Honneur aux perdant(e)s ! (De la Troisième République à nos jours) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

Voici 46 cas, autant de situations différentes et souvent dramatiques.

  • Perdre la vie, perdre une bataille ou une place enviée, perdre un combat idéologique, perdre la confiance du peuple ou d’un partenaire essentiel, perdre la face et l’honneur.
  • Perdre parce qu’on est faible ou qu’on se croit trop fort, perdre par malchance, par injustice ou par la force des choses et du sens de l’Histoire : Louis XVI sous la Révolution.
  • Perdre individuellement, mais aussi en groupe (les femmes, les Templiers, les Girondins sous la Révolution, les canuts de Lyon, la Commune de Paris).

Certains cas semblent anecdotiques ou paradoxaux – nous assumons, avec des arguments.

Malgré tout, ces perdantes et perdants sont honorés à des titres divers.

« Aux grands hommes, la patrie reconnaissante » : le Panthéon leur fait place.

Ils se retrouvent ici et là statufiés ou s’inscrivent dans la toponymie de nos rues, nos places, notre environnement quotidien. Ils figurent dans les livres d’histoire et les dictionnaires, renaissent dans des œuvres de fiction littéraire, théâtrale, lyrique.

La sanctification honore volontiers les femmes, Blandine, Geneviève, Jeanne (d’Arc).

Parfois, les perdants font école, créant un courant d’idées, une théorie, voire une religion qui change le monde – Jésus-Christ, l’exemple « incroyable mais vrai ».

Autant de « qui perd gagne » permettant une revanche posthume.

On peut en tirer une petite philosophie de l’Histoire et réfléchir au travail de mémoire dont on parle tant. C’est le but de nos éditos et la preuve que les citations bien choisies se révèlent toujours utiles. C’est aussi l’occasion de démentir deux personnages exceptionnellement réunis : « À la fin, il n’y a que la mort qui gagne. » 2980
Charles de GAULLE (1890-1970), citant volontiers ce mot de STALINE dans ses Mémoires de guerre.

(Toutes les citations numérotées sont comme toujours tirées de notre Histoire en citations)

Honneur aux perdants, retrouvez nos quatre éditos :

IV. De la Troisième République à nos jours

LOUISE MICHEL (ET LA COMMUNE DE PARIS)

Révolution manquée, incarnée par la « Vierge rouge » et des socialistes plus ou moins utopistes et radicaux dont les idées vont nourrir nombre de réformes à venir. Suite à la tragique répression, la mémoire de la « Semaine sanglante » marquera les générations de gauche.

« Faisons la révolution d’abord, on verra ensuite. »2330

Louise MICHEL (1830-1905). L’Épopée de la révolte : le roman vrai d’un siècle d’anarchie (1963), Gilbert Guilleminault, André Mahé

C’est l’héroïne la plus populaire de cette page d’histoire : ex-institutrice, féministe, militante républicaine et anarchiste, surnommée la « Vierge rouge », elle appelle à l’insurrection les quartiers « rouges » de la capitale, ceux qui font toujours peur aux bourgeois : « Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes, / Venez, c’est l’heure d’en finir. / Debout ! La honte est lourde et pesantes les chaînes, / Debout ! Il est beau de mourir. »

On la voit sur les barricades dès les premiers jours du soulèvement de Paris : cause perdue d’avance, révolution sans espoir, utopie d’un « Paris libre dans une France libre » ? En tout cas, rien de moins prémédité que ce mouvement qui échappe à ceux qui tentent de le diriger, au nom d’idéaux d’ailleurs contradictoires.

« Au nom du peuple, la Commune est proclamée ! »2363

Gabriel RANVIER (1828-1879), place de l’Hôtel-de-Ville, Déclaration du 28 mars 1871. Histoire socialiste, 1789-1900, volume XI, La Commune, Louis Dubreuilh, sous la direction de Jean Jaurès (1908)

Ranvier est maire de Belleville, ouvrier peintre décorateur et disciple de Blanqui - l’éternel insurgé. Les élections municipales du 26 mars n’ont mobilisé que la moitié des Parisiens (230 000 votants), très majoritairement de gauche, beaucoup de gens des beaux quartiers ayant fui la capitale : 18 élus « bourgeois » refuseront de siéger à côté des 72 révolutionnaires, jacobins, proudhoniens, blanquistes, socialistes, internationaux.

Comment définir cette Commune ? Un conseil municipal de gauche, un contre-gouvernement élu, provisoire et rival de celui de Versailles, un exemple devant servir de modèle à la France ? La Commune de Paris se veut tout à la fois, mais ne vivra pas deux mois.

« Paris ouvrait à une page blanche le livre de l’histoire et y inscrivait son nom puissant ! »2364

Comité central de la garde nationale, Proclamation du 28 mars 1871. Histoire du socialisme (1879), Benoît Malon

En présence de 200 000 Parisiens, le comité central de la garde nationale s’efface devant la Commune, le jour de sa proclamation officielle. Le lyrisme s’affiche : « Aujourd’hui il nous a été donné d’assister au spectacle populaire le plus grandiose qui ait jamais frappé nos yeux, qui ait jamais ému notre âme. » Le mouvement s’étend à quelques villes : Lyon, Marseille, Narbonne, Toulouse, Saint-Étienne.

« La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur. »2365

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

Un quart de siècle après, elle fait revivre ces souvenirs vibrants et tragiques. Face aux Communards (ou Fédérés), les Versaillais se préparent, troupes commandées par les généraux Mac-Mahon et Vinoy. En plus des 63 500 hommes dont l’État dispose, il y a les 130 000 prisonniers libérés par Bismarck – hostile à tout mouvement populaire à tendance révolutionnaire. Le 30 mars, Paris est pour la seconde fois ville assiégée, bombardée, et à présent par des Français.

Premiers affrontements, le 2 avril : bataille de Courbevoie. Les Fédérés (ou Communards) tentent une sortie de Paris pour marcher sur Versailles (où l’Assemblée nationale s’est repliée), mais sont arrêtés par le canon du Mont Valérien, fort stratégique investi par les Versaillais depuis le 21 mars : les rêveurs de la Commune qualifient les obus qui les écrasent de « choses printanières » ! 17 tués (dont les 5 premiers fusillés de la Commune) et 25 prisonniers chez les Fédérés. Dans l’armée versaillaise, 5 morts et 21 blessés.

« Nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l’histoire. »2369

La Commune, Déclaration au peuple français, 19 avril 1871. Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars (1872), Commission d’enquête sur l’insurrection du 18 mars, comte Napoléon Daru

La Commune ne fait pas que se défendre et attaquer. Elle gouverne Paris et prend des mesures importantes qui préfigurent l’œuvre de la Troisième République : séparation des Églises et de l’État, instruction laïque, gratuite et obligatoire en projet. Elle est socialiste quand elle « communalise » par décret du 16 avril les ateliers abandonnés par les fabricants en fuite, pour en donner la gestion à des coopératives formées par les Chambres syndicales ouvrières. Ce qui fait écrire à Karl Marx, l’année même : « C’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiatives sociales » (La Guerre civile en France).

« Paris sera soumis à la puissance de l’État comme un hameau de cent habitants. »2373

Adolphe THIERS (1797-1877), Déclaration du 15 mai 1871. La Commune (1904), Paul et Victor Margueritte

Ces mots plusieurs fois répétés annoncent la Semaine sanglante du 22 au 28 mai. Le chef du gouvernement amasse toujours plus de troupes aux portes de Paris, espérant sans trop y croire que ses menaces feront céder les Communards.

« Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’ait droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part, moi ! Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi ! »2375

Louise MICHEL (1830-1905). Histoire de ma vie (2000), Louise Michel, Xavière Gauthier

La Vierge rouge se retrouve sur les barricades, fusil sur l’épaule. Paris est reconquis, rue par rue, et incendié. La dernière barricade des Fédérés, rue Ramponeau, tombe le 28 mai 1871. À 15 heures, toute résistance a cessé.

« Le bon Dieu est trop Versaillais. »2378

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

Elle témoigne de l’inévitable victoire des Versaillais, vu l’inégalité des forces et de l’organisation. Bilan de la Semaine sanglante, du 22 au 28 mai 1871 : au moins 20 000 morts chez les insurgés, 35 000 selon Rochefort. De son côté, l’armée bien organisée des Versaillais a perdu moins de 900 hommes, depuis avril.

Les journalistes, unanimes, condamnent la répression. La Seine est devenue un fleuve de sang. Dans Le Siècle, on écrit : « C’est une folie furieuse. On ne distingue plus l’innocent du coupable. » Et dans Paris-Journal du 9 juin : « C’est au bois de Boulogne que seront exécutés à l’avenir les gens condamnés par la cour martiale. Toutes les fois que le nombre des condamnés dépassera dix hommes, on remplacera par une mitrailleuse le peloton d’exécution. »

3 500 insurgés sont fusillés sans jugement dans Paris, près de 2 000 dans la cour de prison de la Roquette, plusieurs centaines au cimetière du Père-Lachaise : c’est le « mur des Fédérés », de sinistre mémoire. Il y aura 400 000 dénonciations écrites – sur 2 millions de Parisiens, ce fort pourcentage de délateurs montre assez la haine accumulée.

« On ne peut pas tuer l’idée à coups de canon ni lui mettre les poucettes [menottes]. »2381

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

Condamnée, déportée en Nouvelle-Calédonie, amnistiée en 1880, elle reviendra en France pour continuer le combat en militante. « Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout », dit Hugo à propos de la Commune. La force des idées est l’une des leçons de l’histoire, la Commune en est l’illustration, malgré la confusion des courants qui l’animèrent.

Un chant y est né, porteur d’une idée qui fera le tour du monde et en changera le cours, c’est L’Internationale : « Debout ! Les damnés de la terre ! / Debout ! Les forçats de la faim ! (…)  « C’est la lutte finale ; / Groupons-nous et demain / L’Internationale / Sera le genre humain. » Paroles d’Eugène Pottier, mises en musique par Pierre Degeyter.

« [La Commune] fut dans son essence, elle fut dans son fond la première grande bataille rangée du Travail contre le Capital. Et c’est même parce qu’elle fut cela avant tout […] qu’elle fut vaincue et que, vaincue, elle fut égorgée. »2384

Jean JAURÈS (1859-1914), Histoire socialiste, 1789-1900, volume XI, La Commune, Louis Dubreuilh (1908)

Jaurès, qui dirige ce travail en 13 volumes juge à la fois en historien et en socialiste. Homme politique, il sera toujours du côté du Travail et des travailleurs. N’excluant pas le recours à la force insurrectionnelle malgré son pacifisme, il aurait sans doute été Communard.

« Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Ses martyrs seront enclos dans le grand cœur de la classe ouvrière. »2385

Karl MARX (1818-1883), La Guerre civile en France (1871)

Hommage du militant révolutionnaire, même si le théoricien socialiste émit de nombreuses réserves ! Le mouvement ouvrier français restera marqué par les conséquences de la Commune : vide dans le rang de ses militants, haine des victimes contre les bourreaux, force du mythe qui s’attache à jamais au nom de la Commune.

ADOLPHE THIERS

Républicain de la première heure et longtemps condamné à l’opposition malgré son goût du pouvoir, il rate de peu la présidence sous la Troisième République et reste impopulaire dans l’histoire pour sa répression de la Commune. Double injustice réparée par quelques historiens.

« Faisons donc la République, la République honnête, sage, conservatrice. »2060

Adolphe THIERS (1797-1877), Manifeste de M. Thiers. Portraits historiques (1883), H. Draussin

Apparition d’un homme politique qui va faire carrière jusque sous la Troisième République. Pour l’heure, Louis Adolphe Thiers est un jeune avocat qui a fréquenté les milieux libéraux et collaboré au Constitutionnel. En janvier 1830, il crée un autre journal d’opposition (orléaniste), Le National. Il défend une monarchie constitutionnelle de type anglais et s’oppose aux Doctrinaires, Guizot et Royer-Collard pour qui « le trône n’est pas un fauteuil vide ». Ces débats agitent l’opinion.

La Charte revue et corrigée, approuvée le 7 août 1830 par une majorité de députés (219 contre 33, mais plus de 200 absents), reconnaît certes la liberté de la presse, l’abolition de la censure, l’initiative des lois à la Chambre, la suppression des justices d’exception, tandis que le catholicisme n’est plus religion d’État. Mais l’on se retrouve quand même en monarchie. Le 9 août, le duc d’Orléans prête serment sur la Charte et devient Louis-Philippe Ier, roi des Français (et non plus roi de France). Thiers va cautionner cette monarchie constitutionnelle, comme le très républicain La Fayette qui s’y est rallié. Ministre de Louis-Philippe à plusieurs reprises, Thiers tentera de sauver le régime en 1848.

« La République est le gouvernement qui nous divise le moins. »2201

Adolphe THIERS (1797-1877), Assemblée législative, 13 février 1850. L’Empire libéral : Louis-Napoléon et le coup d’état (1897), Émile Ollivier

Le parti de l’Ordre est au pouvoir et cette majorité satisfait ou rassure, sous cette Deuxième République. Mais Thiers se méfie bientôt de Louis-Napoléon devenu président de cette République, avant d’instaurer le Second Empire (suite à un coup d’État). Thiers se retrouve dans l’opposition républicaine et se fait remarquer pour sa défense des libertés, puis son hostilité à la guerre franco-allemande.

« Pacifier, réorganiser, relever le crédit, ranimer le travail, voilà la seule politique possible et même concevable en ce moment. »2355

Adolphe THIERS (1797-1877), présentant son ministère et son programme à l’Assemblée, Bordeaux, 19 février 1871. Questions ouvrières et industrielles en France sous la Troisième République (1907), Pierre Émile Levasseur

1871 : année de tous les pouvoirs et tous les dangers pour cet homme de 74 ans, élu député par 26 départements à la fois et devenu « chef du pouvoir exécutif de la République », le 17 février. Lourde tâche, dans une France vaincue et déchirée.

En vieux routier de la politique, Thiers s’engage à respecter la trêve des partis et à différer toute discussion sur la forme du régime et la Constitution. Son programme prend le nom de Pacte de Bordeaux. Mais la guerre civile va de nouveau bouleverser le pays et déjouer tous les plans politiques.

« Il n’y a qu’une solution radicale qui puisse sauver le pays : il faut évacuer Paris. Je n’abandonne pas la patrie, je la sauve ! »2361

Adolphe THIERS (1797-1877), aux ministres de son gouvernement, 18 mars 1871. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Thiers a décidé d’en finir avec la Commune et la Terreur qui s’organise dans Paris, affolant une France majoritairement monarchiste et fondamentalement bourgeoise. Ordre est donné de désarmer les quelque 200 000 gardes nationaux organisés en Fédération et de récupérer les 227 canons qui ont servi à la défense de Paris contre les Prussiens, à présent regroupés à Montmartre et Belleville, quartiers populaires.

Les 4 000 soldats font leur devoir sans enthousiasme. La foule, les femmes surtout s’interposent. Deux généraux, l’un chargé de l’opération, l’autre à la retraite, mais reconnu, sont arrêtés, traînés au Château rouge (ancien bal de la rue Clignancourt, devenu quartier général des Fédérés), blessés, puis fusillés : Lecomte et Thomas. Clemenceau, maire du XVIIIe arrondissement et témoin, est atterré. « On ne connaîtra jamais les responsables de cette exécution sommaire : leur nom est la foule » (Georges Duby). C’est l’étincelle qui met le feu à Paris, insurgé en quelques heures.

Thiers renonce à réprimer l’émeute – il dispose de 30 000 soldats face aux 150 000 hommes de la garde nationale et il n’est même pas sûr de leur fidélité. Il abandonne Paris au pouvoir de la rue et regagne Versailles, ordonnant à l’armée et aux corps constitués d’évacuer la place. C’est la première journée de la Commune (au sens d’insurrection) : la tragédie va durer 72 jours. Elle se termine par la Semaine sanglante du 22 au 28 mai.

La presse dénonce la sauvagerie de la répression, mais Thiers gagne en popularité auprès des Français pour ce rétablissement de l’ordre devenu indispensable. L’heure de gloire semble enfin arrivée pour le vieux Républicain.

« Chef, c’est un qualificatif de cuisinier ! »2418

Adolphe THIERS (1797-1877). Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Le petit homme, surnommé Foutriquet pour sa houppe de cheveux et son mètre cinquante-cinq, troque son titre de chef du pouvoir exécutif pour celui, plus prestigieux, de président de la République autoproclamé, le 31 août 1871, tandis que l’Assemblée se proclame Constituante : c’est la loi Rivet (député de centre gauche, ami de Thiers). Rappelons que la tâche institutionnelle avait sagement été remise à plus tard, en février 1871.

Profitant de son prestige, le « libérateur du territoire » s’impose, aussi conservateur que républicain, soutenu par Gambetta lui-même, républicain d’extrême gauche à la tête de l’Union républicaine.

« La République existe, elle est le gouvernement légal du pays, vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes. »2422

Adolphe THIERS (1797-1877), Discours de rentrée parlementaire, 13 novembre 1872. Discours parlementaires de M. Thiers : 1872-1877 (posthume, 1883)

Il veut défendre « sa » République qui n’est toujours qu’un régime provisoire. Il rappelle que c’est « le régime qui nous divise le moins » (autre idée « opportuniste ») et met en garde les monarchistes, majoritaires de l’Assemblée.

« La République sera conservatrice ou elle ne sera pas. » Il prêche toujours pour sa paroisse, en l’occurrence sa personne. Et d’insister : « Tout gouvernement doit être conservateur et nulle société ne pourrait vivre sans un gouvernement qui ne le serait point. » Il vise alors les républicains avancés de l’Assemblée.

C’est la tactique classique du « un coup à droite, un coup à gauche ». Fort de son autorité, Thiers veut rassurer le pays et pour faire la République, jouer l’alliance des républicains modérés et des orléanistes, contre les extrêmes : légitimistes ultras inconditionnels du drapeau blanc et nostalgiques de la Commune révolutionnaire. Le conflit va éclater quelques mois plus tard.

« Il faut tout prendre au sérieux, mais rien au tragique. »2427

Adolphe THIERS (1797-1877), Discours à la Chambre des députés, 24 mai 1873. Annales de l’Assemblée nationale, volume XVIII (1873), Assemblée nationale

Contesté pour son parti pris républicain par les monarchistes majoritaires, Thiers a perdu son droit de parole à l’Assemblée : président de la République, il ne peut plus s’exprimer que par un message lu, ne donnant lieu à aucune discussion (loi de Broglie, du 13 mars). Il se conforme à ce « cérémonial chinois ».

La veille, de Broglie l’a interpellé sur la nécessité de défendre l’« ordre moral », des députés royalistes lui demandant de faire prévaloir une « politique résolument conservatrice ». Le 24 mai au matin, avant la séance à la Chambre, il réaffirme sa position républicaine : « La monarchie est impossible : il n’y a qu’un trône, et on ne peut l’occuper à trois ! » Outre le comte de Paris et le comte de Chambord, il y a encore le prince impérial, fils de Napoléon III.

L’après-midi, en son absence, par 360 voix contre 334, l’Assemblée vote un blâme contre Thiers. Il offre sa démission. Il n’y est pas obligé, mais il est sûr qu’on le rappellera et sa position en sera renforcée. Le soir, sa lettre est lue à l’Assemblée qui procède aussitôt à l’élection du nouveau président. La gauche s’abstient… et le maréchal Mac-Mahon, candidat des royalistes, est élu. Thiers a joué, et perdu. Saluons son humour devenu proverbe : « Il faut tout prendre au sérieux, mais rien au tragique. »

« La République, c’est la nécessité. »2455

Adolphe THIERS (1797-1877). Discours parlementaires de M. Thiers : 1872-1877 (posthume, 1883)

Dernier message du vieux républicain. Il meurt le 3 septembre 1877. Sa famille refuse les obsèques officielles. Mais 384 villes sont représentées et une foule estimée à un million assiste à ses funérailles parisiennes.

L’émotion nationale atteste à la fois l’immense prestige du petit homme et son incontestable réussite : son ralliement à la République a su rallier le pays à ce régime et réconcilier les Français avec les républicains. Le presse témoigne de sa popularité.

« Ce vieillard, dont l’histoire était celle du pays depuis près de soixante ans, apparaissait déjà comme un personnage légendaire et, cependant, avec le passé, il représentait pour nous, pour la France républicaine et libérale, un avenir long et utile… Il avait encore des services à rendre, des conseils à donner, des hommes à éclairer  ; sa grande expérience, sa clairvoyance inaltérable, sa passion du bien public donnaient à ses avis une autorité tout à fait unique ».

Journal Le Temps, 5 septembre 1877, résumant la carrière de Thiers

L’impopularité viendra plus tard, par ignorance de l’histoire (certes complexe) qui a précédé l’avènement de la Troisième République et par le culte de la Commune qui ne va cesser de grandir.

En 1990, l’historien François Roth résume bien : « Il faut débarrasser la mémoire de Thiers des légendes qui l’obscurcissent. La plupart de ses contemporains l’ont porté aux nues et n’ont pas tari d’éloges sur « l’illustre négociateur », sur l’éminente sagesse de « l’illustre homme d’État ». Les historiens du début du [XXe] siècle ont baissé un peu le ton tout en l’approuvant. Puis un courant d’opinion amorcé par les ouvrages d’Henri Guillemin l’a rejeté. Pour les insurgés de 1968 et les célébrants intellectuels du centenaire de la Commune, le cas de Thiers n’est même plus plaidable […] Il faut toujours revenir au contexte de février 1871. Avec ce qui restait d’armée, la reprise de la guerre était une totale illusion. […] Thiers a été suivi, la mort dans l’âme, par l’immense majorité de ses compatriotes. » La Guerre de 70, Fayard, 1990.

« Je n’aimais pas ce roi des prud’hommes. N’importe ! comparé aux autres, c’est un géant. »2456

Gustave FLAUBERT (1821-1880), à la mort de Thiers, Correspondance (1893)

« … et puis il avait une vertu rare : le patriotisme. Personne n’a résumé comme lui la France, de là l’immense effet de sa mort. » Flaubert, un an plus tôt, s’exclamait pourtant : « Rugissons contre M. Thiers ! Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! Non, rien ne peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie ! Il me semble éternel comme la médiocrité ! »

Cet hommage posthume et du bout de la plume prendra encore plus de valeur par la suite : le personnel politique de la Troisième République fut – sauf exceptions – d’une grande médiocrité.

CLEMENT ADER

Inventeur tout terrain, la Troisième République ne l’a pas soutenu au même titre que d’autres noms. Il reste quand même dans la mémoire collective comme le premier aviateur de l’histoire.

« Ils m’ont étranglé avec la cravate. »2537

Clément ADER (1841-1925). Lettre ouverte à mon grand-père qui avait le tort d’avoir raison (1995), Marcel Jullian

C’est le pionnier de l’aviation avec le premier vol au monde d’un mètre de haut et cinquante de long sur Éole I, petit monomoteur, en octobre 1890. Une nouvelle démonstration au camp de Satory en 1897 échoue en raison d’un vent violent et le ministre de la Guerre ne donne pas suite à sa commande. L’ingénieur et inventeur par ailleurs touche-à-tout renonce en 1903, découragé par l’incompréhension des politiques.

Il a ce mot bien plus tard, quand on veut le consoler avec la « cravate » en le nommant commandeur de la Légion d’honneur. Louis Blériot vengera Ader en traversant la Manche en avion (juillet 1909) et Roland Garros, la Méditerranée (septembre 1913).

« Le vol des oiseaux et des insectes m’a toujours préoccupé… J’avais essayé tous les genres d’ailes d’oiseaux, de chauve-souris et d’insectes, disposées en ailes battantes, ou ailes fixes avec hélice… je découvris l’importante courbe universelle du vol ou de sustentation. »

Clément ADER (1841-1925), L’Aéroplane Éole, 1893

Il consacra une partie de sa vie à la réalisation d’un rêve d’enfant : faire voler un « plus lourd que l’air autopropulsé ». Ses travaux et recherches pour y parvenir coûtaient cher. Il trouva d’abord un parrain à la fois généreux et avisé, l’homme d’affaires Isaac Pereire, créateur de la banque moderne avec son frère Isaac-Jacob sous le Second Empire. Pendant la guerre de 1870, employé comme scientifique, Clément Ader tente sans succès de réaliser un cerf-volant capable d’emporter un homme.

En 1874, il construit un planeur de neuf mètres d’envergure, pesant 24 kg et capable de recevoir un moteur. Certaines photographies de son ami Nadar en témoignent. Des études menées au Musée de l’air et de l’espace du Bourget tendraient à montrer que cette machine était capable de s’élever dans les airs.

Par la suite, ayant convaincu le ministre de la Guerre de financer ses travaux, Ader (aidé de Ferdinand Morel, ingénieur qui dessina les plans de l’avion Chauve-souris) mit au point des prototypes aux voilures inspirées d’observations naturalistes, imitant l’aile de la chauve-souris. Ader pensait qu’une fois le vol maîtrisé, une aile rigide comme celle des oiseaux serait plus efficace et plus solide. Mais il ne fallait pas tenter de reproduire le battement des ailes d’oiseau, le concept de voilure fixe étant plus approprié. Entre 1890 et 1897, il réalisa trois appareils : l’Éole, financé par lui-même, le Zéphyr (Ader Avion II) et l’Aquilon (Ader Avion III) subventionnés par l’État.

GÉNÉRAL BOULANGER

Le Brav’ général jouit d’une incroyable popularité qui met en danger la République, avant de sombrer dans le ridicule – aidé par Clemenceau. Il laisse quand même son nom au « boulangisme », précurseur du populisme de plus en plus répandu.

« La popularité du général Boulanger est venue trop tôt à quelqu’un qui aimait trop le bruit. »2481

Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Le Boulangisme (1946), Adrien Dansette

Boulanger est imposé au gouvernement le 7 janvier 1886 par les radicaux, Clemenceau en tête, avec qui les républicains opportunistes doivent compter. Le nouveau ministre de la Guerre devient vite le « brav’général Boulanger » pour l’armée, sachant se rendre populaire par diverses réformes qui améliorent l’ordinaire du conscrit. Sa popularité va gagner les rangs des innombrables mécontents du régime. Le 14 juillet 1886 sera la première apothéose de sa fulgurante ascension.

« Il reviendra quand le tambour battra,
Quand l’étranger m’naç’ra notre frontière
Il reviendra et chacun le suivra
Pour cortège il aura la France entière. »2485

Refrain populaire en l’honneur du général Revanche (1887), chanson.  Le Général Boulanger jugé par ses partisans et ses adversaires (1888), Georges Grison

Le 8 juillet 1887, la foule se masse à la gare de Lyon pour empêcher le départ de son idole. La popularité de Boulanger devenait gênante pour les (républicains) opportunistes qui ont par ailleurs jaugé le personnage, irresponsable et bien léger. En mai, il a perdu son portefeuille sous le nouveau ministère Rouvier. Le voilà expédié à Clermont-Ferrand pour commander le 13e corps d’armée. Mais le voilà aussi éligible.

« Dissolution, Révision, Constituante. »2492

Général BOULANGER (1837-1891), Mot d’ordre de sa campagne électorale, printemps 1888. Histoire politique de l’Europe contemporaine (1897), Charles Seignobos

Le scandale des décorations à l’Élysée a transformé la vague de sentimentalité populaire en mouvement politique : le boulangisme, devenu « syndicat des mécontents », hostile aux (républicains) opportunistes au pouvoir, menace le régime parlementaire. Il rassemble des radicaux qui veulent depuis toujours la révision de la Constitution (Rochefort, Naquet), des patriotes de droite qui ne rêvent que revanche (Déroulède), mais aussi des royalistes et des bonapartistes.

Boulanger se pose en champion d’une République nouvelle et crée son Parti républicain national. Clemenceau se méfie, voyant poindre un nouveau Bonaparte, et Charles Floquet, président du Conseil, dans son discours à la Chambre du 19 avril 1888, qualifie le général Boulanger de « manteau troué de la dictature », avant de le blesser dans un duel à l’épée, le 13 juillet.

« Pourquoi voulez-vous que j’aille conquérir illégalement le pouvoir quand je suis sûr d’y être porté dans six mois par l’unanimité de la France ? »2496

Général BOULANGER (1837-1891), réponse aux manifestants, 27 janvier 1889. Histoire de la Troisième République, volume II (1963), Jacques Chastenet

Réponse aux manifestants qui lui crient : « À l’Élysée ! » et marchent vers le palais où le président Carnot fait déjà ses malles ! Boulanger choisit la légalité ce 27 janvier 1889, il choisit aussi d’écouter les conseils de sa maîtresse passionnément aimée, Marguerite de Bonnemains– il ignore qu’elle travaille pour la police.

Cela laisse le temps au gouvernement de réagir : le ministre de l’Intérieur, Ernest Constans, accuse Boulanger de complot contre l’État. Craignant d’être arrêté, il fuit en Belgique. Son prestige s’effondre.

« Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant. »2499

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), apprenant le suicide du général Boulanger sur la tombe de sa maîtresse à Ixelles (Belgique), le 30 septembre 1891. Histoire de la France (1947), André Maurois

L’épitaphe est cinglante, mais la fin du « Brave Général » qui fit trembler la République est un fait divers pitoyable. Le 14 août, le Sénat, réuni en Haute Cour de justice, l’a condamné par contumace à la déportation.

Sa maîtresse, Mme de Bonnemains, meurt du mal du siècle (la phtisie), le 16 juillet 1891. Sur sa tombe, toujours fou d’amour, Boulanger fait graver ces mots : « Marguerite… à bientôt ». Le 30 septembre, il revient se tirer une balle dans la tête, pour être enterré dans la même tombe où l’on gravera : « Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ? »

« Parlez-nous de lui, grand-mère,
Grand-mère, parlez-nous de lui ! »2500

MAC-NAB (1856-1889), Les Souvenirs du populo, chanson. Chansons du chat noir (1890), Camille Baron, Maurice Mac-Nab

Parodie de la célèbre chanson de Béranger, comme si Bonaparte et Boulanger étaient également sensibles au cœur du peuple : « Devant la photographie / D’un militaire à cheval / En habit de général / Songeait une femme attendrie. / Ses quatre petits-enfants / Disaient « Quel est donc cet homme ? » / « Mes fils, ce fut dans le temps / Un brave général comme / On n’en voit plus aujourd’hui / Son image m’est bien chère ! » »

Le phénomène Boulanger aura duré trois ans. Mais le nationalisme revanchard va lui survivre dans les milieux de droite. Il porte un nom : le boulangisme. Il a surtout un héritier, le populisme.

En France, nous aurons Pierre Poujade et le poujadisme sous la Quatrième République, Le Pen et le Front national très présent sous la Cinquième. Citons aussi Silvio Berlusconi et Matteo Salvini (Italie), Donald Trump (États-Unis) et Jair Bolsonaro (Brésil). Le populisme est toujours le signe d’une démocratie malade où les hommes politiques s’adressent directement aux classes populaires, sans jouer le jeu des institutions républicaines. Certains historiens s’intéressant à ce phénomène ont trouvé un précédent en la personne de Louis-Napoléon Bonaparte. Mais l’on doit pouvoir remonter plus avant, aussi vrai que l’Histoire se répète fatalement, pour le pire et le meilleur.

CHARLES PÉGUY

Chrétien mystique, politicien atypique, poète écorché vif, penseur engagé, volontaire pour la Grande Guerre, il meurt aux premiers jours. Son nom reste, littéralement inclassable à l’image de l’homme.

« L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude. »2540

Charles PÉGUY (1873-1914), Cahiers de la Quinzaine, 5 novembre 1905

Rejeté de tous les groupes constitués, parce que patriote et dreyfusard, socialiste et chrétien, suspect à l’Église comme au parti socialiste, isolé par son intransigeance et ignoré jusqu’à sa mort du grand public, c’est l’un des rares intellectuels de l’époque échappant aux étiquettes. Voyant d’abord pour seul « remède au mal universel l’établissement de la République socialiste universelle », il crée ses Cahiers de la Quinzaine pour y traiter tous les problèmes du temps, y publier ses œuvres et celles d’amis (Romain Rolland, Julien Benda, André Suarès).

« La mystique républicaine, c’est quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. »2556

Charles PÉGUY (1873-1914), Notre jeunesse (1910)

Et « l’essentiel est que […] la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance ». C’est dire si Péguy, l’humaniste qui se voudra toujours engagé jusqu’à sa mort (aux premiers jours de la prochaine guerre), doit souffrir de la politique politicienne née sous la Troisième République. De plus en plus isolé, il témoigne à la fois contre le matérialisme du monde moderne, la tyrannie des intellectuels de tout parti, les manœuvres des politiques, la morale figée des bien-pensants.

« Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre !
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! »2588

Charles PÉGUY (1873-1914), Ève (1914)

Deux derniers alexandrins d’un poème qui en compte quelque 8 000. Le poète appelle de tous ses vœux et de tous ses vers la « génération de la revanche ». Lieutenant, il tombe à la tête d’une compagnie d’infanterie, frappé d’une balle au front, à Villeroy, le 5 septembre, veille de la bataille de la Marne.

Un site lui est dédié, pour faire vivre sa mémoire. En exergue, une citation qui le définit bien : « Il y a quelque chose de pire qu’une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faire. » À méditer.

JEAN MOULIN

Chef de la Résistance rallié à de Gaulle, volontaire pour les missions difficiles, martyre panthéonisé avec tous les honneurs dus à sa mémoire, c’est un Nom qui symbolise l’héroïsme sous la Seconde guerre.

« Je ne savais pas que c’était si simple de faire son devoir quand on est en danger. »2748

Jean MOULIN (1899-1943), Lettre à sa mère et à sa sœur, 15 juin 1940. Vies et morts de Jean Moulin (1998), Pierre Péan

Sous-préfet à 27 ans, chargé en 1936 d’acheminer vers l’Espagne républicaine le matériel de guerre soviétique, il est préfet d’Eure-et-Loir et refusera, le 17 juin, de signer une déclaration accusant de crimes de guerre les troupes coloniales engagées dans le secteur de Chartres. Révoqué comme franc-maçon par le gouvernement de Vichy en juillet, il rejoindra de Gaulle à Londres en automne.

« La mort ? Dès le début de la guerre, comme des milliers de Français, je l’ai acceptée. Depuis, je l’ai vue de près bien des fois, elle ne me fait pas peur. »2785

Jean MOULIN (1899-1943). Vies et morts de Jean Moulin (1998), Pierre Péan

Préfet ayant refusé la politique de Vichy, il rejoint Londres à l’automne 1940. Parachuté en France dans les Alpilles le 1er janvier 1942 comme « représentant du général de Gaulle », il a pour mission d’unifier les trois grands réseaux de résistants de la zone sud (Combat, Libération, Franc-Tireur). Rôle difficile, vue l’extrême diversité des sensibilités, tendances et courants ; action à haut risque qu’il paiera bientôt de sa vie. Pierre Brossolette qui agit dans la zone nord, lui aussi arrêté, se suicidera pour ne pas livrer de secrets sous la torture.

« Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine, sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous. »2796

Laure MOULIN (1892-1974), sœur et collaboratrice de Jean Moulin, témoignage. Antimémoires : Le Miroir des limbes, volume I (1976), André Malraux

Chargé d’unifier les réseaux de la zone sud, Jean Moulin a obtenu le ralliement des communistes, particulièrement précieux par leur discipline et leur expérience de la clandestinité. Le 27 mai 1943, il crée à Paris le Conseil national de la Résistance (CNR), mais il est livré aux Allemands le 21 juin à Caluire (Rhône), emprisonné au fort de Montluc (à Lyon).  Il meurt des suites de tortures, dans le train qui l’emmène en Allemagne.

« Battus, brûlés, aveuglés, rompus, la plupart des résistants n’ont pas parlé ; ils ont brisé le cercle du Mal et réaffirmé l’humain, pour eux, pour nous, pour leurs tortionnaires mêmes. »2718

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)

Prisonnier, libéré grâce à un subterfuge, Sartre l’éternel engagé participe à la constitution d’un réseau de résistance. Activité clandestine à haut risque : en France, 30 000 résistants fusillés, plus de 110 000 déportés, dont la plupart morts dans les camps, ou à leur retour. Jean Moulin en fut à la fois le chef (président du Conseil national de la Résistance), le héros, le martyr et le symbole.

« Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d’ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures. »2797

André MALRAUX (1901-1976), Discours au Panthéon, lors du transfert des cendres de Jean Moulin, 19 décembre 1964. André Malraux et la politique : L’être et l’Histoire (1996), Dominique Villemot

Le corps fut renvoyé à Paris en juillet 1943, incinéré au Père-Lachaise. Ses cendres (supposées telles) ont été transférées au Panthéon. Cette « panthéonisation », reconnaissance suprême de la patrie à ses héros, est l’acte final des célébrations du 20e anniversaire de la Libération.

ROBERT BRASILLACH

C’est véritablement « un cas ». Peut-on lui rendre honneur ? Oui, au titre de son indiscutable talent, reconnu par ses pairs et même par de Gaulle ! Mais le général refuse sa grâce au collaborateur et au délateur responsable de nombreux morts durant la guerre.

« En finira-t-on avec les relents de pourriture parfumée qu’exhale encore la vieille putain agonisante, la garce vérolée, fleurant le patchouli et la perte blanche, la République toujours debout sur son trottoir. Elle est toujours là, la mal blanchie, elle est toujours là, la craquelée, la lézardée, sur le pas de sa porte, entourée de ses michés et de ses petits jeunots, aussi acharnés que les vieux. Elle les a tant servis, elle leur a tant rapporté de billets dans ses jarretelles ; comment auraient-ils le cœur de l’abandonner, malgré les blennorragies et les chancres ? Ils en sont pourris jusqu’à l’os. »2781

Robert BRASILLACH (1909-1945), Je suis partout, 7 février 1942

Écrivain de talent et d’autant plus responsable, il s’est engagé politiquement dans l’entre-deux-guerres avec l’Action française (le mouvement et le journal), mais c’est comme rédacteur en chef de Je suis partout qu’il va se faire remarquer. Il prône un « fascisme à la française ». Sa haine du Front populaire et de la République va de pair avec celle des juifs, notamment ceux au pouvoir, comme Léon Blum et Georges Mandel (né Rothschild), ex ministre et député, dont il demande régulièrement la mise à mort et qui sera assassiné par la Milice française, en juillet 1944.

« Il est un autre droit que nous revendiquons, c’est d’indiquer ceux qui trahissent. »2794

Robert BRASILLACH (1909-1945). La Force de l’âge (1960), Simone de Beauvoir

La délation est la forme la plus infâme, parce que la plus lâche de la collaboration. À côté des trafiquants trop contents de faire des affaires sur le marché noir, d’autres ont des raisons politiques. Faiblesse devant le vainqueur admiré, calcul pour être du « bon » côté au jour de la victoire escomptée, mais aussi et plus rarement, conviction idéologique mêlant souvent anticommunisme, antisémitisme, anglophobie. Brasillach est de ce camp.

Passé de L’Action française à Je suis partout, il participe à la chasse aux résistants, de plus en plus nombreux et organisés, qui se radicalise en janvier 1943 avec la Milice, police supplétive de volontaires chargés de les traquer. Le Service du travail obligatoire (STO) institué en février va augmenter considérablement le nombre de « ceux qui trahissent » pour ne pas aller travailler en Allemagne. Dénoncés frénétiquement par Brasillach et ses amis, la résistance devient une activité clandestine à haut risque.

« Dans les lettres, comme en tout, le talent est un titre de responsabilité. »2821

Charles de GAULLE (1890-1970), refusant la grâce de Robert Brasillach. Mémoires de Guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959), Charles de Gaulle

Sur 2 071 recours présentés, de Gaulle en acceptera 1 303.

Condamné à mort pour intelligence avec les Allemands, Brasillach est fusillé le 6 février 1945. Ses convictions hitlériennes ne font aucun doute et son journal (Je suis partout) en témoigne abondamment. Le procès est bâclé, de nombreux confrères tentent de le sauver. Mais le PC voulait la tête de l’homme responsable de la mort de nombreux camarades et de Gaulle ne lui pardonnait pas celle de Georges Mandel, résistant exécuté par la Milice après les appels au meurtre signés, entre autres, par Brasillach.

« Et ceux que l’on mène au poteau
Dans le petit matin glacé,
Au front la pâleur des cachots,
Au cœur le dernier chant d’Orphée,
Tu leur tends la main sans un mot,
O mon frère au col dégrafé. »2822

Robert BRASILLACH (1909-1945), Poèmes de Fresnes, Chant pour André Chénier

Référence à Chénier, poète exécuté sous la Révolution à la fin de la Terreur, presque au même âge.  Jean Luchaire (journaliste, directeur des Nouveaux Temps) et Jean Hérold-Paquis (de Radio-Paris) subiront le même sort, parmi quelque 3 000 condamnés.

« L’histoire est écrite par les vainqueurs. »2826

Robert BRASILLACH (1909-1945), Les Frères ennemis (dialogue écrit à Fresnes fin 1944, posthume)

… Écrite par les vivants plus que par les vainqueurs et Brasillach ne sera pas fusillé pour cause de défaite, mais de trahison. L’histoire de la Seconde Guerre mondiale, cette page d’histoire de France encore si sensible et même brûlante, fut d’ailleurs réécrite tant de fois que les vaincus ont eu, légitimement, le droit de témoigner aux côtés des vainqueurs.

PIERRE MENDÈS FRANCE

Premier ministre sous la Quatrième République, personnalité atypique du monde politique, il ne résiste à l’opposition que 7 mois et 7 jours, mais reste une référence indiscutable pour les socialistes français en mal de repères.

« Gouverner, c’est choisir. »2885

Pierre MENDÈS FRANCE (1907-1982), Discours à l’Assemble nationale, 3 juin 1953. Gouverner, c’est choisir (1958), Pierre Mendès France

« La cause fondamentale des maux qui accablent le pays, c’est la multiplicité et le poids des tâches qu’il entend assumer à la fois : reconstruction, modernisation et équipement, développement des pays d’outre-mer, amélioration du niveau de vie et réformes sociales, exportations, guerre en Indochine, grande et puissante armée en Europe, etc. Or, l’événement a confirmé ce que la réflexion permettait de prévoir : on ne peut pas tout faire à la fois. Gouverner, c’est choisir, si difficiles que soient les choix. »

Cette formule empruntée (involontairement ?) au duc Gaston de Lévis (Maximes politiques, 1808) accompagne désormais l’homme politique bientôt au pouvoir. Quelques jours avant, dans le premier numéro de L’Express (16 mai 1953), Mendès France écrit : « À prétendre tout faire, nous n’avons réussi qu’à détériorer notre monnaie, sans satisfaire aucun de nos objectifs […] Ce n’est pas sur des conférences diplomatiques, mais sur la vigueur économique que l’on fait une grande nation. »

Quelques mois plus tard, devant la déroute française dans la guerre d’Indochine, il ajoutera : « Nous sommes en 1788 », cependant que Paul Reynaud voit en la France « l’homme malade de l’Europe ».

« La démocratie, c’est d’abord un état d’esprit. »2890

Pierre MENDÈS FRANCE (1907-1982), La République moderne (1962)

Le gouvernement Laniel est renversé sur la question de l’Indochine. Mendès France le remplace, annonçant qu’il obtiendra un cessez-le-feu avant le 20 juillet.

Sa déclaration d’investiture à l’Assemblée nationale (17 juin 1954) est plutôt musclée : « Je ferai appel […] à des hommes capables de servir, à des hommes de caractère, de volonté et de foi. Je le ferai sans aucune préoccupation de dosage […] Il n’y aura pas de ces négociations interminables que nous avons connues ; je n’admettrai ni exigence ni vetos. Le choix des ministres, en vertu de la Constitution, appartient au président du Conseil investi, et à lui seul. Je ne suis pas disposé à transiger sur les droits que vous m’auriez donnés par votre investiture. » Bref, Mendès France refuse d’emblée de devenir un homme du système.

Dans son cabinet, il prend des gaullistes (le général Koenig à la Défense), des radicaux (François Mitterrand à l’Intérieur). Edgar Faure reste aux Finances et Mendès prend le portefeuille des Affaires étrangères.

« En ce jour anniversaire qui est aussi celui où j’assume de si lourdes responsabilités, je revis les hautes leçons de patriotisme et de dévouement au bien public que votre confiance m’a permis de recevoir de vous. »2891

Pierre MENDÈS FRANCE (1907-1982), Télégramme au général de Gaulle, 18 juin 1954. Mendès France au pouvoir (1965), Pierre Rouanet

Son premier jour au pouvoir coïncide avec celui de l’Appel, il y a quatorze. Mendès France avoue alors avoir trois grands hommes comme modèle : Poincaré, Blum et de Gaulle.

Le troisième homme est sceptique sur les chances du nouveau chef du gouvernement : « Vous verrez, ils ne vous laisseront pas aller jusqu’au bout », lui dira-t-il le 13 octobre. Sept mois et dix-sept jours : le titre donné par Mendès France au recueil de ses discours dit très exactement la durée de son ministère, renversé le 5 février 1955.

« Il cherche plutôt à trancher qu’à s’accommoder, ce qui lui vaut, surtout auprès des jeunes, un prestige certain. Quand on l’aura vu à l’œuvre, on s’apercevra qu’il est dans sa manière de prendre les problèmes l’un après l’autre, en quelque sorte à la gorge, sans s’y attarder. Son attitude est celle d’un liquidateur. »2892

André SIEGFRIED (1875-1959), Préface à l’Année politique 1954

Mendès France prend l’affaire indochinoise à bras-le-corps : il s’engage à en finir avant le 20 juillet, sinon il démissionnera. Les accords de Genève sont signés dans la nuit du 20 au 21 juillet 1954. Le Vietnam est partagé en deux zones, le Nord étant abandonné au communisme et à l’influence chinoise (et bientôt soviétique), l’influence occidentale (et bientôt américaine) prévalant dans le Sud.

« Six ans et demi de guerre, 3 000 milliards de francs, 92 000 morts et 114 000 blessés », tel est le bilan de cette guerre, dressé par Jacques Fauvet (La Quatrième République). Le Figaro parle d’un « deuil » pour la France, mais l’opinion soulagée sait d’abord gré à Mendès d’avoir sorti le pays de ce guêpier où les USA vont s’enliser. Plus tard, il sera pourtant traité de « bradeur ».

« Les hommes passent, les nécessités nationales demeurent. »2896

Pierre MENDÈS FRANCE (1907-1982), Assemblée Nationale, nuit du 4 au 5 février 1955. Pierre Mendès France (1981), Jean Lacouture

L’Assemblée vient de lui refuser la confiance (319 voix contre 273) : par peur d’une politique d’« aventure » en Afrique du Nord. On l’accuse, dans son discours de Carthage, d’avoir encouragé la rébellion des Tunisiens et des fellagas d’Algérie, alors qu’il est partisan déclaré de l’Algérie française dont il a renforcé la défense. Contrairement aux usages et sous les protestations, il remonte à la tribune pour justifier son action.

Mendès France est resté populaire dans le pays, mais de nombreux parlementaires déplorent ses positions cassantes, aux antipodes des compromis et compromissions de la Quatrième. Le « syndicat » des anciens présidents du Conseil et anciens ministres lui reproche de ne pas jouer le jeu politicien et de semer le trouble dans l’hémicycle et ses coulisses. De Gaulle l’avait prédit : « Ils ne vous laisseront pas faire ! » Mendès France, pour la dernière fois à la tribune, défie les députés : « Ce qui a été fait pendant ces sept ou huit mois, ce qui a été mis en marche dans ce pays ne s’arrêtera pas… »

« Il faudrait être bien inattentif pour croire que l’action de Pierre Mendès France fut limitée aux quelque sept mois et dix-sept jours passés de juin 1954 à février 1955 à la tête du gouvernement de la République. Un été, un automne, quelques jours. L’Histoire ne fait pas ces comptes-là. Léon Blum pour un an, Gambetta et Jaurès, pour si peu, pour jamais, pour toujours. »2897

François MITTERRAND (1916-1996), Cour d’honneur de l’Assemblée nationale, Discours du 27 octobre 1982. Le Pouvoir et la rigueur : Pierre Mendès France, François Mitterrand (1994), Raymond Krakovitch

Tel sera l’hommage solennel de Mitterrand, devenu président de la République, à la mort de Pierre Mendès France.

JACQUES CHABAN-DELMAS

Brillant Premier ministre qui lance l’idée d’une « nouvelle société », il échoue à faire vraiment couple avec Pompidou, président plus pragmatique que social. Sportif aguerri, il se précipite trop vite dans la course à sa succession. Il se rattrapera un peu comme maire de Bordeaux pendant 48 ans (avec cumul des mandats).

« Dans ce régime, tout ce qui est réussi l’est grâce au président de la République. Tout ce qui ne va pas est imputé au Premier ministre… mais je ne l’ai compris qu’au bout d’un certain temps. »2937

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000). Vie politique sous la Cinquième République (1981), Jacques Chapsal

C’est une loi qui se dégage à mesure que passent les gouvernements : les « fusibles » sont faits pour sauter. Chaban-Delmas l’a éprouvé en étant le « second » de Pompidou – président de la République après de Gaulle – sortant vaincu de ce duo qui tourna au duel et (injustement) à son désavantage.

Pourtant, la cote de popularité d’un président peut chuter au-dessous de celle de son Premier ministre (durablement, dans le cas de Sarkozy) et au terme d’un référendum manqué (de Gaulle) ou d’une élection perdue (Giscard d’Estaing), il lui arrive de céder sa place à la tête de l’État.

« Nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu’en faisant semblant de faire des révolutions. »2953

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), Assemblée nationale, 16 septembre 1969. Mémoires pour demain (1997), Jacques Chaban-Delmas

Le Premier ministre songe naturellement aux événements de Mai 68, constatant de façon plus générale que « la société française n’est pas encore parvenue à évoluer autrement que par crises majeures ». C’est un mal français, maintes fois diagnostiqué. Contre les « conservatismes » et les « blocages », il propose sa « nouvelle société ».

« La guerre des Républiques est terminée. »3113

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), présentant son gouvernement le 23 juin 1969. La Guerre de succession (1969), Roger-Gérard Schwartzenberg

L’UDR soutient ce « baron » du gaullisme, résistant pendant la guerre et en même temps un des piliers de la Quatrième République. On lui passe même quelques gestes d’ouverture en direction d’anciens adversaires du Général.

Mais la guerre n’est pas finie entre les partis ! Et les tentatives de séduction du très séduisant Premier ministre vont échouer. Les centristes d’opposition continueront de dénoncer la dictature de l’« État UDR », tandis que la gauche socialiste et communiste fourbit les armes de l’union qui fera un jour sa force.

« Il y a peu de moments dans l’existence d’un peuple où il puisse autrement qu’en rêve se dire : Quelle est la société dans laquelle je veux vivre ? J’ai le sentiment que nous abordons un de ces moments. Nous pouvons donc entreprendre de construire une nouvelle société. »3116

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), Discours à l’Assemblée nationale, 16 septembre 1969

Aucun discours parlementaire de Premier ministre n’eut plus de retentissement, sous la Cinquième République. La dénonciation du « conservatisme » et des « blocages » de la société française annonce un programme ambitieux de réformes – maître mot des quatre prochains présidents, mais malheureusement pas de Pompidou, aux priorités plus concrètes que sociétales !

Chaban-Delmas, dans L’Ardeur (1975), donne de sa « nouvelle société » deux définitions : « L’une politique, c’est une société qui tend vers plus de justice et de liberté […] L’autre sociologique, c’est une société où chacun considère chacun comme un partenaire ». Comment ne pas souscrire à un tel projet ?

« Tandis que vous parliez, je vous regardais et je ne doutais pas de votre sincérité. Et puis, je regardais votre majorité et je doutais de votre réussite. »3117

François MITTERRAND (1916-1996), Assemblée nationale, 16 septembre 1969. La Présidence de Georges Pompidou : essai sur le régime présidentialiste français (1979), Françoise Decaumont

L’opposition ne fait pas mauvais accueil au programme du Premier ministre, sur le principe, mais elle doute de sa réalisation : « On ne bâtit pas une nouvelle société sur des vœux pieux. » Les difficultés viendront surtout du scepticisme du président de la République, aux convictions économiques plus que sociologiques.

« On ne tire pas sur une ambulance. »3149

Françoise GIROUD (1916-2003), L’Express, 24 avril 1974

Le trait d’une charité sans pitié vise Chaban-Delmas dont la cote ne cesse de baisser dans les sondages, début mai 1974. Jeudi 4 avril, avant même la fin du discours d’hommage d’Edgar Faure, président de l’Assemblée nationale, au président défunt, Chaban-Delmas avait annoncé par un communiqué : « Ayant été trois ans Premier ministre sous la haute autorité de Georges Pompidou et dans la ligne tracée par le général de Gaulle, j’ai décidé d’être candidat à la présidence de la République. Je compte sur l’appui des formations politiques de la majorité présidentielle. »

Candidature lancée trop tôt ? Pas assez solide face à Mitterrand à gauche ? Concurrencée par d’autres candidats à droite ?

Et Françoise Giroud de commenter : « Alors que MM. Giscard d’Estaing et Mitterrand provoquent des mouvements intenses d’admiration ou d’hostilité, parfois d’admiration et d’hostilité mêlées, on a envie de demander, sans acrimonie, à M. Chaban-Delmas : « Et vous, qu’est-ce que vous faites au juste dans cette affaire ? » Il encombre. Comment le battant a-t-il viré à l’ancien combattant ? »

Il redevient député, président de l’Assemblée nationale, toujours sportif et hyperactif, et il retrouve sa mairie de Bordeaux – surnommée « la belle endormie ». Âgé de 80 ans et presque toujours aussi jeune d’allure, il soutient la candidature d’Alain Juppé et se retire de la vie politique qu’il aura tant aimée, avec ce constant désir de plaire qui irrita Pompidou.

ALAIN JUPPÉ

Premier ministre de Chirac qui le désigne comme « le meilleur d’entre nous », homme de droite toujours droit dans ses bottes, il paie pour ceux de son camp en assumant diverses malversations. Après une carrière politique presque aussi longue que Chaban, il lui succède à la mairie de Bordeaux pour dix ans et un marathon des travaux qui réveille la « belle endormie ».

« Je suis droit dans mes bottes et je crois en la France. »3336

Alain JUPPÉ (né en 1945), Premier ministre, TF1, 6 juillet 1995

Un mois après son entrée en fonction, le plus fidèle ami de Chirac doit répondre sur le loyer de son appartement parisien, trop bas pour être honnête, et la baisse de loyer demandée pour l’appartement de son fils Laurent.

Affaire dérisoire, mais symbolique. Juppé devient vite impopulaire : sa « cote d’avenir » passe de 63 % en juin à 37 % en novembre (baromètre TNS Sofres pour Le Figaro Magazine). Sa défense paraît rigide, illustrée par l’expression qui le poursuivra (empruntée à la cavalerie militaire) : « Je suis droit dans mes bottes. » Autrement dit, je ne plie pas, j’ai ma conscience pour moi.

En désaccord avec son ministre de l’Économie et des Finances, Alain Madelin, il doit faire face à sa démission, le 26 août 1995, et le remplace par Jean Arthuis. Mais il reste Premier ministre, droit dans ses bottes. En 1996, André Santini, député de droite et grand faiseur de petites phrases, reçoit le prix d’excellence décerné par le très sérieux Club de l’humour politique, pour avoir déclaré : « Alain Juppé voulait un gouvernement ramassé, il n’est pas loin de l’avoir. »

« Un Premier ministre, on le lèche, on le lâche, on le lynche ! »3383

Alain JUPPÉ (né en 1945). La Malédiction Matignon (2006), Bruno Dive, Françoise Fressoz

Il a vécu un court état de grâce, Premier ministre (1995-1997) et maire de Bordeaux. Reconnu plusieurs fois par Chirac comme « le meilleur d’entre les hommes de droite », il se rend vite impopulaire par le projet de réforme des retraites, le gel des salaires des fonctionnaires, la déroute des Juppettes (huit femmes débarquées du gouvernement après quelques mois d’exercice) et cette raideur de l’homme qui se dit lui-même « droit dans ses bottes. » Mais le pire est à venir.

En 1998, il est mis en examen pour « abus de confiance, recel d’abus de biens sociaux et prise illégale d’intérêt » – pour des faits commis en tant que secrétaire général du RPR et maire adjoint de Paris aux finances, de 1983 à 1995. Le 30 janvier 2004, le tribunal correctionnel de Nanterre le condamne lourdement : dix-huit mois de prison avec sursis dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris et dix ans d’inéligibilité. L’appel interjeté suspend l’application de la peine, jusqu’à l’arrêt de la cour d’appel. Le 1er décembre 2004, condamnation réduite à quatorze mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité. Juppé vit une traversée du désert qui passe par le Canada…

Nombre de commentateurs bien informés estiment qu’il paie pour Chirac, reconnu comme responsable moralement.

Il finira en beauté, maire de Bordeaux, succédant à Chaban et lui rendant élégamment hommage en baptisant l’un des grands travaux que lui doit la ville : le fameux pont Jacques Chaban-Delmas qui relie les deux rives de la Garonne.

LIONEL JOSPIN

Premier ministre socialiste de cohabitation avec Chirac président de droite, il se révèle beau joueur dans l’échec majeur de la gauche aux présidentielles de 2002. Son retrait (définitif) de la vie politique devient paradoxalement son premier titre de gloire.

« La nation est non seulement la réalité vivante à laquelle nous sommes tous attachés, mais surtout le lieu où bat le cœur de la démocratie, l’ensemble où se nouent les solidarités les plus profondes. La France, ce n’est pas seulement le bonheur des paysages, une langue enrichie des œuvres de l’esprit ; c’est d’abord une histoire. »3343

Lionel JOSPIN (né en 1937), Premier ministre, Déclaration de politique générale, 19 juin 1997

La cohabitation va durer cinq ans – un record sous la Cinquième République. Le pouvoir du chef de l’État s’en trouve limité, mais sur la scène internationale, avec les deux têtes de l’exécutif présentes aux grands rendez-vous, la France parle d’une seule voix, la sienne.

Pour commencer à écrire la suite de l’histoire de la France, Jospin forme un gouvernement d’union, centré sur quelques proches : Martine Aubry, Claude Allègre, Dominique Strauss-Kahn. Principale promesse de campagne : les 35 heures (payées 39) pour favoriser le partage du travail. C’est la mesure la plus populaire, la plus contestée aussi. Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, reste à jamais la « Dame des 35 heures », même si Strauss-Kahn fut le premier à préconiser la réduction du temps de travail (RTT).

Ancien professeur, Jospin affirme que « l’école est le berceau de la République » et son ami Allègre s’attelle à la réforme, souhaitant « dégraisser le mammouth ». Mot maladroit qui entraînera sa démission. Pas de parcours politique sans échec. Celui de Jospin aux prochaines présidentielles sera particulièrement cruel – et sans doute injuste.

« J’assume pleinement la responsabilité de cet échec et j’en tire les conclusions, en me retirant de la vie politique. »3373

Lionel JOSPIN (né en 1937), Déclaration du 21 avril 2002, au soir du premier tour des présidentielles

La gauche est hors-jeu et littéralement KO, la présidentielle va se jouer à droite toute. Lionel Jospin se présente à la télévision et devant ses troupes, visage défait, voix blanche :  « Le résultat du premier tour de l’élection présidentielle vient de tomber comme un coup de tonnerre. Voir l’extrême droite représenter 20 % des voix dans notre pays et son principal candidat affronter celui de la droite au second tour est un signe très inquiétant pour la France et pour notre démocratie. Ce résultat, après cinq années de travail gouvernemental entièrement voué au service de notre pays, est profondément décevant pour moi et ceux qui m’ont accompagné dans cette action. Je reste fier du travail accompli. Au-delà de la démagogie de la droite et de la dispersion de la gauche qui ont rendu possible cette situation, j’assume pleinement la responsabilité de cet échec et j’en tire les conséquences en me retirant de la vie politique après la fin de l’élection présidentielle. »

Ce 21 avril est l’une des dates chocs des années 1990-2020 - avec les attentats du 11 septembre (2001) aux États-Unis, le Non au référendum sur l’Europe (29 mai 2005), l’attentat hyper-médiatique contre Charlie Hebdo (7 janvier 2015).

« Ma mission à moi était de conduire la gauche à la victoire présidentielle. Et là, on pourrait dire que l’équipage de la gauche a abandonné son capitaine. »3375

Lionel JOSPIN (né en 1937), à propos du 21 avril 2002. Lionel raconte Jospin (2010), Lionel Jospin

Le bilan du parti socialiste était honorable, mais son programme désespérément vide : aucune proposition propre à faire rêver les classes populaires déboussolées ou les jeunes avides d’idéal. La campagne, mal conduite, devint une foire d’empoigne entre les 16 candidats, huit à gauche, huit à droite, chacun s’efforçant d’engranger un maximum de voix en prévision des élections législatives de juin. Le 21 avril fut parfois analysé comme une nouvelle poussée d’extrême-droite, surtout ressenti comme tel par la jeunesse qui manifestait en masse, vent debout. C’est davantage une démobilisation de la droite traditionnelle et plus encore de la gauche socialiste.

Le PS va profiter de ce choc citoyen, des remords du corps électoral et d’un réflexe de vote utile pour s’affirmer comme la seule force autour de laquelle la gauche peut s’organiser. En attendant, Chirac est réélu avec l’alliance de toute la classe politique (hormis les extrêmes droite et gauche) et un score sans précédent : 82,21 % des voix.

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