Patrimoine historique - Trésor national et passion française (des origines au siècle des Lumières) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

« Le patrimoine est l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir. Nos patrimoines culturel et naturel sont deux sources irremplaçables de vie et d’inspiration. »

UNESCO, Convention de 1972

On ne saurait mieux dire… mais il reste à définir et préciser. Mission difficile, surtout depuis 1978 où le patrimoine de l’humanité inclut aussi les biens immatériels. Ainsi, en 2010, la gastronomie française dans son intégralité est entrée au patrimoine de l’UNESCO : elle « renforce l’identité collective du pays et contribue à la diversité culturelle du monde ». Pour les amateurs, voir notre édito en ligne : l’Histoire à table.

Plus anecdotique, au printemps 2021, Roselyne Bachelot ministre de la Culture décide de présenter la candidature de la baguette de pain - préférée aux toits de zinc de Paris et à une fête vinicole en Arbois. L’UNESCO se prononcera en automne 2022. Sans commentaire.

Journées européennes du Patrimoine

Chaque année depuis 1984, la France y participe le troisième week-end de septembre : animations, circuits à thème et visites guidées, représentations théâtrales, concerts, etc. La création artistique est à l’honneur, comme l’architecture et l’archéologie, l’urbanisme et les monuments historiques - vaste ensemble plus ou moins flou.

Nous allons recenser en deux semaines des exemples tirés de l’Histoire en citations, sauf exceptions - les grottes de Lascaux qui remontent à la préhistoire et l’incendie de Notre-Dame en 2019.

Certains thèmes se retrouvent au fil des chroniques.

1/ L’architecture et l’urbanisme : des aqueducs gaulois au Centre Beaubourg, en passant par les cathédrales du Moyen Âge, les châteaux de la Loire sous la Renaissance, le site de Versailles (château et jardins) au siècle de Louis XIV, l’Arc de Triomphe napoléonien, l’Opéra Garnier et le Paris d’Haussmann sous le Second Empire, le Sacré-Cœur controversé, le Panthéon qui changea de vocation à chaque régime et la Tour Eiffel sous la Troisième République, Avignon et son Palais des Papes où se joue le plus grand festival théâtral du monde.

2/ La langue française, naturellement associée à notre civilisation : objet (immatériel) d’un feuilleton bien réel, depuis sa création « officielle » sous François Ier, avec l’Académie née pour veiller sur elle, son apogée à l’époque classique, jusqu’à la francophonie de nos jours.

3/ Les œuvres littéraires, théâtrales (Le Cid, le Mariage de Figaro), philosophiques (l’Encyclopédie) et les Beaux-Arts voisinent avec les chansons populaires (anonymes) bravant la censure et deux chants qui font le tour de monde, la Marseillaise révolutionnaire et l’Internationale née sous la Commune. Mention particulière à la poésie et la littérature de guerre qui laissent des chefs d’œuvre depuis les guerres de Religion jusqu’à la dernière guerre mondiale et les Mémoires du général de Gaulle ou les poèmes signés Aragon, Éluard…

4/ Quelques suggestions originales. Deux textes juridiques pourraient trouver place au patrimoine mondial pour leur vocation universelle : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) et le Code civil (1804). Candidature plus osée : la bataille d’Austerlitz (1805), cas d’école… mais aussi le Tour de France, sur le podium des événements sportifs les plus populaires au monde et le « Village préféré des Français », autre vitrine médiatique.

Au final, la richesse et la diversité du patrimoine français expliquent le rayonnement de notre civilisation dans l’Histoire et l’attrait de la France, aujourd’hui première destination touristique mondiale.

 

I. DES ORIGINES AU SIÈCLE DES LUMIÈRES.

PRÉHISTOIRE

« Cette extraordinaire caverne [Lascaux] ne peut cesser de renverser qui la découvre : elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde de la vie. »,

Georges BATAILLE (1897-1962), Lascaux ou la naissance de l’art (1955)

Auteur méconnu, sinon maudit, Bataille sera toujours fasciné par le mystère et le mystique, le non-dit ou l’indicible. Il n’est pas étonnant qu’il consacre un essai à « cette extraordinaire caverne ». 

Après la découverte du site d’Altamira en Espagne (1879), Lascaux au nord de Sarlat en Dordogne passionne à son tour les chercheurs du monde entier. On s’interroge toujours sur le sens de ces représentations datées d’environ 18 000 ans av. J-C. : paléolithique supérieur. Plus de 1 500 représentations, peintures rupestres colorées et gravures au silex, montrent une faune riche aux animaux souvent en mouvement. Divers objets ont été retrouvés (grattoirs, burins, lampes à huile…), ainsi que des colorants.

Découvert en 1940 par quatre adolescents aventureux, le site fut interdit au public en 1963, pour préserver cet élément de patrimoine unique en son genre et particulièrement fragile. Le 15 décembre 2016, à Montignac en Dordogne, « Lascaux-4 » a ouvert ses portes aux visiteurs toujours fascinés par le mystère de cet art rupestre, ébauche de civilisation.

GAULE ET MOYEN ÂGE

« Ces théâtres, ces cirques, ces aqueducs, ces voies que nous admirons encore sont le durable symbole de la civilisation fondée par les Romains, la justification de leur conquête de la Gaule. »29

Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de France, tome I (1835)

La Gaule fut totalement romanisée après la conquête de César et sa victoire contre Vercingétorix à Alésia (52 av. J-C.) Notre future France s’est couverte de superbes monuments qui ont aussi leur utilité : les thermes, aqueducs et égouts apportent le raffinement de l’eau courante ; le réseau routier rend le commerce florissant, la production de blé augmente, la culture de la vigne se développe - le vin remplace la bière, jusqu’alors boisson nationale des Gaulois. L’essor économique général enrichit le Trésor public : politique d’urbanisme et politique sociale en bénéficient.

La Gaule romaine fut une Gaule heureuse. On peut parler d’un cas très rare dans l’Histoire de colonisation réussie.

« Passionné pour la science, il eut toujours en vénération et comblait de toutes sortes d’honneurs ceux qui l’enseignaient. »65

ÉGINHARD (vers 770-840), Vie de Charlemagne (écrite dans les années 830)

Grand empereur du Moyen Âge, Charlemagne mène une véritable politique culturelle au point que l’on voit en son siècle une « Renaissance carolingienne ».

Lui-même est fort savant, quoique autodidacte, ayant appris la rhétorique, la dialectique, le grec, le latin, l’astronomie ; il compose même une grammaire de la langue franque. Se fondant sur une remarque d’Éginhard, mal traduite (du latin) et mal comprise, certains vulgarisateurs ont prétendu qu’il savait à peine écrire. En réalité, cette remarque signifie que même à un âge avancé, l’empereur s’exerçait à la calligraphie, pour atteindre cette perfection propre aux scribes avec lesquels il ne put cependant rivaliser.

« Charles, savant, modeste, […] maître du monde, bien-aimé du peuple […], sommet de l’Europe […] est en train de tracer les murs de la Rome nouvelle. »70

ANGILBERT (vers 740-814) parlant de Charlemagne en 799. Encyclopædia Universalis, article « Europe »

Poète et historien, ministre, conseiller et ami de Charlemagne, Angilbert épousera en secret sa sœur Berthe (sa fille selon d’autres sources) et se retirera dans un monastère où elle le suivra. Il finira saint. C’est l’un des principaux acteurs de cette Renaissance culturelle.
À l’époque, la « Rome nouvelle » désigne l’Empire d’Occident reconstitué, soit en gros ce qui deviendra bien plus tard les six premiers pays du Marché commun, ancêtre de l’Union européenne.

Charlemagne, béni et sacré par le pape en 800, exerce sur ce vaste territoire une influence personnelle en tout domaine. Cependant, son empire ne restaure qu’en apparence l’Empire romain. Gouverné d’Aix-la-Chapelle, hétérogène, mais avant tout franc, c’est une entité politique appuyée sur le christianisme et sur l’équilibre des forces. La suite de l’Histoire montrera sa fragilité.

« Oh ! Paris, tu prends les âmes à la glu ! »137

Pierre de (la) CELLE (1115-1183), 1164. La Revue de Paris, volume III (1896), Marc Le Goupils

Dès la fin du XIe siècle, les rois de France vont faire de Paris l’un des plus prestigieux centres intellectuels de l’Europe. Un peu plus tard, Philippe de Harvengt s’exclame : « Heureuse cité [Paris] où les étudiants sont en si grand nombre que leur multitude vient presque à dépasser celle des habitants ! » À la faculté des Arts, située entre la place Maubert et la rue du Fouarre (Paris 5eme) viendront étudier et enseigner les plus grands penseurs des XIIe et XIIIe siècles.

Pierre de la Celle qui a lui-même étudié sur la montagne Sainte-Geneviève devient moine au cloître de Cluny, puis renonce à une école de Paris trop mondaine. Futur évêque de Chartres, il dénonce un lieu de tentations à fuir : « Oh ! Paris, comme tu es fait pour séduire les esprits et les décevoir. C’est chez toi que résident les réseaux du vice et les chausse-trappes du Malin ; c’est chez toi que la flèche de l’enfer traverse les cœurs des insensés… »

À divers titres culturels et autres, Paris a toujours fasciné autant que repoussé les contemporains, nous y reviendrons.

« Le Moyen Âge, la France du Moyen Âge, ont exprimé dans l’architecture leur plus intime pensée. Les cathédrales de Paris, de Saint Denis, de Reims, en disent plus long que de longs récits. La pierre s’anime et se spiritualise sous l’ardente et sévère main de l’artiste. L’artiste en fait jaillir la vie. Il est fort bien nommé au Moyen Âge : le maître des pierres vives. ».

Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de France, tome II

Le Moyen Âge, tout entier placé sous le signe de la foi, reste dans la mémoire collective comme le temps des cathédrales et des croisades. Suite tragique de guerres contre les Infidèles (musulmans), ne jugeons pas les croisades en commettant le péché d’anachronisme qui empoisonne le récit historique. Mais admirons les cathédrales, joyaux de pierres et de vitraux qui enrichissent notre patrimoine architectural au même titre que les châteaux de la Loire sous la Renaissance, le château et les jardins de Versailles au siècle de Louis XIV et tant d’autres merveilles à venir, fiertés des villes, villages et paysages qui font de la France la première destination touristique du monde.

RENAISSANCE

« Voyez, voyez tout à la ronde
Comment le monde rit au monde,
Ainsi est-il en sa jeunesse. »386

Clément MAROT (1496-1544), Colloque de la Vierge méprisant le mariage (publication posthume)

C’est la Renaissance, l’aube des temps nouveaux, surnommé par les historiens le « beau XVIe siècle » : de 1480 à 1560. Salué par Marot, aimable poète et courtisan, et nombre de contemporains : « Ô siècle ! les lettres fleurissent, les esprits se réveillent, c’est une joie de vivre ! » s’exclame l’humaniste Ulrich de Hutten. Seule règle morale de l’abbaye de Thélème chère à Rabelais : « Fais ce que voudras. »

« Avant moi [François Ier], tout était grossier, pauvre, ignorant, gaulois. »387

FÉNELON (1651-1715), Dialogues des morts (1692-1696)

Cet auteur de la fin du XVIIe siècle met en scène et oppose Louis XII et François Ier. Baptisé par Brantôme « Père et vrai restaurateur des arts et des lettres », le Roi-chevalier incarne plus que tout autre la Renaissance, avec ses trente-deux années de règne au cœur du « beau XVIe siècle » (opposé à la seconde partie marqué par la tragédie nationale des trente-huit années de guerres de Religion).

Ce ne sont plus seulement les couvents et les universités qui diffusent la culture ; les cours donnent l’exemple, pratiquant le mécénat, lançant les modes et cultivant le raffinement. « François Ier, découragé des guerres lointaines, veuf de son rêve d’Italie, se fait une Italie française » (Michelet). Il invite Léonard de Vinci et sa Joconde (achetée 4 000 florins d’or, soit 15 kg), puis d’autres artistes prestigieux, Cellini, le Rosso, le Primatice. Favorable à l’esprit nouveau et bien que peu instruit (il ne sait pas le latin), il protège les savants et les écrivains, secondé par sa sœur Marguerite d’Angoulême (future reine au royaume de Navarre), l’une des femmes les plus cultivées du siècle.

« Le Grec vanteur la Grèce vantera
Et l’Espagnol l’Espagne chantera
L’Italien les Itales fertiles,
Mais moi, François, la France aux belles villes. »388

Pierre de RONSARD (1524-1585), Hymne de France (1555-1556)

Le jeune « écuyer d’écurie » entre dans la carrière des lettres. L’éloge de la France est un thème classique, l’expression d’un sentiment national profond, sensible en d’autres lieux, mais sans doute plus intense en cette terre bénie des dieux, faite d’équilibre et de charme, et qui inspirera, le danger revenu avec les guerres étrangères et civiles, des chansons déjà patriotiques et les Discours enflammés d’une littérature engagée.

La littérature fait naturellement partie du patrimoine (culturel) national et la France est particulièrement riche en cela.

« Car je suis né et été nourri jeune au jardin de France : c’est Touraine. »389

François RABELAIS (vers 1494-1553), Pantagruel (1532)

Moine médecin, né près de Chinon et lancé en littérature par ce personnage de géant (fils de Gargantua) qu’il a créé.

Paris reste capitale de la France, mais les Valois au pouvoir fuient ses violences révolutionnaires et vont en Val de Loire construire leurs châteaux : Amboise, Blois, Chambord, Chenonceau. Là se situe la vie culturelle, galante et bien souvent politique de la France : Léonard de Vinci le prestigieux invité finira sa vie près d’Amboise, les États généraux se tiennent à Blois, à Tours. Et ce qui deviendra au XVIe siècle la langue nationale est le français parlé en Touraine, réputé le plus pur.

« France, mère des arts, des armes et des lois ! »390

Joachim du BELLAY (1522-1560), Les Regrets (1558)

Après Ronsard, voici encore un poète inspiré par l’amour du pays et qui renonce à la carrière militaire pour les vers.

La trilogie « des arts, des armes et des lois » résume l’histoire de cette époque si riche, si contrastée : « Le dialogue tour à tour sanglant et serein qu’on appela Renaissance » (Malraux, Les Voix du silence).

« L’aimable mot de Renaissance ne rappelle aux amis du beau que l’avènement d’un art nouveau et le libre essor de la fantaisie ; pour l’érudit, c’est la rénovation des études de l’Antiquité ; pour les légistes, le jour qui commence à luire sur le discordant chaos de nos vieilles coutumes » (Michelet, Histoire de France).

« [Les actes judiciaires seront] prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois [français] et non autrement. »472

Ordonnance de Villers-Cotterêts (1539). Histoire de la France : dynasties et révolutions, de 1348 à 1852 (1971), Georges Duby

Acte de naissance officiel de la langue française – sujet de débat récurrent jusqu’à nos jours.

François Ier abolit l’emploi du latin dans les tribunaux et inaugure une politique linguistique. Selon F. Brunot et Ch. Bruneau (Précis de grammaire historique de la langue française), cette ordonnance est « l’acte le plus important du gouvernement dans toute l’histoire de la langue. Elle prescrit l’emploi exclusif du français dans toutes les pièces judiciaires du royaume. Cette mesure, prise pour faciliter le travail de l’administration, fait du français la langue de l’État. »

« L’histoire de France commence avec la langue française. La langue est le signe principal d’une nationalité. »391

Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de France, tome III (1840)

L’ordonnance de Villers-Cotterêts impose le français au lieu du latin pour les ordonnances et jugements des tribunaux. Mais la bataille du français n’est pas encore gagnée : les lettrés restent fascinés par les Anciens (grecs et latins) et par l’Italie.

« Notre langue étant pauvre et nécessiteuse au regard de la latine, ce serait errer en sens commun que d’abandonner l’ancienne pour favoriser cette moderne. »392

TURNÈBE (1512-1565). La Littérature latine de la Renaissance (1966), Paul Van Tieghem

Adrien Tournebous, dit Turnèbe, humaniste, professeur au Collège de France (on disait alors : lecteur au Collège royal) se bat pour le latin et le grec. Au XVIe siècle, quelque 700 poètes du royaume versifient en latin, la poésie néo-latine s’inspirant jusqu’au plagiat de Virgile, Horace, Catulle, Ovide, tandis que d’autres « pindarisent et pétrarquisent » à qui mieux mieux.

Querelle des Anciens et des Modernes, identité nationale en jeu : Ronsard réunit une « Brigade » qui devient « Pléiade » : cette nouvelle école charge du Bellay de rédiger la Défense et illustration de la langue française.

« Ce n’est point chose vicieuse, mais grandement louable, emprunter d’une langue étrangère les sentences et les mots, et les approprier à la sienne. »481

Joachim du BELLAY (1522-1560), Défense et illustration de la langue française (1549)

Poète de la Pléiade, il rédige ce manifeste littéraire à la fois touffu et belliqueux. Le titre en est un bon résumé : « défense » de la langue française contre le latin qui reste, sauf exception, la langue des savants et des lettrés, mais en même temps « illustration », c’est-à-dire enrichissement de cette langue.

« [Nos ancêtres] nous ont laissé notre langue si pauvre et nue qu’elle a besoin des ornements et, (s’il faut ainsi parler) des plumes d’autrui. » Le XVIe siècle verra peu à peu triompher un français en pleine évolution, que le siècle suivant fixera et rendra « classique ».

« Charles Quint, d’ailleurs ennemi mortel de la France, aimait si fort la langue française qu’il s’en servit pour haranguer les États des Pays-Bas le jour qu’il fit son abdication. »485

Antoine FURETIÈRE (1619-1688), Dictionnaire universel, Préface (posthume, 1690)

Le « vieux goutteux » décide d’abdiquer, dit-on, quand les armées impériales doivent lever le siège de Metz annexée par les Français et bien défendue par François de Guise. L’empereur qui abdique en 1556 (à 56 ans) partage son immense empire entre son frère Ferdinand et son fils Philippe II.

Rappelons ses origines de prince bourguignon : le français est sa langue maternelle et l’empereur d’Allemagne ne parla jamais couramment l’allemand. Il se sentait également étranger en son Espagne.

NAISSANCE DE LA MONARCHIE ABSOLUE

« À peine [Henri IV] fût-il rentré dans Paris qu’on ne vit plus que maçons en besogne. »629

Le Mercure français (1611). Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution (1911), Ernest Lavisse, Paul Vidal de La Blache

C’est une ville dévastée qu’Henri IV trouve en 1594, ayant enfin triomphé de la Ligue ultra-catholique.

Dans les quarante années qui suivent, la capitale va connaître un essor extraordinaire et doubler sa population. Les Valois préféraient le Val de Loire, les premiers Bourbons seront plus parisiens. En tout cas, Henri IV a eu assez de mal à entrer dans Paris, il est bien décidé à y résider et à s’occuper personnellement des travaux qui s’imposent !

Il ouvre aussitôt des chantiers pour réduire le chômage, embellir la ville et servir sa gloire. La place Dauphine, la place Royale et le pont Neuf datent de ce règne qui fut trop court pour que se réalisent bien d’autres projets architecturaux.

« Comme la connaissance des lettres est tout à fait nécessaire à une République, il est certain qu’elles ne doivent pas indifféremment être enseignées à tout le monde […] Le commerce des lettres remplirait la France de chicaneurs, plus propres à ruiner les familles et troubler le repos public qu’à procurer aucun bien aux États. »599

Cardinal de RICHELIEU (1585-1642), Testament politique

Les écrivains et autres intellectuels dont le cardinal ministre ne peut totalement diriger la pensée l’irritent fort, d’autant que les plus doués sont souvent les plus rebelles ! Au XVIIe siècle – ce sera encore plus vrai avec Louis XIV – tous les aspects de la vie culturelle et artistique concernent l’État ou l’Église et la monarchie absolue veut tous les arts et les lettres au service de sa gloire – ou de son plaisir.

Mais le phénomène culturel ne concerne qu’une minorité de la population : plus de la moitié des hommes (et trois quarts des femmes) ne savent ni lire ni écrire. Par ailleurs la cour, avec ses pompes et ses œuvres, reste un milieu réservé à l’élite. La culture, oui, mais pas pour tous. Cette forme de démocratie ne s’installera véritablement qu’au XIXe siècle, sous la Troisième République, et continuera de faire débat jusqu’à nos jours.

« Depuis six ans dessus l’F on travaille,
Et le destin m’aurait bien obligé
S’il m’avait dit : « Tu vivras jusqu’au G. » »719

Seigneur de BOISROBERT (1592-1662), Épigramme sur le Dictionnaire de l’Académie

C’est encore une manière de veiller au bon état de la langue française.

Poète et abbé de cour, « célèbre par sa faveur auprès du cardinal de Richelieu et par sa fortune » (Voltaire), Boisrobert participe à la création de l’Académie française en 1634 – officialisée en 1635 par Louis XIII – et en est l’un des premiers membres. La première édition (en deux volumes) du dictionnaire paraît en 1694 : il aura fallu près de soixante ans !

Mais l’Académie a bien d’autres missions dans l’esprit de son créateur, Richelieu : elle doit célébrer les victoires des armées du roi et fournir des polémistes à gages, dans la guerre de propagande contre l’Espagne et les Pays-Bas.
On oubliera cette mission politique pour se rappeler les fonctions plus littéraires de l’institution. Et comme l’écrit Lebrun-Pindare au siècle suivant, dans une autre épigramme : « On fait, défait, refait ce beau Dictionnaire / Qui toujours très bien fait, sera toujours à faire. »

« En vain, contre Le Cid, un ministre se ligue ;
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue. »721

Nicolas BOILEAU (1636-1711), Satire IX (1668)

C’est la gloire à 30 ans pour le plus célèbre protégé de Richelieu, Corneille. Sa pièce est jouée, fin décembre 1636, dans le théâtre privé du cardinal (près de 1 000 places pour les invités) et en janvier 1637, au théâtre du Marais. Ce qui explique l’une et l’autre date données, selon les sources, pour sa création.

La première grande tragédie classique (ou plutôt, tragicomédie) est ovationnée pour son génie propre et pour ses allusions à l’actualité – le combat contre les Maures fait écho à l’invasion espagnole de cette année. Louis XIII anoblit l’auteur. Mais Richelieu ne lui pardonne pas son refus de participer à une société de cinq auteurs chargés de composer des pièces sur ses idées ! C’est le petit côté d’un grand homme, par ailleurs passionné de théâtre.

Le cardinal forme une cabale et l’Académie française, docile, accable le jeune poète de critiques jalouses et de propos pédants. Corneille en souffre. Mais comme l’écrit Boileau : « L’Académie en corps a beau le censurer, / Le public en révolte s’obstine à l’admirer. » La « querelle du Cid » va émouvoir le tout-Paris de l’époque, durant toute l’année 1637.

« Je pense, donc je suis. »722

René DESCARTES (1596-1650), Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la dioptrique, les météores et la géométrie, qui sont des essais de cette méthode (1637)

Autre événement majeur dépassant le cadre de la littérature pour devenir fait de société. Le titre est à lui seul une citation et tout un programme. La formule lapidaire, restée célèbre, va déclencher, avec quelques autres, des polémiques qui finiront par la mise à l’Index des œuvres de Descartes, après sa mort.

Philosophe, mathématicien et physicien, l’auteur s’est prudemment réfugié dans la proche, protestante et bourgeoise Hollande, pour poursuivre son œuvre. La condamnation de Galilée par le Saint-Office n’est pas si lointaine (1633). Coupable d’avoir affirmé, contre la Bible, que la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse, l’astronome italien aurait dit : « Et pourtant, elle tourne. »

Descartes a d’autres audaces et la première est simple : il faut vérifier par le raisonnement toutes les idées ou vérités reçues. C’est cela, l’essentiel de sa méthode. Mais c’est une rupture avec tout ce qui est enseigné dans les universités. Le cartésianisme aura des vertus déstabilisantes et des conséquences scientifiques que l’auteur ne soupçonnait pas !

SIÈCLE DE LOUIS XIV

« Et l’on peut comparer, sans crainte d’être injuste,
Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste. »743

Charles PERRAULT (1628-1703), Le Siècle de Louis le Grand (1687)

Louis XIV mérite le qualificatif de « Grand ». Il marque son temps de sa forte personnalité, par sa politique de prestige et de rayonnement culturel.

Incarnant et dirigeant pendant plus de cinquante ans la France du Grand Siècle, il en fait une puissance européenne dont l’hégémonie dépasse celle de l’Italie sous la Renaissance, de l’Espagne d’hier et de l’Angleterre à venir. Rappelons que ce règne personnel ne commence qu’en 1661. À la mort de son père, Louis XIV n’a que 5 ans et Mazarin, pendant dix-huit ans, gouvernera la France en ministre aussi compétent que contesté, voire détesté.

« En France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible ; on définissait le gouvernement d’alors comme une monarchie absolue tempérée par des chansons. »815

Eugène SCRIBE (1791-1861), Discours de réception à l’Académie française (1834)

Le peuple chante pour encenser, mais aussi pour critiquer – et avec quelle violence, parfois ! Bien des écrivains n’osent pas, alors qu’au siècle suivant la voix des philosophes s’élèvera pour tempérer l’absolutisme royal.

Sous le règne personnel de Louis XIV, nul n’est épargné par les chansons, pas même le roi. Ce répertoire à la fois culturel, politique et populaire est une part du patrimoine trop souvent oubliée, en regard d’autres œuvres. Ce fut souvent la voix du peuple anonyme, et même le moyen d’expression d’auteurs connus qui craignaient la censure. En vertu de quoi une « histoire en chansons » nous en apprend beaucoup plus que des œuvres réputées sérieuses.

« Au défaut des actions éclatantes de la guerre, rien ne marque davantage la grandeur et l’esprit des princes que les bâtiments. »818

Jean-Baptiste COLBERT (1619-1683), Lettres, instructions et mémoires de Colbert (posthume, 1863)

Surintendant des Bâtiments, Arts et Manufactures (en 1664), Colbert exprime naturellement la pensée de Louis XIV.

Les seuls bâtiments royaux coûtent en moyenne 4 % du budget de l’État : on construit un peu partout, à Fontainebleau, Vincennes, Chambord, Saint-Germain, Marly et surtout Versailles où les travaux commencent dès 1661, pour durer plus d’un demi-siècle. Une réunion de grands talents (la même équipe qui n’a que trop bien réussi Vaux-le-Vicomte, résidence du surintendant Fouquet perdu par tant de magnificence) fait naître la plus grande réussite artistique des temps modernes : Versailles servira de modèle à l’Europe pendant un siècle, imposant la supériorité de l’art français.

« Les peuples se plaisent au spectacle. Par-là, nous tenons leur esprit et leur cœur. »819

LOUIS XIV (1638-1715), Mémoires pour l’instruction du Dauphin (1662)

Plus qu’un monument et un site, Versailles est un style de vie. C’est le cadre magnifique où l’existence du roi se déroule comme une cérémonie implacablement minutée, admirablement mise en scène. C’est aussi le haut lieu du mécénat royal, où se donnent les fêtes éclatantes.

Les plus grands artistes du temps y concourent. Jean-Baptiste Lully, surintendant de la musique du roi de 1661 à 1687, régent de tous les théâtres, académies et écoles de musique, fait triompher le spectacle total, l’opéra, avec Cadmus et Hermione (livret de Quinault) le 27 avril 1673.

Tous les arts vont s’épanouir, en cette seconde moitié du siècle. Dans une Europe encore baroque, c’est le triomphe du classicisme français. C’est également – fait unique dans notre histoire ! – la réussite d’un art officiel, dirigé, pensionné, administré, voulu par le roi.

« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »821

Nicolas BOILEAU (1636-1711), L’Art poétique (1674)

Grand codificateur des lettres, surnommé le Législateur du Parnasse, il donne, avec la « règle des trois unités », la définition de la tragédie classique, genre né et mort au XVIIe siècle, porté à la perfection par le jeune Racine, supplantant le vieux Corneille.

« Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. »822

MOLIÈRE (1622-1673), La Critique de l’École des femmes (1663)

Autre génie du siècle, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, auteur, acteur, metteur en scène, chef de troupe, ne peut vivre et s’exprimer à peu près librement qu’avec la protection du roi : contre les dévots, les bourgeois, les parvenus, les pédants. Il reste à ce jour l’auteur dramatique français le plus aimé, le plus joué au monde.

Racine, si différent de lui, a la même éthique professionnelle : « La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première » (Préface de Bérénice). Comédie oblige, Molière ajoute : « C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. »

« On l’entend [la langue française] et on la parle dans toutes les cours de l’Europe, et il n’est point rare d’y trouver des gens qui parlent français et qui écrivent en français aussi purement que les Français mêmes. »823

Antoine FURETIÈRE (1619-1688), Dictionnaire universel, Préface (posthume, 1690)

Auteur du célèbre dictionnaire éponyme, il s’irrite des lenteurs de l’Académie française à sortir le sien, avec des lacunes en certains domaines scientifiques et artistiques. Il obtient du roi le privilège de publier son propre Dictionnaire, commencé en 1650. Un extrait, publié en 1684, lui vaut d’être exclu de l’Académie. Mais « le Furetière » lui survit, sans cesse réédité durant trois siècles, tout à l’honneur de la langue française.

Le prestige de la France, la profusion des œuvres, l’éclat de sa civilisation contribuent naturellement à cette vaste « francophonie » : déjà bien vivante au siècle précédent (où l’empereur Charles Quint, ennemi numéro un de François Ier,  parlait le français et le préférait à l’allemand et à l’espagnol), universelle au siècle suivant (avec la philosophie des Lumières) et si menacée depuis le XXe siècle.

« Après l’Agésilas, / Hélas !
Mais après l’Attila,  / Holà ! »867

Nicolas BOILEAU (1636-1711), Épigramme (1667)

Fin du règne du grand Corneille, après l’échec de ces deux tragédies créées à un an d’intervalle.

Le jeune et ambitieux Racine va connaître dix ans de triomphe, jusqu’à la chute de sa Phèdre, victime d’une cabale en 1677, cependant que Molière est roi dans la comédie. Giovanni Battista Lulli, italien naturalisé français, devenu Jean-Baptiste Lully, le plus courtisan des hommes de théâtre et le plus détesté aussi, invente l’opéra à la française.

Décennie prodigieuse de la scène française, floraison de chefs-d’œuvre : la plus belle époque du mécénat artistique dans notre pays, et tous les arts en profitent. Dans une Europe encore baroque, c’est le triomphe du classicisme français. Et répétons-le, la réussite exceptionnelle d’un art officiel, dirigé, pensionné, administré, voulu par le roi. Napoléon échouera totalement en ce domaine – hormis dans le domaine de la peinture.

« Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies. »879

MOLIÈRE (1622-1673), Le Malade imaginaire (1673)

Malade d’une tuberculose que les médecins du temps sont impuissants à guérir, affecté par la mort de son fils et de sa vieille amie Madeleine Béjart, épuisé de travail à la tête de sa troupe et au service du roi, supplanté par l’intrigant Lully auprès de Louis XIV, Molière, 51 ans, est pris d’une défaillance sur la scène de son théâtre du Palais-Royal, alors qu’il joue pour la quatrième fois le rôle du Malade. Il meurt chez lui, quelques heures plus tard, crachant le sang. Louis XIV imposera à l’archevêque de Paris des funérailles (nocturnes) et une sépulture chrétienne, le 21 février 1673.

Ceci pour démentir la légende : Molière mort en scène et son cadavre jeté à la fosse commune. Il n’est pas non plus mort dans la misère. Son train de vie et sa fortune personnelle en attestent, quoiqu’en rien comparables à ceux de Lully.

« On nous dit que nos rois dépensaient sans compter,
Qu’ils prenaient notre argent sans prendre nos conseils.
Mais quand ils construisaient de semblables merveilles,
Ne nous mettaient-ils pas notre argent de côté ? »890

Sacha GUITRY (1885-1957), Si Versailles m’était conté (film de 1953)

6 mai 1682 : Louis XIV s’installe à Versailles. La ville devient la vraie capitale de la France et le centre du monde civilisé. Louis XIII avait fait construire dès 1624 un pavillon de chasse, mais c’est Louis XIV en 1661 qui ordonne les travaux pour faire du château ce « plaisir superbe de la nature » (Saint-Simon).

Le roi ne dépense pas sans compter, mais il dépense beaucoup pour les bâtiments en général (4 % du budget de l’État leur est consacré en moyenne) et tout particulièrement pour Versailles. L’équipe qui a si bien réussi Vaux-le-Vicomte pour Fouquet est à nouveau réunie pour réaliser ce chef-d’œuvre de l’art classique à la française : Le Vau (architecte), Le Brun (peintre), Le Nôtre (jardinier), Francine (ingénieur des eaux). Et Louis XIV fait plus que donner son avis : il l’impose souvent. Et se trompe rarement.

« Sommes-nous trente-neuf, on est à nos genoux,
Sommes-nous quarante, on se moque de nous. »910

FONTENELLE (1657-1757), Épigramme sur l’Académie française

Poète et philosophe, élu en 1691, il ne libérera son fauteuil que soixante-six ans après, mourant centenaire.

L’Académie française est une institution « à la française » parfois moquée, certes, mais aussi très respectable et respectée, qui a toujours pour objectif de « veiller sur la langue française et accomplir des actes de mécénat. » Elle attribue de nombreux prix littéraires plus ou moins cotés ; elle élit des noms de (grand) talent, même si elle en rate un certain nombre à chaque génération (c’est le « 41e fauteuil non pourvu) ; elle se féminise lentement (depuis 1980 et l’entrée de Marguerite Yourcenar), mais sûrement ; elle travaille sans fin au dictionnaire qui évolue avec la langue écrite et parlée. En résumé, elle fait partie de notre patrimoine autant qu’elle contribue à l’enrichir.

SIÈCLE DES LUMIÈRES

« On apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent. »978

MONTESQUIEU (1689-1755), Lettres Persanes (1721)

La Régence, le Procope, Gradot, Laurent : c’est la grande mode des cafés (publics) où le café fait fureur – on en compte 300 à Paris, en 1715. Certains font encore le charme de quelques « vieux » quartiers. Les clubs, plus fermés, institution typiquement anglaise, séduisent la France anglophile jusqu’à l’anglomanie. Les salons se multiplient, à Paris et en province, à mesure que la cour de Versailles perd son hégémonie : d’abord littéraires et mondains, puis philosophiques, tous tenus par des femmes (Mme de Lambert, Mme de Tencin, Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse), lieux de rencontre et de conversation où les idées nouvelles circulent et les réputations se font et se défont.

« On dit que l’homme est un animal sociable. Sur ce pied-là, il me paraît que le Français est plus homme qu’un autre, c’est l’homme par excellence ; car il semble fait uniquement pour la société » constate Montesquieu dans ses Lettres supposées rédigées par deux Persans. La sociabilité sera l’un des traits caractéristiques du siècle, portée à un point extrême et tantôt qualité, tantôt défaut (mode, snobisme, élitisme). Le moraliste Chamfort confirme à la veille de la Révolution : « Les gens du monde ne sont pas plutôt attroupés qu’ils se croient en société. »

« La fureur de la plupart des Français, c’est d’avoir de l’esprit, et la fureur de ceux qui veulent avoir de l’esprit, c’est de faire des livres. »979

MONTESQUIEU (1689-1755), Lettres Persanes (1721)

Trait typique du siècle des Lumières et qui ne fera que se renforcer, lui donnant son unité par-delà d’extrêmes diversités et complexités, contrastes et contradictions. La littérature sous toutes ses formes, de la philosophie prérévolutionnaire aux romans épistolaires, nourrit naturellement le patrimoine intellectuel d’un pays.

« Paris est un monde. Tout y est grand : beaucoup de mal et beaucoup de bien. Aller aux spectacles, aux promenades, aux endroits de plaisir, tout est plein. Aller aux églises, il y a foule partout. »980

Carlo GOLDONI (1707-1793), Mémoires (1787)

Italien de Paris, auteur dramatique adopté par la capitale, il profite du goût des Parisiens pour les spectacles. On parle volontiers de la « théâtromanie ». Les salles de théâtre se multiplient, ainsi que les superbes hôtels particuliers voisinant des immeubles de rapport cossus. Le très français Montesquieu confirme : « Je hais Versailles parce que tout le monde y est petit ; j’aime Paris parce que tout le monde y est grand. »

« L’imprimerie est l’artillerie de la pensée. »991

RIVAROL (1753-1801), Maximes, Pensées et Paradoxes

Dans les années 1760, la diffusion des idées nouvelles prend une ampleur jamais vue. Pour ne donner que deux exemples : les 17 gros volumes de l’Encyclopédie (plus les 11 tomes de planches) entrent dans toutes les bibliothèques dignes de ce nom ; et le Journal de Paris, premier quotidien français, commence à paraître en 1777. Le baron d’Holbach écrit dans son Essai sur les préjugés : « Un livre qui renferme des vérités utiles ne périt plus […] : la typographie rend indestructible les mouvements de l’esprit humain. »

Cette révolution intellectuelle d’origine technologique est comparable à celle du numérique de nos jours. Elle a d’ailleurs effrayé les adeptes de l’« ancien monde », essentiellement des privilégiés de par leur fortune et leur éducation.

« Le goût qu’on a dans l’Europe pour les Français est inséparable de celui qu’on a pour leur langue. »994

RIVAROL (1753-1801), Discours sur l’universalité de la langue française (1784)

Dans la bataille des idées nouvelles, la langue est une arme. Dans le monde, cette langue française arrivée à son point de perfection et parlée par toute la société « éclairée », jusque dans des pays ennemis comme la Prusse, répand la philosophie des Lumières. De nos jours, la langue anglaise a pris le relais, malgré tous les efforts de la francophonie résistante de par le monde.

« Depuis l’Évangile jusqu’au Contrat social, ce sont les livres qui ont fait les révolutions. »1000

Vicomte Louis de BONALD (1754-1840), Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, « Sur les éloges historiques de MM. Séguier et de Malesherbes »

Les philosophes n’étaient pas révolutionnaires, mais leur pensée le devint, diffusée par leurs œuvres. En schématisant : à Voltaire le temps de la pré-Révolution ; Montesquieu triomphe sous la Constituante où Diderot aussi a son heure ; puis Législative et Convention s’inscrivent sous le signe de Rousseau qui inspire Robespierre et l’élan des discours jacobins.

« Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. »1066

DIDEROT (1713-1784), Pensées sur l’interprétation de la nature (1753)

Diderot qui initie un vaste public (sinon déjà le grand public) aux choses de l’art par ses brillants comptes rendus (Salons), est avant tout le maître d’œuvre infatigable de l’Encyclopédie. Il signe plus de mille articles sur les sujets les plus divers : philosophie et littérature, morale et religion, politique et économie, arts appliqués. Le plus grand agitateur d’idées du  XVIIIe siècle aura une influence considérable sur ses contemporains, sur le XIXe et jusqu’à nous.

« Respectons éternellement le vice et ne frappons que la vertu. »1182

Marquis de SADE (1740-1814) L’Histoire de Juliette (1797)

Le « cas » Sade est un phénomène qui ne cesse d’étonner, hors toute considération morale, philosophique et littéraire. 1768 : Sade est emprisonné sept mois, ayant enlevé et torturé une passante. En 1763, les deux semaines au donjon de Vincennes pour « débauche outrée » n’étaient qu’un premier avertissement. Le divin marquis passera au total trente années de sa vie en prison.

« Depuis l’âge de quinze ans, ma tête ne s’est embrasée qu’à l’idée de périr victime des passions cruelles du libertinage. » Né de haute noblesse provençale, élève des jésuites, très jeune combattant de la guerre de Sept Ans, marié en 1763, il sera condamné à mort en 1772 pour violences sexuelles. Incarcéré en Savoie, évadé, emprisonné de nouveau à Vincennes, puis à la Bastille, transféré à Charenton quelques jours avant le 14 juillet 1789, libéré le 2 avril 1790 par le décret sur les lettres de cachet, avant de nouvelles incarcérations. Sa famille veille à ce qu’il ne sorte plus de l’hospice de Charenton où il meurt en 1814.

Son œuvre, interdite, circule sous le manteau tout au long du XIXe siècle. Réhabilitée au XXe, elle entre dans la Pléiade. Premier auteur érotique de la littérature moderne, Sade donne au dictionnaire le mot sadisme : « perversion sexuelle par laquelle une personne ne peut atteindre l’orgasme qu’en faisant souffrir (physiquement ou moralement) l’objet de ses désirs » (Le Robert).

« Ne parlez point allemand, Monsieur ; à dater de ce jour, je n’entends plus d’autre langue que le français. »1186

MARIE-ANTOINETTE d’Autriche (1755-1793), à M. d’Antigny, chef de la Cité (Strasbourg), 7 mai 1770. Les Grands Procès de l’histoire (1924), Me Henri-Robert

Le feuilleton de la langue française refait la une de l’actualité à l’arrivée de la future reine de France. Le maire de Strasbourg lui adressait la bienvenue en allemand. La jeune « princesse accomplie » va à la rencontre de son fiancé le dauphin Louis (futur Louis XVI) et de toute la cour qui l’attend à Compiègne. Elle a déjà dû, selon l’étiquette de la cour, se dépouiller de tout ce qui pouvait la rattacher à son ancienne patrie, pour s’habiller à la mode française.

Rappelons qu’on parle couramment le français dans toutes les cours d’Europe. C’est aussi la langue de la diplomatie, connue pour sa clarté, sa logique.

« C’est détestable ! Cela ne sera jamais joué ! […] Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de la pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. »1234

LOUIS XVI (1754-1793), qui vient de lire Le Mariage de Figaro avant sa création sur scène. Encyclopædia Universalis, article « Le Mariage de Figaro »

Autre cas littéraire, plus extraordinaire que Sade, plus divertissant et surtout plus politique !

Depuis quatre ans, Paris parle de cette pièce dont l’auteur, Beaumarchais, est déjà célèbre pour des raisons pas seulement littéraires – divers procès gagnés, trafic d’armes et aide à l’Amérique luttant pour son indépendance contre l’Angleterre colonisatrice. Soumise à six censeurs, interdite de représentation à Versailles au dernier moment en 1783, jouée en « théâtre privé » chez M. de Vaudreuil, le 23 septembre… Paris se presse pour la première publique à la Comédie-Française, le 27 avril 1784.

« Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. »1235

BEAUMARCHAIS (1732-1799), Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée (1784)

La censure royale a remplacé la censure religieuse de la Sorbonne au XVIIe siècle : 79 censeurs ont charge d’autoriser ou d’interdire livres ou pièces, selon leur moralité. La censure inquiétera plus ou moins tous les philosophes qui iront se faire éditer en Suisse, Hollande, Angleterre. Le théâtre, spectacle public, est exposé plus encore que le livre aux foudres ou aux tracasseries d’Anastasie aux grands ciseaux. Il est normal que Beaumarchais en traite, pour s’en moquer. En tout cas, l’auteur a écrit là son chef-d’œuvre.

« Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, c’est son succès ! »1236

BEAUMARCHAIS (1732-1799). Beaumarchais et son temps : études sur la société en France au XVIIIe siècle d’après des documents inédits (1836), L. de Loménie

Auteur enchanté, après le triomphe de la création à la Comédie-Française. Justement sous-titrée La Folle Journée, la pièce sera jouée plus de cent fois de suite - un record à l’époque. Mais Beaumarchais en fait trop, se retrouve en prison à  Saint-Lazare (mars 1785) et sa popularité ne sera plus jamais ce qu’elle fut au soir du Mariage qui prit valeur de symbole.

Selon Antoine Vitez, administrateur de la Comédie-Française qui monta la pièce pour le bicentenaire de la Révolution en 1989, « Le Mariage de Figaro est très légitimement considéré comme une pièce révolutionnaire ». Il est des œuvres de poètes géniaux qui prophétisent ce qui va se passer avec une acuité extrême. La Chinoise de Godard, c’était déjà Mai 68 avant Mai 68 et Les Bains de Maïakowski, en 1929, la description de ce que serait le stalinisme avant le stalinisme. Toutes ces œuvres sont naturellement à porter au patrimoine culturel national et mondial. Le cinéma s’ajoutera ainsi et tout naturellement au théâtre et à la littérature.

« Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. »1237

RIVAROL (1753-1801), Discours sur l’universalité de la langue française (1784)

Retour de la langue française « à la une » de l’actu des Lumières. L’Académie de Berlin a mis au concours en 1782 un sujet révélateur : « Qu’est-ce qui fait de la langue française la langue universelle de l’Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on présumer qu’elle la conserve ? » Et Rivarol obtint le premier prix avec son Discours.

Rayonnements de la langue et de la civilisation d’un pays sont inséparables. La France a perdu sa suprématie militaire, mais elle sert toujours de modèle à l’Europe par sa littérature, ses Lumières, ses arts, ses modes, son élégance, son esprit. Frédéric II de Prusse, notre ennemi, parle français, correspond avec Voltaire, comme Catherine II de Russie avec Diderot.

Dans le même temps, des châteaux imités de Versailles naissent un peu partout, cependant que le style rocaille, dit rococo, typique de la Régence et du règne de Louis XV, répand ses contournements en Allemagne et en Italie. Le style Louis XVI reviendra à plus de classicisme.

« Le mur murant Paris rend Paris murmurant. »1240

Alexandrin cité par BEAUMARCHAIS (1732-1799) évoquant l’impopularité du mur en 1785, au point d’en faire une des causes de la Révolution. Histoire des agrandissements de Paris (1860), Auguste Descauriet

L’urbanisme et l’architecture font toujours partie du patrimoine. Pour l’heure, c’est le mur des Fermiers généraux, enceinte de 24 km qui ménage une soixantaine de passages (ou barrières) flanqués de bureaux d’octroi – impôt indirect perçu à l’entrée des marchandises. Le feuilleton fiscal est un thème récurrent, depuis la Gaule et le Moyen Âge.

Calonne, contrôleur général des Finances, a donné satisfaction aux fermiers généraux : pouvant mieux réprimer les fraudes, notamment la contrebande sur le sel au nez des gabelous (commis de la gabelle), ils verseront davantage au Trésor qui en a plus que jamais besoin.

Ce mur se veut imposant comme une fortification : les bureaux, conçus par l’architecte Nicolas Ledoux dans un style néoclassique avec des références à l’antique, prennent le nom de « Propylées de Paris ». Mais les Parisiens ont l’impression d’étouffer derrière cette petite ceinture à vocation fiscale. D’où l’épigramme : « Pour augmenter son numéraire / Et raccourcir notre horizon, / La Ferme a jugé nécessaire / De mettre Paris en prison. »

Le mur, achevé sous la Révolution, renforcé sous le Consulat et l’Empire, sera démoli en 1860 par le préfet Haussmann, Paris s’agrandissant de 11 à 20 arrondissements. Nous reviendrons sur cette belle époque de l’urbanisme parisien.

Lire la suite : Patrimoine historique - Trésor national et passion française (de la Révolution à nos jours)

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