Napoléon saura toujours choisir ses collaborateurs et les juger à leur juste valeur. Portalis se distingue nettement de Tronchet, son aîné de vingt ans. Mais comme lui, il a fait carrière sous l’Ancien Régime et apporte son expérience, qualité indispensable à un grand juriste – alors qu’un militaire peut faire merveille dès son entrée dans la carrière, un artiste peintre ou poète avoir du génie à vingt ans.

Reçu avocat en 1765, Portalis débute au barreau d’Aix et va s’imposer parmi les jurisconsultes de Provence. Il se fait aussitôt remarquer par la simplicité de ses plaidoiries rompant avec les traditions. Il s’en vante, sans même y mettre les formes.

« C’est le barreau qui a besoin de changer d’allure, et non pas moi ! »

Jean-Étienne Marie PORTALIS (1746-1807) répondant aux vieux avocats blâmant le ton du débutant. Histoire des sciences sous Napoléon Bonaparte (2018), Georges Barral

Au siècle des Lumières, il se forge une réputation dans deux procès retentissants. En 1774, il gagne contre Beaumarchais, futur auteur du Mariage de Figaro, mais aventurier déjà connu par ses trafics, accusé cette fois d’un faux en écriture pour réclamer 15 000 livres à un héritier de Pâris Duverney, grand financier. En 1783, Portalis défend la comtesse de Mirabeau en séparation de corps contre son mari, mauvais sujet d’ailleurs renié par la noblesse et par son propre père. Bon orateur et avocat de métier, la future « Torche de Provence » se défendit lui-même, perdit et en voudra toujours à l’avocat adverse. On parlera de ce procès et de Portalis jusqu’à Paris.

Le Code civil reste pourtant son principal titre de gloire : science, clarté, élégance et pureté de style, on reconnaît ses qualités dans le texte. Un seul exemple : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » Aux dires de nombreux juristes, cette définition concise et générale de la responsabilité civile est le plus lumineux passage du Code. Il le présente d’ailleurs lui-même en artiste du Barreau.

« Qu’est-ce qu’un Code civil ? C’est un corps de lois destinées à diriger et à fixer les relations de sociabilité, de famille et d’intérêt qu’ont entre eux des hommes qui appartiennent à la même cité. »

Jean-Étienne Marie PORTALIS (1746-1807), Discours préliminaire prononcé lors de la présentation du projet de Code civil en 1801 (3 frimaire an X)

Choisi pour son esprit de modération et d’équilibre, chargé de la rédaction du Code civil avec Tronchet, Bigot de Préameneu et Maleville, Portalis incarne le « philosophe » de la commission.

Principal rédacteur de l’exposé des motifs, c’est aussi l’auteur du discours préliminaire destiné à présenter le projet de Code devant le Conseil d’État. En quelques mots qui valent citations, on peut juger ses qualités du juriste, fond et forme.

« Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires ».
« Il faut toujours présumer le bien quand le mal n’est pas prouvé. »
« Quand la raison n’a point de frein, l’erreur n’a point de bornes. »
« Il est utile de conserver tout ce qu’il n’est pas nécessaire de détruire. »

Jean-Étienne Marie PORTALIS (1746-1807), Discours préliminaire prononcé lors de la présentation du projet de Code civil en 1801 (3 frimaire an X)

Citations souvent reprises dans des textes juridiques ou relatifs à l’enseignement du droit - on les trouve ici en feu d’artifice et l’on retrouve l’« orateur le plus fleuri » dont parle Napoléon. Mais le fond vaut la forme et Portalis n’hésite pas à parler politique en ces temps troublés : « Nous appelons esprit révolutionnaire le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique. »

« L’expérience prouve que les hommes changent plus facilement de domination que de lois. »

Jean-Étienne Marie PORTALIS (1746-1807), Discours préliminaire prononcé lors de la présentation du projet de Code civil en 1801 (le 3 frimaire an X)

Ce pourrait être la conclusion de cette vie bien remplie ! Il a vu le passage de l’Ancien Régime au nouveau monde, les chaos de la Révolution, le défilé des maîtres de la France chaque fois plébiscités par le peuple, au propre comme au figuré : Mirabeau, Danton, Robespierre, puis Bonaparte premier Consul et finalement Napoléon empereur.

Classé comme monarchiste modéré, il fuit en Suisse puis en Allemagne après le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). Il rejoint la France après le coup d’État du 18 brumaire (1799) et Bonaparte le nomme commissaire du  gouvernement près le Conseil des Prises maritimes.

Ministre des cultes en 1801, il participe à la négociation du Concordat avec le pape Pie VII, autre réussite du Consulat qui règle en France la question religieuse (15 juillet 1801).

Membre de la Légion d’honneur, Grand officier de l’ordre et Grand aigle, Portalis entre en 1803 à l’Institut. Il termine sa carrière, ministre de l’Intérieur en 1804.

Souffrant de cécité, opéré de la cataracte en 1806 par le meilleur chirurgien de l’époque, il voit un bref moment avant de devenir quasiment aveugle. D’où ce joli mot de grand-père : « N’importe. J’ai pu voir mes petits-enfants ». Il meurt un an plus tard, le 25 août 1807. Panthéonisé un jour seulement après ses obsèques nationales – un record ! - Napoléon fera ériger sa statue aux Tuileries l’année suivante.

3. Pierre Jean Georges CABANIS

« Je bénirai nos législateurs quand ils croiront pouvoir abolir une peine que j’ai toujours considérée comme un grand crime social, et qui, suivant moi, n’en prévient jamais aucun. »;

Pierre-Jean-Georges CABANIS (1757-1808), Notes sur le supplice de la guillotine (nombreuses éditions pendant et après la Révolution). Œuvres complètes de Cabanis, Lettre et Notes sur le supplice de la guillotine et contre la peine de mort, 1823

Cabanis, célèbre médecin et physiologiste au siècle des Lumières, ami de Mirabeau, d’Holbach, d’Alembert, Diderot, Condorcet, Condillac, Sieyès, des américains Benjamin Franklin, Thomas Jefferson et protégé du ministre Turgot, ne pouvait rester étranger à la politique en cette époque ultra politisée - ne serait-ce que pour exister en tant que scientifique et faire prévaloir ses idées citoyennes, en accord avec ses recherches scientifiques et ses intimes convictions humaines.

Dès le début de Révolution, l’une des questions d’actualité ardemment débattue est la peine de mort avec la nouvelle guillotine, signée Ignace Guillotin : « La machine immortelle : la mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit, l’homme n’est plus. » Médecin philanthrope, professeur d’anatomie et député sous la Constituante comme Cabanis, il décrit la machine dont il a demandé la création pour l’exécution des condamnés à mort. Elle servira beaucoup, associée à la Terreur. Rappelons que la peine de mort sera abolie en France avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981. Le beau discours de Robert Badinter, avocat et ministre de la Justice, fera écho à Cabanis.

« La véritable éducation médicale se fait au lit du malade  […] On lit trop au lieu d’observer. »

Pierre Jean Georges CABANIS / (1757- 1808), Coup d’œil sur les révolutions et la réforme de la médecine à Paris (1804)

Le praticien se montre très soucieux de la formation donnée aux futurs médecins : les sciences fondamentales ne devraient y avoir qu’une place mesurée. Pourtant, le problème n’est pas simple : plus les hôpitaux croissaient en nombre et en importance , plus ils étaient bénéfiques pour la science et maléfiques pour les malades : « Dans les grands hôpitaux, les plaies les plus simples deviennent graves ; les plaies graves deviennent mortelles et les grandes opérations ne réussissent presque jamais. » Pour un praticien responsable et un homme de cœur, cette constatation est naturellement insupportable.

Mais le savant poursuit ses recherches et ses réflexions vont évoluer – c’est d’ailleurs tout à son honneur.

« La physiologie, l’analyse des idées et la morale ne sont que les trois branches d’une seule et même science, qui peut s’appeler, à juste titre, la science de l’homme. »

Pierre-Jean-Georges CABANIS, Rapports du physique et du moral de l’homme (1805)

Cabanis se range alors dans l’« école sensualiste » qui relève de la philosophie matérialiste. Mais ses derniers travaux le mèneront au courant spiritualiste. C’est encore et toujours la démarche d’un grand scientifique en quête de sens.

« M. Cabanis, intéressant et clair avec profondeur, en comparant l’homme physique et l’homme moral, a soumis la médecine à l’entendement. »

Marie-Joseph CHÉNIER (1764-1811), Mercure de France, volume 31, 1808

Son œuvre philosophique majeure fait logiquement suite à toutes ses observations : Rapports du physique et du moral de l’homme (1802). Cabanis soutient une thèse matérialiste et élabore une philosophie de la genèse des idées sous l’angle de la physiologie : « Nous concluons avec la même certitude que le cerveau digère en quelque sorte les impressions : qu’il fait organiquement la sécrétion de la pensée. » Peut-on déjà parler de psychosomatique ?

Député aux Cinq-Cents et sénateur de l’Empire, Cabanis prendra finalement ses distances avec la politique impériale. Mais jusqu’à la fin de sa vie, il se distingue par sa générosité constante à l’égard des pauvres qu’il soigne gratuitement, faisant l’admiration de tout son entourage et malgré une santé de plus en plus précaire, aggravée par une première attaque cérébrale (aujourd’hui AVC).

Cabanis est le premier savant entré au Panthéon. C’est l’occasion de rappeler l’intérêt porté par Napoléon à la science et à ses représentants : « Si je n’étais pas devenu général en chef, je me serais jeté dans l’étude des sciences exactes. J’aurais fait mon chemin dans la route des Galilée, des Newton. Et puisque j’ai réussi constamment dans mes grandes entreprises, eh bien, je me serais hautement distingué par des travaux scientifiques. J’aurais laissé le souvenir de belles découvertes. Aucune autre gloire n’aurait pu tenter mon ambition. » Propos cités par Arago, astronome, physicien et homme politique.

Le mécénat d’État scientifique au XVIIIe siècle explique en partie la prospérité de la science française au moment où le Premier Consul s’installe au pouvoir et Napoléon encouragera la science en développement tout au long de sa vie.

4. Joseph-Marie VIEN

« En vérité, les critiques sont de sottes gens ! Pardon ! monsieur Vien, pardon ! Vous avez fait dix tableaux charmants ; tous méritent les plus grands éloges par leur précieux dessin et le style délicat dans lequel vous les avez traités. Que ne suis-je possesseur du plus faible de tous ! Je le regarderais souvent, et il serait couvert d’or lorsque vous ne seriez plus. »:

Denis DIDEROT (1713-1784), Salon de 1763

Maître d’œuvre infatigable de l’Encyclopédie, le philosophe initie en même temps un vaste public (sinon déjà le grand public) aux choses de l’art, au fil de ses brillants comptes rendus. Il écrit ces mots, séduit par La Marchande à la toilette. Joseph-Marie Vien, artiste quasi quinquagénaire qui peinait à s’imposer, est lancé comme « le restaurateur de l’école française » tentant d’allier l’imitation de la nature et des maitres anciens.

La Du Barry remplace aussitôt tous ses Fragonard par des œuvres du nouveau peintre à la mode – l’histoire ne dit pas si la jeune favorite de Louis XV regretta ce choix… les cotes des deux peintres ne peuvent se comparer, pas plus que leur talent. Mais Vien va se distinguer comme enseignant. Par son grand talent pédagogique, il entraîna l’évolution de la peinture française de l’époque rococo vers le néo-classicisme.

Par son intégrité personnelle, il obtint aussi tous les postes académiques : membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, directeur de l’Académie de France à Rome, directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture, enfin Premier peintre du Roi (Louis XVI). Grâce à sa réputation et soutenu par David le peintre officiel, l’octogénaire surmonta tant bien que mal les troubles de la Révolution et continua sa carrière sous le Consulat et l’Empire : nommé sénateur en 1799, chevalier de la Légion d’honneur en 1803, commandeur en 1804, comte de l’Empire en 1808. À sa mort en 1809, Napoléon lui fait l’honneur de funérailles nationales au Panthéon où il est le seul artiste peintre à reposer jusqu’à aujourd’hui.

On peut penser qu’à travers lui, Napoléon rend hommage à son plus illustre élève, Jacques-Louis David, surdoué capable d’assumer avec génie le rôle de peintre officiel sous la Révolution aussi bien que sous l’Empire !

« Quelle belle tête il a ! C’est pur, c’est grand, c’est beau comme l’antique ! … C’est un homme auquel on aurait élevé des autels dans l’Antiquité … Bonaparte est mon héros. »

Jacques-Louis DAVID à ses élèves, hiver 1797, quand Bonaparte posait pour un portrait dans l’atelier du maître. Un Louvre inconnu – Quand l’État y logeait ses artistes, 1608-1806 (1985), Yvonne Singer-Lecocq

C’est un authentique coup de foudre artistique - Bonaparte a séduit d’autres Noms majuscules, à commencer par le diplomate Talleyrand. Après sa glorieuse campagne d’Italie, le personnage avait tout pour plaire, la beauté, l’intelligence, la passion, la jeunesse et un charisme qui agissait sur les plus jolies femmes comme sur les militaires.

David a su l’immortaliser dans Bonaparte franchissant le Grand-Saint Bernard (1800), admirable tableau de propagande dicté par le modèle et rendu plus vrai que nature par l’artiste. Même réussite absolue avec Le Sacre de Napoléon, fresque peinte entre 1805 et 1807 qui enchanta l’empereur s’exclamant devant l’œuvre exposée au Salon : « Je vous salue, David ! »

En honorant son vieux maître, Joseph-Marie Vien, Napoléon panthéonise par procuration David toujours bien vivant et peignant (mort en 1825), chef de file incontesté de l’école néo-classique. C’est aussi une manière d’exposer la seule réussite artistique de l’Empire. À part la peinture (également représentée par Antoine Jean Gros et François Gérard), son régime fut un échec culturel qu’il déplorait le premier.

« Ce qui paraît est misérable ! cela dégoûte. »1758

NAPOLÉON Ier (1769-1821). Journal : notes intimes et politiques d’un familier des Tuileries (posthume, 1909), Pierre-Louis Roederer

L’empereur a souvent ce mot, comme déjà le Premier Consul, déçu par la production littéraire de son temps. Sans doute veut-il trop diriger la pensée des créateurs et des intellectuels. La plupart d’entre eux sont dociles et les « best-sellers » d’une époque où les amateurs de romans et de poèmes abondent sont aujourd’hui illisibles.

Les seuls grands talents seront des opposants au régime : Chateaubriand hostile à Napoléon après l’exécution du duc d’Enghien (1804), Mme de Staël, coupable à ses yeux d’être la femme la plus intelligente et la plus libre de son temps. Paradoxalement, le personnage de Napoléon Bonaparte inspirera des chefs-d’œuvre de la littérature française et mondiale.

Même pauvreté dans le domaine théâtral. Le genre qui fait fureur sur les boulevards, c’est le mélodrame. Napoléon méprise le « mélo », il n’aime que le genre noble, la tragédie (à la Comédie-Française), mais aucun auteur ne peut rivaliser, même de très loin, avec les dramaturges du siècle de Louis XIV. Il a quand même trouvé son grand acteur, Talma. Reste le domaine des Beaux-arts où Napoléon eut plus de chance.

5. Jean LANNES

« Lannes, le plus brave de tous les hommes, était assurément un des hommes au monde sur lesquels je pouvais le plus compter… L’esprit de Lannes avait grandi au niveau de son courage, il était devenu un géant ».

NAPOLEON (1769-1821) à Las Cases, Sainte-Hélène

Mort à la bataille d’Essling en 1809, voici le premier d’une longue liste de militaires panthéonisés par Napoléon – à côté de tous ceux portés aux Invalides.

Fils d’un garçon d’écurie, né dans un petit village du Gers, la Révolution lui ouvre la porte d’un destin exceptionnel : à 23 ans, répondant au premier appel de « la patrie en danger » (1793), il s’engage avec enthousiasme dans un bataillon de volontaires. Il fait ses classes dans l’armée de Bonaparte lors de la (première) campagne d’Italie et participe activement aux succès du futur empereur. À Arcole, il se jette sur les lignes ennemies pour encourager ses hommes à aller de l’avant. Blessé par deux balles, il refusera pour autant d’arrêter de se battre. Il fera toujours preuve de ce courage physique et moral.

Bonaparte décide d’emmener en Égypte ce chef courageux qui a déjà gagné le surnom de « Roland de l’armée d’Italie ». En 1799, il est grièvement blessé lors du siège de Saint Jean d’Acre, puis à la bataille d’Aboukir où son courage est exceptionnel. Au retour, il participe aux préparatifs du coup d’état du 18 brumaire. Quelques mois plus tard, la deuxième campagne d’Italie commence et Lannes va encore une fois s’illustrer lors des victoires de Montebello (ce qui lui vaudra le titre de duc de Montebello sous l’Empire) et de Marengo. Le Premier Consul le nomme commandant de la garde consulaire, récompensant un de ses plus brillants officiers, devenu aussi un ami.

Le 19 mai 1804, Lannes est désigné « Maréchal d’Empire » avec dix-sept autres généraux – la première et magnifique « fournée ». Il participe ensuite à tous les succès du nouvel Empire, Austerlitz, Iéna, Friedland, gagnant ses trois autres surnoms : l’Ajax français, l’Achille de la Grande Armée, le Brave des Braves (avant Ney). Plusieurs fois blessé, il ne renonce jamais. La guerre est son métier, son destin, sa passion : « Il faut que tous les officiers paraissent sur le champ de bataille, aux yeux du soldat, comme s’ils étaient à la noce. »

Malgré ces exploits à la fois collectifs et personnels, les combats incessants feront naître chez ce grand soldat un véritable dégoût de la guerre qu’il ose exprimer. Ce sentiment s’accentue en 1808, étant missionné en Espagne pour combattre dans l’une des plus sanglantes guerre de l’Empire.

« Quel métier que celui que nous faisons ici ! Saragosse ne sera bientôt plus qu’un tas de ruines. »

Jean LANNES (1769-1809), Lettre à sa femme en 1808. Dictionnaire Napoléon (1987), Jean Tulard.

Toujours intrépide, vainqueur à la bataille de Tudela et menant le siège de Saragosse, il se confie à sa femme et bientôt  à l’empereur : « Cette guerre me fait horreur. » L’année suivante, peu de temps avant sa mort, il avouera : « Je crains la guerre, le premier bruit de guerre me fait frissonner… On étourdit les hommes pour mieux les mener à la mort. » Cité par André Laffargue,  Jean Lannes : maréchal de France, duc de Montebello. Malgré tout, appelé par Napoléon, il repart l’année suivante pour sa dernière campagne d’Allemagne et d’Autriche.

« Ah ! cet affreux spectacle me poursuivra donc toujours ? »

Jean LANNES (1769-1809) sur le champ de bataille d’Essling, fin mai 1809. Dictionnaire Napoléon (1987), Jean Tulard

La bataille d’Essling se termine victorieusement après des combats particulièrement difficiles, le maréchal arpente le champ de bataille en compagnie de son ami le général Rouzet - qui s’écroule mortellement touché par une balle. Bouleversé, Lannes exprime clairement sa pensée devenue obsession, puis s’éloigne et s’assoit sur un petit monticule. Touché à son tour par un boulet autrichien, il faut l’amputer de la jambe gauche. Il agonise plusieurs jours avant de mourir le 31 mai 1809. Lannes, toujours invaincu, est le premier des maréchaux mort au combat.

L’Empereur accourut au chevet de celui qui fut sans doute son meilleur ami. On évoque un dernier échange entre les deux hommes – peu vraisemblable, Lannes étant totalement inconscient. Napoléon évoquera souvent le souvenir de son ami lors de son exil à Sainte-Hélène : « L’un des militaires les plus distingués qu’a eus la France ! Chez Lannes, le courage l’emportait d’abord sur l’esprit, mais l’esprit montait chaque jour pour se mettre en équilibre. Je l’avais pris pygmée, je l’ai perdu géant… »

6. Giovanni Battista CAPRARA

« Dio me l’ha data, guai a chi la tocchera !  »
« Dieu me l’a donnée, gare à qui la touchera ! »1802

NAPOLÉON Ier (1769-1821), couronné roi d’Italie, 26 mai 1805. Dictionnaire géographique universel, contenant la description de tous les lieux du globe (1839), A. Lacrosse

La couronne était destinée à Joseph, pour que Napoléon ne cumule pas deux couronnes – après sa campagne d’Italie et la création de la République cisalpine, sœur de la République française sous le Directoire. Mais son frère entre dans des arguties juridiques en cas de succession au trône de France (redevenu héréditaire). Louis, autre frère, s’en mêle. Cela ridiculise la diplomatie française, consterne Talleyrand, exaspère Napoléon. Finalement, il va prendre la couronne et renouveler à l’identique la cérémonie du sacre de Notre-Dame qui l’a comblé, le 2 décembre 1804.

Dans la cathédrale Saint-Ambroise (le Dôme) de Milan, l’archevêque Caprara lui offre la couronne de fer des rois lombards qu’il enfonce sur sa tête avec la formule consacrée. Il prononce ensuite le serment : « Je jure de maintenir l’intégrité du royaume, de respecter et de faire respecter la religion de l’État, de respecter et de faire respecter l’égalité des droits, la liberté politique et civile, l’irrévocabilité des ventes de biens nationaux, de ne lever aucun impôt, de n’établir aucune taxe qu’en vertu de la loi, de gouverner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple italien. » Les Italiens ont quand même réussi à faire admettre quelques conditions à la transformation de la République en royaume.

Ces journées de Milan furent un grand moment pour l’empereur « rayonnant de joie » aux dires des témoins. Cinq ans après, les relations avec Pie VII se sont dramatiquement détériorées. Mais peut-être en mémoire de ce jour, il fait de l’archevêque Caprara mort à Paris en 1810 le premier étranger inhumé au Panthéon. C’est aussi avec ce diplomate, nommé légat du pape, qu’il négocia et conclut le Concordat de 1801, incontestable réussite religieuse et politique.

Malgré la panthéonisation, le cœur du défunt archevêque fut déposé dans la cathédrale de Milan et sous le Second Empire, en 1861, son corps réclamé par sa famille quitte Paris pour Rome.

« L’Italie sortait de son sommeil et se souvenait de son génie comme d’un rêve divin. »

François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)

Notre premier grand auteur romantique se fait souvent historien et salue un « grand peuple réveillé » en cette mémorable année 1805. La réalité sera plus complexe. « Le bon peuple milanais ne savait pas que la présence d’une armée, même libératrice, est toujours une calamité. » écrira Stendhal. Admirateur des hauts faits, des discours et des gestes de Bonaparte, engagé à 26 ans dans son armée, l’écrivain adorateur de l’Italie demeure critique, en tant que témoin et fin observateur de la situation. Les Français ne furent pas que des libérateurs : indiscipline de l’armée, barbare cupidité des administrateurs militaires. L’espoir se changea en désillusion chez bien des Italiens et des révoltes antifrançaises se manifestèrent très tôt, dans cette « République sœur ».

Reste cette originale panthéonisation à l’italienne, de par la volonté impériale.

7. Michel ORDENER

« Il s’agit d’un Allemand (j’atténue d’un germanophone), très brave, il a 40 ans, il est grand, fort, sérieux, terrible en combat, excellent meneur d’hommes, imprégné́ de son métier, connaissant l’histoire et la géographie. Dès l’abord, il apparaît Capitaine de brigands »

George SAND (1804-1876), Histoires de ma vie (1855)

Né Michel Ortner en 1755 dans le duché de Lorraine (jadis rattaché au Saint Empire romain germanique) intégré au royaume de France en 1766), Ordener (nom francisé) entre dans la cavalerie comme maréchal-des-logis et gravit tous les échelons de la carrière militaire jusqu’au général de division.

Bourru et sincère, d’une moralité́ exemplaire, toujours respectueux des règlements, Napoléon le fera comte de l’Empire – cette noblesse impériale aux allures de « parvenue » voisinera plus ou moins bien à la cour avec les héritiers des vieilles familles de l’Ancien Régime dont les ancêtres remontent parfois au Moyen Âge. Mais au combat, tous ces hommes se retrouvent égaux et frères d’armes au service de l’empereur… qui garde un faible pour ces parvenus magnifiques. Ils lui doivent tout et il leur doit tant !

« 11 blessures, 5 chevaux tués sous lui, 7 drapeaux, 20 canons, 400 voitures, 2 400 chevaux pris et 6 000 prisonniers faits (…) Nous certifions les nombreux hauts faits du citoyen Ordener, son brillant courage et sa compétence à la tête de ses chasseurs faisant d’eux des héros. »

États de service en date du 15 juillet 1804. Le général Michel Ordener, Comte de l’Empire, sénateur (1987), Lucien Henrion, Académie nationale de Metz

Napoléon Bonaparte, premier Consul, a créé l’Ordre de la Légion d’honneur le 19 mai 1802, la première remise de décorations ayant lieu le 15 juillet 1804. Ordener fait partie de cette promotion, la plus enviée. L’acte le nommant fait ressortir ses états de services qui se résument en chiffres. Le document poursuit : « Nous certifions les nombreux hauts faits du citoyen Ordener, son brillant courage et sa compétence à la tête de ses chasseurs faisant d’eux des héros. »

Non mentionnée, la participation du général à l’arrestation nocturne (illégale et secrète) du duc d’Enghien, suivie le lendemain de son exécution (ou assassinat) dans les fossés de Vincennes, le 21 mars 1804 : « C’est pire qu’un crime, c’est une faute » dit-on, mais Ordener ne faisait qu’obéir aux ordres du Premier Consul et il ne participa ni au jugement sommaire, ni à l’exécution capitale.

« Sa vie donnée à son Pays et à son Prince. Ses mérites, ses vertus. Ordener, né du peuple, s’est voué au métier des armes. Engagé comme simple soldat, il se hisse aux sommets après de hauts faits sans pareils. Officier de qualité, sa témérité est légendaire sur tous les champs de bataille. Son seul souci : son empereur, qui le lui rend bien. Il est à son service jusqu’à son dernier souffle. »

Maréchal LEFEBVRE (1755-1820), prononçant l’éloge funèbre de Michel Ordener. Le général Michel Ordener, Comte de l’Empire, sénateur (1987), Lucien Henrion, Académie nationale de Metz

Texte prononcé par le très populaire maréchal Lefebvre, duc de Dantzig, compatriote d’Ordener, alsacien de Rouffach et marié à la fameuse « Madame Sans-Gêne », blanchisseuse née Catherine Hübscher, originaire de Goldbach-Altenbach en Alsace, dont il aura 14 enfants (13 morts en bas âge).

Quant à Ordener, sa vie, sa mort et son caractère sont à l’opposé des grands généraux dont l’Histoire garde mémoire. Au tournant de la cinquantaine, cet homme de famille père de six enfants (bien vivants) souffre de divers maux (suite aussi à ses blessures) et décide de quitter l’armée.
Ne pouvant se séparer de ce serviteur dévoué, l’Empereur le fait premier Écuyer de l’impératrice. Effrayé  par la vie de cour, habitué qu’il est à celle des camps, Ordener est rassuré par l’accueil affable de Joséphine et du prince Eugène, fils de l’impératrice et vice-roi d’Italie. L’Empereur veut « dans le salon doré des Tuileries, au milieu d’un cercle brillant de courtisans, cette figure de soldat, cette âme loyale et pure, ignorante du mensonge et des flatteries de salons. À voir passer Ordener, de son pas pesant et avec ses allures empruntée, personne ne sourit et à personne ne vient l’idée d’une moquerie. Cet admirable serviteur de la patrie en impose aux plus grands et le Maître est là, d’ailleurs, qui parle lui-même au grenadier avec ce ton de tendresse… »

Le jugement de l’Histoire est plus réservé : comme beaucoup d’autres généraux de cavalerie, Ordener n’était ni un stratège ni un tacticien, mais un très bon exécutant. Intégrité, honnêteté, fidélité à Napoléon, totales et sans faille. Bravoure incroyable. Traits de caractère : précis, méthodique, obéissant, froid, discret, redoutablement efficace, ne laissant rien au hasard.

« J’ai perdu mon premier officier et un de mes plus chers amis, et vous déplorez un père excellent. Je veux le remplacer. »

NAPOLÉON Ier (1769-1821) à Michel Ordoner son fils né en 1787 portant le même prénom et désormais orphelin. Le général Michel Ordener, Comte de l’Empire, sénateur (1987), Lucien Henrion, Académie nationale de Metz

L’empereur avait une tendresse particulière pour ses généraux d’Empire dont la moitié étaient partis de si bas et montés si haut dans l’échelle des valeurs humaines et militaires.

Bon sang ne saurait mentir : trois fils Ordener seront militaires – dont l’aîné, Michel qui mourra général à 75 ans.

8. Louis-Antoine de BOUGAINVILLE

« Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais, la distinction des rangs est fort marquée à Tahiti et la disproportion cruelle. ».

Louis-Antoine de BOUGAINVILLE (1729-1811), Voyage autour du monde (1771)

Le comte Louis-Antoine de Bougainville, né et mort à Paris, officier de la (Marine) Royale, navigateur, explorateur et écrivain, dirigea comme capitaine le premier tour du monde français (1766 à 1769), encouragé par Choiseul, ministre d’État (chef du gouvernement) de Louis XV pour assurer la maîtrise de nouvelles voies maritimes et conquérir des terres inconnues au nom du roi.

Parti de Brest sur sa frégate La Boudeuse, il aborde aux îles Malouines puis à Rio de Janeiro au Brésil, fait escale à Montevideo, franchit le détroit de Magellan, traverse le Pacifique en passant par Tahiti (étape la plus marquante), explore les Nouvelles-Hébrides (Vanuatu), les îles Salomon, la Nouvelle-Irlande et la côte nord de la Nouvelle-Guinée, pour revenir en France par l’Indonésie, l’île de France (île Maurice), Le Cap (Afrique du Sud). Il débarque à Saint-Malo le 16 mars 1769. Lors de cette grande première, il compte le minimum de pertes (sept morts).

Deux ans après, il publie le récit de ce voyage, sitôt traduit en anglais. Ce journal de bord fait sensation dans une Europe passionnément curieuse de tout, au siècle des Lumières.

« Le caractère de la nation nous a paru être doux et bienfaisant. Il ne semble pas qu’il y ait dans l’île (Tahiti) aucune guerre civile, aucune haine particulière. […] Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y a point de propriété et que tout est àtous. »

Louis-Antoine de BOUGAINVILLE (1729-1811), Voyage autour du monde (1771)

Bougainville va inspirer nombre de navigateurs, artistes, écrivains et philosophes - Diderot publiera son Supplément au Voyage de Bougainville en 1772. Esprit scientifique et humaniste, c’est l’un de nos premiers ethnographes.

Mais contrairement à l’opinion commune, Bougainville ne crée pas le mythe du « Bon sauvage ». Il existe déjà dans les Essais de Montaigne (Des Cannibales), le Voyage au Canada de Jacques Cartier - et un siècle avant, chez les Portugais et les Espagnols découvrant l’Amérique, avec ses « Sauvages » nus et innocents, prêts à partager leurs richesses et à se faire chrétiens.

Bougainville va quand même relancer le mythe et Rousseau, le plus associable de tous les philosophes, lui fait écho dans ses Dialogues : « La nature a fait l’homme heureux et bon, mais […] la société le déprave et le rend misérable. » On retrouve sa pensée politisée dans le Contrat social (1762), livre de chevet avoué de Robespierre.

Plus près de nous et dans une tout autre logique, l’ethnographe et anthropologue Claude Lévi-Strauss relancera le mythe dans Tristes Tropiques (1955), best-seller mondial.

« L’étude de l’homme est celle qui nous intéresse le plus. À la honte des Européens, on s’est plus attaché à détruire qu’à civiliser les habitants du Nouveau Monde […]. Presque toutes les pages de cette histoire sont teintes de sang. »

Louis-Antoine de BOUGAINVILLE (1729-1811), Discours prononcé devant les membres de l’Institut, 26 juillet 1799. Association des Amis de Louis-Antoine de Bougainville.

Vingt ans après son tour du monde, c’est un réquisitoire humaniste contre l’esclavage dont Diderot se fait l’écho : « Si un Taïtien [Tahitien] débarquait un jour sur vos côtes et s’il gravait sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : ce pays appartient aux habitants de Taïti [Tahiti], qu’en penserais-tu ? » D’autres philosophes remettent plus clairement en question l’esclavage, tels Montesquieu et l’abbé Raynal.

De ce grand voyage, Bougainville assisté de nombreux scientifiques, rapporte des milliers d’espèces de plantes nouvelles, d’insectes, de poissons et d’oiseaux qui furent offerts au Jardin du roi. Une fleur exotique collectée au Brésil est dédiée à l’explorateur - le bougainvillier. Il en fait l’honneur à Joséphine de Beauharnais, la jolie Créole devenue impératrice qui les collectionne dans les serres chaudes de la Malmaison.

Napoléon Bonaparte, fasciné par les mers autant que passionné pour les sciences, comblera Bougainvilliers de dignités : sénateur en 1799, grand officier de la Légion d’honneur en 1804, comte d’Empire en 1808. Il préside le conseil de guerre qui juge les responsables de la bataille de Trafalgar en 1809. Ce sera sa dernière fonction officielle. Mort de dysenterie à 81 ans, après des funérailles nationales, il est inhumé une semaine après au Panthéon. Aucune hésitation, il a mérité cet ultime honneur.

9. Auguste Jean-Gabriel de CAULAINCOURT 

« Le général de division comte de Caulaincourt, commandant le 2e corps de cavalerie, se porta à la tête du 5e régiment de cuirassiers, culbuta tout, entra dans la redoute de gauche par la gorge. Dès ce moment la bataille fut gagnée. Le comte de Caulaincourt, qui venait de se distinguer par cette belle charge, avait terminé ses destinées : il tomba frappé par un boulet. Mort glorieuse et digne d’envie ! ! »

18e bulletin de la Grande Armée, daté de Mojaïsk (petite ville de Russie, à 13 km de Borodino), Le Moniteur, 27 septembre 1812. « Auguste Jean-Gabriel de Caulaincourt » (1777-1812), Biographie des célébrités militaires des armées de terre et de mer de 1789 à 1850, (tome II), M.C. Mullié,1852

Bref compte rendu d’un authentique fait d’armes mettant fin à la carrière militaire d’un général de la Révolution et de l’Empire, à la veille de ses 35 ans.

Né en 1777 d’une grande famille picarde, c’est le frère cadet d’Armand Augustin Louis de Caulaincourt, 5e marquis de Caulaincourt et 1er duc de Vicence, grand écuyer de Napoléon.

Engagé volontaire au service de « la patrie en danger », il sert dans l’armée d’Italie et s’illustre par son intrépidité à Marengo (14 juin 1800) - blessé d’un coup de feu à la tête. Nommé chef d’escadron par le général en chef Masséna, confirmé dans ce grade, il se distingue en enlevant avec ses 40 dragons le village de Vedelago, défendu par 400 hommes d’infanterie autrichienne qui mettent bas les armes et sont ramenés prisonniers – un exploit. Décoré de la Légion d’honneur, aide de camp du prince Louis-Napoléon (frère de Napoléon nommé roi de Hollande), remarqué à Austerlitz (2 décembre 1805), devenu baron d’Empire, il fait la terrible guerre d’Espagne en 1808, multiplie les faits d’armes comme général de brigade, puis général de division. De retour en France pour raison de santé en 1810, marié en 1812 à Henriette Blanche d’Aubusson de La Feuillade, il rejoint la Grande Armée qu’il suit en Russie, tué par un boulet lors de l’assaut de la grande redoute à la Moskova. Biographie classique dans l’histoire impériale…

Mais pas une citation, pas un trait de caractère, pas une anecdote – hormis le fait que sa veuve, sans postérité après trois mois de mariage, resta fidèle à sa mémoire. Même son portrait (anonyme) ne révèle rien du personnage au visage étonnamment lisse, sans expression.

On interroge en vain les Mémoires de son frère passé à la postérité : Armand Augustin Louis de Caulaincourt, aide de camp de Bonaparte en 1802, grand écuyer de l’empereur, ambassadeur en Russie de 1807 à 1811, nous dévoile un Napoléon « inconnu » : « Quand j’ai besoin de quelqu’un, je n’y regarde pas de si près, je le baiserais au cul. »… « J’ai tout fait pour mourir à Arcis. » Mais sur son cadet, rien de mémorable.

Restent ses armoiries, son nom gravé sous l’arc de Triomphe de l’Étoile et sa panthéonisation, dernier sur la liste des militaires ainsi honoré par Napoléon. Ce qui n’est pas rien.

10. Joseph-Louis LAGRANGE

« Nul n’atteindra la gloire de Newton, car il n’y avait qu’un monde à découvrir. »

Louis de LAGRANGE (1736-1813) ou Joseph-Louis (de) LAGRANGE. Études progressives d’un naturaliste pendant les années 1834-1835, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, 1835

Joseph Louis de Lagrange (en italien Giuseppe Luigi Lagrangia ou aussi Giuseppe Ludovico De la Grange Tournier) naît à Turin de parents français. Descendant de Descartes, mathématicien, physicien, mécanicien et astronome, il crée une société scientifique (future Académie des sciences) où il enseigne. À trente ans, il quitte l’Italie pour Berlin, invité par Frédéric II, despote éclairé. Il y séjourne vingt ans. Il s’installe enfin à Paris et prend la nationalité française en 1802.

Son ouvrage le plus connu, La Mécanique analytique (1788), part de la deuxième loi de Newton. Elle inspirera la mécanique quantique, théorie mathématique et physique décrivant la structure et l’évolution dans le temps et l’espace des phénomènes physiques à l’échelle de l’atome et les échanges d’énergie entre la lumière et la matière à cette échelle et dans tous les détails. Plusieurs noms lui sont associés, à commencer par l’allemand Max Planck et Albert Einstein. C’est dire que la Science est une grande famille.

« Il ne leur a fallu qu’un moment pour faire tomber cette tête, et cent années peut-être ne suffiront pas pour en produire une semblable. »1588

Louis de LAGRANGE (1736-1813), à J.-B. Delambre, déplorant la mort de Lavoisier au lendemain de son exécution, le 9 mai 1794. Encyclopédie Larousse, article « Antoine Laurent de Lavoisier »

Confrère du chimiste Lavoisier devenu l’un de ses meilleurs amis à l’Académie des sciences, Lagrange s’émeut à juste titre. La science paie un lourd tribut à la Révolution avec Lavoisier, guillotiné après Bailly, et Condorcet (suicidé pour échapper à l’échafaud). Rappelons le mot terrible d’un membre du Tribunal révolutionnaire : « La République n’a pas besoin de savants. » Mais la science est également honorée. À l’initiative du mathématicien Gaspard Monge, l’École polytechnique est créée le 11 mars 1794. Sa devise : « Pour la patrie, les sciences et la gloire. »

Lagrange ne cesse de travailler pour le gouvernement révolutionnaire. Il n’est pas personnellement inquiété et doit sans doute à son génie d’échapper aux mesures de répression visant les étrangers. Il participe à la Commission des Poids et Mesures et devient l’un des pères du système métrique, de la définition du kilogramme et de la division décimale des unités officialisée par la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795).

Ses travaux échappent au lecteur non initié, mais avec Fabre d’Églantine, il crée le calendrier révolutionnaire, instrument politique au service de la jeune République. Les nouveaux mois sont évocateurs et poétiques : Vendémiaire, brumaire, frimaire renvoient aux vendanges, aux brumes, aux frimas de l’automne. Nivôse, pluviôse et ventôse évoquent neiges, pluies et vents d’hiver. Les mois du printemps leur succèdent, germinal, floréal, prairial, associés à germination, floraison et prairies. Enfin, l’été de messidor, thermidor et fructidor, qui rappellent moissons, chaleur et fruits.

L’homme se montre accessible et sympathique : Frédéric II de Prusse l’estimait et le voyait souvent, l’appelant « mon philosophe sans fracas » en raison de son caractère flegmatique et paisible. Mais en France, le mathématicien Joseph Fourier dénonce le piètre professeur : voix monocorde et accent exécrable, il se moque du niveau de son auditoire et choisit le sujet de son cours qu’il aborde comme s’il s’adressait à des collègues académiciens, à la stupeur générale.

Pour finir, une anecdote amusante précise le profil du « savant type », dans une biographie signée d’un de ses compatriotes italiens.

« Êtes-vous sûr d’aimer la musique ? » s’étonne un de ses amis qui le voit ravi à la fin d’un concert particulièrement éprouvant.
« Pas vraiment, après cinq ou six mesures, je me perds dans mes pensées. Ce que j’aime, c’est que personne ne parle pendant que l’on joue. Cela me permet de réfléchir en toute tranquillité ».

Louis de LAGRANGE (1736-1813). La Modernisation de la mécanique : Lagrange (2018), Luis Fernando Areán

Napoléon saura l’honorer comme il se doit. En 1799, il est nommé au Sénat avec Monge et Laplace. Comblé d’honneurs sous l’Empire (Légion d’honneur, noblesse impériale), c’est le dernier grand scientifique panthéonisé par l’empereur - en attendant le chimiste Marcellin Berthelot en 1907.

Restauration

Quand la Restauration rendit le Panthéon au culte, il fut question d’expulser les restes de Voltaire, cet incroyant notoire. Louis XVIII s’y opposa, avec son humour bien connu. « Laissez ! Il sera bien assez puni d’entendre la messe chaque matin. » Ainsi échappa-t-il au déshonneur d’une dépanthéonisation !

Mais la Restauration eut une initiative heureuse : à la fin du règne de Charles X, elle inaugure les « panthéonisations de rattrapage » qui vont faire florès sous les Républiques à venir. Soufflot, l’architecte des lieux, se retrouve alors comme chez lui, dans la monumentale église qu’il projeta à la fin de l’Ancien Régime.

11. Jean-Jacques SOUFFLOT

« Le principal objet de M. Soufflot, en bâtissant son église, a été de réunir sous une des plus belles formes la légèreté de la construction des édifices gothiques avec la pureté et la magnificence de l’architecture grecque. »

Maximilien BRÉBION (1716-1897), Mémoire à Monsieur le comte de la Billarderie Angiviller, 1780, publié par Michael Petzel

Ainsi parle son plus proche collaborateur qui reprit à sa mort le chantier avec Jean-Baptiste Rondelet.

La vie de Jacques-Germain Soufflot (1713-1780) se résume en deux voyages en Italie et deux villes, Lyon, Paris. Soutenu en haut lieu (politique et franc maçonnerie), mais naturellement très envié et critiqué, humainement fragile, romantique avant l’heure, il s’est peut-être suicidé à 67 ans. On pense aussi à un épuisement physique et nerveux dû à l’ampleur des tâches et des responsabilités.

Fils d’un avocat de province, résolument autodidacte (contrairement à la majorité des architectes), le jeune homme étudie l’Antiquité en observant les monuments italiens, mais aussi la Renaissance avec les chefs d’œuvre de Palladio.

À Lyon où il s’installe durant neuf ans avec la bénédiction de l’archevêque et la protection du gouverneur Villeroy, il réalise notamment le Temple du Change (Bourse de commerce), la majestueuse façade de l’Hôtel-Dieu sur le Rhône et le Grand Théâtre (aujourd’hui disparu). Ces œuvres majeures sont remarquées par Abel-François Poisson, marquis de Marigny, directeur général des Bâtiments du roi (et frère de la Pompadour, favorite de Louis XV) qui va favoriser sa carrière parisienne.

Ça commence mal ! Son projet pour l’aménagement de la place Louis-XV (actuelle place de la Concorde) est refusé. Mais il prend sa revanche avec l’église au sommet de la montagne Sainte-Geneviève, l’emportant sur Gabriel, l’autre grand architecte du temps, plus classique et mesuré. C’est une aventure de trente ans et Soufflot mourra sans en connaître le dénouement.

Son plan initial a la forme d’une croix grecque : quatre branches courtes de dimensions égales et un dôme de 83 mètres.

Les autorités catholiques exigent le retour à la croix latine, d’où un bâtiment long de 110 mètres et large de 84 mètres. Une crypte exceptionnellement vaste est prévue pour accueillir 300 sépultures – 80 personnalités y reposent à ce jour. Soufflot innove en mêlant plusieurs styles : le gothique (de la nef voûtée) et le classique (coupoles également byzantines) le péristyle de six colonnes et le fronton triangulaire reproduisant un modèle grec antique, avec un goût prononcé pour le style monumental - retour au « grand goût » des années 1750 qui tranche sur le rococo à la mode et l’art rocaille. Claude Perrault, architecte de la colonnade du Louvre, en sera un autre exemple. Le génie de Soufflot, c’est de marier tous ces styles, préfiguration de l’éclectisme et du syncrétisme à venir - un siècle plus tard, l’Opéra-Garnier en sera l’exemple absolu.

Soufflot innove aussi en armant de structures métalliques les pierres provenant des carrières du bassin parisien – on parlera plus tard de l’indispensable béton armé. Louis XV pose la première pierre le 6 septembre 1764. Les ennuis commencent en 1770.

« Plus d’un rival jaloux qui fut son ennemi
S’il eût connu son cœur eût été son ami. »

Épitaphe de Jean-Germain Soufflot (1713-1780). Dictionnaire historique et bibliographique portatif (plusieurs rééditions), Jean-Baptiste Ladvocat

Soufflot qui ne pouvait se résigner à avoir des ennemis aurait voulu forcer leur sympathie comme en témoigne son épitaphe. Mais les jalousies sont constantes, dans ce métier d’architecte sans doute le plus difficile de tous les arts et  touchant à l’urbanisme (aménagement des espaces urbains). La part technique est incontournable, la liberté chère aux artistes étant ici inconcevable. Il faut tenir compte du lieu, de la mode, de la praticabilité du monument. Pour les grands chantiers, les places sont rares et chères, la concurrence acharnée. La réalisation peut s’éterniser sur des décennies, voire des siècles… On dépend à la fois des décideurs au pouvoir et de l’opinion publique : rien ne sera simple pour le baron Haussmann, Charles Garnier ou Viollet-le-Duc, grands architectes du XIXe siècle.

Pour en revenir à cette monumentale église devenue Panthéon sous la Révolution, les premières critiques apparaissent en 1770 dans un mémoire signé Pierre Patte, architecte de renommée internationale : « Il est question de prouver que les piliers déjà exécutés et destinés à porter cette coupole [de Sainte-Geneviève] n’ont point les dimensions nécessaires pour espérer d’y élever un pareil ouvrage avec solidité ». Soufflot a heureusement ses défenseurs, dont Perronet, le directeur de la toute jeune École des ponts et chaussées. Et il poursuit l’édification de son chef d’œuvre.

Il meurt en 1780, la construction prendra fin dix ans plus tard. En 1791, l’assemblée constituante transforme l’église Sainte Geneviève  en “Panthéon des grands hommes”. Et l’Histoire ne fait que (re)commencer.

Lire la suite : le Panthéon, IIIe et IVe Républiques

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