Au Panthéon ! Les Élu(e)s de la Patrie reconnaissante (4. Ve République) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

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Ve République

Depuis 1959, 16 panthéonisations, dont sept voulues par le président Mitterrand soucieux de marquer l’histoire au cours d’un double septennat qui célèbre aussi le bicentenaire de la Révolution, d’où trois « rattrapages » mérités pour un trio de républicains renommés.

Les critères de sélection relèvent d’une justice au mérite et l’on ne sépare plus les couples. La patrie reconnaissante accueille désormais les femmes à côté des grands hommes, et pas seulement dans le rôle d’épouse.

La féminisation peut-elle rattraper le sexisme séculaire désormais dénoncé ? Deux féministes sont dans l’antichambre du Panthéon, l’avocate Gisèle Halimi jugée encore trop clivante et Olympe de Gouges la révolutionnaire toujours candidate à cette reconnaissance posthume. Restent d’autres candidats tout aussi méritants, voire plus… Descartes, déjà candidat sous la Révolution et surtout Molière, né le 15 janvier 1622. Ce quadricentaire serait l’occasion de rendre hommage au théâtre et à la culture vivante toujours fragile, en même temps qu’au génie d’un auteur, acteur et chef de troupe dont le nom universellement contenu est associé à la civilisation et à la langue française.

Reste LE grand absent : De Gaulle. Le général avait rédigé son testament en 1952 : « Je veux que mes obsèques aient lieu à Colombey-les-Deux-Églises. Ma tombe sera celle où repose déjà ma fille Anne et où, un jour, reposera ma femme. » Autrement dit, « ceux qui m’aiment prendront le train. » Le pèlerinage à Colombey est devenu un parcours obligé pour la classe politique.

Quant à de Gaulle président, il n’a voulu qu’une seule panthéonisation : le résistant Jean Moulin.

1. Jean MOULIN

« Je ne savais pas que c’était si simple de faire son devoir quand on est en danger. »2748

Jean MOULIN (1899-1943), Lettre à sa mère et à sa sœur, 15 juin 1940. Vies et morts de Jean Moulin (1998), Pierre Péan

Sous-préfet à 27 ans, chargé en 1936 d’acheminer vers l’Espagne républicaine le matériel de guerre soviétique, il est préfet d’Eure-et-Loir et refusera, le 17 juin, de signer une déclaration accusant de crimes de guerre les troupes coloniales engagées dans le secteur de Chartres. Révoqué comme franc-maçon par le gouvernement de Vichy en juillet, il rejoindra de Gaulle à Londres en automne.

« La mort ? Dès le début de la guerre, comme des milliers de Français, je l’ai acceptée. Depuis, je l’ai vue de près bien des fois, elle ne me fait pas peur. »2785

Jean MOULIN (1899-1943). Vies et morts de Jean Moulin (1998), Pierre Péan

Parachuté en France dans les Alpilles le 1er janvier 1942 comme « représentant du général de Gaulle », il a pour mission d’unifier les trois grands réseaux de résistants de la zone sud (Combat, Libération, Franc-Tireur). Rôle difficile, vue l’extrême diversité des sensibilités, tendances et courants ; action à haut risque qu’il paiera bientôt de sa vie. Pierre Brossolette qui agit dans la zone nord, lui aussi arrêté, se suicidera pour ne pas livrer de secrets sous la torture. Il sera panthéonisé cinquante ans plus tard, en dépit de vaines polémiques.

« Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine, sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous. »2796

Laure MOULIN (1892-1974), sœur et collaboratrice de Jean Moulin, témoignage. Antimémoires : Le Miroir des limbes, volume I (1976), André Malraux

Jean Moulin, chargé d’unifier les réseaux de la zone sud, obtient le ralliement des communistes, particulièrement précieux par leur discipline et leur expérience de la clandestinité. Le 27 mai 1943, il crée à Paris le Conseil national de la Résistance (CNR). Livré aux Allemands le 21 juin à Caluire (Rhône), emprisonné au fort de Montluc (à Lyon), il meurt quelques jours après des suites de tortures, dans le train qui l’emmène en Allemagne.

« Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d’ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures. »2797

André MALRAUX (1901-1976), Discours au Panthéon, lors du transfert des cendres de Jean Moulin, 19 décembre 1964. André Malraux et la politique : L’être et l’Histoire (1996), Dominique Villemot

Le corps fut renvoyé à Paris en juillet 1943, incinéré au Père-Lachaise. Ses cendres (ou supposées telles) ont été transférées au Panthéon. Cette panthéonisation – la seule voulue par le président de Gaulle, reconnaissance suprême de la patrie à ses héros - est l’acte final des célébrations du 20e anniversaire de la Libération. « Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège ! » Cette formule, prononcée à la fin d’une allocution d’une vingtaine de minutes, fait du discours de Malraux l’un des plus célèbres de la Cinquième République. « Sans cette cérémonie, combien d’enfants de France sauraient son nom », s’interroge Malraux.

L’orateur rend également hommage « au peuple d’ombres » ou « peuple de la nuit » que fut la France Libre si chère à de Gaulle. Certains y virent même une allocution à la gloire du général tout autant qu’un hommage à Jean Moulin. C’est peut-être pourquoi le chef de l’État confia l’allocution à l’un de ses dévoués ministres - privilège rare. Et mission accomplie par l’orateur, bientôt panthéonisé à son tour.

Le 21 mai 1981, 11 jours après son élection, François Mitterrand prend officiellement ses fonctions de président. Journée ponctuée de cérémonies officielles et de manifestations publiques. Presque trop bien mis en scène, le président remonte la rue Soufflot au milieu de la foule et se retrouve seul. Il franchit la porte du Panthéon pour se rendre dans la crypte et dépose une rose sur les tombes de trois élus parmi les élus : Jean Jaurès, Victor Schœlcher et Jean Moulin. En attendant les Noms de son choix, le premier étant René Cassin en 1987.

2. René CASSIN

« Notre déclaration se présente comme la plus vigoureuse, la plus nécessaire des protestations de l’humanité contre les atrocités et les oppressions dont tant de millions d’êtres humains ont été victimes à travers les siècles et plus particulièrement pendant et entre les deux dernières guerres mondiales »

René CASSIN (1887-1976), Discours relatif à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme adoptée à Paris le 10 décembre 1948. René Cassin, L’Inconnu du Panthéon (L’Histoire, mensuel, janvier 2019), Antoine Prost

René Cassin, juriste, diplomate et homme politique de famille juive, se passionne très jeune pour les suites de l’Affaire Dreyfus qui déchira la France.

Membre du gouvernement de la France libre pendant la Seconde Guerre mondiale, Compagnon de la Libération, il reste comme le rapporteur du projet de « Déclaration universelle des droits de l’homme » à l’Assemblée générale de l’ONU (Nations unies) en 1948, par ailleurs vice-président du Conseil d’État de 1944 à 1959 et président de la Cour européenne des droits de l’homme de 1965 à 1968. Prix Nobel de la paix en 1968, il utilise l’argent pour fonder l’Institut international des droits de l’homme (IIDH).

Très marqué par la Grande Guerre de 14-18, engagé, grièvement blessé aux jambes par une rafale de mitrailleuse, reconnu mutilé à 65 %, il portera toute sa vie une ceinture abdominale. Cité à l’Ordre de l’Armée, il reçoit la Croix de guerre avec palme et la médaille militaire. Son combat juridique s’en ressentira : en faveur des anciens combattants mutilés, des innombrables veuves et orphelins de ce carnage humain où les civils ont souffert comme jamais !

« La méconnaissance et le mépris des droits de l’Homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité. »

Déclaration universelle des Droits de l’Homme, Préambule

Dans le même esprit, la Déclaration voulue par René Cassin affirme cette évidence trop souvent oubliée : « Il n’y aura pas de paix sur cette planète tant que les droits de l’homme seront violés en quelque partie du monde que ce soit. »

Élu rapporteur du comité qui débouchera sur l’adoption de la Déclaration, il joue un rôle essentiel, imposant sa conception interventionniste des Droits de l’homme en repoussant le principe de la souveraineté des États en ce domaine. D’où le titre « Déclaration universelle » des droits de l’homme et non pas « Déclaration internationale ».

Mais pour que le texte soit adopté à l’unanimité des États, le rapporteur veille à ce que certains engagements trop concrets qui auraient pu rebuter certains pays (comme l’URSS) soient écartés au profit de grands principes, misant sur leur force morale pour les rendre effectifs. On retrouve aujourd’hui cette « logique absurde » avec les COPS (Conférence des Parties) sur le climat.

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Déclaration universelle des Droits de l’Homme adoptée à Paris le 10 décembre 1948, article 1

Selon la célèbre présentation du texte effectuée par René Cassin, « la Déclaration universelle a été comparée au vaste portique d’un temple dont le parvis est formé par le préambule affirmant l’unité de la famille humaine et dont le soubassement, les assises, sont constitués par les principes généraux de liberté, d’égalité, de non-discrimination et de fraternité proclamés dans les articles 1 et 2.

Malgré ces déclarations de principe, il faut constater la perte d’influence de la Déclaration universelle. Le droit d’assistance humanitaire ou le statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale n’y font aucune référence. Est-ce le signe d’un recul progressif de cette norme « source » qui revient progressivement à son statut de « Déclaration-manifeste » ? René Cassin devra en convenir. La Déclaration n’est que le moteur d’un mouvement plus large devant permettre la progression du respect universel des Droits de l’homme, mais elle n’a pas joué ce rôle d’impulsion.

Comme l’évoquait Boutros Boutros Ghali (secrétaire général de l’ONU) à la Conférence de Vienne sur les Droits de l’homme en 1993, « l’urgence semble moins de définir de nouveaux droits que d’amener les États à adopter les textes existants et à les appliquer effectivement ». L’ONU n’a donc pas su dépasser son statut de « Pénélope tisseuse de Pactes » que regrettait déjà René Cassin en 1951.

Le 5 octobre 1987, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, sa dépouille est transférée au Panthéon.

3. Jean MONNET

« La modernisation n’est pas un état de chose, c’est un état d’esprit. »2848

Jean MONNET (1888-1980), Présentation du premier Plan (1947)

Promoteur du premier plan français, dit de modernisation et d’équipement, lancé le 27 novembre 1946, c’est le père de la planification à la française, une des réussites incontestables de cette République. Promoteur de l’atlantisme et du libre-échange, il sera aussi l’un des « pères de l’Europe » née sous le signe de l’économie dans les années 1950, avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Le transfert au Panthéon de cet homme mal connu des Français, fonctionnaire et banquier international sans mandat électif à quelque titre que ce soit, aura lieu en 1988 -  centième anniversaire de sa naissance.

« Le choix est simple : modernisation ou décadence. »2865

Jean MONNET (1888-1980), Mémoires (1976)

Après la guerre, les priorités économiques s’imposent : reconstruire le pays, moderniser l’outil de production. Le plan est la solution rationnelle et de Gaulle, revenu au pouvoir, dira que « les objectifs à déterminer par le Plan revêtent pour tous les Français un caractère d’ardente obligation ». Mais la planification à la française n’est pas dirigiste, se voulant surtout incitative, après concertation. Près d’un millier d’acteurs économiques sont consultés pendant un an (patrons, syndicalistes, fonctionnaires), de sorte que le plan est bien accepté, en 1947. Il bénéficie également du plan Marshall, initiative américaine, au niveau européen.

Premier commissaire au Plan de 1946 à 1952, Monnet a contribué au rapprochement franco-allemand et à la coopération industrielle internationale. Le Marché commun européen (1968) devenu Union européenne lui doit beaucoup, d’où sa reconnaissance de citoyen d’honneur de l’Europe en 1976. Au final, il reste l’un des hommes d’État français les plus importants du XXe siècle.

« Dans notre monde, j’en rencontre beaucoup qui veulent être quelqu’un (…). Moi, je me sens plutôt dans le camp de ceux qui, comme Jean Monnet, veulent faire quelque chose. »

Jean-Pierre RAFFARIN (né en 1948), Premier ministre de Jacques Chirac en 2004

Amateur de bons mots, doué aussi d’un grand bon sens politique, il rend un juste hommage à Jean Monnet.

Mais qui était vraiment cet homme ? Selon les témoignages de proches amis et collaborateurs, sa femme a joué un grand rôle, Silvia de Bondini, artiste peintre, vingt ans de moins que lui, très catholique, mais finalement divorcée et épousée en 1934 à Moscou, au terme de cinq ans de procédure avec changement de nationalités, incroyable imbroglio favorisé par ses relations internationales : « la plus belle opération de ma carrière » disait-il. Un mariage qui a duré 45 ans ! Son directeur de cabinet à la CECA, Georges Berthoin, confirme : « Monnet ajoutait cet instinct à ses assises charentaise et américaine, grâce à l’influence considérable de sa femme. Elle était italienne. Elle lui expliquait à merveille ce qu’il ne “sentait” pas. Ce fut vraiment une réussite humaine entre les deux. Je considère qu’on ne comprendrait pas Monnet si on oubliait Silvia. » Cherchez la femme et vous trouverez l’homme… Que justice soit rendue au couple.

4. Nicolas de CONDORCET

« Un heureux événement a tout à coup ouvert une carrière immense aux espérances du genre humain ; un seul instant a mis un siècle de distance entre l’homme du jour et celui du lendemain. »1622

Marquis de CONDORCET (1743-1794), Œuvres complètes (posthume, 1804)

À l’occasion des fêtes du bicentenaire de la Révolution française, une « session de rattrapage historique » va rendre justice à trois Noms assurément méritants. En présence de François Mitterrand, président de la République, les cendres de Condorcet sont transférées au Panthéon de Paris en même temps que celles de l’abbé Grégoire et de Gaspard Monge, le 12 décembre 1989.

Pour Condorcet, le transfert est symbolique : le cercueil censé contenir ses cendres était vide. Inhumée dans la fosse commune de l’ancien cimetière de Bourg-la-Reine – désaffecté au XIXe siècle –, sa dépouille n’a jamais été retrouvée. Ce n’est qu’un détail de l’Histoire et il n’est pas le seul panthéonisé suspect en cela.

Condorcet s’exprime en physiocrate, philosophe et mathématicien des Lumières, autant qu’en député à la Législative et à la Convention. C’est la vision optimiste de la Révolution : l’homme nouveau naît de l’élan révolutionnaire, le peuple en est changé, « régénéré », la « régénération » allant de pair avec la Révolution et excluant tout retour en arrière. Condorcet croit au développement indéfini des sciences comme au progrès intellectuel et moral de l’humanité.

« Si les corps des enfants ne sont plus oppressés par des ressorts de baleine, si leur esprit n’est plus surchargé de préceptes, si leurs premières années du moins échappent à l’esclavage et à la gêne, c’est à Rousseau qu’ils le doivent. »1193

Marquis de CONDORCET (1743-1794), en 1774. Lettres d’un théologien, Œuvres complètes de Condorcet, volume X (1804)

Auteur de plusieurs articles d’économie politique dans l’Encyclopédie, ce philosophe des Lumières rend un juste hommage à Rousseau, auteur de l’Émile (traité d’éducation publié en 1762). Les idées des philosophes ont parfois changé la vie, avant de révolutionner la France.

« [Les législateurs] n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? »1249

Marquis de CONDORCET (1743-1794), Lettres d’un bourgeois de Newhaven à un citoyen de Virginie (1787)

Philosophe et auteur de cet écrit célèbre, influencé par la Révolution américaine qui contribue à répandre plus largement en France les idées nouvelles de liberté et d’égalité, quand les officiers français et leurs troupes reviennent de la guerre d’Indépendance gagnée à la veille de notre Révolution nationale.

Condorcet fait partie de ces nombreux intellectuels qui croient possible une réforme du régime : un pouvoir monarchique sauvé par une délibération publique rationnelle et une administration éclairée, dans une nation de citoyens et de citoyennes égaux devant la loi. La Révolution telle qu’il la vivra et en mourra sera pour lui un dramatique échec.

« C’est, Messieurs, une grande erreur de croire […] que le salut public puisse commander une injustice. Cette maxime a toujours été le prétexte de toutes les tyrannies. »1404

Marquis de CONDORCET (1743-1794), Discours sur les émigrés, 27 octobre 1791 à l’Assemblée législative. Mémoires de Condorcet sur la Révolution française (posthume, 1824)

Parole d’un homme nouveau en politique. Encyclopédiste, disciple des physiocrates, mathématicien et philosophe en renom, il vient d’être élu député dans la nouvelle assemblée. Il sera réélu à la Convention. Condorcet finira Girondin, arrêté sous la Terreur. Il s’empoisonnera pour ne pas monter à l’échafaud. D’autres noms se sont suicidés pour diverses raisons. La science paiera un lourd tribut à la Révolution avec Lavoisier, guillotiné après Bailly. Mais la science est également honorée avec la création de l’École Polytechnique à l’initiative de Monge.

5. Gaspard MONGE 

« La géométrie descriptive est l’art de représenter sur une feuille de dessin qui n’a que deux dimensions, les corps de l’espace qui en ont trois et qui sont susceptibles d’une définition rigoureuse. »

Gaspard MONGE (1746-1818). L’Œuvre scientifique de Monge (1952), René Taton

Brillant géomètre et inventeur de la géométrie descriptive, Monge est une figure emblématique de la Révolution française, mais il a vécu avant sous l’Ancien régime et survécu brillamment, sous l’Empire de Napoléon.

Né en 1746 à Beaune d’un père marchand, il fait d’excellentes études chez les oratoriens. Auteur d’un plan de sa ville natale, il est remarqué par l’état-major de l’École (militaire) du Génie de Mézières où il devient dessinateur comme simple employé - le rang d’officier était réservé aux nobles. Il invente une méthode graphique pour définir le plan d’une fortification « imprenable », poursuit ses recherches, présente plusieurs mémoires à l’Académie des sciences relatifs à la géométrie différentielle, la géométrie descriptive, le calcul des variations, la combinatoire.

Ardent défenseur de la Révolution et bientôt Jacobin, il devient ministre de la Marine en septembre 1792, comme scientifique reconnu et partisan de la cause populaire. Il limite ses privilèges de ministre et partage sa résidence de fonction rue Royale avec des officiers de marine. Mais il démissionne en avril 1793, ,découragé par les querelles politiques, pour retourner à l’Académie des sciences - dissoute par la Convention en août !

Monge continue de travailler sur des projets militaires (nouvelle méthode de fabrication de poudre à canon) et projette une réforme du système éducatif, avec une école unique destinée à préparer toutes les catégories d’ingénieurs civils et militaires. Comme Lazare Carnot, autre créateur de la géométrie moderne, et Jacques-Élie Lamblardie, directeur de l’École des ponts et chaussées, il pense qu’une même formation au sein de la même école permettra d’en finir avec les rivalités entre ingénieurs de différentes spécialités : c’est l’École Centrale des Travaux Publics, future École Polytechnique.

« Pour la patrie, les sciences et la gloire. »

Devise de l’École polytechnique créée le 11 mars 1794 à l’initiative du mathématicien Gaspard Monge

Les membres fondateurs de l’école appartiennent à la franc-maçonnerie. Leurs idéaux sont ceux de la Révolution, visant l’indépendance du pays pour donner toute son autonomie à l’industrie nationale - Napoléon aura le même but. Il faut aussi orienter la jeunesse vers le savoir scientifique et la maîtrise de la technologie : l’enseignement, scientifique ou technique, est destiné aux couches les plus populaires et pas seulement aux classes privilégiées.

Professeur charismatique, Monge donne des cours d’analyse et de géométrie descriptive de 1794 à 1809, devenant en  même temps directeur de l’école à la demande de son ami Napoléon Bonaparte, toujours attiré par les scientifiques. Monge l’a rencontré lors d’une mission en Italie, lui vouant aussitôt une admiration sans borne et une indéfectible amitié. Embarqué dans la campagne d’Égypte comme chargé de mission aux côtés des mathématiciens Fourier et Malus, il met en place l’Institut d’Égypte au Caire. Sous l’Empire, il devient sénateur et même président du Sénat – c’est déjà la panthéonisation assurée – et comte de Péluse, richement doté. L’empereur rêvant d’Amérique fait encore des projets avec lui. Mais l’Empire est remplacé par la Restauration.

Cette fois, l’Histoire ne pardonne pas à Monge. Exclu de l’Institut national des sciences et des arts de Paris, il voit la fermeture de son École polytechnique - ressuscitée en 1817 sous le nom d’École royale polytechnique. Il tombe malade, frappé de plusieurs attaques d’apoplexie. Seuls quelques fidèles continuent de le voir. Il meurt en 1818. Aucun hommage officiel ne lui est rendu, mais ses anciens élèves de Polytechnique bravent l’interdiction au cimetière du Père-Lachaise où il repose – avant la panthéonisation républicaine associée au bicentenaire de la Révolution.

6. Abbé Henri GREGOIRE

« La liberté, l’égalité, l’humanité venaient de faire un grand abattis dans la forêt des abus. »1342

Abbé GRÉGOIRE (1750-1831). Le Clergé de quatre-vingt-neuf (1876), Jean Wallon

Comme l’abbé Sieyès, autre élu du clergé, il appuie et résume ainsi l’œuvre de la Constituante, notamment les décisions de la nuit du 4 août, sanctionnées par les décrets du 5 et du 11 août 1789 : c’est la fameuse « abolition des privilèges » qui touche la noblesse comme le (haut) clergé de France.

Henri Grégoire est né dans un petit village lorrain, dans une famille pieuse et d’origine modeste. Enfant curieux de tout, il décide à 12 ans d’être prêtre et devient l’abbé Grégoire à 26 ans.

Curé de campagne dans sa région natale, il prend en charge deux paroisses. Directeur spirituel, mais également guide temporel, il combat les préjugés en agronomie et aide les agriculteurs à améliorer leurs méthodes de culture. Il veille à l’éducation morale et hygiénique de ses ouailles. Dans sa cure, une bibliothèque d’ouvrages pratiques sur l’agriculture, l’hygiène et les arts mécaniques est à la disposition des villageois et à son départ, il la leur cèdera.

Esprit brillant, éclectique et philanthrope, il rencontre nombre de personnalités, y compris protestantes. Face aux  discriminations frappant les israélites, il se prononce pour une tolérance religieuse conforme aux Évangiles. Il parle l’anglais, l’italien, l’espagnol et un peu l’allemand et observe le fonctionnement démocratique de la Confédération suisse.

La Révolution qui va déchirer le clergé de France et bouleverser bien des consciences sera pour lui l’occasion de se révéler tout entier, profondément humaniste, partisan de l’égalité, investi d’un « ministère sacré », avec une vocation de leader républicain au caractère bien trempé.

Lors du serment de jeu de Paume du 20 juin 1789, il se distingue déjà comme chef de file du bas clergé. L’événement est immortalisé par David qui, bien inspiré, le place au centre de son tableau. Il siègera  parmi les députés de l’Assemblée, nationale d’abord, puis constituante, et fera entendre sa voix dans tous les grands débats.

Le 12 juillet 1790, il aide à faire passer la Constitution civile du clergé qu’il a largement inspirée. Par son exemple et ses écrits, il entraîne avec lui beaucoup d’ecclésiastiques hésitants. À ce titre, il est considéré comme le chef de l’Église constitutionnelle de France. Devenu ainsi « prêtre jureur » ou assermenté, il restera fidèle à son serment jusqu’à sa mort.

« Il faut tout refuser aux juifs comme nation, il faut tout leur accorder comme individus. »1398

CLERMONT-TONNERRE (1757-1792), Constituante, 27 septembre 1791. La Prison juive (2003), Jean Daniel

Les juifs (et les « nègres ») sont considérés comme des sous-hommes. Faut-il, au nom de l’égalité des droits, leur accorder la citoyenneté française ? Le cas fut longuement débattu, fin décembre 1789. L’abbé Grégoire -  l’« homme le plus honnête de France », dira de lui Stendhal - se fait le champion courageux de leur cause, avec Clermont-Tonnerre et quelques autres députés. Deux jours avant de se dissoudre, la Constituante abolit dans toute l’étendue du royaume les lois d’exception qui frappaient les juifs.

« Les hommes sensés n’imputeront jamais à la philosophie les horreurs commises en son nom sous le régime de la Terreur. »1535

Abbé GRÉGOIRE (1750-1831), Écrits sur les Noirs (1789-1808)

L’abbé Grégoire, député révolutionnaire et républicain, tient toujours le langage de la raison et de l’humanité. Fidèle à la pensée des Lumières, il ne peut que désapprouver le tournant révolutionnaire et l’escalade de la violence, en 1793. Mais en 1794, au début de la Convention thermidorienne, tout change et le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) voit le jour. L’acte de naissance de l’institution nouvelle – décret de la Convention nationale du 10 octobre 1794 – résulte d’un rapport très étayé, en date du 29 septembre 1794, établi par Grégoire.

« Il faut créer des écoles normales pour y former des instituteurs laïcs ; s’ils sont bons, vous aurez tout. Avec eux, l’instruction et la vertu pénètreront l’enfant par tous les sens. »

Abbé GRÉGOIRE (1750-1831), Discours du citoyen Grégoire, 30 juillet 1793

La première école normale ouvre en octobre 1794. Là encore, la Révolution finissante exauce ses vœux. Il va aussi organiser d’autres instruments de la connaissance mise à portée de tous. « Des bibliothèques et des musées formés avec choix sont en quelque sorte les ateliers de l’esprit humain. Il faut révolutionner les arts, rassembler tous les matériaux , tous les moyens, et transmettre cet héritage aux générations futures. » Cette foi laïque ne faiblit jamais : « Il faut éclairer l’ignorance qui ne connaît pas et la pauvreté qui n’a pas les moyens de connaître. » Les Républiques à venir exauceront une patrie de ses vœux.

« Ma voix et ma plume n’ont cessé de revendiquer les droits imprescriptibles de l’humanité souffrante, sans distinction de rang, de croyance, de couleur. »

Abbé GRÉGOIRE (1750-1831). Musée de l’Abbé Grégoire et site du CNAM (Conservatoire national des Arts et Métiers) : L’abbé Grégoire, un héritage toujours vivant.

Homme des Lumières en même temps qu’incarnation du révolutionnaire au meilleur sens du terme, il ne cesse d’écrire, trouvant encore le courage de s’opposer à Napoléon qui rétablit l’esclavage. La Restauration lui retire sa pension et il doit vendre sa bibliothèque pour vivre. Se sentant mourir, il demande les secours de la religion. L’archevêque de Paris lui demande de renoncer au serment prêté à la Constitution civile du clergé, mais fidèle à ses convictions, il refuse. Il meurt à 80 ans, privé de l’assistance d’un prêtre et de messe funéraire. Passant outre les ordres de l’archevêché, l’abbé Guillon lui donne l’extrême-onction. Son corps est ensuite conduit au cimetière du Montparnasse, accompagné par deux mille personnes, dont La Fayette, en violation du droit canonique et de l’interdit prononcé. La panthéonisation lui rendra justice.

7. Pierre et Marie CURIE

« Je suis de ceux qui pensent avec Nobel que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles. »/

Pierre CURIE (1859-1906), Conférence Nobel (1903)

C’est la conclusion d’un long attendu : « On peut concevoir que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux, et ici on peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible. L’exemple des découvertes de Nobel est caractéristique, les explosifs puissants ont permis aux hommes de faire des travaux admirables. Ils sont aussi un moyen terrible de destruction entre les mains des grands criminels qui entraînent les peuples vers la guerre. Je suis de ceux qui pensent… »

« Il faut faire de la vie un rêve et faire d’un rêve une réalité. »

Pierre CURIE (1859-1906), Journal intime (manuscrit) écrit à 18 ans. Gallica, fonds numérisé de la BNF

En 1895, Pierre Curie épouse une jeune polonaise, Maria Sklodowska, venue poursuivre ses études scientifiques à la faculté des sciences de Paris en 1892. Elle s’intéresse de près aux découvertes de Wilhelm Röntgen sur les rayons X et à celles d’Henri Becquerel qui découvrit la radioactivité en 1896. Pierre Curie abandonne ses recherches sur le magnétisme pour travailler avec sa femme sur l’uranium.

Pendant dix ans, le couple tente d’extraire une quantité suffisante pour en déterminer la masse atomique, tentative réussie en 1902. Pierre et Marie reçoivent la moitié du prix Nobel de physique en 1903 avec le Professeur Becquerel. Cette même année, ils sont lauréats de la Médaille Davy.
Le couple continue à travailler. Pierre, grand garçon timide, silencieux et doux, au visage méditatif jusqu’à la tristesse, fuyait le bruit fait autour de ses recherches. Il n’avait que faire de la gloire, cherchant le calme nécessaire à son étude. Il  redoutait aussi les conclusions hâtives tirées ici ou là, des faits constatés. Fuyant les honneurs et les décorations, l’argent du Nobel servait à financer la suite de ses recherches dans une sorte de hangar mal éclairé. Des tables, des fourneaux, des flacons de verre, des éprouvettes, un matériel succinct, rue Lhomond, derrière le Panthéon. C’est là que va naître le radium extrait de l’uranium, dans des conditions aujourd’hui impensables, vu la dangerosité des manipulations, en attendant le laboratoire en cours de construction…

19 avril 1906, sa mort bouleverse le destin. À l’angle de la rue Dauphine, courant pour éviter un fiacre qui se dirige vers le pont Neuf, il se heurte au cheval de gauche d’un camion arrivant en sens inverse. Il glisse et tombe sur le macadam. Une roue arrière le blesse mortellement à la tête. Ses obsèques ont lieu dans l’intimité familiale. Et Marie Curie va continuer le combat, tout entière vouée à la cause scientifique.

« La vie n’est facile pour aucun de nous. Mais quoi, il faut avoir de la persévérance, et surtout de la confiance en soi. Il faut croire que l’on est doué pour quelque chose, et que, cette chose, il faut l’atteindre coûte que coûte. »

Marie CURIE (1867-1934). Madame Curie (1938), Ève Curie

(Le couple avait deux filles. Ève Curie écrit une biographie mondialement connue de sa mère. Elle épousera Henry Labouisse, directeur de l’UNICEF qui reçoit le Nobel de la paix attribué à cette organisation en 1965.

Irène Joliot-Curie recevra comme ses parents le prix Nobel de chimie en 1935 avec son époux, Frédéric Joliot-Curie pour leurs travaux sur la radioactivité artificielle. Sous-secrétaire d’État à la recherche scientifique, c’est l’une des trois premières femmes à faire partie d’un gouvernement en 1936, sous le Front Populaire.)

Veuve à 39 ans, Marie Curie se retrouve seule à élever ses deux filles. D’apparence froide, allure austère, silhouette fantomatique, toujours en noir, elle n’a aucun souci de son apparence. Son monde reste celui des laboratoires, des chaudrons fumants et des fioles débordant de liquide incandescent. Les images que nous en avons semblent d’un autre âge.

« Sans la curiosité de l’esprit, que serions-nous ? Telle est bien la beauté et la noblesse de la science : désir sans fin de repousser les frontières du savoir, de traquer les secrets de la matière et de la vie sans idée préconçue des conséquences éventuelles. »

Marie CURIE (1867-1934). Madame Curie (1938), Ève Curie

Sa carrière culmine  en 1911 : prix Nobel de chimie (doublé unique dans l’histoire). Mais comme Pierre, elle n’a que faire de la reconnaissance et elle affronte la rumeur : la « Veuve radieuse » est la maîtresse de son confrère Paul Langevin, en instance de divorce. La presse nationaliste dénonce le scandale et plusieurs duels à l’épée au vélodrome du Parc des Princes opposent les partisans et les détracteurs du couple. Marie va désormais consacrer toute sa passion à la recherche.

Quand la guerre éclate, elle se rapproche du Dr Béclère qui lui enseigne l’usage des rayons X à des fins diagnostiques. Elle décide de mettre ses connaissances au service de la santé - et de France, en 1914.

Au front, elle découvre l’horreur de la guerre. La pénurie de denrées alimentaires et de médicaments, les blessés évacués à même la paille dans des wagons à bestiaux et une majorité de médecins qui ne savent pas opérer. Des milliers de soldats meurent faute de soins. D’autres sont amputés à cause d’erreurs de diagnostic.

Mi-août 1914, elle crée le premier service de radiologie mobile. Soutenue par de riches bienfaiteurs, elle récupère plus de 200 véhicules (les « petites Curie ») qu’elle équipe de dynamos, d’appareils à rayons X et de matériel photo. Elle sillonne les routes et longe les tranchées à la recherche de blessés. Ses postes de radiologie sauvent de nombreuses vies pendant la guerre. À 17 ans, Irène rejoint Marie au front. Elle la seconde, apprend sur le terrain.

« Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »

Marie CURIE (1867-1934). Madame Curie (Gallimard, 1938), Ève Curie

Et d’ajouter ce message qui vaut aujourd’hui plus que jamais : « C’est maintenant le moment de comprendre davantage, afin de craindre moins. La seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même. Quand la crainte ne veille pas, il arrive ce qui était à craindre. »

Marie Curie souffre d’une trop grande exposition aux éléments radioactifs qu’elle étudie depuis 1898, notamment au niveau des yeux et des oreilles. Au début des années 1920, très affaiblie, elle pense que le radium pourrait avoir une responsabilité dans ses problèmes de santé. Elle reste cependant à la direction de son Institut spécialisé dans la thérapeutique  contre le cancer grâce aux radiations produites par le radium.

Atteinte d’une leucémie radio-induite ayant déclenché une anémie aplasique, elle part en juin 1934 au sanatorium de Sancellemoz (Haute-Savoie). Elle refuse tout acharnement thérapeutique qu’elle sait inutile et meurt le 4 juillet, à 66 ans. Sa fille Irène Joliot-Curie mourra en 1956 d’une leucémie aiguë liée à son exposition au polonium et aux rayons X.

Le 20 avril 1995, sur décision du président François Mitterrand, les cendres de Pierre et Marie Curie sont transférées du cimetière familial de Sceaux au Panthéon de Paris.

8. André MALRAUX

« Les grandes manœuvres sanglantes du monde étaient commencées. »2684

André MALRAUX (1901-1976), L’Espoir (1937)

Vingt ans après sa mort, l’entrée de Malraux au Panthéon achève de sculpter la statue d’un homme qui, de la guerre d’Espagne à ses expéditions en Chine, a fait de sa vie une légende avec un entêtement qui confine au génie. Son parcours militaire et politique avec de Gaulle fait aussi partie de l’Histoire d’un siècle vécu intensément.

Après une jeunesse « contestable » et contestée, l’aventurier a bien tourné, s’engageant aux côtés des républicains qui combattent au cri de « Viva la muerte » dans cette guerre civile qui va durer trois ans et servir de banc d’essai aux armées fascistes et nazies. Contrairement à la majorité de ses confrères qui ont cru à la paix du monde, des Conquérants (1928) à L’Espoir (1937), en passant par La Condition humaine (prix Goncourt 1933), Malraux se fait l’écho prémonitoire de ce temps d’apocalypse. Lui-même devient un héros révolutionnaire, à l’image des héros de ses livres, avec un très grand talent dans l’aventure comme dans la littérature.

« Les États-Unis d’Europe se feront dans la douleur, et les États-Unis du monde ne sont pas encore là. »2874

André MALRAUX (1901-1976), Appel aux intellectuels, 5 mars 1948 à la salle Pleyel. André Malraux (1952), Pierre de Boisdeffre

Les rêves du XIXe siècle, ceux de Michelet, Hugo, Jaurès et autres apôtres des « États-Unis du monde », sont révolus selon Malraux : « Pour le meilleur comme pour le pire, nous sommes liés à la patrie. » Il défend la notion d’héritage culturel, au nom de quoi la France doit retrouver son rôle en Europe. Mais c’est aussi et surtout de Gaulle qui parle par sa voix.

« Autant qu’à l’école, les masses ont droit au théâtre, au musée. Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry faisait pour l’instruction. »3031

André MALRAUX (1901-1976), Discours à l’Assemblée nationale, 27 octobre 1966. André Malraux, une vie dans le siècle (1973), Jean Lacouture

De Gaulle a créé le ministère de la Culture pour Malraux. Leur dialogue au sommet, que seule la mort interrompra, est l’une des rencontres du siècle, saluée par François Mauriac : « Ce qu’ils ont en commun, c’est ce qu’il faut de folie à l’accomplissement d’un grand destin, et ce qu’il y faut en même temps de soumission au réel. »

Ministre des Affaires culturelles de 1958 à 1968, chaque automne, lors de la discussion du budget, Malraux enchante députés et sénateurs par des interventions communément qualifiées d’éblouissantes sur les crédits de son département – en fait notoirement insuffisants au regard des ambitions proclamées pour une véritable culture de masse ! Il faudra attendre l’arrivée de la gauche au pouvoir pour que ce ministère frôle le 1 % du budget de l’État.

Malraux définit ici la mission des maisons de la Culture implantées dans les villes moyennes, lieux de rencontre, de création, de vie, chargées de donner à chacun les « clés du trésor ». Ce rêve de démocratie culturelle est toujours actuel, à la fois vital et irréalisable.

9. Alexandre DUMAS

« Il est permis de violer l’histoire, à condition de lui faire un enfant. »^

Alexandre DUMAS (1802-1870), citation souvent citée, jamais sourcée, sans doute apocryphe

Cette phrase s’inscrit dans le mauvais procès fait à l’auteur le plus populaire (avec son confrère né la même année, Victor Hugo). Des critiques et des jaloux lui reprochent de « violer l’Histoire » (majuscule). D’où sa présumée réplique avec certaine variante : « Si j’ai violé l’Histoire, je lui ai fait de beaux enfants. »

Le « si » est de trop, c’est une évidence ! Dumas n’a cessé de prendre des libertés avec le récit national tel que le XIXe siècle s’est attaché à l’écrire, consciencieusement et professionnellement. Quant à la qualité de ses enfants, elle est indiscutable : Dumas est maître en la matière.

Seul reproche à lui faire, le nombre de ses « collaborateurs » pas souvent cités – autrement dit, des nègres ou ghost writers. Le plus connu est Auguste Maquet – qui lui intenta quelques procès et entre dans l’histoire littéraire à ce titre. Reste le génie de Dumas (père), incontestable. Son fils Alexandre Dumas reste connu pour un roman devenu mythique, La Dame aux camélias, directement inspiré de sa liaison avec la courtisane Marie Duplessis, devenue Marguerite Gauthier, morte d’amour et de phtisie.

« Tous pour un, un pour tous, c’est notre devise. »

Alexandre DUMAS (1802-1870) Parle de d’Artagnan, quatrième mousquetaire. Les Trois Mousquetaires (1844)

Les Trois Mousquetaires est le plus célèbre des romans de Dumas, initialement publié en feuilleton dans Le Siècle de mars à juillet 1844, édité en volume la même année aux éditions Baudry et réédité en 1846. Avant d’être adapté à l’écran en plusieurs versions.

La panthéonisation de Dumas intervient le 30 novembre 2002 après la célébration du bicentenaire de la naissance d’Hugo en février et de Dumas en juillet. Ces deux génies ont partagé un idéal littéraire et artistique - Dumas a participé avec éclat à la bataille d’Hernani en 1830, la Comédie-Française étant envahie de gilets rouges défendant le nouveau théâtre romantique d’Hugo. La même année, ils se sont aussi rejoints dans la lutte pour la République, escamotée par la nouvelle Monarchie de Juillet.

« Il y a des services si grands qu’on ne peut les payer que par l’ingratitude. »

Alexandre DUMAS (1802-1870), Mes mémoires (1852-1856)

L’Histoire ne fut pas ingrate pour l’auteur déjà bien payé de son vivant pour son apport à la Littérature. Romancier prolifique, Les Trois Mousquetaires sont suivis de Vingt ans après (1845) et Le Vicomte de Bragelonne (1847), sans oublier Le Comte de Monte-Cristo (1844 -1846) et La Reine Margot (1845). La scène lui rapporte assez pour qu’il se fasse construire son propre Théâtre-Historique sur les boulevards, mais il fera faillite, poursuivi par une centaine de créanciers, d’où son exil en Belgique ! Il en reviendra, pour de nouvelles aventures parisiennes.

Voici donc le 70ème grand Français à reposer dans la crypte du sanctuaire, sixième écrivain à entrer au Panthéon après Voltaire, Rousseau, Hugo, Zola et, depuis 1996, André Malraux et Maurice Genevoix. « Dumas aurait été ravi d’entrer au Panthéon et reposer au côté de Victor Hugo était un de ses rêves », dit son biographe Claude Schopp.

C’est aussi une belle revanche pour ce « quarteron », grand-mère noire et illettrée, père mulâtre, sang mêlé de bleu et de noir. Il dut souvent affronter des sarcasmes racistes et les regards d’une société française lui faisant grief de tout : son teint bistre, ses cheveux crépus à quoi trop de caricaturistes de l’époque voudront le réduire, sa folle prodigalité aussi.

10. Geneviève DE GAULLE-ANTHONIOZ

« En entrant dans le camp, c’était comme si Dieu était resté à l’extérieur. ».

Geneviève DE GAULLE ANTHONIOZ (1920-2002), La Traversée de la nuit (1998)

Avec elle, le grand nom entre au Panthéon le 27 mai 2015, journée nationale de la Résistance, dans une fournée de quatre résistant(e)s où la parité est parfaitement respectée par le président François Hollande.

Nièce du général de Gaulle, étudiante sous l’Occupation, elle s’engage dans la résistance active. Arrêtée par la Gestapo, déportée en février 1944 au camp de Ravensbrück, elle y reste jusqu’en février 1945. Elle écrit aussi : Je ne suis plus seule quand la porte se referme. Mes camarades m’ont rappelé cette chaîne de la fraternité qui nous unit les unes aux autres. »

La quête de spiritualité est déjà présente dans ce témoignage bouleversant : « J’essaie de prier, le « Notre Père », le « Je vous salue Marie », des fragments de psaumes. Du fond de l’abîme, moi aussi j’appelle Dieu comme l’ont fait tant d’autres. J’essaie de me remettre à la miséricorde du Père, de m’unir à l’agonie de Jésus au Jardin des Oliviers. Ce n’est même pas un silence qui me répond, mais la misérable rumeur de ma détresse. »

Traitée comme monnaie d’échange par Himmler, tenue au secret dans un camp au sud de l’Allemagne jusqu’en avril 1945, elle est finalement transférée à Genève où son père travaille comme consul.

De Gaulle lui a dédicacé le premier tome de ses Mémoires de guerre : « À ma chère nièce Geneviève, qui fut, tout de suite, jusqu’au bout, au fond de l’épreuve, au bord de la mort, un soldat de la France libre, et dont l’exemple m’a servi ».

« Lutter contre l’humiliation, croire que l’homme a une valeur, c’est ce qui nous sépare de la préhistoire. »

Geneviève DE GAULLE ANTHONIOZ (1920-2002), Le Secret de l’espérance (2001)

Livre testament de cette résistante, devenue présidente d’ADT Quart Monde (France), militante des droits de l’homme et de la lutte contre la pauvreté : « Comment espérer garantir l’accès de tous aux droits de tous si on ne demande pas en permanence ce qu’il advient du plus exclu ? La confiance de beaucoup de personnes en difficulté s’est altérée. Elles doutent de leur égale dignité d’êtres humains lorsqu’on les jette à la rue sans relogement, lorsqu’on leur prend leurs enfants sans leur avoir apporté le soutien suffisant pour les élever elles-mêmes, lorsque l’ouverture d’un droit se transforme en contrôle de la vie privée, lorsqu’on les enferme dans des emplois précaires qui ne leur permettent ni de vivre décemment, ni de faire des projets d’avenir. Nous avons besoin de regagner cette confiance. Pour cela, les plus démunis doivent être assurés que notre pays se remettra sans cesse en question tant que les droits fondamentaux ne seront pas effectifs pour tous. » Ces mots sont encore d’actualité – pour combien de temps encore ?

« Ce qu’il faut mendier, c’est la foi. Je me suis aperçue qu’une grande partie de mes incertitudes venait de ce que je comptais encore sur moi-même, alors que c’est à Dieu qu’il faut vraiment tout remettre. »

Geneviève DE GAULLE ANTHONIOZ (1920-2002), Lettres à une amie : Correspondance spirituelle. Parole et Silence (2005)

Elle écrit aussi : « Et tant que nous n’avons pas tout, absolument tout donné, nous savons bien que nous n’avons même pas commencé à aimer. » La première étape d’un dossier de canonisation comme sainte de l’Église catholique a été ouvert. En 2015, la procédure est arrêtée pour manque de postulateur. Mais cette même année, elle entre au Panthéon. Sa famille refusant qu’elle soit séparée de son mari, son  cercueil ne contient que de la terre du cimetière où elle repose.

11. Germaine TILLION

« Si j’ai survécu, je le dois d’abord et à coup sûr au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes et, enfin, à une coalition de l’amitié, car j’avais perdu le désir viscéral de vivre. »,

Germaine TILLION (1907-2008), Ravensbrück (1944)

Résistante et déportée, elle se hâte de témoigner sur le camp de sinistre mémoire, fait exceptionnel. Mais à bien des égards, un air de fraternité humaine et vibrante l’unit à Geneviève de Gaulle-Anthonioz, panthéonisée la même année 2015.

« L’asservissement ne dégrade pas seulement l’être qui en est victime, mais celui qui en bénéficie. »

Germaine TILLION (1907-2008), Le Harem et les cousins (1966)

C’est la scientifique (ethnologue et anthropologue) qui nous met en garde. Ses travaux portent sur les sociétés méditerranéennes. Elle va réaliser vingt missions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Elle s’engage particulièrement pour l’émancipation des femmes de Méditerranée. Son essai suscite des réactions hostiles de certains intellectuels du monde musulman, comme sa prise de position contre l’excision en 1979, perçue par certains comme « colonialiste ». Elle s’engage aussi au sein de l’Association contre l’esclavage moderne.

Jean Lacouture avoue qu’elle lui aura « appris au moins à ouvrir l’œil avant la bouche, et à poser une question avant d’y répondre ». Bel hommage venant de ce grand journaliste, biographe et historien.

« Le racisme est une peur devenue folle, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix si l’on veut que l’humanité survive. »

Germaine TILLION (1907-2008), La Taversée du mal (2004)

Mise en garde plus que jamais actuelle. Dans le même registre et le même témoignage, elle écrit aussi : « La misère peut soutenir le fanatisme : quand il n’y a plus aucune ressource, on se tourne vers Dieu. » On retrouve la parenté avec sa consœur en panthéonisation, Geneviève de Gaulle-Anthonioz.

12. Jean ZAY

« Les écoles doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas. »;

Jean ZAY (1904-1944), ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, Circulaire du 31 décembre 1936

Avocat au Barreau d’Orléans à 24 ans, député radical du Loiret à 27, ministre visionnaire de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du Front populaire à 31, emprisonné par le régime de Vichy à 36, assassiné par des miliciens antisémites un mois avant ses 40 ans. Il a tout pour devenir un martyr républicain exemplaire aux lendemains du second conflit mondial.

Le bilan de son action gouvernementale impressionne – il est comparé à Ferry, avec le même objectif, égalité sociale et diffusion de la culture. Pas seulement en mots, mais en actes !!

En quarante-quatre mois, au titre de l’Éducation nationale, il a institué les trois degrés d’enseignement (primaire, secondaire, supérieur), l’unification des programmes, la scolarité obligatoire jusqu’à quatorze ans, les classes d’orientation, les activités dirigées, les enseignements interdisciplinaires, la reconnaissance de l’apprentissage, le sport à l’école, les œuvres universitaires. Et au titre des Beaux-Arts, le Centre national de la Recherche scientifique  (CNRS), le musée des Arts et traditions populaires, le musée d’Art moderne, la Réunion des théâtres nationaux, le festival de Cannes - la première édition prévue le 1er septembre 1939 étant annulée pour cause de guerre.

« La guerre n’est pas seulement une machine à tuer ; elle est aussi une formidable machine à perdre son temps.
C’est d’ailleurs la marque de toute bureaucratie militaire, même en guerre, que d’étaler sur une interminable journée un travail effectif qui, partout ailleurs, demanderait une heure ou deux. »

Jean ZAY (1904-1944), Lettres de la drôle de Guerre (1939-1940)

L’humour de la situation n’échappe pas au témoin atterré de cette inflation administrative qui s’aggrave au temps de la « drôle de guerre ».

Dès le 2 septembre 1939, il rejoint l’armée dans sa classe d’âge et fait son devoir, bien noté comme « volontaire pour les missions les plus périlleuses. » 21 juin 1940, trois jours après l’Appel du général de Gaulle, refusant l’armistice et la solution Pétain, il embarque avec 27 parlementaires sur le Massilia, paquebot à destination de Casablanca, pour continuer la lutte en Afrique du Nord. À ses côtés, Daladier, Le Troquer, Mendès France, Pisani… L’équipage les accueille comme des « fuyards », l’anti parlementarisme ambiant est sensible chez les quelque 500 passagers, une foule hostile les attend à l’arrivée, le 24 juin. La grève de l’équipage interrompt le voyage, les demandes d’asile sont bloquées, tous les passagers se retrouvent consignés dans un grand hôtel par mesure de protection, mais ordre et contrordre se succèdent…

Considéré comme mobilisé en tant qu’officiers, Jean Zay, Mendès France et deux autres noms sont finalement arrêtés le 31 août, rapatriés en métropole et traduits devant le Tribunal militaire de Clermont-Ferrand pour « désertion devant l’ennemi ». Nouveau simulacre de procès, 4 octobre 1940, le tribunal militaire permanent siégeant à Clermont-Ferrand le condamne plus sévèrement que les trois autres : déportation à vie et dégradation militaire ! Certains historiens font la comparaison avec un autre juif, Dreyfus, « bouc émissaire idéal. » Transféré le 4 décembre 1940 au fort Saint-Nicolas à Marseille pour être déporté, sa peine de déportation au bagne est muée par le régime de Vichy en simple internement en métropole. 7 janvier 1941, Jean Zay se retrouve à maison d’arrêt de Riom. Il va y rester trois ans.

« Malheur à celui sur lequel se referme la porte d’une prison et qui n’a point de vie intérieure, qui ne saura s’en créer ! »

Jean ZAY (1904-1944), Souvenirs et solitude (posthume)

Aurait-il pu s’évader, avec son prestige auprès des résistants de mieux en mieux organisés ? Malgré la dureté des conditions de détention, il consacre ses forces au Journal de sa captivité. “Les hommes qui ne rêvent point la nuit perdent un tiers de leur existence.” En fait, il prépare l’après-guerre avec tant de projets en tête, de réformes qui s’imposent. Tenu informé par les visites de sa famille et le courrier reçu, il sait que la Libération approche…

20 juin 1944, trois miliciens viennent le chercher à la prison de Riom, avec un ordre de transfert pour Melun signé du directeur de l’administration pénitentiaire Ils se font passer pour des résistants déguisés prêts à lui faire rejoindre le maquis. Ils vont l’assassiner en plein bois dans la faille du Puits du diable, à Molles, dans l’Allier.

5 juillet 1945, la cour d’appel de Riom réexamine les faits reprochés à Jean Zay, constate qu’à aucun moment il ne s’est soustrait à l’autorité militaire et que « les poursuites intentées contre le sous-lieutenant Jean Zay ne peuvent s’expliquer que par le désir qu’a eu le gouvernement d’atteindre un parlementaire dont les opinions politiques lui étaient opposées et qu’il importait de discréditer en raison de la haute autorité attachée à sa personnalité ». Elle annule le jugement du 4 octobre 1940 et Jean Zay est réhabilité à titre posthume. La bureaucratie militaire a fini son travail. L’histoire continue le sien. 7 janvier 2015, un décret du ministère de la Culture et de la Communication annonce l’hommage de la Nation à la mémoire de quatre personnalités, avec le transfert des cendres de Jean Zay au Panthéon. La cérémonie a lieu le 27 mai 2015, journée nationale de la Résistance.

13. Pierre BROSSOLETTE

« Tout est fini. Ce pays n’existe plus… Et, enfin, comme il faut bien faire quelque chose, même quand il n’y a plus rien à faire, je suis des vôtres. »:

Pierre BROSSOLETTE (1903-1944), Réponse à Jean Cassou du Groupe du Musée de l’Homme en décembre 1942. Le Temps des méprises (1969), Jean-Pierre Bloch

C’est l’autre représentant de la résistance intérieure – avec et même contre Jean Moulin dont l’Histoire a imposé le nom. Intellectuel, normalien devenu journaliste, il dénonce en 1938 les accords de Munich – il est écarté de Radio PTT (radio d’État) où il travaillait. Mobilisé en août 1939, il reçoit la Croix de Guerre en 1940 pour son attitude au cours de la retraite de son unité, parvenant à ramener tous ses hommes avec leurs armes.

Il s’oppose au régime de Vichy incarné par Pétain. Résistant de la première heure, il fait partie du réseau Musée de l’Homme et collabore au journal Résistance. Après l’Appel, il rejoint de Gaulle à Londres et multiplie les missions sur le sol français. Compagnon de la Libération, Médaille de la Résistance… Parcours classique.

Reste le « cas Brossolette ». Les historiens en débattent toujours, mais le récit national a choisi son héros : Jean Moulin, panthéonisé par la volonté du président de Gaulle, sous les auspices de Malraux le 19 décembre 1964. Et pourtant… 

« Des houles de l’Arctique à celles du désert, des ossuaires de France aux cimetières des sables, la seule foi qu’ils confessent, c’est leur foi dans la France écartelée mais unanime. »

Pierre BROSSOLETTE (1903-1944), Discours à l’Albert Hall, « Hommage aux morts de la France combattante », 18 juin 1943

Forme et fond, on croit entendre la voix du général dans ce grand discours à l’Albert Hall de Londres rendant hommage aux résistants vivants ou morts pour la France, immortalisés au micro de la BBC comme « soutiers de la gloire » de l’armée des ombres. « Les rides qui fanaient le visage de la Patrie, les morts de la France combattante les ont effacées ; les larmes d’impuissance qu’elle versait, ils les ont essuyées ; les fautes dont le poids la courbait, ils les ont rachetées… Ce qu’ils attendent de nous, ce n’est pas un regret, mais un serment. Ce n’est pas un sanglot, mais un élan… »  

Brossolette a un autre point commun avec de Gaulle : il met en cause la Troisième République, responsable du naufrage de la France, alors que Jean Moulin est proche du radicalisme d’avant-guerre, défenseur des valeurs républicaines et de la démocratie, proche du parti communiste, anticipant ce que sera la Quatrième République. Brossolette, politiquement  visionnaire, précurseur du gaullisme « qu’il bâtissait en doctrine » (selon De Gaulle lui-même dans ses mémoires), bien que socialiste, dénonciateur féroce des dangers fasciste et communiste avant la guerre, est partisan de méthodes radicales.

Paradoxalement, de Gaulle va choisir l’option Jean Moulin et lui laisser le maximum de pouvoirs au sein du CNR (Conseil national de la Résistance). Il se sait critiqué pour son autoritarisme, soupçonné de dérives populistes ou fascisantes – Franklin Roosevelt voyait en lui un nouveau (général) Boulanger, contre Churchill qui répondait de leur allié. Mais quand il crée la Cinquième République, il renoue avec Brossolette, l’autre héros de la Résistance.

« L’Histoire un jour dira ce que chacun d’eux a dû d’abord accomplir pour retrouver dans la France combattante son droit à la mort et à la gloire. »

Pierre BROSSOLETTE (1903-1944), Discours à l’Albert Hall, « Hommage aux morts de la France combattante », 18 juin 1943

Ayant échappé plusieurs fois à des arrestations en France, Brossolette en mission voulait regagner Londres. Lors d’un barrage de routine, il est arrêté. Son identité sera découverte à la suite d’une imprudence de la Délégation générale à Paris. Torturé par la SD (service de renseignements de la SS), il choisit de se suicider, se jetant par la fenêtre du siège de la Gestapo, avenue Foch, après avoir donné un nom, le sien. 22 mars 1944.

Mona Ozouf plaidera pour sa panthéonisation – un peu seule contre tous les historiens.

« Faire entrer Pierre Brossolette au Panthéon, un affront à la mémoire de Jean Moulin. »

Pierre PEAN (1938-2019), titre de sa tribune, Le Monde, 31 mai 2013

Les attendus sont stupéfiants : « Les deux cercueils au Panthéon rendraient illisible l’histoire de cette dramatique période. Pour installer celui de Brossolette, il faudrait d’abord retirer celui de Moulin, en considérant a posteriori que « Max » n’aurait pas dû imposer l’unification de la Résistance intérieure sous sa houlette contre tous ceux qui la contestaient. La haine entre les deux hommes était si forte de leur vivant qu’il serait indécent de leur imposer une cohabitation post mortem. Faire entrer Brossolette au Panthéon, ce serait donner raison à tous ceux qui, depuis février 1943, n’ont pas accepté la nomination de Jean Moulin comme le seul représentant du général de Gaulle en France occupée. Et n’ont cessé de le salir, en le traitant notamment d’agent soviétique. »

Rappelons que les deux premiers panthéonisés de l’Histoire ont nom Voltaire et Rousseau – deux grands philosophes des Lumières qui se haïssaient autant qu’ils se méprisaient. La Révolution les a réunis, faisant preuve d’une tolérance remarquable en cette époque de Terreur.

14. Simone et Antoine VEIL

«  Quand j’ai vu qu’elle évoluait en Formule 1, je suis retourné au fond de la classe.  »=

Antoine VEIL (1926-2013), interview à Paris Match, 1974

Centriste et européen convaincu, cet énarque va goûter à la politique, élu conseiller de Paris en 1971, réélu. Mais quand son épouse est nommée ministre de la Santé en 1974, il préfère s’écarter et se concentrer sur le monde des affaires. Il sera donc « grand patron ». Curieux, joyeux, ouvert d’esprit, s’est-il jamais senti «  écrasé  » par celle qu’il surnomme affectueusement «  la patronne  » ? Non. «  Il n’y a pas d’orgueil froissé. Probablement parce que je n’ai jamais été non plus le mari à la maison.  » Plein d’humour, il aimait répondre à la question : «  Êtes-vous le mari de Simone Veil ? - Non, Simone Veil est ma femme.  »

Mariés à la vie à la mort et au-delà ! Après plus de 66 ans d’union, ils ne pouvaient que reposer l’un à côté de l’autre. En accord avec leur famille, le couple sera réuni pour l’éternité au Panthéon après la mort de Simone.

Les épreuves ont cimenté une union déjà solide. Une blessure intime, la mort de leur fils Claude-Nicolas, en 2002. Il y a aussi tous les aléas du combat politique, qui ne pèsent guère comparés à la tragédie de la Seconde Guerre mondiale dont Simone Veil parlait peu, de par sa nature pudique, mais aussi par principe.

« Je n’aime pas l’expression » devoir de mémoire ». Le seul » devoir » , c’est d’enseigner et de transmettre. »

Simone VEIL (1927-2017), Nouvel Observateur, 2005

Née Simone Jacob, juive arrêtée à 16 ans (en 1944) et déportée à Auschwitz où elle perd ses parents et son frère, elle sera l’une des trois survivantes de sa famille.

De retour en France, elle fait des études de droit et de science politique pour entrer dans la magistrature comme haut fonctionnaire. Nommée Ministre de la Santé par le président Giscard d’Estaing, elle marque à jamais son action et l’histoire des mœurs, faisant adopter la loi dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Le baptême du feu est rude. Elle ne cédera rien, mais sous les insultes, on la verra pleurer à la tribune.

« Je vous revois, Madame, faisant front contre l’adversité avec ce courage et cette résolution qui sont votre marque propre. Les attaques sont violentes. À certains moments, le découragement s’empare de vous. Mais vous vous reprenez toujours. Vous êtes une espèce d’Antigone qui aurait triomphé de Créon. »3159

Jean d’ORMESSON (1925-2017), Discours pour l’entrée de Simone Veil à l’Académie française, 18 mars 2010

Il rappelle le combat pour l’IVG en l’accueillant dans cette assemblée presque exclusivement masculine, lui qui s’est battu pour Marguerite Yourcenar première femme académicienne. Il a évoqué la guerre, l’horreur des camps de concentration et d’extermination. Puis l’épreuve de la ministre à la tribune de l’Assemblée. « Une minorité de l’opinion s’est déchaînée – et se déchaîne encore – contre vous. L’extrême droite antisémite restait violente et active. Mais d’autres accusations vous touchaient peut-être plus cruellement. « Comment vous, vous disait-on, avec votre passé, avec ce que vous avez connu, pouvez-vous assumer ce rôle ? » Le mot de génocide était parfois prononcé… Beaucoup d’entre nous, aujourd’hui et ici, se souviennent encore de ce spectacle où la grandeur se mêlait à la sauvagerie. Votre projet finit par être adopté à l’Assemblée nationale par une majorité plus large que prévu : 284 voix contre 189. La totalité des voix de gauche et – c’était une chance pour le gouvernement – une courte majorité des voix de droite. » C’était le 17 janvier 1975. L’« un des problèmes les plus difficiles de notre temps » était réglé, la vie des femmes en était changée.

« Ma revendication en tant que femme, c’est que ma différence soit prise en compte, que je ne sois pas contrainte de m’adapter au modèle masculin. »

Simone VEIL (1927-2017). Contact, l’encyclopédie de la création (Émission de TV canadienne)

Interrogée sur son engagement féministe en 2005 par la journaliste du Monde Annick Cojean, elle affirme avec son assurance tranquille :« Je ne suis pas une militante dans l’âme, mais je me sens féministe, très solidaire des femmes quelles qu’elles soient. ». Autre confidence murmurée : « …Je me sens plus en sécurité avec des femmes, peut-être est-ce dû à la déportation ? Au camp, leur aide était désintéressée, généreuse, pas celle des hommes. Et la résistance du sexe dit faible y était aussi plus grande. » Elle avoue encore : « On me reproche d’être autoritaire. Mais les regrets que j’ai, c’est de ne pas m’être battue assez sur tel ou tel sujet. » La journaliste tirera de ses entretiens avec Simone Veil un beau livre, simple et sincère à son image : La Force d’une femme (2020).

« Il n’y rien de plus ennuyeux qu’une réunion électorale. Un jour, je me suis endormie pendant mon propre discours. »

Simone VEIL (1927-2017), Le Nouvel Observateur, 14 Mars 1986

Était-ce à la tête du Parlement européen, poste qu’elle inaugure entre 1979 et 1982 ? Ou sera-ce au Conseil constitutionnel entre 1998 et 2007 ? Ce n’est pas une « bête de scène » et moins encore une oratrice née, mais elle possède une présence naturelle, une insoumission tranquille, un charisme personnel qui en impose à tous. Cette femme à la fois exceptionnelle et simple sera incroyablement populaire auprès des Français.

Simone Veil meurt le 30 juin 2017. Sa panthéonisation est aussitôt demandée par pétition et très vite annoncée par Emmanuel Macron, comme si la chose allait de soi. Même évidence, elle entre au Panthéon le 1er juillet avec son mari Antoine Veil. Le couple ne pouvait qu’être réuni pour l’éternité au Panthéon.

Les anonymes sont invités à la cérémonie, mais le nombre, la qualité et la diversité des grands noms présents, français comme étrangers, est impressionnante. Selon l’un de ses deux fils, le mot de la fin de Simone Veil fut simplement « Merci ».

15. Maurice GENEVOIX

« Être gai, savoir l’être au plus âcre des souffrances du corps, le rester lorsque la dévastation et la mort frappent durement auprès de vous, tenir bon à ces assauts constants que mènent contre le cœur tous les sens surexcités, c’est pour le chef un rude devoir, et sacré. »

Maurice GENEVOIX (1890-1980), Ceux de 14 (1949)

Le 11 novembre 2020, l’entrée de Maurice Genevoix et de « Ceux de 14 » au Panthéon met un point final aux commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale. Par le pouvoir de l’écriture, l’auteur a donné une voix et un visage à tous les Poilus, tous les anonymes tombés pour la France, cent ans après l’inhumation du Soldat inconnu.

Ce survivant occupe une place originale dans la vie littéraire française du XXe siècle, célébrant d’abord « l’invincible espérance des hommes », jamais désespéré, mas toujours lucide – leçon de vie dont nous pourrions toujours tirer profit. « Je ne veux point fermer mes sens pour rendre ma tâche plus facile. Je veux répondre à toutes les sollicitations du monde prodigieux où je me suis trouvé jeté, ne jamais esquiver les chocs quand ils devraient me démolir, et garder malgré tout, si je puis, cette belle humeur bienfaisante vers laquelle je m’efforce comme à la conquête d’une vertu. »
Est-ce l’un des secrets de ce petit homme au grand cœur, mort nonagénaire et projetant un roman où il aurait mis en exergue cette citation d’Hugo : « L’un des privilèges de la vieillesse, c’est d’avoir, outre son âge, tous les âges. »

« Je cours, pendant que les balles sifflent à mes oreilles et font jaillir la boue autour de mes jambes. À cette minute encore, je me sens soulevé, jeté en avant par une force qui n’est plus en moi : il faut trouver le commandant de la brigade, lui parler, provoquer l’ordre nécessaire. Je ne mesure pas le poids de ma responsabilité ; mais je la sens lourde, et l’ardente volonté de réussir me possède tout entier. »

Maurice GENEVOIX (1890-1980), Ceux de 14 (1949)

Sa vocation littéraire est née dans les tranchées. Il commence à écrire pendant son hospitalisation de sept mois, à partir de notes et de dessins consignées au front. Soucieux de témoigner des horreurs vécues avec  ses camarades dans les tranchées, il devient la voix de la Grande Guerre, à 24 ans.

Il publie Sous Verdun (1916), récit de la fameuse bataille dont le réalisme lui vaut d’être largement censuré - la guerre continue et rien ne doit nuire au moral des troupes ni des civils ! Suivront Nuits de guerre (1917), Au seuil des guitounes (1918), La Boue (1921) et Les Éparges (1923), tous ces textes étant réunis sous le titre Ceux de 14 en 1949.

Le réalisme de Genevoix, c’est simplement la réalité au mot à mot : « Hurrah ! Vorwärts ! Ils s’excitent en hurlant, les sauvages. Leurs voix rauques s’entendent à travers la fusillade, déchiquetées par les détonations pressées, charriées par le vent avec les rafales de pluie. Vent furieux, pluie forcenée ; il semble que la rage des combattants gagne le ciel. »

Mais la guerre n’est pas ce cauchemar à plein temps, c’est aussi cette monotonie irréelle : « Je suis dans cet état étrange qui fut le mien, pour la première fois, à Sommaisne. Mes jambes se meuvent toutes seules, je me laisse marcher, sans réflexion, seulement avec la conscience de cette allégresse toute-puissante qui me ravit à moi-même et fait que je me regarde agir. Longue étape, molle, hésitante. Ce n’est pas à vrai dire une étape, mais la marche errante de gens qui ont perdu leur chemin. Haucourt, puis Malancourt, puis Béthincourt. La route est une rivière de boue. Chaque pas soulève une gerbe d’eau jaune. Petit à petit, la capote devient lourde. On a beau enfoncer le cou dans les épaules : la pluie arrive à s’insinuer et des gouttes froides coulent le long de la peau. Le sac plaque contre les reins. Je reste debout, à chaque halte, n’osant pas même soulever un bras, par crainte d’amorcer de nouvelles gouttières. »

« Et ma guerre est finie. Je les ai tous quittés, ceux qui sont morts près de moi, ceux que j’ai laissés dans le layon de la forêt, aventurés au péril de la mort. »

Maurice GENEVOIX (1890-1980), Ceux de 14 (1949)

Artère humérale déchirée, nerfs sectionnés : un long parcours de douleur vécu dans les mois suivant sa blessure. Il reçoit les premiers soins à Verdun, évacué ensuite vers l’hôpital militaire de Vittel, puis de Dijon. Les opérations s’enchaînent et l’affaiblissent. Angoissé à l’idée de perdre son bras, il est également accablé par un terrible sentiment de trahison vis-à-vis de ses compagnons. La tragique bataille de Verdun continue et certains passages sont de nature à nuire au moral des troupes, selon les censeurs. Car l’auteur dit tout : les pillages par les soldats français, la vision insoutenable des chevaux éventrés, les hommes blessés soupçonnés de mutilation volontaire par les gendarmes, les ordres absurdes, la peur permanente et humiliante…

Le livre était quand même en lice pour le prix Goncourt en 1916,  mais c’est Le Feu d’Henri Barbusse, déjà introduit dans les cercles littéraires, qui est couronné. Malgré tout, le jeune écrivain est reconnu comme l’un des meilleurs témoins de la guerre de 14-18. Pas de lecture politique des événements ni d’arrangement avec la réalité. Le récit est vrai. Et ceux qui ont vécu cette guerre retrouvent ce qu’ils ont vécu : les combats et le quotidien dans les tranchées ou au repos. La vie dans la guerre. Le langage. Tout sonne vrai chez Genevoix qui n’a qu’une ambition : témoigner.

« Ce que nous avons déjà fait… En vérité, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes. Et nous l’avons fait. »

Maurice GENEVOIX (1890-1980), Ceux de 14 (1949)

Tout est dit… et tout reste à écrire sur la guerre, mais aussi sur la vie d’après.

L’autre secret du petit homme survivant à toutes ses blessures, c’est sa proximité avec la nature. Il reste pour ses livres régionalistes inspirés par la Sologne et le Val de Loire, le plus connu étant Raboliot (prix Goncourt 1925), avant La Dernière Harde (1938) ou La Forêt perdue (1967). On pourrait le panthéoniser pour son « écologie naturelle » très éloignée de l’écologie politique ou scientifique. C’est le fruit d’une observation, d’une fréquentation intime avec la terre, d’un ressourcement quotidien, créateur et bienfaisant, sans angoisse climatique. Toujours animé de sa volonté de témoigner, il écrit jusqu’à ses derniers jours. Son œuvre, portée par le souci de perpétuer ce qu’il a tenu pour mémorable et produit d’une grande longévité littéraire, rassemble 56 ouvrages.

16. Joséphine BAKER

« J’ai deux amours : mon pays et Paris. »-

J’ai deux amours, chanson, paroles de Géo Koger et Henri Varna, musique de Vincent Scotto

C’est le refrain fétiche de Joséphine Baker et jusqu’à la fin de sa vie, qu’elle entre en scène, sur un plateau de télévision,  dans un restaurant ou une boîte de nuit, l’orchestre se met aussitôt à jouer les premières mesures : « J’ai deux amours / Mon pays et Paris / Par eux toujours / Mon cœur est ravi / Ma savane est belle / Mais à quoi bon le nier / Ce qui m’ensorcelle / C’est Paris, Paris tout entier. »

Le Panthéon lui ouvre ses portes le 30 novembre 2021. Elle « coche toutes les cases » comme l’on dit : artiste populaire, star mondiale, femme libre, descendante d’esclave noire, bisexuelle assumée, naturalisée française, résistante triplement décorée, protectrice des animaux, mère de douze enfants adoptés et chacun d’ethnie différente… Sa vie est un feuilleton dont l’héroïne est douée de tous les talents, avec un sacré caractère et une énergie hors norme, dont elle a quand même abusé jusqu’à la limite de ses forces.

« Eh oui ! Je danserai, chanterai, jouerai, toute ma vie, je suis née seulement pour cela. Vivre, c’est danser, j’aimerais mourir à bout de souffle, épuisée, à la fin d’une danse ou d’un refrain. »

Joséphine BAKER (1906-1975), Les Mémoires de Joséphine Baker recueillies par Marcel Sauvage (1949)

Elle a tenu parole, ses dernières apparitions sont pathétiques, telle est sa (riche) nature ! Mais ce n’est pas la raison de sa panthéonisation et ses racines sont plus profondes. Elle nous donne la clé de l’énigme qu’est sa vie.

« Un jour j’ai réalisé que j’habitais dans un pays où j’avais peur d’être noire. C’était un pays réservé aux Blancs. Il n’y avait pas de place pour les Noirs. J’étouffais aux États-Unis. Beaucoup d’entre nous sommes partis, pas parce que nous le voulions, mais parce que nous ne pouvions plus supporter ça… Je me suis sentie libérée à Paris. »

Joséphine BAKER (1906-1975). Alliages culturels : la société française en transformation (2014), Heather Willis Allen, Sébastien Dubreil

Dans le Paris des Années folles, l’esthétique nègre est à la mode et la première exposition d’art nègre va influencer les artistes Fauves et Cubistes. Le peintre Fernand Léger conseille à l’administrateur du Théâtre des Champs-Élysées de monter un spectacle entièrement exécuté par des Noirs : la Revue nègre, vingt-cinq artistes dont douze musiciens parmi lesquels le trompettiste Sidney Bechet, et une danseuse de 19 ans à l’incroyable présence. Paul Colin crée l’affiche de la revue. Joséphine Baker y apparaît dans une robe blanche ajustée, poings sur les hanches, cheveux courts et gominés, entre deux noirs, l’un portant un chapeau incliné sur l’œil et un nœud papillon à carreaux, l’autre arborant un large sourire. Cette œuvre folklorique est l’une des grandes réussites de l’Art déco : les déformations cubistes rendent admirablement le rythme du jazz, nouveau en France à cette époque.

La « Vénus noire » est lancée en 1925 : elle a le diable au corps, vêtue d’une ceinture de plumes blanches, dansant  le charleston avec son partenaire Joe Alex. Scandale et succès immédiat. La salle affiche complet. Forte de sa renommée, Joséphine devient la meneuse des Folies Bergère en 1926 : les plumes laissent place à la ceinture de bananes. Encore plus provoquant. Le tout Paris des Années folles n’a plus que ce nom à la bouche : Joséphine Baker. D’autres artistes afro-américains vont séjourner en Europe : peintres, sculpteurs, poètes, romanciers trouvent à Paris le lieu où prolonger la « renaissance nègre » de Harlem et y apprécient une société libérale qui ignore la ségrégation.

« C’est la France qui m’a fait ce que je suis, je lui garderai une reconnaissance éternelle. La France est douce, il fait bon y vivre pour nous autres gens de couleur, parce qu’il n’y existe pas de préjugés racistes. Ne suis-je pas devenue l’enfant chérie des Parisiens. Ils m’ont tout donné, en particulier leur cœur. Je leur ai donné le mien. Je suis prête, capitaine, à leur donner aujourd’hui ma vie. Vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendez. »

Joséphine BAKER (1906-1975) à Jacques Abtey chef du contre-espionnage militaire à Paris qui la cite dans « Les Français Libres ». La Guerre secrète de Josephine Baker (1948), Jacques Abtey

Septembre 1939. Le capitaine Abtey est chargé de recruter des « Honorables Correspondants » susceptibles de se rendre partout sans éveiller les soupçons afin de recueillir des renseignements sur l’activité des agents allemands. Elle se présente à lui en toute simplicité, lors de leur première rencontre, villa Beau Chêne au Vésinet. Elle expliquera ensuite sa méthode pour faire passer des messages secrets : « C’est très pratique d’être Joséphine Baker. Dès que je suis annoncée dans une ville, les invitations pleuvent à l’hôtel. A Séville, à Madrid, à Barcelone, le scénario est le même. J’affectionne les ambassades et les consulats qui fourmillent de gens intéressants. Je note soigneusement en rentrant… Ces papiers seraient sans doute compromettants si on les trouvait. Mais qui oserait fouiller Joséphine Baker jusqu’à la peau ? Ils sont bien mis à l’abri, attachés par une épingle de nourrice (à son soutien-gorge). D’ailleurs mes passages de douane s’effectuent toujours dans la décontraction… Les douaniers me font de grands sourires et me réclament effectivement des papiers… mais ce sont des autographes ! »

Lors de son passage à Alger en 1943, le général de Gaulle, reconnaissant pour ses actions dans la Résistance, lui offre une petite Croix de Lorraine en or - qu’elle vendra aux enchères pour la somme de 350.000 francs au profit exclusif de la Résistance. Titulaire d’un brevet de pilote, pour masquer son engagement dans le contre-espionnage, elle rejoint les Infirmières Pilotes Secouristes de l’Air (IPSA) et accueille des réfugiés de la Croix Rouge.

À ses funérailles en 1975, c’est la première femme d’origine américaine à recevoir les honneurs militaires. Et le Panthéon ? Idée émise par l’écrivain Régis Debray dans une tribune du Monde, 16 décembre 2013. Son passé de résistante, sur lequel la Vénus noire fut toujours discrète, ainsi que son combat contre le racisme  beaucoup plus médiatisé, méritent de rester dans nos mémoires.

« Quelle importance y a-t-il à ce que je sois noire, blanche, jaune ou rouge ? (…) Dieu, en nous créant, n’a pas fait de différence. Pourquoi l’homme voudrait-il le surpasser en créant des lois auxquelles Dieu même n’a pas songé ? »

Joséphine BAKER (1906-1975), Discours du 28 décembre 1953 – Meeting de la LICA (Ligue internationale contre l’antisémitisme) (LICA) devenue en 1980 LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme)

Dans son château des Milandes (où elle perd tout l’argent gagné en tournées), elle est fière de sa « tribu arc-en-ciel ». Faute de pouvoir être mère, elle a adopté ses douze enfants, chacun d’une ethnie différente (coréen, finnois, français, japonais, ivoirien,  colombien, canadien, algérien, marocain, vénézuélien, juif français…).

Elle retourne aux USA en 1963 et participe à la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté organisée par Martin Luther King - elle prononce un discours, vêtue de son ancien uniforme de l’Armée de l’air française et de ses médailles de résistante. Tout le reste de sa vie, elle mettra sa popularité au service de ses idées inlassablement répétées : « Je combats la discrimination raciale, religieuse et sociale n’importe où je la trouve, car je suis profondément contre et je ne puis rester insensible aux malheurs de celui qui ne peut pas se défendre dans ce domaine. Du reste, je suis navrée d’être obligée de combattre car, à l’époque où nous vivons, de telles situations ne devraient pas exister. Je lutte de toutes mes forces pour faire abolir les lois existantes dans différents pays qui soutiennent la discrimination raciale et religieuse parce que ces lois font croire à ces citoyens qu’ils ont raison d’élever leurs enfants dans cet esprit. »

Bref, une belle personne, à tout point de vue, et bienvenue au Panthéon.

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