L’Histoire se met à table (Siècle des Lumières, Révolution et Empire.) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

L’histoire d’un peuple reflète ce qu’il a dans son assiette et vice versa, mais l’histoire de notre table est la fois française et mondiale, mélange d’influences et d’apports variés qui s’assemblent pour former une gastronomie unique au monde et constitutive de notre identité.

Au menu du jour, voici donc quelque 300 entrées, plats et desserts avec leur petite histoire et leur légende. C’est amusant, mais anecdotique dans une histoire qui nourrit l’Histoire de France des origines à nos jours.

Le pain tient un grand rôle. Omniprésent à table, il manque cruellement au peuple durant les disettes et les famines, d’où les Jacqueries de paysans, émeutes, révoltes périodiques jusqu’à la Révolution. Mais le pain des travailleurs ne quitte pas la scène politique et la baguette nationale s’affiche comme candidate au patrimoine culturel immatériel de l’humanité pour 2022 !

Les trois stars de l’Histoire – Napoléon, Hugo, de Gaulle – sont bien là, mais leur rôle reste secondaire, pour des raisons d’ailleurs différentes.

Un nouveau personnage entre en scène, le chef cuisinier ou maître-queux, à la fois artisan, artiste et chef d’entreprise. Dans une galerie de grands talents, citons le premier, Taillevent l’auteur du mystérieux Viandier, Antonin Carême « roi des chefs et chef des rois » associé à Talleyrand pour mettre la gastronomie au service de la diplomatie et Paul Bocuse le « Cuisinier du siècle » qui fait toujours référence.

L’évolution de la gastronomie se dessine du « repas gothique » à la fast-food contemporaine, en passant par le « service à la française » opposé au « service à la russe », le culte du « bon goût », le classicisme raffiné à l’extrême, les dîners et soupers devenus spectacle sous Louis XIV, la convivialité bourgeoise dans les nouveaux restaurants et cafés au siècle des Lumières, les plaisirs de la chair et de la (bonne) chère qui se mêlent pour faire rimer restauration et prostitution dans la vie parisienne de la Belle Époque.

La mondialisation de la cuisine commence avec la conquête du Nouveau Monde, la découverte des épices, les fruits et légumes exotiques. Les reines étrangères viennent enrichir les menus royaux avec leurs cuisiniers. La démocratisation des voyages vulgarise le « gastronomadisme » cher à Curnonsky, mais la mondialisation associée à l’agriculture productiviste pose problème.

La médiatisation de l’art et des pratiques culinaires change la donne, lance des modes, fait la fortune de quelques chefs et porte le livre de cuisine au rang des best-sellers, tandis que les Top Chef ! et autres mises en scène gastronomiques sont plébiscitées par le public.

Certaines tendances se retrouvent des origines à nos jours : diététique et souci de la santé, végétarisme et mauvaise conscience face à la souffrance animale, locavorisme de règle dans une France agricole à 90 % jusqu’au XIXe siècle.

La tradition l’emporte sur le long terme, les innovations se succèdent, mais les révolutions sont rares. La cuisine moléculaire des années 2010 paraît anecdotique et la viande celllulaire (in vitro) est toujours à l’étude - pour un marché potentiel de 140 milliards de dollars.

Reste la place des femmes souvent paradoxale ! Nombre de plats et de desserts leur sont dédiés - souveraines ou favorites, actrices ou demi-mondaines. Les cuisinières exercent leur talent dans le cercle de famille, la cuisine régionale leur doit beaucoup et parfois une pâtisserie porte leur nom, mais les chefs sont majoritairement des hommes dans un milieu machiste. Durant l’entre-deux-guerres, le cas des « mères » lyonnaises est l’exception qui confirme la règle.

L’histoire se met à table, retrouvez nos quatre éditos :

I. Des origines au Siècle de Louis XIV
II. Siècle des Lumières, Révolution et Empire
III. De la Restauration à la Quatrième République.
IV. Cinquième République.

II. Siècle des Lumières, Révolution et Empire.

SIècle des Lumières

« On apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent. »978

MONTESQUIEU (1689-1755), Lettres Persanes (1721)

Autre siècle, autres mœurs, autres modes. La Régence, le Procope, Gradot, Laurent : c’est la grande mode des cafés où le café fait fureur – on en compte 300 à Paris, en 1715. Ils font aussi restaurants. Le mot qui signifiait « boisson réconfortante » depuis le XVIe siècle devient désormais lieu de restauration (essentiellement bourgeoise) et concurrence l’auberge plus populaire où le manger est toujours associé au coucher : « Qui dort dîne ».

Convivialité rimant avec sociabilité, d’autres lieux apparaissent. Les clubs, plus fermés, institution typiquement anglaise, séduisent la France anglophile jusqu’à l’anglomanie. Les salons se multiplient, à Paris et en province, à mesure que la cour de Versailles perd son hégémonie : d’abord littéraires et mondains, puis philosophiques, toujours tenus par des femmes (Mme de Lambert, Mme de Tencin, Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse), lieux de rencontre et de conversation où les idées nouvelles circulent et les réputations se font et se défont.

Plaisirs de la table et de la conversation se conjuguent idéalement à cette époque incarnée par Voltaire : surnommé « l’Aubergiste de l’Europe », l’homme le plus célèbre de son temps attire des hôtes venus de toute l’Europe. Aristocrates et souverains, artistes et philosophes, jeunes visiteurs ou vieux pèlerins sont invités à la table du château de Ferney et partagent aussi bien le repas que la conversation, ces deux arts du « vivre ensemble » qui caractérise les Lumières. Signalons qu’à cette époque, l’illustre sexagénaire toujours soucieux de sa santé s’était converti au végétarisme. Mais vu sa tolérance, il ne devait pas imposer son régime à ses hôtes.

« Nulle part on n’a tant besoin de gaieté que dans les cours, et c’est là précisément qu’on en trouve le moins. »

Stanislas LECZINSKI (1677-1766), Le Philosophe bienfaisant (1764)

Roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, il se retrouve duc de Lorraine pour des raisons diplomatiques relevant d’une géopolitique complexe. Son naturel heureux s’accommode de cette retraite, d’autant plus que sa fille Marie Leczinska est choisie parmi 97 prétendantes pour devenir reine, en tant que femme de Louis XV.

Les choses de la table occupent une grande place dans sa vie. Il aime préparer le kouglof, cette pâte levée alsacienne, mais venue de  Pologne ou d’Autriche. Vu son origine incertaine, spécialité revendiquée en Alsace comme en Autriche, en Tchéquie et au Sud de l’Allemagne, c’est le gâteau (sucré ou salé) qui cumule le plus de noms (imprononçables) : kougelhopf, kouglof, kougelhof, kugelhof, kugelopf, kugelhopf ou kouglouf, Kugelhupf, Gugelhupf, Bábovka !!!

À la recherche de nouveauté, il saupoudre le gâteau dès sa sortie du four avec du sucre, l’arrose de rhum et le flambe à la manière d’un plum-pudding. Ravi du résultat, il nomme cette innovation « Ali-Baba » en souvenir du roman des « Mille et une nuits ». C’est l’ancêtre du baba au rhum – petite histoire à suivre.

Autre pâtisserie devenue très populaire,  la madeleine de Commercy. L’ancien roi de Pologne possède un château à Commercy. Il aime y venir pour chasser et régaler ses amis. Lors d’une réception en 1755, le pâtissier déserte son poste et une servante prénommée Madeleine confectionne des petits gâteaux d’après une recette familiale. Grand succès ! Pour célébrer l’évènement, on baptise ces biscuits du prénom de la pâtissière improvisée. Notons que l’emballage des madeleines portait le sigle d’une cloche, or Stanislas était le parrain d’une cloche de l’église de Commercy.

=> kouglof, baba au rhum (première version), madeleine (dite de Commercy).

« La pâtisserie est véritablement une science exacte, alors que la cuisine est plutôt une science d’instinct et de jugement personnel. »

Raymond OLIVER (1909-1990), grand chef cuisinier du XXe siècle

La plus ancienne pâtisserie de Paris est relativement récente, fondée en 1730 par Nicolas Stohrer, pâtissier du roi Louis XV qui travaille également au service de Stanislas Leczinsky (le père de la reine). Il perfectionne l’« Ali-Baba », mythique recette née d’un kouglof jugé trop sec par Stanislas : le pâtissier l’arrose de vin de Malaga ou de Tokay (selon des versions divergentes), le rhum étant alors une boisson de flibustier de médiocre qualité. Il la parfume au safran et ajoute une crème pâtissière avec des raisins secs de Corinthe. Cette spécialité lui apporte un succès immédiat et l’appellation un peu rébarbative à l’oreille parisienne devient « Baba ». On attribue à Stohrer une série d’autres grands classiques de la pâtisserie française, de la tarte chiboust au puits d’amour en passant par la religieuse à l’ancienne.

Stohrer fut également visionnaire dans sa manière d’appréhender le métier de pâtissier. Il rassemble en un seul lieu des savoir-faire et des métiers qui ne cohabitaient pas jusqu’alors : oubloyer (fabricant de pâtisseries légères), gastelier (faiseur ou marchand de gâteaux), pain d’épicier, gaufrier… Le pâtissier n’est plus celui qui confectionne divers « pâtés » salés, il décline toutes les facettes du sucré, à commencer par la pâte à chou sous toutes ses formes. sans oublier les fameuses bouchées à la reine dont il est aussi l’inventeur - et qui font toujours courir le tout Paris gourmet au Stohrer, 51 rue Montorgueil : décor classé Monuments Historiques.

=> baba au rhum, religieuse à l’ancienne, puits d’amour,  tartes sucrées et salées, bouchée à la reine.

« Toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher. »1106

Marie LECZINSKA (1703-1768), en 1737. Les Rois qui ont fait la France, Louis XV le Bien-Aimé (1982), Georges Bordonove

Le mot, souvent cité, est sans doute apocryphe – femme très réservée, princesse bien éduquée, elle n’a pu dire cela. Mais elle a dû le penser. En dix ans de mariage, elle donne dix enfants au roi (dont sept filles). La dernière grossesse est difficile, sa santé s’en ressent, elle doit se refuser à son époux sans lui dire la raison, il s’en offusque et s’éloigne d’elle.

Elle perd toute séduction, se couvre de fichus, châles et mantelets pour lutter contre sa frilosité. Toujours amoureuse, elle sera malheureuse et l’une des reines les plus ouvertement trompées. Le Bien-Aimé est l’un des rois les plus riches en favorites dont l’influence politique, non négligeable, ne sera sans doute pas aussi excessive qu’on l’a dit. Humiliée par les nouvelles maîtresses en titre, la reine se console avec Dieu… et la gourmandise.

Vincent de La Chapelle, maître queux de la maison de France, invente pour elle divers délices salés, mais la paternité des fameuses bouchées à la reine lui est disputée par Stohrer. Comme cela se produit souvent, les professionnels ont certainement conçu des variantes à ce grand classique de notre gastronomie.

=> consommé à la reine, poulet à la reine, fameuses bouchées à la reine.

« Après nous, le déluge. »1151

Marquise de POMPADOUR (1721-1764), à Louis XV, fin 1757. Dictionnaire des citations françaises et étrangères, Larousse

La marquise tente de réconforter le roi, de nature toujours mélancolique, de surcroît fort affecté par la défaite de son favori et de son armée à Rossbach, le 5 novembre. « Il ne faut point vous affliger : vous tomberiez malade. Après nous, le déluge. » Le mot fut attribué à la favorite pour illustrer l’indifférence et l’égoïsme qu’on lui prêtait.

La vie de favorite royale, surtout sous le règne de Louis XV, est un métier ingrat malgré les apparences. Il faut être perpétuellement en représentation, souriante, séduisante, esclave. L’amour avec le roi fait place à l’amitié après 1750, et la marquise lui fournit de très jeunes personnes, logées dans un quartier de Versailles : le Parc-aux-Cerfs. On a beaucoup fantasmé sur ce lieu de débauche, il s’agit surtout de rumeurs.

L’impopularité, la haine de la cour, les cabales incessantes épuisent la Pompadour. Elle écrit à son frère, en 1750 : « Excepté le bonheur d’être avec le roi qui assurément me console de tout, le reste n’est qu’un tissu de méchancetés, de platitudes, enfin de toutes les misères dont les pauvres humains sont capables. »

Elle aimait flatter le palais de Louis XV, plus fin que celui de son aïeul Louis XIV. Elle possédait le château de Bellevue et se rendait souvent avec Louis XV au château de Choisy-le-Roi - certaines recettes qu’elle imagina prirent le nom de ces lieu-dit, d’autres celui de leur créatrice.

=> filets de volaille à la Bellevue, saumon et truite en Bellevue, potages, omelettes, laitues à la Choisy, filets de soles Pompadour, lapin Pompadour.

« Soubise dit, la lanterne à la main,
J’ai beau chercher ! où diable est mon armée ?
Elle était là pourtant hier matin.
Me l’a-t-on prise, ou l’aurais-je égarée ?
Ah ! je perds tout, je suis un étourdi !
Mais attendons au grand jour, à midi.
Que vois-je ! Ô ciel ! que mon âme est ravie !
Prodige heureux ! La voilà, la voilà !
Ah ! ventrebleu, qu’est-ce donc que cela ?
Ma foi, c’est l’armée ennemie. »1148

Épigramme au lendemain de la défaite de Rossbach, 5 novembre 1757. Histoire de France pendant le XVIIIe siècle (1830), Charles de Lacretelle

Paris célèbre les défaites avec un humour qui n’appartient vraiment qu’à ce temps ! On ridiculise le prince de Soubise, favori du roi et protégé de la Pompadour. C’est le moins talentueux des amis de la marquise. Et c’est un triste épisode de la guerre de Sept Ans (1756-1763) : après les premières victoires viennent de nombreux revers, sur terre comme sur mer. Reste une sauce béchamel à laquelle on ajoute des oignons revenus (« sués »), parfaite pour accompagner des plats de viande ou de légumes. Création du prince ou de Constant, son chef de cuisine qu’il a pu inspirer.

Ce genre de collaboration est fréquente dans l’histoire de la table – notamment entre Talleyrand et le célèbre Antonin Carême.

=> sauce Soubise.

« Eh ! la France, ton café fout le camp. »1185

Comtesse DU BARRY (1743-1793), s’adressant à Louis XV. Anecdotes sur la comtesse du Barry (1775), Pidansat de Mairobert

Succédant à la Pompadour en 1768, c’est la dernière favorite officielle des rois de France, longue liste qui a commencé avec Agnès Sorel, la Dame de Beauté chère à Charles VII. Elle a trente-trois ans de moins que le roi vieillissant, toujours séducteur et encore séduisant, aussitôt charmé par sa joie de vivre et ses 25 ans.

Jeanne Bécu a beaucoup « vécu », avant de se retrouver au centre des intrigues de la cour. Son éducation chez les sœurs ne l’a pas débarrassée d’un parler peu protocolaire et les courtisans collectionnent les perles pour se moquer de cette fausse noble. Ainsi, elle traitait le roi comme un valet de comédie, l’appelant « la France » et le tutoyant. Occupée à se poser des mouches devant sa psyché quand l’infusion en bouillant tomba sur le feu, elle aurait crié la fameuse phrase, souvent citée.

Mme du Barry avait une réputation de gourmandise peut-être héritée de ses aïeux maternels, rôtisseur et cuisinier. La gourmandise l’emporta bientôt sur la coquetterie, d’où un certain embonpoint qui n’ôte rien à son charme. Elle aimait se mettre aux fourneaux dans son château de Louveciennes, pour apprêter des petits plats destinés à son royal invité. Elle devait raffoler du chou-fleur, tous les plats qui portent son nom comportent ce légume : garniture, omelette, salade.

=> perdrix en chartreuse à la du Barry, potage, garniture, omelette, salade du Barry.

« S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche. »1217

Mot attribué (sans doute à tort) à MARIE-ANTOINETTE (1755-1793), et incontestablement emprunté à Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778). La Grande Peur de 1789 (1932), Georges Lefebvre

Le mot se trouve dans les Confessions (rédigées de 1765 à 1770, édition posthume). Il reflète une réalité sociologique : l’ignorance (ou l’insouciance) des privilégiés face à la misère du peuple. Le temps n’est plus aux famines, mais les disettes sont périodiques en cas de mauvaise récolte, surtout aux périodes de soudure. En mai 1775 à Paris, la hausse du prix du pain, denrée vitale, entraîne une vague d’émeutes. C’est la « guerre des Farines », prémices de la Révolution. C’est aussi une révolte contre la libéralisation du commerce des grains, par édit de Turgot (13 septembre 1774). La concurrence devait faire baisser les prix, en vertu du « Laissez faire, laissez passer » cher aux physiocrates. C’est compter sans la spéculation. D’autres édits vont rendre le contrôleur général des finances Turgot plus populaire aux pauvres.

La coupe de champagne

La légende veut que la forme de la coupe de champagne fût modelée sur le sein de Marie-Antoinette.

C’est peut-être une coïncidence qi ne vaut pas preuve, mais présomption… Sous le règne de Louis XVI et Marie-Antoinette d’Autriche, un artiste nommé Jean-Jacques Lagrenée (1739-1821), attaché à la manufacture nationale de Sèvres, réalisa un service pour la laiterie de la Reine au château de Rambouillet : une des coupes de ce service, appelée « bol sein », servait à consommer du lait - et non du champagne. Elle est reproduite au musée national de Céramique de Sèvres, avec la forme d’un sein et la légende qui va avec.

On a dit la même chose à propos de Madame de Pompadour, Madame Du Barry, Joséphine de Beauharnais, mais aussi Diane de Poitiers… et même Hélène de Troie ! Plus vraisemblablement, la coupe aurait été conçue en Angleterre pour le champagne en 1663, précédant celle des aristocrates français de presque un siècle. Pour une fois en matière de table, ce pays devance la France.

« La France vous remerciera un jour d’avoir trouvé le pain des pauvres »..

LOUIS XVI (1754-1793) à Antoine PARMENTIER (1737-1813), 24 août 1786

Pionnier de l’agrobiologie et précurseur de la chimie alimentaire, pharmacien militaire, agronome, nutritionniste et hygiéniste français, Parmentier reste dans l’histoire pour sa « croisade parmentière ».

La pomme de terre se consomme déjà en certains pays - Angleterre, Allemagne, principauté de Liège – mais elle reste considérée en France comme aliment pour bétail jusqu’en 1772, date à laquelle la Faculté de médecine de Paris, grâce aux travaux de Parmentier, finit par admettre que ce tubercule est sans danger pour l’homme. Considérée comme fade, farineuse et « venteuse », la pomme de terre était déjà consommée dans les campagnes bouillie avec du lard et du salé, ou cuite sous la cendre pour accompagner les ragoûts. Mais elle n’a pas la cote dans la bonne société.

Parmentier organise alors des dîners aux hôtes prestigieux, tels Benjamin Franklin ou Lavoisier assistant, le 29 octobre 1778, devant les fours de la boulangerie de l’hôtel des Invalides, à l’enfournement du pain à base de farine de pommes de terre. Le 1er novembre, les invités se retrouvent à la table du gouverneur des Invalides pour tester le pain et une vingtaine de plats. Le goût est peu encourageant, mais le Journal de Paris relate l’événement comme « la découverte la plus importante du siècle » et Parmentier publie Le parfait boulanger ou traité complet sur la fabrication & le commerce du pain et d’ouvrir son école de boulangerie en 1780. Pourtant, la pomme de terre n’a toujours pas la cote !

En 1786, Parmentier a une autre idée : il obtient du gouvernement deux arpents de terres dans la plaine des Sablons, champ militaire réputé incultivable, pour planter des tubercules de pomme de terre. Le 24 août (veille de la saint Louis), il  en présente quelques-unes en bouquet à Versailles au roi Louis XVI : il met une fleur à sa boutonnière, en plante une autre dans la perruque de Marie-Antoinette : « La France vous remerciera un jour… »

Mais certains se méfient encore et Parmentier recourt à un dernier stratagème : il fait garder le champ de la plaine des Sablons par des hommes en armes le jour (mais pas la nuit). Le peuple parisien croit qu’il s’agit d’un mets de choix réservé à la table du roi et des plus hauts seigneurs. Il va donc « voler » des tubercules et la consommation se serait alors répandue…  La pomme de terre est enfin devenue le « légume de la cabane et du château ».

=> hachis de bœuf à la Parmentier - plat nourrissant, constitué de viande et pommes de terre

Révolution française

« Nous ne manquerons plus de pain ! Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. »1356

Cri et chant de victoire des femmes du peuple ramenant le roi, la reine et le dauphin, sur le chemin de Versailles à Paris, 6 octobre 1789

La période n’est pas propice à la gastronomie - d’autres événements monopolisent l’attention et suscitent les témoignages. On peut quand même citer quelques références.

C’est l’épilogue des deux journées révolutionnaires d’octobre. 6 000 à 7 000 femmes (en tout cas, majoritaires dans le cortège) venues la veille de Paris crient aujourd’hui victoire : le roi a promis le pain aux Parisiens. Un immense cortège s’ébranle à 13 heures : plus de 30 000 personnes. Des gardes nationaux portant chacun un pain piqué au bout de la baïonnette, puis les femmes escortant des chariots de blé et des canons, puis les gardes du corps et les gardes suisses désarmés, précédant le carrosse de la famille royale escorté par La Fayette, suivi de voitures emmenant quelques députés, puis la majeure partie des gardes nationaux et le reste des manifestants.

Louis XVI, en tant que « Père du peuple », doit assurer la subsistance et le pain tient une grande part dans le budget des petites gens, d’où l’expression symboliquement très juste : boulanger, boulangère, petit mitron.

« Mon ami, j’emporte avec moi les derniers lambeaux de la monarchie. »1384

MIRABEAU (1749-1791), à Talleyrand, fin mars 1791. Son « mot de la fin politique ». Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières assemblées législatives (1832), Pierre Étienne Louis Dumont

Talleyrand est venu voir le malade, juste avant sa mort (2 avril 1791). Certains députés l’accusent de trahison, connaissant son double jeu et son double langage entre le roi et l’Assemblée – le fait ne sera prouvé qu’en novembre 1792, quand l’armoire de fer où le roi cache ses papiers compromettants livre ses secrets.

Mirabeau, l’Orateur du peuple, la Torche de la Provence, reste malgré tout le premier personnage marquant de la Révolution. Le peuple prend le deuil de son grand homme qui a droit aux funérailles nationales et au Panthéon, avant d’être dépanthéonisé.

Rivarol rectifie l’image : « Mirabeau (le comte de). – Ce grand homme a senti de bonne heure que la moindre vertu pouvait l’arrêter sur le chemin de la gloire, et jusqu’à ce jour, il ne s’en est permis aucune. » Et dans le même esprit : « Mirabeau est capable de tout pour de l’argent, même d’une bonne action » (Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution, publié en 1790). La monarchie n’en perd pas moins son meilleur soutien, personne ne peut plus sauver ce régime. Louis XVI prépare sa fuite, avec la reine et quelques complices.
Restent trois recettes en souvenir du premier personnage réellement historique de la Révolution.

=> garniture, timbale, entrecôte Mirabeau.

« Salut, Neuf-Thermidor, jour de la délivrance !
Tu viens purifier un sol ensanglanté.
Pour la seconde fois, tu fais luire à la France
Les rayons de la liberté. »1609

Marie-Joseph CHÉNIER (1764-1811), paroles, et Étienne-Nicolas MÉHUL (1763-1817), musique, Hymne au 9 Thermidor, chanson. Œuvres de M.-J. Chénier (1824), Marie-Joseph Chénier, Antoine-Vincent Arnault

Frère d’André Chénier le poète, membre du club des Jacobins, député à la Convention, auteur dramatique à succès, il continuera sa carrière politique sous Bonaparte. Le même couple auteur-compositeur cosigne Le Chant du départ qualifié de « seconde Marseillaise », en raison de sa célébrité.

Le coup d’État qui met fin à la Terreur jacobine et à la dictature de Robespierre inspirera à Victorien Sardou son Thermidor (1891), drame dénonçant les excès de la Révolution. La création fait scandale à la Comédie-Française, la police doit intervenir, d’où suspension à la seconde représentation – et fureur de Clemenceau qui défend la liberté d’expression en homme de gauche, à l’Assemblée nationale. La pièce est reprise cinq ans après à la Porte St-Martin (théâtre privé) avec le grand Coquelin. C’est un triomphe.

Le restaurant le plus proche, « La Maison Marie » (angle des boulevards de Strasbourg et de St-Denis, Paris 10è), baptise « homard Thermidor » le plat créé à l’occasion par le chef Escoffier (baptisé « empereur des cuisiniers » par Guillaume II d’Allemagne à la fin du XIXe siècle). Immense succès !

=> homard Thermidor.

« Du pain ! »
« La Constitution de l’an I ! »
« La liberté des patriotes ! »1618

Cris des manifestants forçant les portes de la Convention, 1er avril 1795. Dictionnaire Petit Robert, au mot « Germinal an III (journées des 12 et 13) »

Première insurrection populaire contre la Convention : journées des 12 et 13 germinal an III (1er et 2 avril 1795). Le pays traverse une double crise, économique et politique. Le peuple a faim, après l’hiver rigoureux, l’inflation, la crise des subsistances. Et il veut l’application de la loi suprême, cette Constitution de l’an I (trop) démocratique, et suspendue sitôt qu’approuvée. Cependant que la majorité thermidorienne, modérée, doit faire face à une minorité montagnarde.

Comme aux précédentes journées révolutionnaires, les émeutiers encerclent et attaquent l’Assemblée. Les manifestants sont dispersés par les bataillons de la garde nationale. Dans la nuit du 12 au 13 germinal, la Convention décide de déporter en Guyane et sans jugement les « Quatre » (Barère, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Vadier) et décrète l’état de siège pour rétablir l’ordre dans les quartiers populaires où l’agitation continue, le 13.

« Du pain et la Constitution de 1793 ! » Seconde insurrection populaire : journées des 1er, et 2 et 3 prairial an III (20 au 22 mai 1795). Les mêmes causes produisent les mêmes effets, la disette s’aggrave à Paris, la Constitution de 1793 est toujours suspendue, les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau se soulèvent, les insurgés envahissent la Convention et massacrent le député Féraud. Encore une tête au bout d’une pique, comme à la prise de la Bastille lors du 14 juillet !

On évitera de peu le bain de sang à Paris, mais il s’ensuit une réaction très violente contre les terroristes révolutionnaires. C’est la Terreur blanche qui sévit surtout dans le sud-est de la France : les bandes royalistes pourchassent et massacrent Jacobins, républicains, prêtres constitutionnels, protestants, généralement avec la complicité des autorités cherchant à anéantir le terrorisme révolutionnaire.

Reste que le pain sera jusqu’au XXe siècle une revendication aussi capitale que la Liberté, l’Égalité, la Fraternité et autres valeurs républicaines.

« J’y ai trouvé un pays avec trente-deux religions, mais une seule sauce. »,

TALLEYRAND (1754-1838)

Charles Maurice de Talleyrand Périgord, prince de Bénévent est surnommé le « diable boiteux » en raison de son handicap d’enfance et de sa redoutable habilité à servir différents maîtres. Cet amateur éclairé des plaisirs de la table n’oubliera jamais « le plaisir de vivre dans les années voisines de 1780. »  C’est naturellement un privilégié qui s’exprime.

Prudemment émigré sous la Révolution, il résume l’importance des sauces dans la cuisine française avec ce commentaire critique au retour des États-Unis d’Amérique où il vécut deux ans. Il va marquer la diplomatie française sous l’Empire et bien au-delà, tout en incarnant ce qui se fait de mieux en manière de gastronomie, avec la complicité de son chef cuisinier, le génial Antonin Carême.

Empire

« J’aime l’oignon frit à l’huile,
J’aime l’oignon quand il est bon […]
Au pas camarade, au pas camarade,
Au pas, au pas, au pas [bis]
Et pas d’oignon aux Autrichiens,
Non ! pas d’oignon à tous ces chiens. »1705

Chanson de l’oignon, 1800, anonyme et très populaire. Chants et chansons militaires de la France (1887), Eugène Hennebert

Scandée par les grenadiers montant à l’assaut lors de la bataille de Marengo (14 juin 1800). Masséna « l’Enfant chéri de la victoire » a quand même fini par capituler à Gênes et Bonaparte détourne ses divisions pour attaquer les Autrichiens à Marengo. Bataille indécise qui serait perdue sans l’arrivée en renfort du général Desaix, retournant la situation avant de tomber à la tête de ses hommes. Reste rien moins que quatre recettes en mémoire de l’événement !

=> bœuf, poulet, veau et sauce Marengo.

« Si vous êtes un petit mangeur, venez chez moi ; vous voulez manger bien et beaucoup ? Allez chez Cambacérès… ».,

Napoléon BONAPARTE

Star de l’Histoire, il ne brille pas au chapitre du bien manger. Il mange vite et mal. En campagne, il s’accorde quinze minutes de pause-déjeuner, sans descendre de son cheval (comme il faisait l’amour sans enlever ses bottes, dit-on). Le reste du temps, pour se nourrir, c’est la polenta corse à la châtaigne, la « culotte bouillie » (pot au feu), l’osso buco et la timbale de macaronis. Il ne joue donc aucun rôle dans la petite histoire de la gastronomie française. Il reconnaît seulement son importance dans la diplomatie et encourage l’action de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères dont le « budget banquet » n’a pas été chiffré – sans doute incommensurable.

Notre grand homme est trop pressé de tout faire – la guerre et l’amour, le Code civil et le Concordat religieux – et de veiller à tout - les institutions, la police, la presse, la censure, son image, son destin, etc. etc… Pas le temps ni même le goût de s’intéresser à la cuisine ! Reste quand même un gâteau à son nom… et une anecdote savoureuse.

L’étiquette de la cour, dictée par l’empereur, est stricte et quasi militaire, mais dans la nouvelle noblesse d’Empire se trouvent des personnages venus de toutes les couches de la société : bourgeoisie (Bernadotte, Berthier, Jourdan, Junot, Masséna, Soult) et peuple (Augereau, Carnot, Lannes, Lefebvre, Murat, Ney), mal à l’aise face à la vieille noblesse (Brissac, La Rochefoucauld, Montesquiou, Talleyrand) et aux jolies femmes.

Lors d’un repas auquel sont invités ses valeureux grognards, l’empereur voit un brave homme boire d’un trait le contenu du rince-doigts. Silence gêné des convives, mais bon réflexe pour prévenir toute moquerie : Napoléon lève et boit à son tour son propre rince-doigts. Et toute la cours de l’imiter… 

Quelques décennies plus tard, lors d’un repas officiel à Buckingham, la reine Victoria voit l’un des convives boire l’eau aromatisée du rince-doigts placé devant lui. Prince oriental du vaste Empire britannique, son ignorance des coutumes occidentales explique sa maladresse. La reine saisit alors son propre rince-doigts et avale le contenu, bientôt imitée par tous les hôtes. L’anecdote illustre ce que sont les bonnes manières en société : l’étranger ne connaît pas les coutumes du peuple qu’il visite et la souveraine invente une nouvelle forme de politesse pour éviter de mettre son invité dans l’embarras. Avait-elle entendu parler du réflexe impérial ?

Pour en revenir au grand homme, le Napoléon est un gâteau russe très feuilleté, d’allure véritablement impériale ! La tradition fait remonter la création de la recette à 1812 - campagne de Russie. Mais l’on peut en douter : ni les Russes ni les Français n’avaient le loisir de préparer de tels gâteaux. Et qui souhaite célébrer une défaite impériale ? Source plus crédible mais banale, le Napoléon daterait de 1925 : un pâtissier d’Oloron Sainte-Marie, Adrien Artigarrède revenu de son tour de France de compagnon pâtissier, interprète une recette ancienne, ajoutant des amandes de Crimée et saupoudrant le tout de sucre glace « pour évoquer les cimes enneigée de Russie ». C’était donc un pâtissier poète – comme Ragueneau, auteur de la tartelette amandine dans Cyrano de Bergerac (1897).

=> le Napoléon.

En mémoire de Joséphine, impératrice gourmette et grand amour de Napoléon.

Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie, dite Joséphine de Beauharnais, naît en 1763 aux Trois-Îlets en Martinique et meurt en 1814 au château de Malmaison, à Rueil-Malmaison.

Sa vie est un roman. Enfance martiniquaise et adolescence de Créole paresseuse, capricieuse et sensuelle, conforme à l’image folklorique et au personnage qu’elle ne cessera de jouer ! Mariage malheureux avec le général de Beauharnais, mais elle sait en tirer profit pour entrer dans le beau monde. Après les geôles de la Révolution, c’est une veuve joyeuse qui fait la fête sous le Directoire. La rencontre avec le jeune et beau Bonaparte transforme cette vie festive et futile en destin parfois lourd à porter. « Consulesse » de charme adroitement instrumentée par le Premier Consul, elle s’ennuie dans ce second rôle imposé à sa joyeuse nature. Elle jouit naturellement des fastes de l’Empire, mais pâtit de la haine que lui voue la grande famille impériale. La jalousie de l’empereur est motivée, mais la passion impériale ne faiblit pas et flatte Joséphine. Le divorce pour cause de stérilité est une épreuve, mais elle survit. Sa retraite dorée à la Malmaison est mondaine, joyeuse et coûteuse pour le budget impérial. Cette fille des îles meurt à 50 ans d’une pneumonie.

Femme de goût et curieuse de tout, elle impose à sa table un style à la fois fastueux et simplissime, mêlant les influences, osant les épices exotiques mariées à la Rome antique. Elle s’allie les grands cuisiniers, choisit les vins les plus prestigieux, sélectionne les meilleurs produits pour des dîners inoubliables et créatifs. Collectionnant les services en porcelaine française comme les espèces botaniques les plus rares, elle innove naturellement avec une audace gourmande et très moderne. Elle picorait, faisant attention à sa ligne. Elle adorait la pâtisserie qui lui avait très tôt gâté les dents : gâteau d’ananas, meringues, îles flottantes. Elle nous laisse quelques bonnes recettes.

=> délices de roses, gaufres à la vanille Bourbon, tartelettes à la mangue, ti-punch.  
bananes Joséphine parfumées au rhum et à la crème.
garnitures d’artichauts et de champignons, œufs sur fonds d’artichaut à la Beauharnais.

« Il avait l’air de se promener au milieu de sa gloire. »1839

CAMBACÉRÈS (1753-1824), archichancelier de l’Empire et duc de Parme, parlant de Napoléon en 1809. Histoire du Consulat et de l’Empire (1847), Adolphe Thiers

Il exprime la réalité et l’opinion générale en Europe. La cinquième coalition qui réunit l’Angleterre et l’Autriche s’est vite soldée par la victoire de Napoléon sur l’Autriche. Défaite par la Grande Armée à Wagram (5 et 6 juillet), elle signe la paix de Vienne (14 octobre), perd 300 000 km2 et 3 500 000 habitants.

Rédacteur du Code civil et grand personnage de l’État, Cambacérès rivalise avec Talleyrand par son goût du luxe, le raffinement de son hôtel parisien, la qualité des réceptions et l’art de la table. Son goût pour la bonne chère qui remonte au siècle des Lumières s’est exprimé aux pires heures de la Révolution. Siégeant au Comité de salut public sous la Terreur, il déclarait : « J’ai pour principe que des hommes livrés aux travaux de l’assemblée et à ceux du comité doivent être pourvus de bonne alimentation, sans quoi ils succomberaient sous le poids de leur labeur. »

Sous le Consulat, la table de Cambacérès est connue du Tout-Paris et sous l’Empire, elle s’enrichit encore avec le prestige de sa fonction. Précédant des soirées à l’Opéra ou au théâtre des Variétés, les dîners qu’il organise le mardi et le samedi sont entourés d’un cérémonial très Ancien Régime. Ses invités doivent se présenter en habits de cour. Ce grand sybarite (réputé homosexuel) veille au choix des menus et des plats servis sur des tables recouvertes de dentelle de Bruges. Le tout fait évidemment honneur à la haute gastronomie française.

Des plats servis à sa table acquièrent bientôt une certaine renommée. Le faste des réceptions exige quatre maîtres d’hôtel, deux cuisiniers et quatre aide-cuisiniers, cinq valets de chambre et deux couvreurs de table. Distinction suprême, Cambacérès est choisi comme président du jury des dégustateurs par son ami Grimod de La Reynière.

=> perdrix mi-grillée mi-rôtie, escalope de foie gras chaud en croustade aux pommes et à la sauce madère, potage, pigeon, écrevisses, homards et crème de volaille… à la Cambacérès.

« La Révolution, en ruinant tous ces anciens propriétaires, a mis les bons cuisiniers sur le pavé. Dès lors, pour utiliser leurs talents, ils se sont fait marchands de bonne-chère sous le nom de restaurateurs. »,.

GRIMOD de La REYNIÈRE (1758-1837), l’Almanach des gourmands (1803)

Sans travail après la Révolution qui a poussé leurs patrons (aristocrates ou grands bourgeois) à émigrer, les cuisiniers de qualité ont trouvé un nouveau public pour leur art et une nouvelle ambiance gastronomique dans les restaurants - nés au siècle précédent, mais dont la forme moderne apparaît vers 1800. On en comptait 100 avant 1789, 600 sous l’Empire. Beaucoup de cuisiniers vont publier des livres de recettes, de savoir-vivre. Ils se vendent d’autant mieux que la gastronomie devient un véritable sujet de conversation – ça ne cessera plus en France.

Alexandre Balthazar Laurent Grimod de la Reynière, avocat et journaliste, feuilletoniste et écrivain de talent, viveur et esthète, ami de Louis Sébastien Mercier et  Restif de La Bretonne (deux maîtres de la découverte de Paris), a créé simultanément : la critique gastronomique, le jury de dégustation, la publicité culinaire.

Il inaugure la littérature gastronomique avec son « Almanach des gourmands » publié de 1803 à 1812. Ce premier véritable périodique culinaire propose à ses lecteurs « des promenades nutritives à travers les quartiers de Paris, pour y découvrir les meilleurs restaurants, cafés, confiseurs, épiciers, porcelainiers. » Vaste tâche ! Il institue un jury de dégustateurs ayant pour rôle de délivrer des « légitimations » fidèlement reproduits dans l’almanach.

Il récidive avec « le journal des gourmands et des belles, l’Épicurien Français » (1806-1815), devenant l’inventeur de la presse gastronomique. Ce mariage entre belles lettres et bonnes chères va faire des émules dans notre pays aussi porté sur la (bonne) littérature que la (bonne) table. On peut comparer La Reynière avec un nom encore plus connu de nos jours, Brillat-Savarin.

« La découverte d’un mets nouveau fait plus pour le genre humain que la découverte d’une étoile. ».

BRILLAT-SAVARIN (1755-1826), Physiologie du goût (1825)

Homme des Lumières, fils de bonne famille bourgeoise, il lit en v.o. les auteurs latins et grecs, parle couramment anglais, allemand, espagnol, pratique le violon et le chant. Il étudie la chimie, la médecine, le droit et devient avocat. Député sous la Révolution, Girondin pouvant tout craindre des Montagnards, il s’exile et rentre sous le Directoire. Conseiller à la Cour de Cassation, il prend enfin le temps de devenir le « poète et législateur de la gourmandise ». Quelques mois avant sa mort, il publie anonymement la Physiologie du Goût, ou « Méditations de Gastronomie Transcendante ; ouvrage théorique, historique et à l’ordre du jour, dédié aux Gastronomes parisiens, par un Professeur, membre de plusieurs sociétés littéraires et savantes. »

Les critiques et le public lui font très bon accueil. Le contexte s’y prête. C’est l’époque où le restaurant, lieu pour manger, s’impose au détriment de l’auberge, refuge du voyageur sans feu ni lieu où l’on ne fait que boire et se nourrir. La cuisine se professionnalise et toute profession suscite discours. Se mettre à table est aussi affaire de langage dans la société. Au-delà du besoin de manger, le plaisir de la table s’apparente à une mise en scène. La nourriture désirée devient une sorte de cérémonie ethnographique où l’homme célèbre son pouvoir, sa liberté de brûler son énergie « pour rien ». L’auteur inaugure ainsi cette intellectualisation de la gastronomie qui se perpétue jusqu’à nos jours : « En ce sens, le livre de Brillat-Savarin est de bout en bout le livre du « proprement humain », car c’est le désir (en ce qu’il se parle) qui distingue l’homme. » Parole de Roland Barthes.

On doit aussi à Brillat-Savarin quelques aphorismes valant proverbes : « On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. »  « Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger. » « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. » « La cuisine est le plus ancien des arts, parce que Adam naquit à jeun. »

Et il dédie à sa mère prénommée Aurore quelques recettes, dont une sauce suprême légèrement tomatée.

Un plat sera également dédié au gastronome, le Savarin, baba sans raisins secs créé en 1845 par le pâtissier Auguste Jullien. La pâtisserie Julien frères, place de la Bourse, connaît un véritable engouement. Inspiré du Baba (né Ali Baba dans les cuisines du roi de Pologne Stanislas Leczinsky et simplifié), spécialité de la Maison Stohrer dans laquelle l’un des frères avait été apprenti, le Savarin trouve son originalité dans son sirop d’imbibage. Le succès est tel qu’au jour de l’An, la maison pouvait en vendre jusqu’à 10 000 pièces ! Le tout fait maison et artisanalement. Tous les métiers touchant à la restauration exigent un travail considérable.

=> Savarin, sauce Aurore.

« Les Beaux-Arts sont au nombre de cinq, à savoir : la peinture, la sculpture, la poésie, la musique et l’architecture, laquelle a pour branche principale la pâtisserie. »;

Marie-Antoine CARÊME, dit Antonin CARÊME (1784-1833)

C’est le virtuose de la « pièce montée » faite de gros nougats et croquantes meringues à base d’amandes et de miel, d’où la pertinence de cette citation. Une belle pièce peut faire plusieurs pieds – unité de mesure valant 300 mm. Record battu (récemment) par une pyramide de choux atteignant près de huit mètres.

Star de cette histoire, on remarque son élégante beauté, sa finesse de visage et de corps assez rare dans le métier, et sa mort à 48 ans, victime d’une maladie professionnelle - cuisinant au charbon de bois, il inhala quantité de fumées toxiques.

Fondateur de la grande cuisine au sens moderne, surnommé « le roi des chefs et le chef des rois », l’un des premiers reconnu à l’international, il incarne la haute gastronomie française au début du XIXe siècle - inventant la fameuse toque  blanche en 1821. Inspiré par le goût italien de Catherine de Médicis, il ressuscite les vraies valeurs de la gastronomie. Il impose des sauces légères et subtiles, publiant une classification en quatre groupes de base : sauce allemande, sauce béchamel, sauce espagnole et velouté. Dans ses traités, il reproduit les gravures des buffets et des plats qu’il crée ou recrée. Son disciple Jules Gouffé systématisera le procédé sous Napoléon III, créant le livre de cuisine moderne.

Petit garçon abandonné d’une famille de 15 enfants, Carême commence à gagner sa vie comme garçon de cuisine chez un cabaretier parisien, devient apprenti à 13 ans chez un pâtissier renommé (Sylvain Bailly, près du Palais-Royal) et ouvre sa première boutique rue de la Paix : La Pâtisserie. Il sert Bonaparte Premier Consul et bientôt Napoléon – l’empereur n’a aucun goût pour la bonne cuisine, mais il sait son importance dans les relations diplomatiques. Carême travaille surtout pour Talleyrand notre plus grand diplomate et le couple fera merveille sous la Restauration, au Congrès de Vienne.

On doit à Carême l’invention ou le perfectionnement de nombreuses recettes essentiellement pâtissières. En 1810, quand Napoléon épouse en secondes noces Marie-Louise à Compiègne, il crée pour l’occasion une pâtisserie à base d’ananas : » le Compiégnois ».

Après ses douze années au service de Talleyrand, on le retrouve à la cour d’Angleterre. La Charlotte fut créée en hommage à l’épouse du roi George III, la reine Charlotte, mère de quinze enfants et grand-mère de la reine Victoria. Une love-story émouvante… et une pâtisserie sans chichi, adorée des enfants, réalisée à partir de pain de mie beurré ou de brioche dans un moule aux bords évasés. Remplie de compote de fruits (pomme, poire ou prune), cuite pendant un certain temps, on peut la déguster chaude. Un dessert gourmand à s’offrir au « tea-time ». La version aujourd’hui bien connue est celle de Carême. Il modifie la recette, remplaçant la brioche par des biscuits à la cuillère et ajoutant de la crème bavaroise. Autre changement : elle n’est plus cuite pendant des heures et se déguste froide. Baptisée « Charlotte à la parisienne », elle sera renommée « Charlotte russe » quand notre grand pâtissier va passer au service du tsar Alexandre.

Maîtrisant la pâte feuilletée associée à la délicate conduite des cuissons, il perfectionne le vol au vent inventé en 1651 par François Pierre de La Varenne, cuisinier du marquis d’Uxelles (gouverneur de Châlon-sur-Saône). Après plusieurs tentatives Carême teste un assemblage de deux abaisses complété par un ruban de feuilletage. Bien touré, bien détaillé et reposé, le feuilletage monte droit, boursoufle et le fournier admiratif s’exclame : « Antonin, la tourte vole au vent ! » La belle croûte était inventée, prête à accueillir toutes les garnitures.

Autre acrobatie gourmande plusieurs fois revue et corrigée, le mille-feuille, inventé et décrit en 1651 par La Varenne dans son Cuisinier François. Le nom fait référence au nombre élevé de feuillets de pâte. Carême crée une « dernière » version de cette viennoiserie à la base de la grande notoriété de la pâtisserie française. Traditionnellement fourré d’une crème pâtissière à la vanille et aromatisé au rhum, le mille-feuille est décliné en diverses versions parfumées.

Carême passera ses dernières années au service du baron James de Rothschild. Ses dîners deviennent les plus célèbres de Paris, attirant le monde politique et artistique. Carême invente le soufflé glacé à la Rothschild, le saumon à la Rothschild, le filet de bœuf à la Rothschild. On n’en finirait pas d’énumérer les délices que l’on doit au « roi des chefs et chef des rois ». Nul plus que lui ne mérite ce titre, même si l’art de la cuisine en général et de la pâtisserie en particulier se renouvelle à l’infini.

=> pièces montées, Charlotte à la parisienne, Compiégnois, mille-feuille, vol au vent, soufflé glacé à la Rothschild, saumon à la Rothschild, filet de bœuf à la Rothschild.

« Rien n’est plus imposant que l’aspect d’une grande table servie à la française. »

Marie-Antoine CARÊME, dit Antonin CARÊME (1784-1833). Le Maître-d’hôtel français : traité des menus à servir à Paris, à St.-Pétersbourg, à Londres et à Vienne

Ayant servi à Paris, Londres et St Petersbourg, « le roi des chefs et le chef des rois » est bien placé pour juger des mérites respectifs des différentes tables – mais c’est aussi affaire de goût.

Né au Moyen Âge et toujours en usage lors des repas de réception formels des XVIIIe et XIXe siècles, le « service à la française » vaut pour les grandes tables fastueuses avec ses rituels - le plus spectaculaire étant le découpage des viandes,  apanage du maître d’hôtel. Tous les mets dressés en cuisine sont disposés sur la table dans des plats d’argent ou de porcelaine posés sur des réchauds. Le premier service comprend potages et diverses entrées. La table est débarrassée pour recevoir le deuxième service, rôti et entremets. Viennent enfin les desserts au troisième service. Jusqu’à ce que les convives soient installés, les plats sont tenus sous cloche, répandant sitôt enlevée une odeur suave de bonne cuisine dans la salle à manger.

Ce service à la française s’oppose au « service à la russe » où les pièces sont découpées à l’avance - il est donc difficile de les faire figurer sur table. « Le service à la russe se fait avec rapidité et chaudement » dit Carême qui le trouve mieux adapté « aux repas de militaires et dans la cadre des familles. » Mis à part cet aspect pratique, il compare en 1833 les deux méthodes, à l’avantage du service à la française qui correspond à son goût des plats magnifiquement dressés.

Le « service à l’anglaise » est un compromis : toute la nourriture est placée sur la table en services successifs et y est découpée. Il apparaît dans la littérature française chez notre premier critique gastronomique Grimod de la Reynière en 1836. Pierre de Trévières en donna une description différente,  moins pratique qu’esthétique : « Sur la nappe fine sont disposés les fleurs et les fruits en décors savants, élégants et variés : guirlandes, mosaïque, parterre de pétales. Aucun rôti ne figure sur la table. »

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