Débat d’entre-deux-tours : l’éternel retour en campagne (avant 2002) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Dans le cadre de l’élection présidentielle au suffrage universel (depuis 1965), le débat de l’entre-deux-tours apparu en 1974 tend à devenir un genre spécifique, entre discours politiques (plus spécialement électoraux) et discours médiatiques (plus spécialement télévisés).

Le rituel du texte, de la mise en scène et du tempo évolue peu comparé aux autres programmes de la télévision. Le style laisse une place à l’humour, avec une interactivité croissante, un minimum de rhétorique et une polémique plus ou moins vive selon le tempérament des duellistes. L’affrontement vise l’élimination de l’adversaire, en même temps que la persuasion du (grand) public au second tour. C’est dire la difficulté de l’épreuve !

Ses coulisses, sa raison d’être… ou de ne pas être, les meilleurs moments et les autres, les petites phrases et les grandes idées, tout est prétexte à citations dans cette histoire qui vire au feuilleton, avec personnages récurrents et nouveaux venus, grands premiers rôles et seconds plus ou moins talentueux ou légitimes. Au final, il y a toujours un gagnant et un perdant qui prend la tête de l’État, le temps d’un septennat devenu quinquennat en 2002.

Cet édito en deux semaines comporte 10 épisodes :
De Gaulle et l’immédiat après-de-Gaulle (Pompidou) : pas de débat proprement dit.
Premier débat du 10 mai 1974 (Giscard-Mitterrand) : un grand moment de théâtre politique.
Deuxième débat du 5 mai 1981 (Mitterrand-Giscard : la revanche au coup par coup.
Troisième débat du 28 avril 1988 (Mitterrand-Chirac) : nouveau duel gauche-droite au sommet de l’État.
Quatrième débat du 2 mai 1995 (Chirac-Jospin) : un dialogue entre vraie ou fausse courtoisie et non-débat.
Mai 2002 : grand débat national sur le non débat entre Chirac et Le Pen.
Cinquième débat « nouveau style » du 2 mai 2007 : « Sarko & Ségo sont dans un bateau ».
Sixième débat du 2 mai 2012 (Hollande-Sarkozy) : une présidence rêvée « à qui perd gagne ».
Septième débat du 3 mai 2017 (Macron-Marine Le Pen): peut-être pas le pire de la série, mais sûrement pas le meilleur.
Huitième débat de 2022 : l’actu a rendez-vous  avec l’Histoire !

De Gaulle et l’immédiat après-de-Gaulle (Pompidou) : pas de débat proprement dit.

« Le fait que les partisans de droite et les partisans de gauche déclarent que j’appartiens à l’autre côté prouve […] que je ne suis pas d’un côté, je ne suis pas de l’autre, je suis pour la France. »2973

Charles de GAULLE (1890-1970), entretien radio-télévisé avec Michel Droit, 15 décembre 1965. De Gaulle vous parle (1967), Charles de Gaulle

Incarner la France, l’assumer, s’identifier à elle, c’est aussi une façon de s’opposer aux partis qu’il méprise. De Gaulle n’est pas de droite ni de gauche, il n’est pas centriste, il n’est pas à côté des partis, il est au-dessus. Cela valait en 1940, comme l’exprime si bien François Mauriac : « Un fou a dit « Moi, la France » et personne n’a ri parce que c’était vrai. » Cela reste vrai sous la Cinquième République et la présidence du personnage qui l’a créée à sa (dé)mesure en 1958.

D’après la nouvelle Constitution massivement approuvée par référendum (82,6% de oui), le chef de l’État est élu par un collège électoral de quelque 82 000 grands électeurs - parlementaires, conseillers généraux, représentants des conseils municipaux. Cette première élection présidentielle se joue dans des conditions politiques très particulières : le contexte du drame algérien déchire la France et met en danger la République.

François Mitterrand et Pierre Mendès France, farouches opposants à de Gaulle au sein de l’UFD (Union des forces démocratiques, coalition de gauche non communiste) refusent de se présenter à l’élection présidentielle où ils seront fatalement perdants, après le triomphe de la droite gaulliste aux législatives de novembre. On s’attend à un duel avec la gauche communiste (Georges Marrane du PCF), mais un troisième homme obtient le nombre de signatures voulues et entre en politique à 75 ans : Albert Châtelet, mathématicien et universitaire, doyen honoraire de la Faculté des sciences de Paris et désigné candidat de l’UFD, proche des idées du Parti radical.

« De Gaulle et les communistes contiennent les germes de guerre civile. »

Albert CHÂTELET (1883-1960), cité par Jean-François Condette, Un « Nordiste » candidat à l’élection présidentielle de décembre 1958 », Institut de recherches historiques du Septentrion (2009)

Le troisième homme refuse de faire campagne, reconnaissant que sa candidature est « symbolique et de principe ». Mais selon Daniel Mayer (résistant, membre de l’UFD et plus tard du Conseil constitutionnel), il faut s’élever « contre la dangereuse simplification qui tend à présenter la politique française comme un combat entre deux blocs. » Dont acte. Pour l’heure, il n’y a vraiment qu’un homme pour sauver la France, donné grand favori en raison du mode de scrutin, de son prestige et de sa fonction - président du Conseil des ministres appelé par le président Coty le 29 mai 1958. Donc, pas de campagne intense ou médiatique. Son élection ne fait aucun doute, face à ses deux adversaires.

« Georges Marrane est identifié par son étiquette politique, représentant désigné du danger communiste qui, en pleine guerre froide, doit servir de repoussoir. Albert Châtelet, quant à lui, est présenté comme le doyen, figure certes respectable mais surannée, universitaire égaré en politique. »

Jean-François CONDETTE (né en 1965), professeur des Universités en histoire contemporaine et chercheur. Un « Nordiste » candidat à l’élection présidentielle de décembre 1958 » (2009)

Il résume ainsi la situation des deux candidats qui font face à de Gaulle. Comme prévu, le grand favori obtient la majorité absolue des suffrages exprimés au premier tour (78,5%) et l’emporte dans tous les départements. Sa victoire n’est quand même pas humiliante pour ses adversaires. Le candidat communiste (13,03% des voix) réalise ses meilleurs scores dans les bastions de son parti (le Nord-Pas-de-Calais) et Albert Châtelet (8,46%) arrive en deuxième position dans 39 départements métropolitains (les fiefs socialistes et radicaux dans le sud de la France).

Le Conseil constitutionnel proclame l’élection de Charles de Gaulle à la fonction de « président de la République, président de la Communauté » le 8 janvier 1959. Cette première élection présidentielle de la Cinquième présente deux particularités : elle s’est déroulée au suffrage universel indirect et le gagnant l’a emporté dès le premier tour.

En 1962, suite à la guerre d’Algérie, de Gaulle échappe de peu à l’attentat du Petit-Clamart (22 août). Pour asseoir le pouvoir du président de la République susceptible de le remplacer tôt ou tard, il fait accepter par référendum son élection au suffrage universel direct. La vie politique en France va en être changée, dès la fin de son premier septennat.

« Moi ou le chaos. »3026

Charles de GAULLE (1890-1970), résumé lapidaire de la déclaration du 4 novembre 1965. Histoire de la France au XXe siècle : 1958-1974 (1999), Serge Berstein, Pierre Milza

Président depuis 1958, il annonce sa candidature un mois avant l’élection, disant qu’en cas d’échec « personne ne peut douter que [la république nouvelle] s’écroulera aussitôt et que la France devra subir, cette fois sans recours possible, une confusion de l’État plus désastreuse encore que celle qu’elle connut autrefois ». On reprochera au fondateur du régime de croire si peu à sa construction qu’elle tienne à ce point à un homme ! L’Express, contre de Gaulle candidat, titre : « De Gaulle à vie ? »

Sûr de son succès, il ne se donne même pas la peine de courtiser la France, dédaignant son temps de parole à la radio et à la télévision, ne croyant pas les deux grands instituts de sondage (Ifop et Sofres) qui assurent que rien n’est gagné pour lui. Le suspense est à son comble.

« Le Centre existe. »3027

Jean LECANUET (1920-1993), au premier tour des présidentielles, 5 décembre 1965. La Mêlée présidentielle (2007), Michel Winock

Divine surprise : même sans le très populaire Antoine Pinay, le centre avec ce nouveau leader obtient près de 16 % des voix. Mitterrand qui rassemble les gauches fait 32 %. Trois autres candidats ont dispersé les voix de droite : Jean-Louis Tixier-Vignancour (extrême droite), Pierre Marcilhacy (centre-droit), Marcel Barbu (sans étiquette).

Résultat ? Le président sortant est en ballottage avec moins de 45 % des suffrages. Furieux, de Gaulle songe à se retirer, abandonner la France et les Français. Ses ministres le supplient de continuer le combat. Et le général repart en guerre. Entre les deux tours, il n’y a pas de débat proprement dit, mais cinq interventions radio-télévisées résumées en cinq citations.

« Tandis que roule le flot de la démagogie en tous sens, des promesses à toutes les clientèles… »

Charles de GAULLE (1890-1970), première allocution pour rappeler les grands thèmes de sa campagne électorale, 11 décembre 1965

Cette prise de parole très présidentielle reprend la thématique chère à de Gaulle, adversaire déclaré des partis et de leur  politique politicienne.

Suivent trois entretiens d’anthologie avec le journaliste (et académicien) Michel Droit. Le but est de rompre avec l’image d’un homme seul et dominateur, en le rapprochant des Françaises et des Français avec leurs préoccupations. Mais loin de toute démagogie, de Gaulle pense d’abord à la France.

« Depuis toujours, et aujourd’hui encore, je me fais de la France une certaine idée. Elle est quelque chose de très grand, de très particulier. C’est du reste, je le pense, ressenti par le monde entier. Il y a même là quelque chose d’extraordinaire : dans nos malheurs, on s’en aperçoit tout de suite et, quand nous sommes heureux, prospères, glorieux et forts, on s’en aperçoit aussi dans la mesure où les gens nous regardent avec envie. »

Charles de GAULLE (1890-1970), premier entretien avec Michel Droit, 13 décembre 1965

… « Et les Français ? Eh bien ! ce sont eux qui font la France. Ce sont eux qui en sont responsables, de génération en génération. La France, c’est plus que les Français du moment, la France vient de loin, elle est ce qu’elle est maintenant, et puis elle a l’avenir : autrement dit, la France embrasse toutes les générations de Français et, d’abord, bien entendu, les générations vivantes. » La perspective historique dépasse toujours les contingences du moment.

« Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe ! l’Europe ! l’Europe ! Mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien ! »

Charles de GAULLE (1890-1970), deuxième entretien avec Michel Droit, 14 décembre 1965

Il mime celui qui saute sur sa chaise comme un cabri… et parle de politique internationale, avec l’Europe des nations opposée à l’idée d’Europe fédérale. L’expression est restée célèbre, cependant que l’image rappelle les meilleurs moments des conférences de presse faussement improvisées où de Gaulle forge son image, comme avec les fameux bains de foule où sa tête dépasse aisément. Mais le lendemain, il va se mettre au niveau d’un public populaire, se rappelant que sa femme, la « Première Dame de France », est affectueusement surnommée « tante Yvonne ».

« La ménagère veut le progrès, mais elle ne veut pas la pagaille, eh bien ! c’est vrai aussi pour la France. Il faut le progrès, il ne faut pas la pagaille. »

Charles de GAULLE (1890-1970), troisième entretien avec Michel Droit, 15 décembre 1965

« La maîtresse de maison, la ménagère veut avoir un aspirateur, un frigidaire, une machine à laver… et même, si c’est possible, qu’on ait une auto. Ça, c’est le mouvement… En même temps, elle ne veut pas que son mari s’en aille bambocher de toutes parts, que les garçons mettent les pieds sur la table et que les filles ne rentrent pas la nuit…Ça, c’est l’ordre ! La ménagère veut le progrès, mais elle ne veut pas la pagaille. Eh bien, c’est vrai aussi pour la France. Il faut le progrès et pas la pagaille. » Phrase de bon sens qui date d’un autre siècle pour la forme, mais le fond reste valable… et percutant.

Le journaliste politique Alain Duhamel (qui animera tant de débats à venir) se souvient de l’étonnante prestation : « Le de Gaulle que l’on connaissait était le de Gaulle en majesté. Entre les deux tours, cela a été la découverte d’un de Gaulle drôle et spontané. On n’avait jamais vu le général parler de cette façon, mais on n’avait jamais vu un politique parler ainsi… Les Français ont eu l’impression pour la première fois que ce n’était pas simplement le chef d’État qui s’adressait aux citoyens, mais que c’était quelqu’un qui leur parlait dans leur cuisine. Cela a été un coup de génie qui s’est traduit par une victoire, pas glorieuse, mais nette. » France 2, 9 avril 2017.

« Il n’y a pas de textes constitutionnels […] qui puissent faire qu’en France un chef de l’État en soit véritablement un s’il procède, non point de la confiance profonde de la nation, mais d’un arrangement momentané entre professionnels de l’astuce. »3028

Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 17 décembre 1965. De Gaulle parle, 1962-1966 (1966), Charles de Gaulle, André Passeron

Pour sa dernière apparition d’entre-deux-tours, de Gaulle se lance en majesté républicaine avec cette phrase doublement assassine, visant à la fois son adversaire François Mitterrand et le régime des partis qu’il incarne. « Où est le choix ? À travers deux hommes, il est entre deux régimes bien connus, c’est-à-dire entre deux expériences que la nation a faites successivement et entre deux avenirs opposés à tous les égards. » Bref, on en revient au fameux raccourci plusieurs fois répété, l’une des meilleures citations apocryphes reflétant son propos et sa pensée : « Moi ou le chaos. »

« Notre pays a confirmé en ma personne la République nouvelle et approuvé la politique qui est la mienne. »3029

Charles de GAULLE (1890-1970), Première conférence de presse de son nouveau mandat, 21 février 1966. Discours et messages, volume V (1970), Charles de Gaulle

Victoire électorale, mais faible, eu égard aux précédentes consultations et au personnage : 54,5 % des voix au second tour. Le sauveur est désacralisé, le mythe gaulliste n’éveille plus chez les jeunes l’enthousiasme de leurs aînés, l’État semble stagnant et vieillot. Pourtant, Pompidou reste Premier ministre. Quelques « nouveaux anciens » apparaissent au gouvernement : Edgar Faure (Agriculture), Michel Debré (Économie et Finances), Jean-Marcel Jeanneney (Affaires sociales). À signaler le départ de Giscard d’Estaing : écarté des Finances, il a refusé l’Équipement.

Mai 68 va ébranler régime et le président. Les élections législatives qui suivent sont un triomphe pour le pouvoir, mais c’est quand même le commencement de la fin…

« De la réponse que fera le pays à ce que je lui demande va dépendre évidemment soit la continuation de mon mandat, soit aussitôt mon départ. »3086

Charles de GAULLE (1890-1970), entretien télévisé avec Michel Droit, 10 avril 1969. De Gaulle, volume III (1986), Jean Lacouture

Contre vents et marées, avis et prédictions, alors que l’Assemblée lui assurait une fin de septennat sans histoire, le général a voulu un référendum, annoncé en février : sur la réforme régionale et la réforme du Sénat. C’est encore une question de confiance entre lui et le pays. Il met tout son poids politique dans la balance, menaçant de partir en cas de non. Tous les partis de gauche font naturellement campagne pour le non, et Valéry Giscard d’Estaing aussi. Pompidou appelle au oui, mais sans vraie conviction. Verdict du 27 avril : 48 % de oui et 52 % de non. Le lendemain, de Gaulle démissionne.

« Cas sans précédent de suicide en plein bonheur. »3087

François MAURIAC (1885-1970), à propos du référendum d’avril 1969. De Gaulle, volume III (1986), Jean Lacouture

De Gaulle part en Irlande, pour ne pas être impliqué dans la campagne présidentielle – il votera par procuration. Il retourne ensuite à Colombey, s’enfermer dans sa propriété de la Boisserie pour un dernier face à face avec l’Histoire : la rédaction quelque peu désenchantée, quoique sereine, de ses Mémoires d’espoir. L’histoire politique continue sans lui, avec la présidentielle organisée à la hâte. Pas le temps d’organiser un débat…

« C’est bonnet blanc et blanc bonnet. »3111

Jacques DUCLOS (1896-1975), candidat communiste à la présidence, juin 1969. Histoire des présidentielles (2008), Olivier Duhamel

Le Secrétaire général du Parti communiste a obtenu un bon score, plus de 21 % des voix. Il parle ici du choix entre Poher et Pompidou, les deux candidats de droite restant en lice pour le second tour de la présidentielle. Le 2 juin, le PC refuse de choisir « entre Charybde et Scylla » (autrement dit, Pompidou et Poher).

L’abstention massive au second tour (31 %) aura une explication simple pour le PC : les électeurs n’ont pas voulu « avoir à choisir entre la peste et le choléra », pour reprendre un mot de Thorez (en 1934). Troisième façon d’exprimer un choix impossible, ou sans signification.,Et Pompidou l’emporte confortablement, avec 58 % des suffrages exprimés. D’Irlande où il s’est volontairement exilé durant ces élections, le général de Gaulle lui envoie ce télégramme : « Pour toutes raisons nationales et personnelles, je vous adresse mes bien cordiales félicitations. »

« La guerre des Républiques est terminée. »3113

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), présentant son gouvernement le 23 juin 1969. La Guerre de succession (1969), Roger-Gérard Schwartzenberg

L’UDR soutient ce « baron » du gaullisme qui fut en même temps un des piliers de la Quatrième République. On lui passe même quelques gestes d’ouverture en direction d’anciens adversaires du Général. Mais la guerre n’est pas finie entre les partis ! Et les tentatives de séduction du très séduisant Premier ministre vont échouer. Les centristes d’opposition continueront de dénoncer la dictature de l’« État UDR », tandis que la gauche socialiste et communiste fourbit les armes de l’union qui fera un jour sa force.

La mort prématurée du président Pompidou va de nouveau bousculer le calendrier, mais cette fois, on prendra le temps du débat d’entre deux tours : le coup d’essai sera un coup de maître, inaugurant une tradition chère aux Français spectateurs et aux acteurs politiques usant de la nouvelle force de frappe audiovisuelle.

Premier débat du 10 mai 1974 (Giscard-Mitterrand) : un grand moment de théâtre politique.

« On ne tire pas sur une ambulance. »3149

Françoise GIROUD (1916-2003), L’Express, 24 avril 1974

Le trait d’une charité sans pitié vise Chaban-Delmas dont la cote ne cesse de baisser dans les sondages, début mai 1974. Jeudi 4 avril, avant même la fin du discours d’hommage d’Edgar Faure, président de l’Assemblée nationale, au président défunt, Chaban-Delmas avait annoncé par un communiqué : « Ayant été trois ans Premier ministre sous la haute autorité de Georges Pompidou et dans la ligne tracée par le général de Gaulle, j’ai décidé d’être candidat à la présidence de la République. Je compte sur l’appui des formations politiques de la majorité présidentielle. » Candidature lancée trop tôt ? Pas assez solide face à Mitterrand à gauche ? Concurrencée par d’autres candidats à droite ?

Et Françoise Giroud de commenter : « Alors que MM. Giscard d’Estaing et Mitterrand provoquent des mouvements intenses d’admiration ou d’hostilité, parfois d’admiration et d’hostilité mêlées, on a envie de demander, sans acrimonie, à M. Chaban-Delmas : « Et vous, qu’est-ce que vous faites au juste dans cette affaire ? » Il encombre. Comment le battant a-t-il viré à l’ancien combattant ? »

« Je voudrais regarder la France au fond des yeux, lui dire mon message et écouter le sien. »3150

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), Proclamation de Chamalières (Puy-de-Dôme), 8 avril 1974

Dans un délai calculé, en des termes pesés, de sa mairie de Chamalières, commune du Puy-de-Dôme, le candidat s’exprime : « Je m’adresse à vous aujourd’hui, dans cette mairie de la province d’Auvergne […] La France a besoin d’une majorité élargie […] Je m’efforcerai de mener une campagne exemplaire. »

Giscard d’Estaing avait pris ses distances avec de Gaulle : soutien critique, symbolisé par le « oui, mais »… avant de voter « non » au référendum de 1969 qui entraîna le départ du général. Revenu au gouvernement comme ministre des Finances de Chaban-Delmas, puis de Messmer, il a le soutien des Républicains indépendants (RI) et d’une partie de l’UDR – Chirac en tête, ministre de l’Intérieur qui joue contre son camp et enlève toute chance à Chaban-Delmas.

« Nos lecteurs sont invités à coller ici la photographie du dernier membre de la majorité qui aura déposé sa candidature dans les minutes comprises entre l’achat du Figaro et sa lecture. »3151

Jacques FAIZANT (1918-2006), Le Figaro, 10 avril 1974

Bien vu et bien dit, par le meilleur éditorialiste et humoriste de droite – l’humour est plus souvent de gauche. En plus de Chaban-Delmas et Giscard ont été candidats ou tentés de l’être pour la seule majorité : Edgar Faure, Pierre Messmer, Jacques Chirac, Jean Royer, Christian Fouchet. En 1962, de Gaulle l’a prédit : « En pensant à ce qui arrivera quand de Gaulle aura disparu, je vous dis ceci : ce qui est à redouter, à mon sens, ce n’est pas le vide politique, c’est plutôt le trop-plein ! »

Anticipée par la force des choses, la campagne est courte. Bousculade à droite, si on ajoute en plus le nouveau Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen et le royaliste Bertrand Renouvin. À l’extrême gauche, Alain Krivine et Arlette Laguiller, première femme candidate à la présidence, ne menacent pas vraiment Mitterrand candidat de l’Union de la gauche. Quelques autres candidats ne font que passer, mais René Dumont reste comme le premier écologiste à se présenter, avant même la naissance de l’« écologie politique » proprement dite.

Avant le premier tour et selon les sondages quasi quotidiens qui entrent en force dans la vie politique, il semble que l’élection se jouera entre Giscard et Mitterrand. D’où un premier débat pré-présidentiel à la radio, en public et en direct,  quelque peu oublié par l’histoire. Et pourtant, ce dialogue à bâtons rompus préfigure la joute oratoire du grand débat télévisé, assurément le meilleur de toute la série. Mitterrand joue en premier, Giscard réplique.

« Je ne suis pas Flaubert… »
— Peut-être que les électeurs vous permettront de le devenir. »,

Duo-duel radiodiffusé à fleuret moucheté entre François MITTERRAND et Valéry GISCARD D’ESTAING, 25 avril 1974, sur Europe 1. Cité dans Le Figaro.fr. Présidentielles 2022

François Mitterrand, réputé pour sa grande culture et son incontestable talent littéraire joue la modestie comparé au géant des lettres françaises. Giscard d’Estaing le renvoie à son passe-temps favori qui pourra devenir son second métier, en cas d’échec politique. Notons que très jeune retraité de la politique, VGE se fit romancier et entra même à l’Académie française, sans rien ajouter à sa gloire.

Les deux hommes jouent ensuite sur le chiffre onze.

« Vous avez été onze ans ministre.
— Vous, vous l’avez été onze fois, j’ai compté. »

Duo-duel radiodiffusé à fleuret moucheté entre François MITTERRAND et Valéry GISCARD D’ESTAING, 25 avril 1974, sur Europe 1. Cité dans Le Figaro.fr. Présidentielles 2022.

De fait, Giscard fut « aux finances » pendant onze années, si l’on additionne ses deux postes de ministre sous la présidence de De Gaulle et Pompidou et son secrétariat d’État sous de Gaulle (poste créé pour lui). Mais Mitterrand fut onze fois ministre sous la Quatrième République - Anciens Combattants et Victimes de guerre, France d’Outre-mer, Intérieur et garde des Sceaux, Justice. Vu son âge, il a un passé plus important… ou plus lourd, selon le point de vue adopté.

Peut-on parler d’un tour de chauffe ou d’une répétition générale avant le grand débat ?

« Vous êtes un homme qui êtes lié au passé par toutes vos fibres »;

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), à François Mitterrand, ORTF, 10 mai 1974

Les deux candidats restant en lice s’opposent dans un débat télévisé entre les deux tours des élections présidentielles. C’est une première et ça va devenir un classique du genre. Le coup d’essai est véritablement un coup de maître, devant un auditoire record : 25 millions de téléspectateurs
Le ministre libéral et le député socialiste sont au coude à coude dans l’opinion publique dûment sondée : Ifop et Sofres donnent Giscard gagnant à 51 % et Publimétrie, exactement l’inverse. C’est dire l’importance du débat : un mot, un geste, un regard, un silence peut tout changer… Dans ce duel médiatique, Giscard (48 ans) se montre plus à l’aise que son aîné en politique et à l’état civil (58 ans).

Cette première petite phrase meurtrière s’inscrit dans la stratégie de Giscard qui n’hésite pas à enfoncer le clou pour être bien compris du public : « un homme du passé » avec lequel « on ne peut pas parler d’avenir ». Du même coup, le long CV politique de l’adversaire n’est plus une qualité rassurante, mais un défaut rédhibitoire. « L’homme du passé », une étiquette qui va coller à la peau de Mitterrand… avant l’heure de la revanche, au prochain débat.

« Ce que vous voulez faire, il fallait le faire quand vous le pouviez. Qui vous en a empêché ? »

François MITTERRAND (1916-1996), à Giscard d’Estaing, ORTF, 10 mai 1974

Riposte de l’homme du passé… et c’est de bonne guerre. Giscard a lui aussi un passé politique et tout au long du débat, l’adversaire critique le bilan de la majorité et du gouvernement sortant (gouvernement Messmer sous la présidence de Georges Pompidou puis d’Alain Poher par intérim) dans lequel Valéry Giscard d’Estaing siège en tant que ministre de l’Économie et des Finances.

« C’est  une affaire de cœur et pas seulement d’intelligence. »

François MITTERRAND (1916-1996), à Giscard d’Estaing, ORTF, 10 mai 1974

L’intelligence des deux hommes ne fait aucun doute pour personne ! Mais l’argument est valable dans la mesure où la gauche est réputée avoir plus de cœur que la droite créditée de plus d’intelligence.

L’argument du candidat socialiste se perd dans une interminable démonstration : « Bref, dans la difficulté cependant, on a bâti tout ça, nous les Français, on a bâti tout ça. C’est ce que vous appelez la croissance. Encore faut-il donner un sens humain à cette notion de croissance ! C’est-à-dire que la France est devenue plus riche. Et la France est devenue plus riche, parce, on peut le dire, c’est pas de la polémique entre nous, on s’y est tous mis, et quand je dis on s’y est tous mis, pensons surtout à tous ceux qui ont mis la main à la pâte, qui ont été les véritables artisans, ouvriers, travailleurs, cadres, agriculteurs, commerçants, ils ont tous travaillé pour que la France vive mieux. Beaucoup d’intelligence, la recherche, la science. Le moment est venu monsieur Giscard d’Estaing – depuis longtemps ! – où il aurait fallu utiliser cette richesse créée par tous, à faire que le plus grand nombre vive. C’est ça, je dirais que c’est presque une question naturellement d’intelligence, c’est aussi une affaire de cœur. Il n’est pas acceptable qu’il y ait une petite catégorie de privilégiés, qui sont servis par toutes vos lois, en particulier vos lois fiscales, qui se tirent de tout, qui reçoivent des jetons de présence, des tantièmes, des bénéfices dans les conseils d’administration, des sommes énormes et scandaleuses, que la plupart des grandes sociétés et des bénéfices, sans comparaison possible, avec qui que ce soit d’autre, tandis que tant de millions de gens vivent difficilement. Alors je crois que la troisième époque de notre histoire, je parle de l’avenir monsieur Giscard d’Estaing… »

Il va finir par l’interrompre, usant de son temps de parole largement créditeur.

« Vous n’avez pas le monopole du cœur. »3152

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), à François Mitterrand, ORTF, 10 mai 1974. Convaincre : dialogue sur l’éloquence (1997), Jean-Denis Bredin, Thierry Lévy

Autre petite phrase assassine dont Giscard pressent l’efficacité à venir et qu’il martèle tout à son aise : « Vous n’avez pas, Monsieur Mitterrand, le monopole du cœur ! Vous ne l’avez pas… J’ai un cœur comme le vôtre qui bat  à sa cadence. Vous n’avez pas le monopole du cœur. »
La politique est un spectacle. Ce débat en direct deviendra d’ailleurs pièce de théâtre au théâtre de la Madeleine, Jacques Veber et Jean-François Balmer rejouant au mot près les duels de 1974 et 1981 (la revanche du perdant, sept ans après)

« Vous serez surpris par l’ampleur et la rapidité du changement. »3153

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), ORTF, 10 mai 1974

Le débat télévisé se termine sur cette promesse de Giscard d’Estaing qui incarne aussi le « changement sans le risque », chose rassurante pour son électorat, droite et centre. Reste cette question de Mitterrand dont le doute habilement exprimé peut toucher au-delà de la gauche : « Pas une idée neuve depuis quinze ans, pourquoi demain en auraient-ils ? »

Résultat du scrutin, au soir du 19 mai : Giscard d’Estaing obtient 50,81 % des suffrages exprimés et Mitterrand, 49,19 %. Soit une différence de 425 000 voix sur plus de 26 millions. Jamais la France ne fut si nettement partagée entre droite et gauche.
Mitterrand qui reconnaît lui-même la médiocrité de sa prestation n’a plus qu’à préparer sa revanche, sept ans après !

Deuxième débat du 5 mai 1981 (Mitterrand-Chirac) : la revanche au coup par coup.

« Comment se passionner pour une campagne où Marchais travaille pour Giscard et Chirac pour Mitterrand ? »3203

Raymond ARON (1905-1983), sous-titre d’un article : « La campagne en clair-obscur », L’Express, 28 mars 1981

On parle de la « bande des quatre » : la rupture à droite du couple Giscard-Chirac depuis 1976 et celle de l’Union de la gauche depuis 1977 poussaient fatalement à quatre grandes candidatures, au premier tour des présidentielles de mai 1981. Michel Rocard, plus populaire et plus moderne que Mitterrand, avait mal joué et retiré sa candidature. Restent les autres candidats, confondant « la tribune et le tournoi » (André Laurens) et sautant sur l’occasion pour s’exprimer sur les ondes radio et télé avant le premier tour, à égalité de parole avec les grands.

Au soir du premier tour, Giscard (28,32 % des voix) devance Mitterrand (25,85 %). Et Chirac (18 %) devance Marchais (15,35 %). Le suspense reste entier, si l’on décompte les voix et les reports supposés des six « petits candidats ».

Tout va donc se jouer en direct dans le face-à-face de l’entre-deux-tours, devant 30 millions de téléspectateurs. Preuve que le public se passionne plus que jamais pour cette campagne. On retrouve ces deux intelligences égales aux deux styles opposés. Giscard est « naturellement » plus à l’aise à la télévision qu’il maîtrise presque à l’excès, mais Mitterrand a une revanche à prendre et ce grand professionnel de la politique a eu tout son temps pour se préparer.

« Vous avez tendance à reprendre le refrain d’il y a sept ans, « l’homme du passé ». C’est quand même ennuyeux que dans l’intervalle, vous soyez devenu l’homme du passif. »3204

François MITTERRAND (1916-1996), débat télévisé de l’entre-deux-tours, 5 mai 1981

Il déstabilise l’adversaire avec cet argument, aussi évidemment que Giscard l’avait déstabilisé sept ans plus tôt en lui déniant le « monopole du cœur ».

Mitterrand, profession avocat avant d’avoir la vocation politique, se régale au jeu du chat et de la souris, usant de l’effet boomerang face à l’adversaire : « Vous ne voulez pas parler du passé, je comprends bien, naturellement et vous avez tendance à reprendre le refrain d’il y a sept ans « l’homme du passé ». C’est quand même ennuyeux que dans l’intervalle vous soyez devenu l’homme du passif. Cela gêne un peu votre démonstration d’aujourd’hui. Vous m’avez reproché d’avoir exercé un ministère de la parole, mais j’étais dans l’opposition et j’ai rempli mon rôle démocratiquement. Et ce n’est pas rien l’opposition dans une République. J’ajoute que j’ai utilisé ce temps pour faire avec d’autres un grand parti qui est devenu menaçant pour la majorité presque ancienne que vous représentez aujourd’hui. Si je pouvais faire demain pour la France, à la mesure de la France, ce que j’ai fait pour le socialisme, ce ne serait pas perdu. »

L’adversaire l’attaque sur un autre front bien connu de lui et quelque peu étranger au socialiste : l’économie.

« D’abord je n’aime pas beaucoup ces manières, je ne suis pas votre élève et vous n’êtes pas le président de la République ici, vous êtes simplement mon contradicteur. »

François MITTERRAND (1916-1996), débat télévisé de l’entre-deux-tours, 5 mai 1981

Il répond à Giscard d’Estaing qui l’interroge sur le cours du mark allemand… avant de donner le chiffre en question. Il révélera le 9 mai, dans son ultime meeting de campagne à Nantes, qu’il voulait répondre en lui demandant le cours du diamant, en raison de « l’affaire des diamants » de Bokassa qui affaiblit le président-candidat accusé d’ailleurs à tort.

Le débat fut courtois, le résultat reste indécis, les derniers meetings de campagne se font plus violents, la presse est majoritairement favorable à Mitterrand, servi par l’impopularité du couple Giscard-Barre usé par le pouvoir.

« Être populaire quand on veut gouverner ? Cela ne s’est jamais vu. »3205

Raymond BARRE (1924-2007), intervention du 11 mai 1981

Premier ministre depuis le 25 août 1976 et pendant deux jours encore, il aura su « durer et endurer » dans ce rôle ingrat, battant le record des remaniements : 15, en trois gouvernements (en quatre ans, huit mois, dix-neuf jours).

Sa politique de rigueur et son ton de professeur ont valu plus de bas que de hauts à sa popularité. Ce qui lui fait dire : « Je préfère être impopulaire qu’irresponsable. » Il finit avec une cote de confiance de 25 % (seule Édith Cresson, première femme Premier ministre de Mitterrand, fera pire, avec 22 %).

« Je vous demande de vous souvenir de ceci : pendant ces sept ans, j’avais un rêve. »3206

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), message télévisé au pays, 19 mai 1981

Son adversaire a donc gagné le 10 mai, avec 51,75 % des suffrages exprimés. Selon les commentateurs, Mitterrand doit sa victoire à la discipline communiste, à un transfert d’électeurs chiraquiens, au report d’une majorité d’écologistes. Ajoutons : à son entêtement et son talent personnel et au slogan de Jacques Séguéla, « la force tranquille », puisque la publicité politique fait une entrée médiatique dans l’histoire.

Le ton du président sortant se veut apaisé, serein, mais ce jeune retraité (55 ans) demeure à la disposition du pays. « Et dans ces temps difficiles, où le mal rôde et frappe dans le monde, je souhaite que la Providence veille sur la France, pour son bonheur, pour son bien et pour sa grandeur. Au revoir ! » Un fauteuil vide reste en gros plan, cependant qu’il s’éloigne de dos et sort du champ de la caméra. Une sortie de scène bien jouée, presque trop.

VGE a souffert de cet échec, il en a beaucoup parlé, pour finalement conclure : « Aucun roi de France n’aurait été réélu au bout de sept ans. »

« Il est dans la nature d’une grande nation de concevoir de grands desseins. Dans le monde d’aujourd’hui, quelle plus haute exigence pour notre pays que de réaliser la nouvelle alliance du socialisme et de la liberté, quelle plus belle ambition que l’offrir au monde de demain ? »3208

François MITTERRAND (1916-1996), Discours d’investiture à l’Élysée, 21 mai 1981

Le nouveau président doit rassurer ceux qui ne l’ont pas élu et craignent les réformes annoncées dans son programme électoral (nationalisations, impôt sur les grandes fortunes…). Il poursuit et précise : « C’est convaincre qui m’importe et non vaincre. Il n’y a eu qu’un vainqueur le 10 mai 1981, c’est l’espoir. Puisse-t-il devenir la chose de France la mieux partagée ! Pour cela, j’avancerai sans jamais me lasser sur le chemin du pluralisme, confrontation des différences dans le respect d’autrui. Président de tous les Français, je veux les rassembler pour les grandes causes qui nous attendent et créer en toutes circonstances les conditions d’une véritable communauté nationale. »

Ce souci de réunir tous les Français fait logiquement partie du discours (et du dessein politique) de chaque nouveau président élu. Mais Mitterrand se distingue, du fait qu’il incarne la gauche au pouvoir pour la première fois sous la Cinquième République : « Quand la France rencontre une grande idée, elles font ensemble le tour du monde » a-t-il écrit en 1980 (Ici et maintenant), prenant date pour cette élection. Sa « grande idée » personnelle, c’est de rester dans l’histoire comme l’homme du « socialisme à la française ».

Troisième débat du 28 avril 1988 (Mitterrand-Chirac) : nouveau duel gauche-droite au sommet de l’État.

Tonton, laisse pas béton.3274

RENAUD (né en 1952), slogan lancé par le chanteur, présidentielles du printemps 1988. Pour une histoire culturelle (1997), Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli

En verlan, « béton » signifie tomber. Et dans une société surmédiatisée, l’engagement des (jeunes) artistes compte - on parlera plus tard des people. Les plus connus sont donc très courtisés, dans cette campagne présidentielle.

Ne citons pas les prises de position majuscules et définitives, cruellement recensées par Catherine Nay (Les Sept Mitterrand). La plus pudique étant le titre de Globe, le plus branché des mensuels : « Ne nous quitte pas. » Après avoir longtemps hésité à se représenter (problèmes de santé demeurés secret d’État), Mitterrand se déclare enfin candidat, le 22 mars.

Au soir du premier tour, il arrive en tête avec 34 % des voix devant Chirac, près de 20 %. Suivent Raymond Barre (UDF), 16,54 % ; Jean-Marie Le Pen (FN), 11,46 % ; André Lajoinie (PC), 6,76 % ; Antoine Waechter (Verts), 3,78 % ; Pierre Juquin (PSU et LCR, gauche), 1,67 % ; Arlette Laguiller (Lutte ouvrière), 1,99 % ; Pierre Boussel (Parti des travailleurs), 0,31 %.

Premier moment le plus marquant du duel, détail formel qui a toute son importance ici, les deux candidats se disputent sur la façon de nommer l’autre et sur ses « qualités ». Le président Mitterrand lance à Jacques Chirac :

« Je vous ai observé pendant deux ans […] Moi je continue à vous appeler monsieur le Premier ministre puisque c’est comme cela que je vous ai appelé pendant deux ans et que vous l’êtes. »

François MITTERRAND (1916-1996), débat télévisé de l’entre-deux-tours, 28 avril 1988

Il a changé d’adversaire. Après deux débats contre Giscard, il s’oppose cette fois-ci à Chirac, Premier ministre sortant d’une cohabitation éprouvante pour le plus jeune des deux – on ne l’y reprendra plus.

« Ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n’êtes pas le président de la République, nous sommes deux candidats […] Vous me permettrez donc de vous appeler Monsieur Mitterrand. »

Jacques CHIRAC (1932-2019), débat télévisé de l’entre-deux-tours, 28 avril 1988

Remarque polie et légitime qui lui attire la riposte immédiate…

« Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre. »3275

François MITTERRAND (1916-1996), débat télévisé de l’entre-deux-tours, 28 avril 1988

Mitterrand est maître en ironie, Chirac maniant plutôt l’humour. Plus tard dans le débat, il finit par dire « monsieur le président » en s’adressant à François Mitterrand. Ce dernier avait par ailleurs obtenu que la table du débat ait les dimensions exactes de celle du Conseil des ministres où les deux hommes s’étaient réunis chaque mercredi pendant deux ans. Le moindre détail du décor a son importance – et c’est d’ailleurs plus qu’un détail.

Une grande tension s’établit entre les deux hommes au moment où est évoquée l’affaire Wahid Gordji, diplomate iranien impliqué dans les attentats de fin 1986 à Paris. Mitterrand affirme que son Premier ministre lui a déclaré que « le dossier était écrasant », ce que l’adversaire semble visiblement contredire.

« Est-ce que vous pouvez dire, en me regardant dans les yeux, que je vous ai dit que nous avions les preuves que Gordji était coupable ? […] Pouvez-vous vraiment contester ma version des choses en me regardant dans les yeux ? »:

Jacques CHIRAC (1932-2019)

Il fallait être très informé des détails d’une affaire compliquée pour avoir une opinion quant au fond, surtout qu’une « affaire d’État » est toujours plus moins un secret d’État. En 1987, Gordji s’est réfugié dans l’ambassade d’Iran à Paris alors que la justice française souhaitait l’entendre dans le cadre de l’enquête sur l’attentat de la rue de Rennes. L’affaire provoque la rupture des relations diplomatiques entre la France et l’Iran, suivie d’une vive polémique lorsque le gouvernement envisage de l’utiliser comme monnaie d’échange pour récupérer les otages français détenus au Liban.
Mitterrand surnommé le Sphinx, l’homme de tous les mystères, s’enferme ici dans une posture présidentielle en forme de place forte et rejette sèchement la version ou la vérité de l’adversaire…

« Dans les yeux, je la conteste. »

François MITTERRAND (1916-1996), débat télévisé de l’entre-deux-tours, 28 avril 1988

Bref, circulez, il n’y a rien à voir ici et maintenant, dans ce débat d’entre-deux-tours devant des millions de Français qui nous écoutent et nous regardent. Au final, Chirac n’a pas démérité, n’ayant même pas utilisé tout son temps de parole alors que Mitterrand avait dépassé le sien. Et pourtant…
Mitterrand est réélu le 8 mai, avec 54 % des suffrages exprimés au second tour. La défaite est dure pour Chirac. Sa femme dit : « Les Français n’aiment pas mon mari. » Il a pu penser : la cohabitation m’a tué. On a pu écrire à ce propos : « La cohabitation, c’est le jardin des supplices pour le futur Premier ministre, le jardin des malices pour le président, le jardin des délices pour les nostalgiques de la Quatrième République. » (François d’Aubert). Mais un homme politique n’est jamais mort et Chirac a compris la leçon, on ne l’y reprendra plus.

Le président réélu dissout l’Assemblée nationale. La gauche retrouve la majorité, de justesse. La dynamique présidentielle n’a pas joué aussi fort qu’en 1981. Mitterrand va quand même profiter de cette nouvelle alternance qui lui épargne les « délices » de la cohabitation.

Quatrième débat du 2 mai 1995 : un dialogue entre vraie ou fausse courtoisie et non-débat.

« Chirac n’avait aucune intention de perdre et Jospin n’avait pas la moindre intention de gagner… On est parti sur un débat, je le sentais d’avance, extrêmement ennuyeux, parce que sans tension politique réelle. ».

Guillaume DURAND (né en 1952), coanimateur du débat avec Alain Duhamel, Le Figaro.fr, 3 mai 2017

Il se remémore les conditions de l’événement – c’en est toujours un pour les deux journalistes choisis, pour les deux candidats en lice, pour le public massivement au rendez-vous. Mais parfois, « la sauce ne prend pas » et il en donne les raisons.

Il est quand même possible de trouver une « petite phrase » qui vaut problème de fond, résolu en 2000 par une réforme de la Constitution et actée au prochain mandat.

« Je voudrais dire en badinant un peu mais avec un fond de sérieux (…)  mieux vaut cinq ans avec Jospin que sept ans avec Jacques Chirac. Ce serait bien long. »

Lionel JOSPIN (né en 1937), débat télévisé de l’entre-deux-tours, 2 mai 1995

Il plaide aimablement pour une réforme de la Constitution afin de raccourcir le mandat présidentiel, au détour d’un désaccord sur la question du quinquennat…

« Présidentielle : 1995, Chirac-Jospin ou le non-débat. »

Titre de France soir, sept ans après, 1er mai 2012

Au final, les politologues estiment que le débat peut faire bouger d’un ou deux points les intentions de vote. Mais après la confrontation, Jacques Chirac reste le grand favori, vainqueur de l’élection présidentielle à 52,64 %. Lionel Jospin le socialiste ne succédera donc pas à Mitterrand.

« Ce soir, je pense à mes parents, je pense aux patriotes simples et droits dont nous sommes tous issus. J’aurai accompli mon devoir si je suis digne de leur mémoire. »3335

Jacques CHIRAC (1932-2019), au soir de l’élection présidentielle, 7 mai 1995. Site de l’Association Jacques-Chirac

Hommage rendu à ses aïeux, agriculteurs corréziens, à ses grands-parents, instituteurs, à son père devenu cadre dans l’industrie aéronautique française. « Chaque pas doit être un but » (titre de ses Mémoires à venir en 2009) et après deux échecs, Chirac réalise son rêve d’accéder au poste suprême. Cette victoire constitue le sommet de sa carrière politique. Ce doit être le plus beau jour de sa vie – et ça ne va même pas durer deux ans. La Politique est un métier cruel, mais Chirac était né et armé pour ça.

Découvrez la suite de l’histoire des débats d’entre-deux-tours

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