Les Surnoms - jeu de mots entre petite et grande Histoire (siècle des Lumières) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

« Un surnom est le plus irréfutable des arguments. »

William HAZLITT (1778-1830 ), On nicknames (essai)

Qui est qui ?

69 rois de France se succèdent, dont 28 LOUIS - le prénom en majuscules vaut patronyme pour tous les souverains. Contemporains et historiens les surnomment pour les distinguer d’un simple adjectif. Le sens n’est pas toujours évident et il y a des doublons, mais l’on voit tout de suite l’utilité !

L’habitude étant prise, la plupart des personnages marquants à la cour et à la ville sont concernés, politiciens, ministres et présidents de la République, révolutionnaires, militaires, artistes, philosophes, favorites, etc.

Qui fait quoi ?

La tentation est grande de résumer l’action, l’œuvre, le caractère en un, deux ou trois mots - pour informer, louer ou critiquer, voire encenser ou insulter, sans craindre la censure, vu l’anonymat. Tous les personnages historiques à tel ou tel titre y ont droit – exception incroyable, Victor Hugo !

Le surnom est la rançon de la gloire, avant de devenir le prix de la notoriété. La quantité augmente au détriment de la qualité. Même sans « faire les poubelles », tout n’est pas de bon goût ni de bonne foi. Le surnom tourne vite au sobriquet et les réseaux sociaux en rajoutent. L’humour français sauve quand même l’honneur historien.

« Au surnom connaît-on l’homme »

Proverbe français

Beaucoup de surnoms valent portraits (ou croquis). Étonnants, terrifiants, drôles, cruels, excessifs… mais toujours évocateurs. Exemples (entre 1 000) par ordre d’apparition sur la scène de l’Histoire : 

le Fléau de Dieu, le Faiseur de rois, le Dogue noir de Brocéliande, Docteur Sublime, l’Universelle aragne, Bras de Fer, le Vert galant, le Sphinx rouge, le Cul pourri, le Législateur du Parnasse, la Chiure de souris, l’Aigle de Meaux, le Cygne de Cambrai, le Tapissier de Notre-Dame, le Rousseau du ruisseau, Vide-Gousset, Monsieur Déficit, le Héros des Deux-Mondes, la Torche de Provence, la Chandelle d’Arras, le Mitrailleur de Lyon, le Missionnaire de la Terreur, le Boucher de l’Europe, Jambe de Bois, le Diable boiteux, le Roi fauteuil, le Prêtre en bonnet rouge, Sainte-Bévue, le Marquis aux talons rouges, Foutriquet, le Grand fécal, l’Homme aux semelles de vent, le Clochard céleste, Docteur Dieu, Fou-fou-train-train, le Général Micro, Pique-la-lune, le Mage de Monboudif, l’Agité du bocal, le Châtelain de Montretout, la langue de Blois, le grand Ballamouchi, « trois minutes douche comprise », Naboléon, Tsarkozy, le Ministre pipi, le Capitaine de pédalo, Choupinet Ier, Jupiter.

Et parmi les femmes : Berthe au Grand pied (ou aux Grands pieds), la Dame de Beauté, la Duchesse d’Ordures, Océan d’encre, la Grosse banquière, Notre-Dame des amours, la Vieille touffe, Maman putain, Madame Déficit, la Bonne Dame de Nohant, la Vache à encre, la Vierge rouge, la Pompe funèbre, la Mère la Chaise,  Notre-Dame de Sartre, l’Aragonzesse, la Saint-Just des Trotskistes, la pintade à roulettes, la garde des Sceaux à Champagne, Miss Pétard, Titine de fer, la Châtelaine de Saint-Cloud.

Quelques surnoms génériques et évocateurs marquent l’Histoire : les Jacques, les Mignons, les vaincre ou courir, les sans-culottes, les Marie-Louise, les Gilets rouges, les poilus, les Boches, les gueules cassées, les Pères de l’Europe, les gilets jaunes. Au final, la France elle-même est désignée par six surnoms qui résument son histoire.

Enfin, une suggestion : jouez au jeu des surnoms, créez votre Quizz, piégez vos amis, étonnez les amateurs, amusez les enfants ! C’est l’édito le plus ludique et en même temps, on apprend tout en s’amusant, dans l’esprit de l’Histoire en citations qui se renouvelle à l’infini.

Les surnoms

IV. Siècle des Lumières

Au siècle des Lumières, les philosophes prennent la parole sinon le premier rôle, laissant aux rois et à ceux qui les entourent le rôle ingrat : les surnoms résument cette évolution confuse qui mène à la Révolution. 

Philippe d’Orléans : le Régent

« Il aura tous les talents, excepté celui d’en faire usage. »1070

Princesse PALATINE (1652-1722), parlant de son fils, le Régent, et « citant » avec humour la mauvaise fée venue lui jeter un sort, lors de ses couches. Histoire de France (1852), Augustin Challamel

On connaît le franc-parler des quelque 60 000 lettres de la Palatine, surnommée Océan d’encre. Elle est injuste à l’égard de son fils, surnommé le Régent et donnant son nom à la Régence (1715-1723). Cette situation s’est présentée une trentaine de fois dans l’histoire de France, mais c’est la seule époque où elle se trouve nommée en tant que telle et c’est déjà une forme de reconnaissance – comme pour la Révolution, dans un pays aux révolutions répétées.

Les historiens jugent diversement l’action du Régent. Il travaille beaucoup, très tôt le matin et jusque dans l’après-midi. Il a de bonnes idées, mais peu de réussites durables. Deux exemples précis. Il crée la polysynodie pour guider le souverain, autrement dit des Conseils en forme de ministères collégiaux, travaillant sur la Guerre, la Marine, le Commerce, les Finances, la Conscience (affaires morales et religieuses)… Il encourage le système de Law qui remplace les pièces d’or et d’argent par du papier-monnaie à la circulation plus rapide, toute l’économie profitant de cette forme de crédit moderne. Ces deux innovations échouent, la France y reviendra plus tard.

La Palatine admire l’intelligence du Régent, ses succès militaires. Mais elle reproche à son fils sa liberté de mœurs : « Son amour ne consiste que dans la débauche. » Le Régent ne se cache pas, disons même qu’il s’exhibe. Il multiplie les blasphèmes, les beuveries (voire les orgies) et les bâtards, se plaisant en mauvaise compagnie (avec ses « roués », bons pour le supplice de la roue), lui-même soupçonné d’inceste (avec sa fille), de sorcellerie et d’empoisonnement (sur la personne de ses cousins). Son goût de la provocation le pousse à toujours afficher ses pires côtés.

« Parbleu ! voilà un foutu royaume bien gouverné, par un ivrogne, par une putain, par un fripon, et par un maquereau ! »1074

Philippe d’ORLÉANS (1674-1723) répondant à un ministre venu lui demander de signer un décret. L’Amour au temps des libertins (2011), Patrick Wald Lasowski

Le Régent (l’ivrogne) soupe et boit avec une de ses maîtresses préférées, Madame de Parabère (la putain) surnommée « mon gigot » et « mon aloyau », en compagnie de John Law (le fripon), banquier écossais qui fait la politique financière de la France, et de l’abbé Dubois (le maquereau), vénal et libertin, mais supérieurement intelligent, responsable de la politique extérieure – le « maquereau » deviendra bientôt « rouget », autrement dit cardinal, de manière non orthodoxe… Il est dans un tel état d’ébriété qu’il ne peut même pas signer le décret, il tend la plume à ses trois compères et finalement s’exécute, étant malgré tout le Régent de ce « foutu royaume ».

Que la fête commence ! (1975). Le film de Bertrand Tavernier est une chronique fidèle de cette époque ou de l’idée qu’on s’en fait : exemple type et quasi caricatural du mélange entre la petite et la grande histoire, avec la difficulté de démêler le vrai du faux (ou du fantasme).

Montesquieu : Montesquieu, Un homme heureux

(Deux erreurs !! Wikipédia indique Montesquieu comme surnom et comme pseudonyme - c’est simplement un raccourci de son très long patronyme. Et l’Histoire en citations invente exceptionnellement un vrai faux surnom, pour distinguer le premier grand philosophe des Lumières)

« L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté. »1001

MONTESQUIEU (1689-1755), Cahiers (posthume)

Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu est un homme qui se plaît à se dire heureux, dans son siècle épris de bonheur. Paisible magistrat qui écrit d’abord pour se distraire, il se libère de sa charge parlementaire et sans aucun problème d’argent, peut se consacrer à des travaux qui ont le succès et le public espérés. Dans ses Cahiers, il nous donne un portrait de lui-même : « Je m’éveille le matin avec une joie secrète ; je vois la lumière avec une espèce de ravissement. Tout le reste du jour je suis content. »

« Ah ! Ah ! Monsieur est Persan ! C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »1086

MONTESQUIEU (1689-1755), Lettres Persanes (1721)

Premier-né des philosophes dits des Lumières, magistrat fortuné, il écrit d’abord pour se distraire. Il commence par un petit ouvrage plaisant, publié à Amsterdam, anonyme et « persan » : trois précautions valent mieux qu’une pour déjouer la censure ! Le masque ne trompe personne et le subterfuge rend l’auteur célèbre : sa réputation de bel esprit est faite et sa critique des mœurs contemporaines, fort hardie sous l’apparence badine, séduit le public des salons.

Ainsi la lettre XXX raille la curiosité naïve et indiscrète des Parisiens du temps pour tout ce qui sort de l’ordinaire. Cette curiosité « encyclopédique » sera l’une des qualités du siècle des Lumières.

« Les lois […] sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. »1004

MONTESQUIEU (1689-1755), L’Esprit des Lois (1748)

L’Esprit des Lois est la grande œuvre de sa vie, publiée en octobre 1648 à Genève : succès considérable, 22 éditions en un an et demi ! « C’est de l’esprit sur les lois », dit Madame du Deffand – ce n’est qu’un mot, et c’est injuste.

Montesquieu crée une science des lois : il cherche leur « âme », discerne un ordre, une raison et s’efforce de comprendre. On lui doit le fameux principe de la séparation des pouvoirs : « Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. » La constitution anglaise, monarchique en apparence, républicaine en réalité, présente un bon équilibre des trois pouvoirs : elle séduit fort le philosophe qui l’a vu fonctionner sur place. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article 16) consacre cette séparation des pouvoirs en 1789.  En attendant, la France est une monarchie de droit divin.

Maréchal de Villeroy : le Charmant, le Petit marquis

« Sire, tout ce peuple est à vous. »1085

Maréchal de VILLEROI (1644-1730), au petit roi âgé de 10 ans, 25 août 1720. Analyse raisonnée de l’histoire de France (1845), François René de Chateaubriand

Sa carrière militaire sous Louis XIV fut une suite de désastres, sa présomption étant égale à son incapacité, d’où ces deux surnoms qui tournent le personnage en ridicule. Il se retrouve pourtant chef du conseil des Finances, membre du conseil de Régence (1715) et chef du conseil du Commerce (1716) : à titre honorifique, vu son incompétence en la matière. Mais il exerce jalousement les fonctions de gouverneur de Louis XV.

D’un balcon du palais des Tuileries, il lui désigne la foule venue le voir et l’acclamer, le jour de la Saint Louis (anniversaire de la mort du roi Louis IX). Le vieux courtisan se distingue surtout comme professeur de maintien, accablant l’enfant-roi de parades, audiences, revues, défilés, autant de corvées fastueuses qui vont lui donner l’horreur de la foule, des ovations et des grands mouvements de peuple.

Autre conséquence de cette éducation, soulignée par Chateaubriand pour l’opposer à « Henri IV [qui] courait pieds nus et tête nue avec les petits paysans sur les montagnes du Béarn ». Ici, l’enfant du trône est totalement séparé des enfants de la patrie, ce qui le rend étranger à l’esprit du siècle et au peuple sur lequel il va régner. Et de conclure : « Cela explique les temps, les hommes et les destinées. »

Louis XV : le Petit Dauphin, le Bien Aimé

« On se souviendra longtemps qu’il ressemblait à l’Amour. »1090

Marquis d’ARGENSON (1694-1757), lors du sacre, en la cathédrale Notre-Dame de Reims, 25 octobre 1722. Journal et Mémoires du marquis d’Argenson (posthume, 1859)

Il est sous le charme du roi de 13 ans. Louis XV restera « le Bien-Aimé » pour l’histoire, même s’il finit détesté par le peuple. Les contemporains de son adolescence disent la grâce qu’il met à danser, monter à cheval, passer les troupes en revue. Devenu plus tard secrétaire d’État aux Affaires étrangères, contrecarré par la « diplomatie secrète du roi » et les intrigues de la cour, il sera surnommé « d’Argenson la bête » par les courtisans.

« On se sentait forcé de l’aimer dans l’instant. »1118

CASANOVA (1725-1798), Histoire de ma vie (posthume)

De passage en France, l’aventurier et mémorialiste italien (d’expression française) confirme cette impression de prestance et de grâce : « J’ai vu le roi aller à la messe. La tête de Louis XV était belle à ravir et plantée sur son cou l’on ne pouvait pas mieux. Jamais peintre très habile ne put dessiner le coup de tête de ce monarque lorsqu’il se retournait pour regarder quelqu’un. »

« Puisqu’il a repris sa catin, il ne trouvera plus un Pater sur le pavé de Paris. »1120

Les poissardes parlant de Louis XV, novembre 1744. Dictionnaire contenant les anecdotes historiques de l’amour, depuis le commencement du monde jusqu’à ce jour (1811), Mouchet

Bien Aimé, certes, mais déjà contesté ! Ces femmes de la Halle ont prié pour la guérison du roi malade, à la santé fragile. Mais il vient de reprendre sa maîtresse Madame de Châteauroux, troisième des sœurs de Nesle, présentées au roi par le duc de Richelieu (petit-neveu du cardinal) embastillé à 15 ans pour débauche et remarié pour la troisième fois à 84 ans. La nouvelle fait scandale. La cour se tait, mais la rue a son franc-parler, surtout les poissardes connues pour leurs mots orduriers.

Cela ne fera qu’empirer jusqu’à la mort de l’ex-Bien Aimé ! Vertige du raccourci historique…

« Ami des propos libertins, : Buveur fameux, et roi célèbre
Par la chasse et par les catins : : Voilà ton oraison funèbre. »1195

Chanson à la mort de Louis XV (1774). Vie privée de Louis XV, ou principaux événements, particularités et anecdotes de son règne (1781), Mouffle d’Angerville

« On l’enterra promptement et sans la moindre escorte ; son corps passa vers minuit par le bois de Boulogne pour aller à Saint-Denis. À son passage, des cris de dérision ont été entendus : on répétait « taïaut ! taïaut ! » comme lorsqu’on voit un cerf, et sur le ton ridicule dont il avait coutume de le prononcer » (Lettre de la comtesse de Boufflers).

Revenons au début du règne du Bien Aimé qui débute sous les meilleures augures.

Marie Leczinska : Notre Bonne Reine

« La princesse de Pologne avait près de vingt-deux ans, bien faite et aimable de sa personne, ayant d’ailleurs toute la vertu, tout l’esprit, toute la raison qu’on pouvait désirer dans la femme d’un roi qui avait quinze ans et demi. »1095

Maréchal de VILLARS (1653-1734), 28 mai 1725. Mémoires du maréchal de Villars (posthume, 1904)

La vertu est indiscutable chez la nouvelle reine de France - et le demeura. Peut-être le bonheur la fît elle jolie un temps, car elle adorait son roi qui en faut aussitôt épris. Mais son propre père, le roi de Pologne, assurait n’avoir jamais connu de reines plus ennuyeuses que sa femme et sa fille ! Or Louis XV, de nature mélancolique, aura surtout besoin de légèreté, de gaieté, d’esprit. On ne peut donc imaginer couple plus mal assorti.

Néanmoins, après le mariage (4 septembre 1725) et toujours selon le témoignage de Villars, fringant septuagénaire « la nuit du 5 au 6 a été pour notre jeune roi une des plus glorieuses […] la nuit du 6 au 7 a été à peu près égale. Le roi, comme vous croyez bien, est fort content de lui et de la reine, laquelle, en vérité, est avec raison bien reine de toutes les façons. » Le duc de Bourbon confirme par lettre au père de la mariée que le roi donna à la reine « sept preuves de tendresse » la première nuit qui avait duré treize heures.

C’est le début de la carrière amoureuse de Louis XV et la preuve que les rois n’ont pas de vie privée. Toujours ce mélange de petite et grande histoire !

« Toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher. »1106

Marie LECZINSKA (1703-1768), en 1737. Les Rois qui ont fait la France, Louis XV le Bien-Aimé (1982), Georges Bordonove

En dix ans de mariage, elle donne dix enfants au roi (dont sept filles). La dernière grossesse est difficile, sa santé s’en ressent, elle doit se refuser à son époux sans lui dire la raison, il s’en offusque et s’éloigne d’elle.

Elle perd toute séduction, se couvre de fichus, châles et mantelets pour lutter contre sa frilosité. Toujours amoureuse, elle sera malheureuse et l’une des reines les plus ouvertement trompées. Mais elle reste populaire et garde son surnom : Notre Bonne Reine. La prochaine, Marie-Antoinette l’Autrichienne, finira en Veuve Capet, déchue, haïe et guillotinée.

Voltaire : le Philosophe des Lumières, le Voyageur de l’Europe

« Voici le temps de l’aimable Régence,
Temps fortuné marqué par la licence. »1069

VOLTAIRE (1694-1778), La Pucelle, chant XIII (posthume, 1859)

Le jeune libertin néglige ses études de droit et se fait une réputation de bel esprit dans les salons, au grand dam de son père - d’où le pseudonyme qu’il prendra pour écrire et qui n’est en rien un surnom !

Il salue le nouveau régime en allègres décasyllabes : « Le bon Régent, de son Palais-Royal / Des voluptés donne à tous le signal… » L’arrivée de Philippe d’Orléans au pouvoir libère les mœurs d’une société lasse du rigorisme imposé par Madame de Maintenon à la cour, laquelle donnait le ton au pays. Mais la fête ne concerne que les classes privilégiées et la licence a des limites. Voltaire l’apprendra à ses dépens deux ans après, mis au cachot pour excès d’insolence.

« Me voici donc en ce lieu de détresse,
Embastillé, logé fort à l’étroit,
Ne dormant point, buvant chaud,
Mangeant froid. »1071

VOLTAIRE (1694-1778), La Bastille (1717), Poésies diverses

Le Régent a fait embastiller l’insolent. Déjà exilé deux fois en province pour cause d’écrits satiriques, l’incorrigible frondeur a récidivé avec une épigramme, en latin pour plus de prudence, mais à l’époque, tout le beau monde parle latin.

Le Régent, Dubois (son principal ministre), les princes du sang, les ducs, les bâtards, le Parlement, chaque faction paie ses libellistes pour traîner dans la boue la faction adverse. L’impertinence devient un métier et l’esprit de Voltaire, tantôt courtisan, tantôt courageux et parfois les deux, excelle dans cette carrière.

« Monseigneur,  je trouverais très doux que Sa Majesté daignât se charger de ma nourriture, mais je supplie Votre Altesse de ne plus s’occuper de mon logement. »1072

VOLTAIRE (1694-1778), au Régent qui vient de le libérer, 1718. Voltaire, sa vie et ses œuvres (1867), Abbé Maynard

François-Marie Arouet, 24 ans, prend alors le nom de Voltaire. La renommée s’acquiert en un soir au théâtre et il devient célèbre comme tragédien, avec son Œdipe (aujourd’hui injouable, comme toute son œuvre dramatique). Ce n’est que le début d’une longue vie mouvementée. C’est déjà, en verbe et en action, le Philosophe des Lumières.

Il continue ses insolences face au chevalier de Rohan-Chabot affichant son mépris pour un bourgeois « qui n’a même pas un nom. » La scène se passe en public, dans la loge d’Adrienne Lecouvreur à la Comédie-Française. Réplique de Voltaire : « Mon nom, je le commence, et vous finissez le vôtre. »

Quelques jours plus tard, alors qu’il déjeune au château de Sully, des gaillards viennent donner la bastonnade à Voltaire. Ulcéré, l’auteur qui a trente ans passés, une jolie fortune héritée et bien placée, la faveur de nobles protecteurs, exige une réparation par les armes. Une lettre de cachet le renvoie à la Bastille, méditer sur ce qu’il en coûte au roturier de répondre à un gentilhomme ! En mai, autorisé à s’exiler en Angleterre, Voltaire est reçu à bras ouverts par la bonne société politique et littéraire. Trois ans après, il en rapporte ses Lettres Anglaises, source de nouveaux ennuis.

« Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. »1105

VOLTAIRE (1694-1778), Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises (1734)

L’auteur admire le régime anglais et expose les leçons que la France peut en tirer. Il publie sans autorisation cette « première bombe lancée contre l’Ancien Régime » (selon Gustave Lanson). L’imprimeur est embastillé, le livre condamné par le Parlement à être brûlé, une lettre de cachet du 3 mai exile l’auteur en Lorraine – la province ne devient française qu’en 1766. Madame du Châtelet accueille Voltaire au château de Cirey, à quelques lieux de la frontière – et à  la moindre alerte, le Voyageur de l’Europe pourra fuir.

Marquise Émilie du Châtelet : Madame Pompon, Pompon Newton, la Divine Émilie

 « Les femmes nulles suivent la mode, les prétentieuses l’exagèrent, mais les femmes de goût pactisent agréablement avec elle. ».

Émilie du CHÂTELET (1706-1749), Discours sur le bonheur (posthume, 1779)

Mathématicienne, femme de lettres et d’esprit, physicienne française et académicienne, on a pu dire que la marquise du Châtelet fut la lumière beaucoup plus que la maîtresse du philosophe. Quoique…

Il la surnomme Madame Pompon – Émilie est coquette, souvent trop maquillée, pas spécialement jolie, « grande et sèche, sans cul, sans hanches, la poitrine étroite, deux petits tétons arrivant de fort loin » dit une rivale. Mais la jeune marquise dont Voltaire s’est épris brille de mille ‹autres feux. Assoiffée de connaissances, elle plonge jour et nuit dans l’étude de la physique et des mathématiques. « Elle fut la première femme scientifique en France » selon Élisabeth Badinter qui lui a consacré un essai (Émilie, Émilie). Mais son nom souvent ignoré en fait simplement la « maîtresse de Voltaire ».

« J’étudie la philosophie de Newton sous les yeux d’Émilie, qui est à mon gré encore plus aimable que Newton. »

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à Maupertuis, membre de l’Académie des Sciences, professeur de mathématiques et ex-amant d’Émilie

Tout commence en 1735. L’écrivain doit quitter la capitale au plus vite. Ses Lettres philosophiques ont déplu au pouvoir et il veut éviter un nouveau séjour à la Bastille. Éperdument amoureuse, Émilie lui ouvre les portes de son château de Cirey, dans le duché de Lorraine. Florent Claude du Châtelet, le mari qui lui a fait trois enfants, est un militaire toujours absent. Il feint d’ignorer l’adultère. Voltaire (41 ans) et Madame du Châtelet (29 ans) vont vivre ensemble quatorze ans la plus folle et intellectuelle romance des Lumières.

L’exilé transforme le château à ses frais. Il aménage une vaste bibliothèque, un vrai théâtre - passion et passe-temps favori du philosophe. Dans une galerie, il fait installer pour la scientifique la plus éclairée du siècle un vrai laboratoire, équipé de microscopes, baromètres, télescopes. Elle démontre expérimentalement la théorie du physicien Leibniz, selon laquelle l’énergie cinétique (dite « force vive ») est proportionnelle à la masse et au carré de la vitesse. Renommée pour sa traduction des Principia Mathematica de Newton (qui fait toujours autorité), Pompon Newton est la plus délicieuse des maîtresses au double sens du terme. Leur complicité intellectuelle est intense. La marquise se réveille aux aurores, lit à Voltaire des textes en anglais ou en latin. La plus brillante élève du grand mathématicien Maupertuis (qui fut aussi son amant) initie l’écrivain aux matières scientifiques.

La dernière année de sa vie, elle s’éprend d’un jeune poète et militaire tout en restant l’amie de Voltaire. Elle meurt à 42 ans d’une fièvre puerpérale, quelques jours après l’accouchement. Mais Voltaire n’oubliera jamais la Divine Émilie.

Frédéric II, roi de Prusse : le Roi-Sergent ou Roi-Soldat, « Luc »

« Je vois bien qu’on a pressé l’orange, il faut penser à sauver l’écorce. »1133

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à Madame Denis, 18 décembre 1752. Correspondance (posthume)

Allusion spirituelle au mot du roi qui lui fut rapporté : « J’aurai besoin de lui encore un an, tout au plus ; on presse l’orange et on jette l’écorce » (2 septembre 1751).

Voltaire, invité fastueusement à Berlin alors que la cour de France le boude, sera déçu par le Roi-Sergent ou Roi-Soldat (selon les traductions du surnom que lui donne son cousin et beau-frère, Georges II d’Angleterre). Le despote éclairé fait de lui son otage et Voltaire se vengera à sa manière en lui donnant le sobriquet de Luc, dans la correspondance adressée à ses amis – l’anagramme est clairement « cul » et il ne saurait le lui dire en face. 

Dans ce siècle fou de communication, Voltaire écrira plus de 10 000 lettres adressées à plus de 700 correspondants, échelonnées de 1711 à 1778 : elles jettent sur l’époque une lumière souvent juste, parfois partisane.

Catherine de Russie : Catherine la Grande, « Ma Catau »

« Chez nous, il est défendu de persécuter. Nous avons, il est vrai, des fanatiques qui, faute de persécution, se brûlent eux-mêmes, mais si ceux des autres pays en faisaient autant, il n’y aurait pas grand mal, le monde n’en serait que plus tranquille. »

CATHERINE II de Russie (1729-1796), Lettre à Voltaire, 28 novembre 1765

Catherine s’est sincèrement passionnée pour l’œuvre de Voltaire, au risque d’encourir les foudres de son époux Pierre III de Russie. Elle réussit à faire détrôner l’empereur de 34 ans qui s’est fait détester après six mois de règne - jeté en prison et sans doute étranglé. Devenue impératrice, elle est surnommée Catherine la Grande pour ses qualités souveraines.

En France, Voltaire défend l’action de cette « despote éclairée » en raison de l’intérêt qu’elle porte aux philosophes, avec une ouverture d’esprit qui manque trop souvent à Louis XV. Il va logiquement entrer en relation épistolaire avec celle qu’il surnomme familièrement « Ma Catau ». Ce diminutif de Catherine est aussi une variante de « catin » et ce n’est sans doute pas un hasard. L’Impératrice aux 21 favoris (en 35 ans de règne) était connue pour collectionner les amants… Mais, prudent, le « voyageur de l’Europe » ne se risquera pas en Russie.

Diderot fera le voyage à Pétersbourg (octobre 1773 - mars 1774), après une longue correspondance avec Catherine la Grande et un arrangement financier très généreux, qui lui permet de vivre dans l’aisance ses dernières années.

Mandrin : Belle Humeur, Renard

« Il y a trois mois, ce n’était qu’un voleur ; c’est à présent un conquérant. »1136

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à la duchesse de Saxe-Gotha, 14 janvier 1755, Correspondance (posthume)

Et quatre mois après, Louis Mandrin (1725-1755) entrera dans la légende.

Bandit de grand chemin, prenant la tête de contrebandiers et de faux saulniers (faisant le trafic du sel), il forme une troupe disciplinée qui s’attaque aux fermes générales et aux greniers à sel avec une incroyable audace. « On prétend que Mandrin est à la tête de 6 000 hommes déterminés ; que les soldats désertent pour se ranger sous ses drapeaux et qu’il se verra bientôt à la tête d’une grande armée », écrit encore Voltaire.

En 1754, il a mené six campagnes contre les fermiers généraux, collecteurs d’impôts haïs du peuple, qui prélèvent des taxes sur les marchandises et en gardent les trois-quarts – la plus connue est la gabelle sur le sel, indispensable à la conservation des aliments.
Il faudra plusieurs détachements d’Argoulets (troupe spéciale) envoyés illégalement en Savoie (royaume sarde) pour que Mandrin soit pris, sitôt jugé, et roué vif, le 26 mai 1755 – il meurt à 30 ans.

« Nous étions vingt ou trente / Brigands dans une bande,
Tous habillés de blanc, / À la mode des… / Vous m’entendez ?
Tous habillés de blanc  / À la mode des marchands. »1137

La Complainte de Mandrin (1755), chanson

L’auteur est anonyme, mais le texte est daté de l’année de sa mort. Tout est fait pour rendre le bandit sympathique à l’image de son surnom Belle Humeur, humain, proche du peuple et malin comme Renard : « La première volerie / Que je fis dans ma vie / C’est d’avoir goupillé, / La bourse d’un… / Vous m’entendez ? / C’est d’avoir goupillé / La bourse d’un curé… » Un couplet le fait mourir pendu sur la place du marché. Petite erreur historique.

Le personnage de Mandrin entre dans la légende et y demeure, avec la complicité de chanteurs populaires, comme Yves Montand : « Compagnons de misère, / Allez dire à ma mère, / Qu’elle ne me reverra plus, / J’suis un enfant, vous m’entendez… / Qu’elle ne me reverra plus, / J’suis un enfant perdu. »

Robert-François Damiens : Robert le Diable

« Sire, je suis bien fâché d’avoir eu le malheur de vous approcher ; mais si vous ne prenez pas le parti de votre peuple, avant qu’il soit quelques années d’ici, vous et Monsieur le Dauphin et quelques autres périront. »1143

Robert François DAMIENS (1715-1757), premiers mots de sa lettre au roi écrite dans son cachot, après l’attentat du 5 janvier 1757. Siècles de Louis XIV et de Louis XV (posthume, 1820), Voltaire

Enfant turbulent, ses frères et sœurs le surnommaient Robert le Diable, sans se douter qu’il entrerait ainsi dans l’histoire.

Louis XV ne fut que légèrement blessé par le couteau (simple canif). Mais il est fort choqué par l’attentat : outre qu’il redoute effroyablement l’enfer, il comprend soudain qu’il n’est plus le bien-aimé de ses sujets. Cet attentat manqué accrut la mélancolie et la méfiance de Louis XV, isolant davantage encore le roi de son entourage et de son peuple.

« Le monstre est un chien qui aura entendu aboyer quelques chiens […] et qui aura pris la rage. »1144

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à Madame de Lutzelbourg, 20 janvier 1757, Correspondance (posthume)

Damiens a servi comme domestique chez plusieurs magistrats du Parlement de Paris, dont certains très virulents contre le roi. Il se vanta d’ailleurs d’avoir voulu donner une leçon au roi, pour que désormais il obtempérât aux remontrances.

Louis XV voulut d’abord pardonner et le fit savoir : « Les sentiments de religion dont nous sommes pénétrés et les mouvements de notre cœur nous portaient à la clémence. » Il tente ensuite de minimiser la publicité faite à ce geste – un acte isolé, à n’en pas douter. Mais chaque conseiller donne un avis différent. Damiens sera finalement jugé pour crime de lèse-majesté, devant la grande chambre du Parlement.

Plus fou que régicide, Robert le Diable est vraisemblablement épileptique et simple d’esprit. Il sera condamné pour « parricide » à la série des supplices jadis infligés à Ravaillac. L’exécution se fera devant la foule, en place de Grève. Toutes les fenêtres sont louées à prix d’or et le supplice de cet homme robuste reste comme l’un des plus atroces.

« La journée sera rude ! »1145

Robert François DAMIENS (1715-1757), à qui sa condamnation est lue, 28 mars 1757. Biographie universelle, ancienne et moderne, volume X (1855), Louis Gabriel Michaud

Sur l’échafaud dressé, il sera donc : « tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis le dit parricide, brûlée au feu de soufre, et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix résine brûlante, de la cire et souffre fondus et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux et ses membres et corps consumés au feu, réduits en cendres et ses cendres jetées au vent ».

Sentence exécutée le jour même par le bourreau Sanson (Charles-Henri, père du futur exécuteur de Louis XVI) et rien moins que seize assistants. Le supplice dure plus de deux heures et l’on remarque la résistance des femmes à ce spectacle. Damiens est jeté mourant sur le bûcher.
Les cheveux du supplicié, de châtain, sont devenus d’un blanc immaculé, signe d’une terreur extrême. L’atrocité et la durée du supplice contribueront à l’abolition de cet acte barbare, sous la Révolution : la guillotine sera, de fait, un progrès, en attendant l’abolition de la peine de mort que certains demandent déjà.

Abbé Terray, contrôleur des Finances : Vide-Gousset

« La banqueroute est nécessaire, une fois tous les siècles, afin de mettre l’État au pair ; et le roi ne risque rien à emprunter parce qu’il est le maître de ne plus payer les anciennes rentes quand elles ont été servies assez longtemps. »

Abbé TERRAY (1769-1774), nommé contrôleur général des Finances en 1769

Dernier contrôleur général des Finances de Louis XV, l’abbé n’a d’ecclésiastique que les rentes qu’il tire de son état. Face à la situation catastrophique du Royaume, il annonce : « Je ne vois plus pour payer les dettes de l’État qu’une Banqueroute générale, qu’il faut avoir l’adresse de faire en détail, de façon qu’en quelques années, le roi soit quitte. »

Il prend des mesures extrêmes et naturellement impopulaires, s’attaquant aux Tontines (ancêtres de l’assurance vie) et même au clergé (acte courageux !) Il réduit les rentes alimentaires, d’où ce dialogue avec un père de 16 enfants : « Faudrait-il donc que j’égorge mes enfants ? » et le ministre de lui répondre : « Peut-être leur rendriez-vous service ! »

Un jour, le panneau de la rue Vide-Gousset est remplacé par « rue Terray », montrant combien la population est remontée contre le Contrôleur qui a cependant amélioré la situation financière. Profitant de la suspension du privilège de la Compagnie des Indes, Terray dégage de quoi financer les fêtes du mariage du Dauphin. Il se lance même dans une vraie réforme fiscale destinée à améliorer le rendement des impôts, tout en corrigeant leur iniquité.

Louis XVI, à son avènement aurait dit : « Je le garderais bien, mais c’est un trop grand coquin ! » Vingt ans après sa mort, le Directoire décrètera  la Grande Banqueroute dite des deux- tiers, en réalité totale. Dernière banqueroute française de l’histoire. Mais la dette existe toujours.

Carlo Goldoni : le Molière italien

« Paris est un monde. Tout y est grand : beaucoup de mal et beaucoup de bien. Aller aux spectacles, aux promenades, aux endroits de plaisir, tout est plein. Aller aux églises, il y a foule partout. »980

Carlo GOLDONI (1707-1793), Mémoires (1787)

Italien de Paris, auteur dramatique adopté par la capitale, il profite du goût des Parisiens pour les spectacles. Les salles de théâtre se multiplient, ainsi que les superbes hôtels particuliers voisinant des immeubles de rapport cossus. Le très français Montesquieu confirme : « Je hais Versailles parce que tout le monde y est petit ; j’aime Paris parce que tout le monde y est grand. »

« C’est le ton de la nation ; si les Français perdent une bataille, une épigramme les console ; si un nouvel impôt les charge, un vaudeville les dédommage. »1149

Carlo GOLDONI (1707-1793), Mémoires (1787)

Il connaît bien notre pays et notre littérature. Surnommé le Molière italien, il veut réformer la comédie italienne dans son pays, ôtant les masques aux personnages et supprimant l’improvisation pour écrire ses pièces de bout en bout, d’où son premier chef-d’œuvre, La Locandiera. Il est violemment attaqué par Carlo Gozzi, comte querelleur et batailleur qui défend la tradition de la commedia dell’arte à coups de libelles et de cabales.

Fatigué de cette guerre des deux Carlo, le paisible Goldoni, invité par Louis XV, s’installe à Paris en 1762. Il écrit en français pour la Comédie-Italienne (rivale de la Comédie-Française), devient professeur d’italien à la cour. Il sera également pensionné sous Louis XVI. Il rédige ses Mémoires à la fin de sa vie, pauvre, malade, presque aveugle, mais exprimant toujours sa gratitude pour la France – même si la Révolution supprime sa pension à l’octogénaire.

La Pompadour : Maman putain, Reinette, Pompon, Pomponette

« Puisqu’il en faut une, mieux vaut que ce soit celle-là. »1126

Marie LECZINSKA (1703-1768), parlant de la Pompadour. Apogée et chute de la royauté : Louis le Bien-Aimé (1973), Pierre Gaxotte

Toujours éprise de son mari, mais digne et résignée, la reine ne se plaint jamais de ses liaisons et trouve même certains avantages à la maîtresse en titre depuis 1745, la marquise de Pompadour (1721-1764) : cette jeune et jolie femme de 23 ans la traite avec plus d’égards que les précédentes passantes et durant vingt ans, leurs relations seront cordiales.

Mais le Dauphin qui la déteste l’appelle : Maman putain. Au couvent des Ursulines de Poissy où elle fut placée à cinq ans et malheureuse de se croire abandonnée par ses parents, on la surnomme gentiment Reinette, petite reine. Très jeune, son esprit et sa beauté la font remarquer dans les salons littéraires (notamment chez Madame du Tencin et Madame Geoffrin). Relations aidant, elle rencontre le roi, déguisée en Diane Chasseresse lors d’un bal masqué où Louis XV la remarque. Dès que l’intérêt du roi se confirme, la cour parle en bien ou en mal de Pompon, Pomponette. Au siècle suivant, Pomponette et Pompadour devient une comédie-vaudeville de Molé-Gentilhomme, créée au théâtre des Variétés en 1850.

« Elle avait le grand art de distraire l’homme du royaume le plus difficile à amuser. »

Comte DUFORT de CHEVERNY (1731-1802), Mémoires

Mémorialiste et introducteur des ambassadeurs (officier du service des Cérémonies de la Maison du roi, chargé de conduire les étrangers à l’audience royale - équivalent du Directeur du Protocole au ministère des Affaires étrangères), il résume parfaitement le rôle de la Pompadour.

Mais la vie de favorite royale, surtout sous le règne de Louis XV, est un métier ingrat, malgré les apparences. Il faut être perpétuellement en représentation, souriante, séduisante, esclave. L’amour avec le roi fait place à l’amitié après 1750, et la marquise lui fournit de très jeunes personnes, logées dans un quartier de Versailles : le Parc-aux-Cerfs. On a beaucoup fantasmé sur ce lieu de débauche, il s’agit surtout de rumeurs.

L’impopularité, la haine de la cour, les cabales incessantes épuisent la Pompadour. Elle écrit à son frère, en 1750 : « Excepté le bonheur d’être avec le roi qui assurément me console de tout, le reste n’est qu’un tissu de méchancetés, de platitudes, enfin de toutes les misères dont les pauvres humains sont capables. »

« Sans esprit, sans caractère / L’âme vile et mercenaire,
Le propos d’une commère / Tout est bas chez la Poisson – son – son. »1127

Poissonnade brocardant la marquise de Pompadour. Madame de Pompadour et la cour de Louis XV (1867), Émile Campardon

Le propos est injuste : le peuple déteste cette fille de financier, née Jeanne Antoinette Poisson, femme d’un fermier général, bourgeoise dans l’âme et dépensière, influente en politique, distribuant les faveurs, plaçant ses amis, le plus souvent de qualité comme de Bernis, Choiseul – mais Soubise, maréchal de France, se révélera peu glorieux.

Louis XV lui doit une part de son impopularité. Le peuple a loué le roi pour ses premiers exploits extraconjugaux auprès des sœurs Mailly-de-Nesle, il va bientôt le haïr, pour sa longue liaison avec la Pompadour.

« La marquise n’aura pas beau temps pour son voyage. »1173

LOUIS XV (1710-1774), voyant le cortège funèbre de sa favorite quitter Versailles sous la pluie battante, 17 avril 1764. Louis XV (1890), Arsène Houssaye

Son valet de chambre évoque la scène et témoigne d’une peine réelle. Louis XV se mit sur le balcon malgré l’orage, nue tête, pleura et murmura ainsi découvert : « Voilà les seuls devoirs que j’ai pu lui rendre. Une amie de vingt ans. »

Selon d’autres témoins, le roi fut seulement indifférent et la reine elle-même en fut choquée, car elle aimait bien la marquise. Madame de Pompadour est morte d’épuisement, à 42 ans (le 15 avril). Elle savait qu’elle ne vivrait pas vieille. Cardiaque, d’une maigreur mal dissimulée sous la toilette, elle continuait sa vie trépidante. Les fameux courants d’air de Versailles ont aussi leur part dans sa congestion pulmonaire. Dernière faveur du roi, il lui a permis de mourir au château – privilège réservé aux rois et princes du sang. Sitôt après, le cortège devait quitter les lieux.

Cardinal de Bernis : Babet la Bouquetière

« J’ai réussi à obtenir tout ce que je désirai fortement. »

Cardinal de BERNIS (1715-1794), Mémoires (posthume)

Né d’une lignée ancienne, mais fort pauvre, François Joachim de Bernis écrit plusieurs recueils de petits vers galants qui lui valurent son surnom… et un fauteuil à l’Académie française dès l’âge de vingt-neuf ans. Il doit une bonne partie de sa carrière à la Pompadour.

« Je lui conseillai de protéger les gens de lettres. Ce furent eux qui donnèrent le nom de Grand à Louis XIV. »1128

Cardinal de BERNIS (1715-1794), conseil à son amie la marquise de Pompadour. Mémoires (posthume)

Bel esprit, il commence sa carrière en s’attirant les faveurs de la favorite qui le fait entrer au Conseil du roi, en 1752. La marquise est mécène des peintres, amie des écrivains et des philosophes – elle réconcilie le roi avec Voltaire et défend les Encyclopédistes contre le Parlement et les jésuites (qu’elle déteste).

« Toutes les affaires qui peuvent agiter le Parlement, et surtout celles qui tiennent à la religion, doivent être étouffées dès leur naissance et détruites dans leur germe. »1139

Cardinal de BERNIS (1715-1794), Mémoires (posthume)

Babet la Bouquetière sait être sérieux quand la situation l’impose. En 1756, le roi sent son pouvoir absolu menacé. L’agitation parlementaire recommence avec la « théorie des classes » – selon laquelle tous les Parlements forment un corps unique – et la création d’un deuxième vingtième en matière fiscale. L’agitation se communique au pays. Le clergé, qui a gagné sa guerre du (premier) vingtième contre le ministre Machault d’Arnouville (passé en 1754 des Finances à la Marine), va relancer une guerre d’un autre temps. Les privilégiés seront les premiers responsables de la Révolution.

La du Barry : Mademoiselle Ange

« Eh ! la France, ton café fout le camp. »1185

Comtesse DU BARRY (1743-1793), s’adressant à Louis XV. Anecdotes sur la comtesse du Barry (1775), Pidansat de Mairobert

Nouvelle favorite depuis 1768, elle a trente-trois ans de moins que le roi vieillissant, toujours séducteur et encore séduisant, aussitôt charmé par sa joie de vivre et ses 25 ans.

Jeanne Bécu a beaucoup « vécu », avant de se retrouver au centre des intrigues de la cour. Son éducation chez les sœurs ne l’a pas débarrassée d’un parlé peu protocolaire et les courtisans collectionnent les perles pour se moquer de cette fausse noble. Ainsi, elle traitait le roi comme un valet de comédie, l’appelant « la France » et le tutoyant. Occupée à se poser des mouches devant sa psyché quand l’infusion en bouillant tomba sur le feu, elle aurait crié ce mot souvent cité.

Méprisée ouvertement du vivant du roi, chassée de la cour à sa mort, exilée dans sa propriété de Louveciennes, elle sera rattrapée par l’histoire sous la Révolution, jugée comme conspiratrice contre la République et guillotinée pendant la Terreur, avec ce joli mot de la fin qui lui est prêté : « Encore un moment, monsieur le bourreau ! »

Voltaire : le Roi Voltaire, l’Apôtre de la tolérance, l’Homme aux Calas, l’Aubergiste de l’Europe, le Malingre

« Je suis flexible comme une anguille et vif comme un lézard et travaillant toujours comme un écureuil. »1014

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à d’Argental, 22 octobre 1759, Correspondance (posthume)

Autoportrait du sexagénaire, de santé précaire mais sachant se ménager en se refusant tout excès. Il se surnommait le Malingre et ses portraits témoignent de ce physique frêle, apparemment fragile – en réalité, une « mauvaise santé de fer ».

De son adolescence libertine et frondeuse à sa « retraite frénétique », le personnage déborde d’une activité voyageuse, européenne, batailleuse, mondaine, courtisane, épistolière, théâtrale, politique, économique, scientifique, sociale, agronomique, encyclopédique, et naturellement philosophique.

« Voltaire, quel que soit le nom dont on le nomme
C’est un cycle vivant, c’est un siècle fait homme ! »1016

Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), Première méditation (1820)

Avec des accents hugoliens, le poète du siècle suivant rend justice à l’homme et au philosophe. Le Roi Voltaire a tout vu, tout vécu dans le siècle : la cour et ses plaisirs, mais aussi ses désillusions, la Bastille et ses cachots, l’exil, les salons et les succès mondains et financiers, l’Europe avec le bonheur en Angleterre, le piège en Prusse, la vie de château à Ferney où il joue l’« aubergiste de l’Europe », la lutte incessante pour ses idées (liberté, justice, tolérance) et la défense des victimes de l’arbitraire, ce qui en fait le premier Apôtre de la tolérance.

« Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. »1023

VOLTAIRE (1694-1778), Zadig ou la destinée (1747)

Ainsi parle Zadig, « celui qui dit la vérité », alias Voltaire. Quand la Révolution va mettre au Panthéon le grand homme (seul à partager cet honneur avec Rousseau), sur son sarcophage qui traverse Paris le 11 juillet 1791, on lira : « Il défendit Calas, Sirven, La Barre, Montbailli. » Plus que le philosophe réformateur ou le théoricien spéculateur, la Révolution honore l’« Homme aux Calas », l’infatigable combattant pour que justice soit faite.

Dans son Dictionnaire philosophique et en divers essais, il se bat pour une réforme de la justice, dénonce les juges qui achètent leurs charges et n’offrent pas les garanties d’intelligence, de compétence et d’impartialité, se contentant de présomptions et de convictions personnelles. Il réclame que tout jugement soit accompagné de motifs et que toute peine soit proportionnelle au délit. La Révolution exaucera (en théorie) la plupart de ces vœux.

Jean-Jacques Rousseau : à défaut d’un surnom… une citation de Voltaire

« Cet ennemi du genre humain, / Singe manqué de l’Arétin,
Qui se croit celui de Socrate ; / Ce charlatan trompeur en vain,
Changeant cent fois son mithridate ; / Ce basset hargneux et mutin,
Bâtard du chien de Diogène, / Mordant également la main
Ou qui le fesse, ou qui l’enchaîne, / Ou qui lui présente du pain. »

VOLTAIRE (1694-1778), Sur Jean-Jacques Rousseau (1766)

C’est son meilleur ennemi qui s’exprime. Rousseau (1712-1778) est « le moins aimable » de tous les philosophes, dans ce siècle qui cultive la sociabilité comme l’un des beaux-arts de la vie. Il aura naturellement ses admirateurs, à commencer par Robespierre qui approuve les idées révolutionnaires du Contrat social, mais aussi le parcours du personnage.

« Personne ne nous a donné une plus juste idée du peuple que Rousseau, parce que personne ne l’a plus aimé. »1033

ROBESPIERRE (1758-1794), Discours aux Jacobins (1792). Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C. Roux

Il se situe aux antipodes du courtisan Voltaire ou de Montesquieu le seigneur. Si La Bruyère a dit « Je veux être peuple », Rousseau l’a prouvé. Sa vie sociale en accord avec sa philosophie est sa principale défense contre qui l’attaque.

Laquais, vagabond, aventurier, précepteur, secrétaire, se déconsidérant par une liaison avec la servante d’auberge Thérèse Levasseur, il refuse pensions et sinécures, se fait copiste de musique pour vivre et seul de tous les écrivains militants de son siècle signe tous ses écrits, ce qui lui vaudra encore plus d’ennuis qu’aux autres. Luttant contre la misère plus que pour la gloire, Rousseau éprouvera toujours une rancœur de roturier contre l’inégalité sociale.

« C’était un fou, votre Rousseau ; c’est lui qui nous a menés où nous sommes. »1712

Napoléon BONAPARTE (1769-1821), à Stanislas Girardin, lors d’une visite à Ermenonville, dans la chambre où mourut le philosophe, 28 août 1800. Œuvres du comte P. L. Roederer (1854)

Il n’y a pas une phrase du Contrat social « tolérable » pour Bonaparte Premier Consul et moins encore Napoléon Empereur. Mais aucun philosophe des Lumières ne peut être pris pour maître à penser ou à gouverner d’un homme aussi autoritaire. Il l’a d’ailleurs écrit dans ses Maximes et pensées : « On ne fait rien d’un philosophe. »

Diderot : le Philosophe, Pantophile, Frère Tonpla

« Nous sommes l’univers entier. Vrai ou faux, j’aime ce système qui m’identifie avec tout ce qui m’est cher. »1054

DIDEROT (1713-1784), Lettres, à Falconet. Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot (1831)

Curiosité universelle, culture « encyclopédique », travailleur infatigable, auteur d’une œuvre aussi foisonnante que désordonnée, amoureux de la nature et adorant la société, « Pantophile » aussi à l’aise avec les petites gens (né de modeste bourgeoisie, début de vie bohème, marié à une lingère) qu’avec les intellectuels des salons et les Grands. En cela, Diderot est bien l’homme de son siècle. Il l’est aussi par son don de bonheur qui l’apparente à Montesquieu : « Il n’y a qu’un devoir, c’est d’être heureux […] ma pente naturelle, invincible, inaliénable, est d’être heureux. »

« Que les peuples seront heureux quand les rois seront philosophes, ou quand les philosophes seront rois ! »1058

DIDEROT (1713-1784), Encyclopédie, article « Philosophe »

Diderot cite ici l’empereur Antonin. Affichant son humanisme, il cite aussi (en latin) : « Je suis homme, et rien d’humain ne me paraît étranger. » Sa morale n’est plus individuelle, mais sociale : c’est la seule qui importe, qui contribue au bonheur de l’espèce, de « la grande famille humaine ».
Sa philosophie devenue humaniste est très moderne par son anarchie même. Diderot pose des antinomies : cœur et raison, individu et société. Il renonce à les résoudre et à forger des certitudes : la dignité de l’homme est dans la recherche plus que dans la découverte de la vérité.

« Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. »1066

DIDEROT (1713-1784), Pensées sur l’interprétation de la nature (1753)

Diderot, qui initie un vaste public (sinon déjà le grand public) aux choses de l’art, par ses brillants comptes rendus (Salons), est avant tout le maître d’œuvre infatigable de l’Encyclopédie. Il signe plus de mille articles sur les sujets les plus divers : philosophie et littérature, morale et religion, politique et économie, arts appliqués. Le plus grand agitateur d’idées du XVIIIe siècle aura une influence considérable sur ses contemporains, sur le XIXe siècle et jusqu’à nous.

C’est à Voltaire qu’il doit ses trois surnoms. Le Philosophe est le plus simple. Pantophile renvoie à la pantophilie, celui qui aime tout et s’intéresse à tout. Quant à Frère Tonpla, c’est du verlan - référence à Platon.

Restif de la Bretonne : le Rousseau du ruisseau, le Vieux hibou de Paris

« La dépravation suit le progrès des lumières. Chose très naturelle que les hommes ne puissent s’éclairer sans se corrompre. »

RESTIF DE LA BRETONNE (1734-1806), Le Pornographe (1769)

Philosophe du siècle des Lumières encore plus atypique que Rousseau, premier écrivain paysan, c’est un homme attachant, inclassable, original et marginal qui va connaître de grands succès populaires, des joies et des malheurs, pour finir dans la misère. D’où son premier surnom.

« Mon Lecteur, j’écris pour être votre ami; pour vous dire des choses, et non pour vous faire entendre des sons. Vous allez voir, dans cet Ouvrage véhément, passer en revue les Abus, les Vices, les Crimes, les Vicieux, les Coupables, les Scélérats, les Infortunées Victimes du sort et des passions d’Autrui. »

RESTIF DE LA BRETONNE (1734-1806), Les Nuits de Paris, ou le Spectateur nocturne (1788-1794)

Berger, typographe, écrivain, réformateur, philosophe, libertin, visionnaire, il fut tout cela à la fois, d’où les opinions contradictoires portées dès son vivant sur l’homme et sur son œuvre foisonnante.

Né à Sacy en basse Bourgogne, premier né d’une famille de neuf enfants, il mène jusqu’à douze ans la vie d’un petit paysan, berger amoureux de la nature. De santé très délicate, il semble destiné à l’Église, mais c’est un coureur de jupons précoce, ce qui le fait renoncer à la prêtrise. Doué pour les lettres, avec une sensibilité portée en même temps vers la rêverie et la réflexion, il se retrouve à dix-sept ans, apprenti puis compagnon typographe à Auxerre. Ce métier lui assurera plus tard son gagne-pain. À 21 ans, il arrive à Paris où il vivra jusqu’à la fin de sa vie, avec de fréquents séjours à Sacy.

Paysan devenu citadin, Restif gardera cette double empreinte. Ses œuvres portent la nostalgie de son enfance paysanne et l’illumination équivoque de sa rencontre avec Paris. Lieu de perversion, la capitale est propice aux passions - celle des femmes et celle de l’écriture. Il aura plus d’une centaine de maîtresses (à en croire son Calendrier) et il écrira 194 volumes totalisant près de 10 000 pages. La gloire lui vient en 1775 avec Le Paysan perverti, suivi en 1784 de La Paysanne pervertie. À qui lui reproche le choix de tels sujets, il répond qu’il ne peut peindre des mœurs pures puisque le siècle a des mœurs corrompues. Mais à l’époque où tant d’œuvres fadement libertines remplissent les boudoirs et les salons, un certain  public se prend de passion pour des romans qui portent le cachet de la vérité et de la sincérité. Sade poussera et pratiquera à l’extrême cette veine sulfureuse. 

Parcourant de nuit les rues de Paris et l’île Saint-Louis, il se surnomme « le hibou » ou « le Vieux hibou de Paris », écrivant sur les ponts et les murs ! Il semble que Restif travaillait pour la police royale : dans ses Nuits de Paris, il se promène armé de pistolets et vêtu d’un uniforme bleu, il menace ceux qu’il interpelle d’en appeler à l’autorité, se rend sans cesse au corps de garde, etc.

À la Révolution, la chute de l’assignat le ruine et l’écriture le fait à peine vivre. Sous la Terreur, il frôle l’arrestation. En 1795, la Convention thermidorienne lui vient en aide en lui versant deux mille francs. Il parle ostensiblement dans le sens du nouveau pouvoir, mais ses amitiés aristocratiques et sa réputation le font tomber en disgrâce. Il entre au ministère de la Police, mais sa mauvaise santé l’oblige à prendre sa retraite. Il meurt peu après dans la misère.

Marquis de Sade : le Divin Marquis, l’Ange noir des Lumières, l’Insupportable

« Mon plus grand chagrin est qu’il n’existe réellement pas de Dieu et de me voir privé, par là, du plaisir de l’insulter plus positivement. »989

Marquis de SADE (1740-1814). L’Histoire de Juliette (1797)

Au-delà des philosophes vaguement déistes ou résolument athées, Sade se pose comme le plus irréligieux des grands marginaux du siècle. Jamais la perversion n’a été poussée si loin et deux siècles plus tard, elle demeure exemplaire et scandaleuse. Le « divin marquis » joue à vivre les provocations qu’il conte et sera condamné à mort pour violences sexuelles, dès 1772. Il passera trente années en prison. Dans la Philosophie dans le boudoir, il écrit comme pour se justifier : « Je ne m’adresse qu’à des gens capables de m’entendre, et ceux-là me liront sans danger. » On peut se demander aujourd’hui si un éditeur prendrait le risque de diffuser cette philosophie signée d’un autre que Sade.

« Respectons éternellement le vice et ne frappons que la vertu. »1182

Marquis de SADE (1740-1814), L’Histoire de Juliette (1797)

1768 : Sade est emprisonné sept mois, ayant enlevé et torturé une passante. En 1763, les deux semaines au donjon de Vincennes pour « débauche outrée » n’étaient qu’un premier avertissement. Il passera au total trente années en prison.

« Depuis l’âge de quinze ans, ma tête ne s’est embrasée qu’à l’idée de périr victime des passions cruelles du libertinage. » Né de haute noblesse provençale, élève des jésuites, très jeune combattant de la guerre de Sept Ans, marié en 1763, condamné à mort en 1772 pour violences sexuelles, incarcéré en Savoie, évadé, emprisonné de nouveau à Vincennes, puis à la Bastille, transféré à Charenton quelques jours avant le 14 juillet 1789, libéré le 2 avril 1790 par le décret sur les lettres de cachet, avant de nouvelles incarcérations. Sa famille veille à ce qu’il ne sorte plus de l’hospice de Charenton où il meurt en 1814.

Son œuvre, interdite, circule sous le manteau tout au long du XIXe siècle. Elle est réhabilitée au XXe, avec les honneurs d’une édition dans la Pléiade. Premier auteur érotique de la littérature moderne, il donne au dictionnaire le mot sadisme : « perversion sexuelle par laquelle une personne ne peut atteindre l’orgasme qu’en faisant souffrir (physiquement ou moralement) l’objet de ses désirs. » (Le Robert) Très connu sous le surnom de Divin marquis, il est bien défini par les deux autres : l’Ange noir des Lumières se réfère à son talent, l’Insupportable résume la réalité de ses faits criminels.

La Fayette : le Héros des Deux-mondes

« Les relations républicaines me charmaient. »1224

LA FAYETTE (1757-1834), profession de foi adolescente. Mémoires, correspondance et manuscrits du général Lafayette (posthume)

Issu d’une grande et riche famille dont la noblesse remonte au XIe siècle, orphelin à 13 ans, il se veut militaire et va s’engager dans l’aventure américaine pour aider les Insurgents contre l’Angleterre, avec les premiers volontaires français.

À19 ans, contre l’avis de sa famille et du roi, il s’embarque à ses frais sur une frégate et débarque en Amérique en juin 1777, se joignant aux troupes de Virginie. Nommé « major général », le jeune marquis paie de sa personne au combat. Il s’enthousiasme pour l’égalité des droits et pour le civisme des citoyens, avec l’intuition de vivre un événement qui dépasse les frontières de ce pays.

« C’est au bras de la noblesse de France que la démocratie américaine a fait son entrée dans le monde. »1225

Paul CLAUDEL (1868-1955), ambassadeur de France aux États-Unis, prenant la parole devant la société des Cincinnati. La France et l’indépendance américaine (1975), duc de Castries

De retour en France en 1779, triomphalement accueilli, La Fayette pousse le gouvernement à s’engager ouvertement dans la guerre d’Indépendance. Devançant un premier corps expéditionnaire de 6 000 hommes, il repart et se distingue à nouveau en Virginie contre les Anglais. 3 000 Français trouvent la mort dans ce combat d’outre-Atlantique qui finit par la défaite anglaise, en 1783. Le fougueux marquis gagne son titre de « Héros des deux mondes ». C’est la plus brillante période de sa longue vie. On le retrouvera sous la Révolution, commandant de la Garde nationale.

Les États-Unis se rappelleront cette dette historique, s’engageant en avril 1917 dans la Grande Guerre. Le 4 juillet, jour anniversaire de l’Indépendance, deux généraux vont s’incliner sur sa tombe parisienne : « La Fayette, nous voici ! »

Louis XVI : Louis le Désiré, le Gros Louis, le Restaurateur de la liberté

« Or, écoutez, petits et grands, / L’histoire d’un roi de vingt ans
Qui va nous ramener en France / Les bonnes mœurs et l’abondance. »1206

Charles COLLÉ (1709-1783), Or, écoutez, petits et grands, chanson (mai 1774). La Révolution française en chansons, anthologie, Le Chant du Monde

Le peuple célèbre la montée sur le trône de Louis XVI, surnommé Louis le Désiré. C’est dire les espoirs mis en lui, résumés par la chanson patriotique du nouvel auteur dramatique à la mode. Avec Louis XVI, on peut encore rêver. Comme avec Marie-Antoinette.

« Mon Dieu, guidez-nous, protégez-nous, nous régnons trop jeunes ! »1205

LOUIS XVI (1754-1793) et MARIE-ANTOINETTE (1755-1793), Versailles, 10 mai 1774. Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre ; suivis de souvenirs et anecdotes historiques sur les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI (1823), Jeanne-Louis-Henriette Genet Campan

Louis XV est mort, les courtisans se ruent vers le nouveau roi. Le petit-fils du défunt roi, âgé de 20 ans, est effrayé par le poids des responsabilités plus qu’enivré par son nouveau pouvoir. Marie-Antoinette, d’un an sa cadette, est aussi peu faite pour être reine et pas du tout préparée à ce rôle.
Premier acte politique : le roi, non sans regret (déjà !), renvoie le triumvirat de combat (Maupeou-Terray-d’Aiguillon) qui tentait les indispensables réformes, ce qui l’a rendu terriblement impopulaire à la fin du règne de Louis XV. Le sur nom de Gros Louis (vu son physique de grand pataud) est signe d’affection populaire plus que de moquerie.

On retrouvera Louis XVI sous la Révolution, devenu Monsieur Veto, Louis Capet.

Marie-Antoinette : l’Autrichienne

« Belle, l’œil doit l’admirer, / Reine, l’Europe la révère,
Mais le Français doit l’adorer, / Elle est sa reine, elle est sa mère. »1207

Romance en l’honneur de Marie-Antoinette, chanson (1774). Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier

La jeune et jolie reine jouit d’une immense popularité depuis son arrivée en France il y a quatre ans, et Versailles la salue en ce style précieux. C’est l’état de grâce, comme jamais avant et jamais après.

Certes, il y a des jalousies et déjà quelques soupçons contre l’« Autrichienne » à la cour. On aura plus tard la preuve qu’elle est manipulée par sa famille autrichienne, restant très attachée à sa mère, Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche durant trente ans et forte personnalité.

Délaissée par son royal époux, peu soucieuse de l’étiquette à la cour et moins encore des finances de l’État, dépensière et futile, Marie-Antoinette va accumuler les erreurs. « Ma fille court à grands pas vers sa ruine », confie sa mère à l’ambassadeur de France à Vienne, en 1775. Pour l’heure et pour trois ans encore, le peuple adore sa reine.

« Plus scélérate qu’Agrippine / Dont les crimes sont inouïs,
Plus lubrique que Messaline, / Plus barbare que Médicis. »1242

Pamphlet contre la reine. Vers 1785. Dictionnaire critique de la Révolution française (1992), François Furet, Mona Ozouf

Dauphine jadis adorée, la reine est devenue terriblement impopulaire en dix ans, pour sa légèreté de mœurs, mais aussi pour ses intrigues et son ascendant sur un roi faible jusqu’à la soumission. L’affaire du Collier de la reine va renforcer ce sentiment, même si elle n’a jamais voulu ce bijou et n’est pour rien dans le procès pour escroquerie qui va suivre.

En marge des œuvres signées des philosophes, les « basses Lumières », masse de libelles et de pamphlets à scandale où le mauvais goût rivalise avec la violence verbale, inondent le marché clandestin du livre et sapent les fondements du régime. Après le Régent, les maîtresses de Louis XV et le clergé, Marie-Antoinette est la cible privilégiée. Sous la Révolution, elle va devenir Madame Déficit, Madame Veto, la Veuve Capet.

Calonne : l’Enchanteur, Monsieur Déficit

« Madame, si c’est possible, c’est fait ; impossible, cela se fera. »1233

CALONNE (1734-1802), ministre des Finances répondant à une demande de Marie-Antoinette, 1784. L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville

Succédant à deux éphémères contrôleurs des Finances, Charles-Alexandre de Calonne, intendant de Flandre et d’Artois, arrive en novembre 1783 : intrigant et intelligent, séducteur et cynique, il cherche non pas à faire des économies pour diminuer la dette, mais à rétablir le crédit de l’État en inspirant confiance. On parlerait aujourd’hui d’une politique de relance quasi keynésienne, avec lancement de grands travaux publics. À coup d’emprunts et d’expédients divers, il semble réussir : on le surnomme l’Enchanteur. Marie-Antoinette, parlant plus tard de l’époque Calonne, dit : « Comment aurais-je pu me douter que les finances étaient en si mauvais état ? Quand je demandais cinquante mille livres, on m’en apportait cent mille ! »

« Mais c’est du Necker tout pur que vous me donnez là ! »1245

LOUIS XVI (1754-1793), lisant le mémoire de Calonne, d’ordinaire moins rigoureux dans sa gestion publique. Histoire de France (1874), Victor Duruy

Le roi s’étonne du changement de politique proposé par son ministre. Plus que « du Necker », c’est du Turgot. Face à la crise économique et financière qui s’aggrave, le contrôleur général des Finances propose au roi un projet radical pour unifier l’administration des provinces et établir l’égalité fiscale.

Contre Vergennes (qui fait office de Premier ministre depuis la mort de Maurepas et ménage les coteries de la cour), Calonne va convaincre le roi de convoquer une Assemblée des notables pour leur présenter son projet, au début de 1787. C’est le type même de la fausse bonne idée. Ils sont tous attachés à leurs privilèges.

Dans un second temps, Calonne propose un plan audacieux de réformes qui aurait pu sauver la monarchie, s’il avait été soutenu par le roi. Mais le peuple qui l’accuse à présent de vouloir augmenter les impôts le surnomme Monsieur Déficit. La joie est générale le jour de son renvoi, en mai 1787. Disgrâce définitive pour l’ex Enchanteur.

Jacques Necker : le Petit commis marchand, Roi de France

« Cela ressemble à mes idées […] comme un moulin à vent ressemble à la lune. »1227

TURGOT (1727-1781), prenant connaissance du projet de Necker, Lettre à Dupont de Nemours, février 1778

Ministre en charge des Finances en fait sinon en titre, Necker est salué comme un nouveau Colbert qui va moderniser l’économie de la France. Banquier suisse ayant prêté de l’argent à l’abbé Terray (aux Finances en 1772), il espérait lui succéder en 1774, mais Turgot l’a évincé.
Necker veut emprunter des sommes considérables pour faire face, sans nouveaux impôts, aux dépenses militaires. Reprenant un projet de Turgot pour limiter le rôle des intendants, il tente une décentralisation qui multiplie les compromis – et mécontentera finalement tout le monde. Marie-Antoinette se moque en le surnommant le Petit commis marchand.

En fait, les deux ministres sont l’un et l’autre honnêtes et compétents, mais Turgot, proche des physiocrates, prône une politique économique libérale, alors que Necker propose un interventionnisme économique de l’État à la manière de Colbert, sous Louis XIV. Il y a aussi opposition de caractère : le doctrinaire Turgot passe en force, Necker, philanthrope et diplomate, cherche la conciliation. Mais Louis XVI met fin au (premier) ministère Necker le 19 mai 1781.

« Grand prince, votre bienfaisance / De nos maux peut tarir le cours.
Rendez vous aux cris de la France : / Rappelez Necker à votre cour. »1257

Ô toi qui sais de la finance (1788), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier

Le 25 août 1788, le roi va rappeler Necker toujours soutenu par l’opinion publique. La reine semble changer d’avis et pousse à cette décision, mais elle tremble déjà et ne sait plus que conseiller au roi. La situation est réellement inextricable.

« Voici enfin M. Necker roi de France ! »1258

MIRABEAU (1749-1791), à la fin du mois d’août 1788. Necker (1938), Édouard Chapuisat

Il ironise au rappel de Necker qui devient ministre principal (ministre d’État) : c’est l’homme de la dernière chance pour cette monarchie. Le banquier suisse prête 2 millions à l’État sur sa fortune personnelle, en trouve quelques autres, le temps de tenir jusqu’aux États généraux. Et il convoque une seconde Assemblée des notables, pour novembre.

« Votre Majesté perd l’homme du monde qui lui était le plus tendrement dévoué. »1327

Jacques NECKER (1732-1804), Lettre à Louis XVI, 11 juillet 1789

Le roi a invité son directeur général des Finances à « sortir momentanément du royaume ». Exiler ce financier sage et honnête, l’un des hommes les plus populaires du royaume, est une absurdité. Sans doute le juge-t-il trop libéral.

Le renvoi de Necker est connu le 12 juillet au matin. Le peuple s’amasse au Palais-Royal. Camille Desmoulins, sortant du café de Foy établi sous les galeries, saute sur une chaise, brandit son épée d’une main, un pistolet dans l’autre, et crie : « Aux armes ! » Il improvise son premier discours : « Necker est chassé ; c’est le tocsin d’une Saint-Barthélemy de patriotes. Ce soir même, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de Mars pour nous égorger. Une ressource nous reste, c’est de courir aux armes ! » Des milliers de voix hurlent : « Aux armes ! » Les manifestations ne vont plus cesser dans les rues : la Révolution est en marche.

Necker sera rappelé par le roi après la prise de la Bastille (le 16) pour apaiser les révolutionnaires. L’opposition de la première Assemblée nationale mettra fin à ce troisième ministère Necker. Tombé en disgrâce, il donne sa démission le 3 septembre 1790. Retiré au château de Coppet, il va désormais écrire pour justifier sa gestion depuis que Louis XVI l’a appelé au gouvernement et exposer ses idées sur l’administration des finances de la France.

Lire la suite : Les Surnoms - jeu de mots entre petite et grande Histoire (Révolution)

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